« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 12 mai 2012

Le Président Sarkozy au Conseil constitutionnel. Obstacles juridiques.

Le Figaro du 10 mai 2012 annonce : "Sarkozy bientôt au Conseil constitutionnel". Le journal précise que l'ancien Président de la République a l'intention de rejoindre le Conseil dont il est membre de droit. Il y exercera évidemment "une position dominante", puisque "trois de ses membres lui doivent leur nomination". Selon certains échos, il pourrait même en "devenir le patron". 

Ce discours illustre une nouvelle fois la manière dont l'ancien Président et ses amis envisagent la fonction juridictionnelle, simple instrument de puissance au service des ambitions personnelles. L'analyse juridique demeure très approximative. On observe notamment que le Président Sarkozy, durant son mandat, n'a nommé qu'un seul membre du Conseil constitutionnel, monsieur Michel Charasse, et non pas trois. Quand bien même il y en aurait trois, cette situation ne changerait d'ailleurs rien au fait qu'un membre du Conseil, une fois nommé, n'a plus rien à attendre de l'autorité qui l'a nommé. Il ne peut effectuer qu'un seul mandat, et on ne voit pas très bien quel intérêt il aurait à se placer volontairement sous l'autorité d'un ancien Président battu. 

Quoi qu'il en soit, le plus surprenant n'est pas là. Dans ce même article, il est précisé que le Président Sarkozy entend siéger sans renoncer à son cabinet d'avocat, et sans se sentir lié par l'obligation de réserve qui pèse sur les membres du Conseil. Autrement dit, l'objet est de profiter des avantages accordés aux membres du Conseil, sans accepter une seule des contraintes qui pèsent sur eux. Un Conseil constitutionnel "à la carte" en quelque sorte. 

Membre du Conseil constitutionnel et avocat

L'ancien Président considère qu'il peut parfaitement siéger au Conseil en conservant ses responsabilités dans son cabinet d'avocats. Tout au plus accepte t il de limiter ses activités de conseil aux dossiers internationaux, pour éviter les conflits d'intérêt. Ce propos est une simple déclaration d'intention et aucun instrument de contrôle ne permet de vérifier concrètement sur quels dossiers travaille un avocat. Le secret professionnel s'y opposerait de toute façon. 

Le régime des incompatibilités prescrit par l'article 57 de la Constitution interdit le cumul de la fonction de membre du Conseil constitutionnel avec celle de ministre ou de membre du palement. L'ordonnance du 7 novembre 1958 étend cette incompatibilité aux membres du Conseil économique, social et environnemental. Enfin, la loi organique du 19 janvier 1995 précise que les incompatibilités applicables aux parlementaires le sont également aux membres du Conseil. De fait, les membres du Conseil ne peuvent plus acquérir un mandat électoral ou "exercer une fonction de conseil qui n'était pas la leur avant le début de leur mandat". 

On peut considérer que "avant le début de son mandat", Nicolas Sarkozy était Président de la République et non pas avocat, ce qui conduirait à considérer qu'il y a incompatibilité. Mais on peut aussi considérer que Nicolas Sarkozy était effectivement avocat "avant le début de son mandat", puisqu'il a exercé de telles fonctions lors de sa "traversée du désert", entre 2000 et 2001. Le droit ne se montre guère éclairant sur la question. 

La pratique, quant à elle, va plutôt dans le sens du non cumul. Robert Badinter et Roland Dumas se sont tenus éloignés de leur cabinet d'avocat. Monique Pelletier avait choisi de cumuler les deux fonctions, mais elle y a renoncé. Il est vrai qu'elle n'a pas été Présidente de la République, et que les risques de conflit d'intérêt sont évidemment beaucoup plus réduits. Rappelons en effet que l'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit aux membres du Conseil de "consulter sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". 

Portrait d'un membre de droit (Affiche de la campagne électorale de 1981)

Obligation de réserve

D'après le Figaro, Nicolas Sarkozy considère "que le fait de siéger parmi les Sages ne lui interdit pas de prendre parfois position dans la vie politique française". Il pense sans doute à M. Giscard d'Estaing qui lui a apporté son soutien lors de la campagne électorale. On songe aussi à Madame Simone Veil appelant à voter "oui" au referendum sur la Constitution européenne, en 2005, alors qu'elle était membre du Conseil. 

Ces choix, on doit le reconnaître, vont à l'encontre des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance de 1958 qui interdit aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". Mais comment serait il possible de savoir que tel ou tel sujet, évoqué par exemple dans un débat télévisé, ne donnera pas lieu ensuite à une QPC ? L'élargissement constant du contentieux constitutionnel rend très contraignantes cette obligation de réserve, même si Nicolas Sarkozy n'est pas le premier à envisager sa violation. 

Face à cette sorte de régime dérogatoire revendiqué par Nicolas Sarkozy, il appartient désormais au Conseil, et à lui seul, de se prononcer. L'article 10 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prévoit que le Conseil peut décider, par un vote à bulletin secret, de la compatibilité entre la qualité de membres et les activités en cause. S'il les estime incompatibles, il peut prononcer la démission d'office de l'intéressé. 

Quelle que soit la réponse apportée aux revendications du Président Sarkozy, cette situation met une nouvelle fois en évidence les incertitudes qui pèsent sur le statut des membres du Conseil, et plus particulièrement sur celui des membres de droit. A dire vrai, il n'est pas anormal qu'un ancien Président de la République désire intervenir dans la débat politique. Ce qui est anormal, c'est qu'il siège au Conseil constitutionnel. 


jeudi 10 mai 2012

Laïcité, neutralité, et subventions

Le Conseil d'Etat a rendu, le 4 mai 2012, un arrêt Fédération de la libre pensée et d'action sociale du Rhône qui montre, une nouvelle fois, la souplesse du principe de laïcité, et sa capacité d'évoluer avec la société. La fédération requérante contestait la délibération du conseil municipal de Lyon attribuant à l'association Communauté Sant'Egidio France une subvention pour l'aider dans l'organisation des 19è Rencontres pour la paix. Elle considère que cette aide financière va à l'encontre de l'article 2 de la célèbre loi de séparation des églises et de l'Etat qui énonce que "La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le tribunal administratif avait repris ces arguments et annulé la délibération. La Cour administrative d'appel a, au contraire, considéré que cette délibération ne viole pas le principe de séparation des églises et de l'Etat. C'est précisément cette analyse que le Conseil d'Etat confirme dans son arrêt du 4 mai. 

La neutralité

On le sait, le principe de laïcité figure dans l'article 1er de la Constitution, selon lequel "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Il implique d'abord la liberté de conscience. Aux termes de l'article 1er de la loi de 1905, la République garantit donc à chacun le libre exercice du culte de son choix. A ce principe de liberté de conscience s'ajoute celui de la neutralité de l'Etat, qui exclut toute religion officielle et impose à aux autorités étatiques une véritable obligation d'indifférence à l'égard de la religion. Le système français de laïcité repose ainsi sur l'idée que les convictions de chacun doivent être respectées et que la religion relève exclusivement de la sphère privée. 

Pierre Dumont (1884-1936). L'église de Vétheuil. Collection particulière

L'interdiction de financement public des cultes

Dès lors que la religion est un élément de la vie privée, il n'existe aucun financement public des cultes et le clergé n'est pas rémunéré par l'Etat, sauf dans la zone concordataire d'Alsace Lorraine. La loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat autorise néanmoins la création d'associations cultuelles auxquelles ont été dévolus les biens des établissements du culte. Ces groupements, fondés très simplement sur le fondement de la loi sur les associations de 1901, doivent avoir "exclusivement pour objet l'exercice d'un culte".

La jurisprudence traditionnelle se montre très rigoureuse et considère comme illégale toute subvention directe versée à une association cultuelle. Dès lors que ces groupements ont un objet exclusivement religieux, le juge considère que soit l'objet de la subvention est religieux et donc illégal, soit il n'est pas religieux et, dans ce cas, il se situe en dehors de l'objet social de l'association, autre cas d'illégalité (par exemple, dans l'arrêt du 9 octobre 1992, Commune de St Louis c. Assoc. Siva Soupramanien de St Louis).

Les éléments de souplesse

La sévérité de cette jurisprudence n'empêche tout de même pas l'établissement de certains liens financiers entre les collectivités publiques et les groupements religieux. 

Dans l'article 2 de la loi de 1905, figure ainsi l'autorisation de subventionner sur le budget de l'Etat les services d'aumônerie destinés à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics. D'autre part, l'interdiction de subvention n'interdit pas la rémunération de prestations spécifiques. Par exemple, l'administration pénitentiaire peut passer un accord financier avec une congrégation pour assurer la prise en charge des détenus, principe acquis par un arrêt du 27 juillet 2001, Synd. national pénitentiaire FO. La collectivité passe alors un contrat en échange d'une prestation déterminée. Elle ne subventionne pas un culte.

Enfin, rien n'interdit de renoncer purement et simplement à la contrainte imposée par l'association cultuelle, et son principe de spécialité auquel il est bien difficile de déroger. L'Etat ou les collectivités locales peuvent ainsi subventionner des activités d'intérêt général qui s'exercent dans un cadre confessionnel comme des hôpitaux ou des crèches. 

La qualification d'association cultuelle

Dans le cas de l'arrêt du 4 mai 2012, le Conseil d'Etat fait un pas de plus dans le raisonnement. Il se déclare en effet compétent pour qualifier la nature du groupement que la ville de Lyon a subventionné. Il fait ainsi observe que "les seules circonstances qu'une association se réclame d'une confession particulière ou que certains de ses membres se réunissent, entre eux, en marge d'activités organisées par elles, pour prier, ne suffisent pas à établir que cette association a des activités cultuelles". Une association de fidèles, dès lors qu'elle n'a pas pour mission d'organiser le culte, n'est donc pas une association cultuelle. En l'espèce, ce groupement se bornait à organiser un colloque réunissant des participants de différentes confessions. Quand bien même quelques "personnalités religieuses" figuraient parmi les participants, quand bien même les travaux étaient quelquefois interrompus pour permettre à chacun de remplir ses devoirs religieux, le groupement n'était pas une association cultuelle. La ville de Lyon pouvait donc parfaitement subventionner le colloque, sans violer la loi de 1905. 

Certains pourront penser que cet arrêt confère au juge la possibilité d'admettre ou non la légalité d'une subvention à partir de la qualification d'association cultuelle qu'il délivre lui-même. D'autres estimeront qu'une telle jurisprudence exprime une laïcité apaisée, une relation sereine entre les autorités publiques et religieuses.








lundi 7 mai 2012

La reconstruction du système judiciaire et des libertés publiques

Tout Président de la République nouvellement élu se trouve confronté au même risque, celui de décevoir ceux-là même qui ont voté pour lui. Dans le cas de François Hollande, le risque est peut être moins élevé, car il n'est jamais entré dans le jeu de la surenchère électorale, se limitant à formuler soixante engagements précis, parfaitement accessibles à tous sur internet

En cette période de crise financière et économique, les libertés publiques n'ont pas figuré au centre de la campagne électorale. Certaines d'entre elles ont été évoquées pour mieux les renier, et on se souvient du candidat Président mettant en cause les principes fondamentaux du droit des étrangers sans trop distinguer entre leur situation régulière ou irrégulière. D'autres ont été évoquées rapidement, comme l'intégration de la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l'Etat dans la Constitution, l'une des propositions du nouveau Président Hollande.

Les libertés ont pourtant considérablement souffert durant le quinquennat qui vient de s'écouler. Elles n'ont pas réellement disparu, mais ont fait l'objet d'un  grignotage lent et insidieux, au bout du compte, bien plus dangereux qu'une remise en cause directe et massive qui a au moins l'avantage de susciter une opposition immédiate. Aujourd'hui, il serait utile de réaliser un audit pour mesure l'ampleur des dégâts dans ce domaine. Sans aller jusque là, bien modestement, Liberté Libertés Chéries voudrait aujourd'hui dresser une petite liste des attentes dans ce domaine. Cette liste ne prétend pas exhaustive, et nous espérons bien que les lecteurs de LLC viendront compléter ce travail préparatoire. 

L'émergence de libertés nouvelles

Les plus visibles, celles qui constituent des promesses électorales identifiées, concernent l'émergence de libertés nouvelles. Le droit des homosexuels au mariage et à l'adoption, le droit de mourir dans la dignité,  l'adoption de principe de non-discrimination dans de multiples domaines. Ces réformes, à dire vrai, ne suscitent guère de difficultés, dès lors que le Président dispose d'une majorité parlementaire pour les voter. 

Plus difficile en revanche seront l'insertion de la loi de 1905 dans la Constitution et le droit de vote des étrangers aux élections locales. Elles exigent en effet une révision constitutionnelle et le recours soit au référendum, soit au vote du Congrès à la majorité qualifiée des 3/5è. La première procédure peut sembler bien lourde, et la seconde procédure plus risquée, car on ne sait pas encore si la majorité parlementaire socialiste regroupera les 3/5è du Congrès.  

Quoi qu'il en soit, ces réformes visibles ne doivent  pas cacher que l'objectif le plus immédiat doit demeurer la réparation des dommages causés aux libertés par le précédent quinquennat. 

La remise en état des libertés traditionnelles

Ces dernières années ont vu un lent travail de grignotage de certaines libertés traditionnelles. On pourrait multiplier les exemples.

Ainsi de la liberté d'expression. Souvenons nous de la loi du 5 mars 2009 qui confère au Président de la République le droit de nommer les Présidents des sociétés France Télévision et Radio France, et de faire pression sur eux lorsque le contenu des programmes ne le satisfait pas. Ce texte n'a t il pas permis, indirectement, l'éviction pure et simple d'humoristes de France Inter accusés de se montrer trop caustiques à l'égard du pouvoir en place ? 

Ainsi du droit au respect de la vie privée. Souvenons nous de l'extension considérable du champ d'application du Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), du "fichier des honnêtes gens" destiné à stocker des données biométriques sur l'ensemble des citoyens titulaires d'une pièce d'identité, voire du développement considérable de la vidéoprotection. Dans tous les cas, les intrusions dans la vie privée ont été autorisées, sur le fondement d'une démarche sécuritaire de plus en plus affirmée. 

Ainsi enfin du principe de sûreté. Le droit récent se caractère par la multiplication des internements administratifs. Il est vrai que le Conseil constitutionnel a bien souvent censuré ce types de dispositions et imposé une intervention du juge judiciaire, mais sans réellement pouvoir contester le principe même de ces procédures. C'est vrai pour l'hospitalisation sans leur consentement des patients psychiatriques, la rétention des étrangers en "Centre de rétention administrative" avant leur éloignement, voire la rétention de sûreté qui maintient en détention des personnes condamnées à l'issue de leur peine, sur la seule base d'une évaluation subjective du risque de récidive qu'elles représentent.

Tous ces exemples, et bien d'autres encore, témoignent de la lente dégradation de nos libertés et nécessitent des réformes rapides. Mais ces dernières ne seront efficaces que si, au préalable, le nouveau Président s'est attaqué à la reconstruction du système judiciaire. 

La reconstruction du système judiciaire

Le système judiciaire sort de cinq années de destruction. On pense d'abord à la réduction du nombre des postes, à la nouvelle carte judiciaire, en un mot aux conditions matérielles de l'exercice du service public de la justice. Mais cette dégradation n'est rien à côté de la destruction des fondements mêmes de la justice. 

Le premier d'entre eux est la séparation des pouvoirs, mise à mal par les conditions de nomination des magistrats. La réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) effectuée par le Président Sarkozy apparaît purement cosmétique. Si le Président de la République ne préside plus le CSM, ce dernier ne rend cependant que des avis sur la nomination des membres du parquet et le Garde des Sceaux peut donc passer outre cet avis. Qui a oublié que Philippe Courroye a été nommé  procureur de la République à Nanterre, malgré l'avis défavorable du CSM ? Il n'est guère surprenant, dans ces conditions, que ledit procureur ait attendu plusieurs mois avant d'envisager la saisine d'un juge d'instruction dans l'affaire Woerth-Bettencourt. Encore ne l'a t il fait qu'après injonction de la Cour de cassation.

Gilbert Thiel, Bernard Swysen et Marco Paulo. Le pouvoir de convaincre. 2012


Cet exemple illustre parfaitement le problème essentiel de notre justice qui est l'absence d'indépendance des membres du parquet. Ces derniers devraient appartenir à un corps séparé de magistrats, et dont l'indépendance serait garantie au même titre que celle des magistrats du siège. Une telle réforme est d'autant plus urgente que la Cour européenne, depuis l'arrêt Moulin du 23 novembre 2010, refuse de considérer les représentants du parquet comme des "magistrats" au sens du droit européen. Depuis cette date, l'administration Sarkozy s'est bornée à adopter quelques "pansements législatifs", substituant notamment le juge des libertés au procureur pour décider de la prolongation de la garde à vue. Mais le problème principal, celui de l'indépendance du parquet, n'est pas résolu. 

Enfin, il faut se souvenir de la menace qui a existe sur les juges d'instruction eux-mêmes. S'appuyant sur l'affaire d'Outreau, le Président Sarkozy, au début de son mandat, a entrepris de supprimer les juges d'instruction. A l'époque, il envisageait sérieusement l'adaptation du système américain, et de substituer à la procédure inquisitoire une procédure accusatoire considérée comme supérieure. Il est vrai qu'elle offre beaucoup de nouveaux débouchés aux avocats. 

A l'appui de cette réforme, le Président déplorait alors, non sans hypocrisie, la trop grande puissance d'un juge d'instruction seul et souvent inexpérimenté. En réalité, on se méfiait non pas de la puissance, mais de l'indépendance de ces magistrats. Quant à leur manque d'expérience, il suffisait d'y remédier en nommant à ces postes des magistrats titulaires d'une solide expérience, plus anciens dans la carrière, et évidemment mieux rémunérés. C'est ce qui doit être fait aujourd'hui, et très rapidement afin de garantir aux citoyens leur droit à une justice indépendante et efficace. 

Le Président François Hollande doit maintenant s'attaquer à ces différents chantiers. La réforme des libertés n'est pas nécessairement la plus spectaculaire, car il est sans doute nécessaire de reconstruire les fondements de notre système judiciaire avant de créer de nouveaux droits au profit des citoyens. C'est le seul moyen de rétablir la confiance en la justice. 



vendredi 4 mai 2012

QPC : le harcèlement sexuel à la recherche d'une définition


Par une décision du 4 mai 2012, Gérard D., rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare contraire à la Constitution l'article 222-33 du code pénal. Dans une rédaction issue de la loi du 17 janvier 2002, il définit le harcèlement sexuel comme "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle"

Une définition tautologique

Le droit ne donne pas vraiment de définition des "faveurs de nature sexuelle". Tout au plus peut-on observer que l'article sanctionné figure dans une section du code pénal consacrée aux "agressions sexuelles", notion qui englobe "toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace et surprise" (art. 222-22 c. pén.). Mais une "faveur" sexuelle ne devient une "agression" que si elle peut être qualifiée de "harcèlement". Et l'article 222-23 définit le "harcèlement" comme "le fait de harceler autrui". Le juge se trouve ainsi confronté à une définition purement tautologique. 

Cette incertitude trouve son origine dans l'intervention du législateur du 2002 qui, pour reprendre l'heureuse formule de l'avocat du requérant, a "déshabillé" le texte. 

Un texte "déshabillé"

Dans la définition du harcèlement tout d'abord, la loi du 22 juillet 1992 modifiée en 1998 précisait qu'il s'exerçait "en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes ou exerçant des pressions graves". Le juge pénal pouvait ensuite donner un contenu précis à cette qualification. Dans le rapport entre le harceleur et sa victime ensuite, le texte initial imposait une relation d'autorité du premier sur la seconde. Le harceleur était ainsi défini comme "une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions". 

Enfin, contrairement au harcèlement moral, on observe que le critère des conséquences de l'acte sur la victime n'a jamais été mis en oeuvre pour le harcèlement sexuel. Le harcèlement moral a "pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits ou à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Les conséquences d'un harcèlement sexuel sur une victime ne sont pas du tout évoquées par le législateur. 

Cette imprécision délibérée repose sur quelques bons motifs  On y voit d'abord la volonté de rendre possibles les poursuites pour harcèlement, alors même qu'il n'y a aucun rapport hiérarchique entre harceleur et harcelé. Une telle pratique peut, en effet, exister dans toute relation humaine, quelle que soit la situation sociale des protagonistes, entre deux personnes de même niveau hiérarchique notamment. Le législateur a aussi voulu, probablement, ne pas clore la liste des pratiques susceptibles d'être considérées comme harcèlement, tant est grande l'imagination en ce domaine. C'est ainsi que la Chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 19 octobre 2011, a qualifié de harcèlement sexuel l'envoi, en dehors des heures de travail, de courriels "tenant des propos à caractère sexuel". Ces évolutions s'appuient certes sur de bons motifs, mais induisent des conséquences fâcheuses, notamment la dilution de la notion même de harcèlement.

Tex Avery. Le Petit Chaperon rouge. 1943

Atteinte au principe de légalité des délits et des peines

La sanction du Conseil constitutionnel n'a rien de surprenant. Souvenons-nous que par deux décisions des  16 septembre 2011 et 17 février 2012,  l'ensemble des dispositions relatives au viol et l'agression sexuelle de nature incestueuse ont été déclarées non conformes au principe de légalité des délits et des peines consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. C'est alors l'incertitude sur la nature du lien familial permettant d'identifier l'inceste qui était mise en évidence. L'incertitude des notions employées suscite en effet une insécurité juridique que le Conseil ne peut manquer de sanctionner.

Comme dans ces deux décisions, le Conseil prononce une abrogation immédiate. Cette sévérité repose sur une volonté d'empêcher que de nouvelles poursuites soient engagées sur la base d'une incrimination aux contours mal délimités. 

Composition du Conseil

Si la décision ne surprend guère dans le fond, on doit tout de même s'interroger sur un détail de procédure.. En effet, le requérant, M. Gérard D., est un ancien secrétaire d'Etat, qui a précisément fait partie d'un gouvernement auquel appartenait également M. Jacques Barrot, membre du Conseil constitutionnel, nommé en 2010 par le Président de l'Assemblée nationale. Or, M. Barrot ne s'est pas déporté dans l'affaire, et les avocats du requérants n'ont pas cru bon de faire une demande de récusation comme les y autorise l'article 4 du règlement intérieur du 4 février 2010, applicable aux QPC. Son nom figure dans le dispositif de la décision, et on le voit siéger dans la vidéo de l'audience. 

Bien entendu, aucune disposition législative n'obligeait M. Barrot à s'abstenir de siéger. Ce même article 4 énonce d'ailleurs que le fait qu'un membre du Conseil ait participé à l'élaboration de la disposition législative faisant l'objet de la QPC n'est même pas, en soi, une cause de récusation. Alors une solidarité gouvernementale, surtout remontant à plus de trente ans, n'est sans doute pas un élément de nature à mettre en cause la sérénité du délibéré. 

Sur ce point, la décision laisse tout de même un sentiment de malaise. Elle illustre la nécessité d'une véritable réforme de la composition du Conseil constitutionnel. N'est il pas temps de s'interroger sur la nécessité de maintenir en son sein des "membres de droit", anciens Présidents de la République, qui ont participé aux débats politiques entourant le vote des lois dont ils doivent maintenant apprécier la constitutionnalité ? Alors que la QPC fait du Conseil constitutionnel une véritable juridiction, il serait opportun de donner à ses décisions les mêmes garanties d'impartialité que celles qui s'imposent aux autres juridictions. Et il se trouve précisément que les mois qui viennent seront probablement propices aux changements. 



mercredi 2 mai 2012

Le CISPA, vers un veto du Président américain ?

Le Cyber Intelligence Sharing and Protection Act (CISPA) suscite actuellement un large débat aux Etats Unis. Voté par la la Chambre des Représentants le 26 avril 2012 par 248 voix contre 168, le texte doit maintenant être transmis au Sénat, pour qu'il le vote à son tour. C'est précisément ce moment que choisit le Président Obama pour annoncer qu'il n'exclut pas d'opposer le veto présidentiel à ce texte. 

Le veto

Rappelons que le mot "veto" n'apparaît pas dans la Constitution américaine. Celle-ci énonce simplement qu'une législation votée par les deux chambres du Congrès doit être présentée au Président pour signature. Celui-ci dispose d'un délai de dix jours pour signer, et dans ce cas le texte est promulgué comme loi. S'il refuse de signer, le projet est renvoyé devant le Congrès pour une nouvelle délibération. Pour passer outre l'opposition du Président, le Congrès doit alors adopter le texte à une majorité qualifiée des 2/3. S'il n'y parvient pas, la procédure est tout simplement abandonnée. Le terme "veto" est donc employé, afin de montrer que le Président, s'il ne peut intervenir directement dans la fonction législative, dispose néanmoins de la faculté d'empêcher l'entrée en vigueur d'une loi. 

La procédure est lourde, et on peut se demander pour quelles raisons le Président Obama brandit une telle menace.

C'est que le CISPA fait actuellement l'objet d'une importante mobilisation des associations de défense des libertés sur internet. Avant lui, le SOPA et le PIPA avaient suscité des mouvements identiques et d'ailleurs victorieux, puisque les deux projets avaient été plus ou moins abandonnés. Il s'agissait alors exclusivement de protéger les droits d'auteurs et donc de lutter efficacement contre les piratages et autres téléchargements.

La vie des autres. Florian Henckel von Donnersmarck. 2007. Ulrich Mühe.

Le CISPA avance masqué

Le CISPA affiche un tout autre objectif. Officiellement, le texte a pour objet de protéger les Etats Unis et les firmes américaines des cyberattaques, finalité dont personne ne conteste le bien-fondé. Elle explique d'ailleurs le soutien apporté au CISPA par les grandes entreprises du secteur, comme Facebook, Microsoft ou Intel

La loi repose sur un échange d'informations entre les entreprises et les agences gouvernementales, notamment en matière de menaces informatiques. L'étude du texte montre cependant que les entreprises peuvent également se voir demander la transmission d'autres données, non directement liées à la menace d'une cyberattaque, mais dont la communication à l'administration américaine serait justifiée par des motifs de "sécurité nationale".

L'incertitude de la notion permet ainsi la communication de toute une série de données, y compris les échanges personnels des internautes, les téléchargements auxquels ils se livrent, les sites qu'ils consultent. L'inquiétude est d'ailleurs confortée par le fait que l'agence gouvernementale chargée de ces échanges est la National Security Agency (NSA), agence de renseignement, spécialisée dans la collecte et l'exploitation du renseignement électronique et électromagnétique.

Internet et renseignement

Le CISPA autorise ainsi des atteintes à la vie privée dont les internautes, les premiers concernés, ne seront pas même informés. Sous couvert de lutte contre les cyberattaques, il s'agit en réalité d'organiser un réseau global de surveillance du net. D'une certaine manière, l'administration américaine "achète" les entreprises du secteur. On leur offre une surveillance technique, et elles livrent la vie privée et professionnelle des internautes...

Au-delà de ces atteintes aux droits des personnes, le CISPA est porteur d'un danger peut-être encore plus grave. Il intègre en effet le contrôle d'internet dans l'activité la plus officielle des services de renseignement. Certes, personne n'est assez naïf pour penser qu'internet n'est pas déjà surveillé. Mais c'est une chose de surveiller l'activité de certaines officines, ou de certains suspects. C'en est une autre d'organiser un système de surveillance intégré de l'ensemble du réseau.

Face à un texte qui fleure bon son Patriot Act, et qui rappelle les belles heures de la "Guerre contre le terrorisme", il ne reste plus qu'à espérer que le Président Obama mettra sa menace à exécution. Le veto présidentiel est précisément conçu pour empêcher le Congrès de faire n'importe quoi.


dimanche 29 avril 2012

QPC : l'accouchement sous X devant le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel devrait prochainement se prononcer sur la constitutionnalité de l'"accouchement sous X". Une QPC transmise par le Conseil d'Etat le 16 mars 2012 l'invite en effet à apprécier les articles L 147-6 et L 222-6 du code de l'action sociale et des familles, qui définissent les principes fondamentaux de cette procédure.

Le droit positif : l'accès aux origines, résultat d'une rencontre entre deux volontés

L'article 326 du code civil énonce que "lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". L'enfant fait alors l'objet d'une procédure d'abandon, qui permet ensuite son adoption plénière. Si elle le souhaite, la mère biologique peut déposer des informations sur les origines de l'enfant et les circonstances de sa naissance, ainsi que son identité, sous pli fermé.

La loi du 22 janvier 2002 autorise l'adulte né sous X, s'il désire connaître ses origines, à saisir un Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP). Ce dernier peut contacter la mère biologique, si elle a déposé son identité lors de la naissance, et l'inviter à donner son accord pour une levée de l'anonymat. La connaissance des origines n'est pas le produit d'un droit dont l'enfant serait titulaire, mais le résultat d'une rencontre entre deux volontés. 

Pour le requérant, né sous X, cette procédure est précisément inconstitutionnelle dans la mesure où elle ne lui accorde pas un droit d'accès à ses origines. Il invoque la violation de son droit au respect de la vie privée ainsi que du principe de non discrimination. Il espère aussi, sans doute, que cette QPC permettra de relancer la proposition de loi déposée par madame Barèges (UMP Tarn) sur le bureau de l'Assemblée nationale en décembre 2011, et tombée depuis dans l'oubli le plus profond. 

Il est vrai que l'accouchement sous X fait l'objet d'un lent grignotage jurisprudentiel, qui témoigne des hésitations des juges.

Le grignotage jurisprudentiel

La Cour de cassation, dans une décision du 7 avril 2006 a mis fin à la mise à l'écart du père biologique qu'implique l'actuelle procédure d'accouchement sous X. Se fondant sur l'article 7 al. 1 de la Convention de New York sur les droit de l'enfant, le juge autorise le père biologique à reconnaître sa paternité.

De même, la loi du 16 janvier 2009 supprime la fin de non-recevoir à l'action de maternité émanant d'enfants nés sous X. Cette réforme risque cependant d'avoir bien peu de conséquences, dès lors que ces enfants sont presque tous adoptés et qu'ils ne sont pas matériellement en mesure d'établir leur filiation. Certains redoutent, en revanche, que cette hypothétique action en recherche de maternité ne dissuade les jeunes mères de laisser leur identité au moment de l'accouchement, interdisant de facto toute levée ultérieure de l'anonymat, par l'intermédiaire du CNAOP.

Enfin, une jurisprudence récente accepte la contestation, par les grands-parents maternels d'un enfant né sous X, d'un arrêté le reconnaissant comme pupille de l'Etat, première étape vers l'adoption par un couple tiers. La Cour d'appel d'Angers, dans une décision du 26 janvier 2011 fait ainsi prévaloir ce qu'elle estime l'intérêt supérieur de l'enfant sur l'anonymat de la mère. La doctrine reste cependant très hésitante à l'égard de cette jurisprudence, faisant valoir que l'intérêt supérieur de l'enfant était peut-être, finalement, de grandir dans une famille d'adoption, et non pas d'être placé sous la tutelle de ses grands-parents biologiques, au contact d'une mère qui l'a rejeté.

Cet ensemble jurisprudentiel témoigne d'un malaise, mais révèle-t-il pour autant l'inconstitutionnalité de la procédure d'accouchement sous X ? 

La vie privée

L'argument tiré du respect de la vie privée n'emporte guère la conviction. Depuis sa décision du 23 juillet 1999, jamais remise en cause, le Conseil constitutionnel considère le droit au respect de la vie privée comme rattachée à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, c'est à dire comme un droit de la personnalité. Il n'a rien d'absolu et doit au contraire être concilié avec les droits d'autrui et les nécessités de l'ordre public. 

En l'espèce, le droit au respect de la vie privée de l'enfant né sous X se heurte évidemment au droit au respect de la vie privée de sa mère biologique. Car l'accouchement sous X repose précisément sur la volonté de ne pas gâcher la vie d'une femme souvent extrêmement jeune et qui n'est pas en mesure, soit socialement, soit psychologiquement, d'assumer sa maternité. Le secret de sa vie privée sera donc préservé. 

Les nécessités de l'ordre public ne sont pas absentes de la procédure d'accouchement sous X. N'oublions pas, en effet, que cette procédure a été créée dans le but de lutter contre les IVG tardives et illégales et contre l'infanticide. La femme qui est assurée de son anonymat peut ainsi accoucher dans un milieu hospitalier garantissant au mieux sa santé et celle de son enfant. Le risque est donc réduire de voir  reparaître le "tour", cette petite ouverture qui existait dans les anciens hôpitaux ou couvents, et qui permettait aux femmes de déposer les enfants abandonnés, ces derniers étant ensuite discrètement récupérés par le personnel, de l'autre côté du mur.

F.A. Schopin. Religieuse recueillant un enfant abandonné. 1854.


Sur ce point, la Cour européenne n'offre aucun soutien au requérant. Dans un  arrêt Odièvre du 13 février 2003, elle affirme que l'accouchement sous X n'est pas contraire à l'article 8 de la Convention. Il ne porte donc pas atteinte à la vie privée. L'arrêt Kearns du 10 janvier 2008 confirme cette jurisprudence, en insistant sur le fait que la mère bénéficie d'un délai de rétractation de deux mois, qui lui offre l'opportunité d'apprécier les conséquences de sa décision. 

Le principe de non discrimination

Cette même jurisprudence Odièvre-Kearns énonce que l'accouchement sous X n'est pas davantage discriminatoire.Sur ce point, la jurisprudence de la Cour rejoint tout à fait celle du Conseil constitutionnel. 

Pour le Conseil en effet, le principe d'égalité, qui implique la non-discrimination, ne s'applique qu'aux personnes qui sont dans une situation juridique identique. L'enfant abandonné par sa mère après un accouchement sous X ne se trouve pas dans une situation identique à celle des autres enfants reconnus et assumés par leurs parents. En outre, tous les enfants pour lesquels le secret de la naissance a été demandé sont placés dans une situation absolument identique au regard de l'accès à leurs origines. 

Au regard de la filiation, la discrimination n'est pas davantage établie. En effet, l'enfant né sous X dispose d'un lien de filiation de droit commun avec ses parents adoptifs. Il a donc les mêmes avantages patrimoniaux et successoraux qu'un enfant issu d'une filiation biologique.

L'inconstitutionnalité des dispositions actuelles régissant l'accouchement sous X est donc bien loin d'être établie. Sauf dans l'hypothèse où le Conseil constitutionnel souhaiterait proclamer un véritable "droit d'accès aux origines", il est donc probable qu'il répondra négativement à la QPC qui lui est posée. 

Une telle solution apparaît d'ailleurs souhaitable, car la réflexion sur l'accouchement sous X doit être initiée par le législateur, le seul compétent pour exprimer la volonté générale. Il ne reste plus qu'à espérer que la décision du Conseil permettra de relancer la réflexion.