Dans son entretien à Supplément Dimanche, l'émission de Canal +, dimanche 19 avril 2015, François Hollande annonce qu'il saisira le Conseil constitutionnel du projet de loi sur le renseignement. Il a ainsi expliqué que "le Conseil constitutionnel pourra
regarder lui aussi, en fonction du droit, si ce texte est bien conforme,
ou certaines de ses dispositions sont bien conformes, à la
Constitution".
Aux termes de
l'article 61 de la Constitution,
"les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur
promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le
Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante
députés ou soixante sénateurs". Le Président de la République est donc au nombre des autorités qui peuvent saisir le Conseil, et il ne fait donc qu'user de ses prérogatives constitutionnelles.
La logique de l'Article 5
Cette saisine trouve sa justification essentielle dans l'article 5 de la Constitution qui affirme que "le Président de la République veille au respect de la Constitution". Avant de prendre le décret de promulgation, il peut donc s'assurer de la conformité de la loi à la Constitution. La saisine du Conseil est ainsi un moyen d'exercer son rôle d'arbitre, rôle prévu par ce même article 5 qui précise que le Président assure "le fonctionnement régulier des institutions".
Surtout, elle lui offre l'opportunité d'afficher une distinction claire entre le pouvoir gouvernemental et le pouvoir présidentiel. Au Premier ministre le soin de préparer des projets de loi et de les défendre lors d'un débat parlementaire, politique et médiatique. Au Président de la République, la possibilité de s'élever au-dessus de ce débat pour mettre en oeuvre le contrôle de constitutionnalité.
Par cette distinction entre les fonctions, François Hollande prend le contrepied de son prédécesseur. On se souvient que Nicolas Sarkozy considérait son Premier ministre, François Fillon, comme "le premier de ses collaborateurs". Il n'hésitait à se substituer à lui et à n'importe quel membre du gouvernement pour annoncer lui-même les projets de loi, et croiser le fer avec l'opposition pour les défendre face à l'opinion. Il a même fait voter, dans la révision de 2008, une réforme qui permet au Président de la République de "prendre la parole devant le Parlement réuni en Congrès". Même si son discours n'est suivi d'aucun vote, la démarche même vise à placer le Président au coeur de l'arène politique.
La posture d'arbitre choisie par François Hollande marque une rupture par rapport aux prises de position de Nicolas Sarkozy. Elle n'a pourtant rien d'exceptionnel si l'on considère l'ensemble de la Vème République. Au contraire, cette fonction d'arbitre attribuée au Président renoue avec les origines mêmes de la Vè République. En revanche, la procédure choisie, c'est-à-dire la saisine du Conseil constitutionnel est étrangement inédite. C'est la première fois en effet qu'un Président de la République annonce sa volonté de saisir le Conseil sur le fondement de l'article 61.
Les saisines de l'Article 54
Certes, il est arrivé que le Président saisisse le Conseil constitutionnel, mais uniquement sur le fondement de l'article 54. L'objet de la saisine est alors de s'assurer de la conformité à la Constitution d'un engagement international avant l'autorisation de ratification ou d'approbation. Son fondement se trouve encore dans l'article 5 de la Constitution, mais cette fois dans ses deux alinéas car il fait du Président de la République à la fois le gardien de la Constitution et le garant "du respect des traités". L'article 52 précise d'ailleurs qu'il "négocie et ratifie les traités". Si le Conseil déclare que le traité n'est pas conforme à la Constitution, les autorités françaises ont alors le choix entre deux attitudes. Elles peuvent ne pas ratifier le traité jugé inconstitutionnel, ou réviser la Constitution afin de permettre la ratification.
Depuis 1958, le Conseil constitutionnel a été saisi treize fois sur le fondement de l'article 54, dont huit fois par le Président de la République. C'est Valéry Giscard d'Estaing qui inaugura cette pratique en 1976 avec une saisine portant sur l'élection du parlement européen au suffrage universel. Dans sa lettre de saisine, d'ailleurs très courte, il déclarait : "Avant de demander au Parlement l'autorisation d'approuver la décision du
Conseil des Communautés Européennes, je veux m'assurer de sa
compatibilité avec notre Constitution, au
respect de laquelle j'ai mission de veiller".
Le propos n'est pas éloigné de celui de François Hollande. Comme lui, Valéry Giscard d'Estaing veut s'élever au-dessus du débat dans le but affirmé de faire prévaloir l'Etat de droit. Dans sa
décision du 30 décembre 1976, le Conseil affirma que le texte déféré ne comportait aucun élément contraire à la Constitution.
Sur le fondement de l'article 54, il est arrivé que la saisine soit signée conjointement du Président de la République et du Premier ministre. La
décision du 22 janvier 1999 portant sur le traité de Rome, portant statut de la Cour pénale internationale est issue d'une saisine conjointe, concluant d'ailleurs à la nécessité de réviser la Constitution.
La saisine présidentielle sur le fondement de l'article 54 n'est donc pas exceptionnelle. François Hollande ne l'ignore pas, puisqu'il a lui-même déjà saisi le Conseil sur ce fondement, à propos de la conformité à la Constitution du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union européenne. Dans sa
décision du 9 août 2012, le Conseil déclare que cet engagement international est conforme à la Constitution, une bonne nouvelle pour le Président de la République qui ne dispose pas d'une majorité suffisante pour mener à son terme une révision constitutionnelle.
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Nevers. Assiette révolutionnaire. Circa 1791 |
La saisine de l'article 61, la première du genre.
La saisine présidentielle sur le fondement de l'article 61 est, quant à elle, la première du genre. On pourrait d'ailleurs s'étonner que les Présidents de cohabitation n'aient pas songé à l'utiliser pour s'opposer aux projets de loi du Premier ministre. Si ce n'est que la procédure était alors très risquée. Si le Conseil déclarait la loi conforme à la Constitution, il infligeait une défaite politique au Président de la République, et cette perspective avait quelque chose de dissuasif.
Dans le cas présent, François Hollande ne risque rien. Si le Conseil déclare la loi conforme à la Constitution, le Président de la République demeurera celui qui, soucieux du respect des libertés, aura pris l'utile précaution de la saisine. Si le Conseil invalide certaines dispositions du texte, le Président de la République sera celui qui a su imposer, même à son propre camp, le respect de la norme suprême.
Le contenu de la saisine présidentielle
Dans le texte de sa saisine, il ne fait guère de doute que François Hollande se limitera probablement à demander au Conseil de se prononcer sur la conformité de la loi sur le renseignement à la Constitution, sans avancer de moyens juridiques.
Il n'y est pas tenu, dès lors que le Conseil constitutionnel n'est pas lié par les moyens développés par les auteurs de la saisine, auteurs qui ne sont pas des "parties" au sens judiciaire du terme. Dans sa
décision du 2 février 1995, le Conseil a ainsi été saisi par soixante sénateurs d'une loi relative à l'organisation des juridictions,
saisine ne mentionnant aucun grief particulier. Il a néanmoins mentionné qu'il lui appartient, dans cette situation, de "
relever toute disposition de la loi déférée qui méconnaîtrait des principes de valeur constitutionnelle", formule d'un "
considérant-balai" que le Conseil emploie très régulièrement. Autrement dit, le Conseil contrôle toutes les dispositions de la loi déférée, y compris celles qui ne sont pas mentionnées dans la saisine.
Dans sa
décision du 16 mars 2006, il a ainsi déclaré non conforme au principe d'égalité devant la loi des dispositions qui imposaient le respect de proportions déterminées d'hommes et de femmes dans certains conseils d'administration du secteur public. Or, le moyen n'avait pas été soulevé par les auteurs de la saisine, peu désireux d'être dénoncés comme d'affreux phallocrates. Les moyens développés dans la saisine apparaissent ainsi comme une sorte de vivier juridique, dans lequel le Conseil peut puiser, ou pas. Il est évident que le Président de la République, comme d'ailleurs les autres autorités de saisine, peuvent parfaitement s'abstenir de développer des moyens et laisser le Conseil exercer son contrôle librement.
Une saisine, ou des saisines ?
La saisine annoncée par François Hollande doit actuellement susciter beaucoup de réflexions. Celles du Premier ministre tout d'abord. Il lui est politiquement impossible d'envisager une saisine conjointe, comme dans la saisine de l'article 54. En effet, les premiers ministres qui l'ont pratiquée n'avaient pas participé à la négociation de traités qui s'était déroulée avant qu'ils soient en fonctions. Dans le cas présent, Manuel Valls ne peut pas décemment saisir le Conseil d'une loi qu'il défend bec et ongles devant l'Assemblée depuis des semaines. Il est donc contraint de laisser au Président l'initiative dans ce domaine. La situation est différente pour les parlementaires d'opposition qui vont probablement se hâter de chercher les soixante signatures indispensables à la saisine. Il n'est pas question en effet de laisser le Président de la République apparaître comme l'unique protecteur de l'Etat de droit. Alors que certains redoutaient l'absence de saisine du Conseil, l'initiative du Président de la République conduit au contraire à accroitre le nombre de ces saisines.
Reste évidemment à s'interroger sur les éléments de droit permettant d'envisager, ou non, la censure de la loi sur le renseignement par le Conseil constitutionnel. Mais c'est l'objet d'une autre histoire... bientôt dans Liberté Libertés Chéries.
Vous êtes d'une grande perspicacité dans l'analyse du fond comme de la forme.
RépondreSupprimerEnvisager un Etat de droit est une bonne chose - y compris en promulguant des lois nécessaires. Le placer au centre des débats et tactiques juridiques, s'agissant du Président de la République comme de ses ministres relève davantage d'un " contournement ".
Merci pour ces éclairages.