« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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samedi 9 août 2025

La loi Duplomb allégée par le Conseil constitutionnel


La décision du Conseil constitutionnel du 8 août 2025 sur la loi Duplomb visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur était très attendue. D'abord, elle portait sur l'autorisation donnée aux agriculteurs d'utiliser trois pesticides de la famille des néonicotinoïdes, sujet extrêmement sensible car ces produits sont dénoncés par les écologistes comme nuisibles pour l'environnement et la santé. Ensuite, la pression exercée sur le Conseil était particulièrement lourde avec une pétition demandant l'annulation de la loi Duplomb qui, sur le site de l'Assemblée nationale, a recueilli plus 2 100 000 signatures. Enfin, la procédure législative avait été vivement contestée, la majorité présidentielle ayant utilisé la motion de rejet préalable pour empêcher tout débat, alors que l'opposition avait déposé plus de 3500 amendements.
 

Le droit d'amendement

 

Les auteurs de la saisine considéraient que le recours à la motion de rejet préalable par la majorité portait atteinte au principe de clarté du débat et au droit d'amendement. Selon l’article 91, alinéa 5, du règlement de l’Assemblée nationale, la motion de rejet préalable a pour objet « de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles », ou « de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer ». L’adoption de la motion entraîne le rejet du texte à l’encontre duquel elle a été soulevée. C'est ce qui s'est passé en l'espèce, et la loi est finalement le produit des travaux d'une commission mixte paritaire.

Le Conseil constitutionnel refuse de voir dans l'utilisation de cette procédure par la majorité une atteinte au droit d'amendement. Son analyse est simple, peut-être un peu trop. En effet, le droit d'amendement des parlementaires est prévu par l'article 44 de la constitution, et la motion de rejet par le règlement de l'Assemblée. Pour le Conseil, les règlements des assemblées parlementaires n'ayant pas eux-mêmes valeur constitutionnelle," leur seule méconnaissance ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution".

L'analyse s'arrête là, et elle est très courte. En effet, les parlementaires requérants n'invoquaient pas une méconnaissance de l'article 91 alinéa 5 du règlement, mais contestaient les conséquences de son utilisation sur le droit d'amendement et le principe de sincérité et de clarté des débats qui, tous deux, ont valeur constitutionnelle.

En l'espèce, il n'est contesté par personne que la procédure de l'article 91 alinéa 5 a été mise en oeuvre pour court-circuiter le débat parlementaire sur les amendements déposés. Il ne s'agissait donc d'une motion de rejet préalable par laquelle une opposition de circonstance met fin à l'examen d'un texte, mais plutôt d'une motion destinée à accélérer son adoption sans débat autre que celui qui se déroule devant la commission mixte paritaire. Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 octobre 2005 affirme que le principe de sincérité et de clarté du débat parlementaire est une garantie nécessaire au respect de l'article 6 de la Constitution, selon lequel "la loi est l'expression de la volonté générale". 

On aurait pu espérer que le Conseil donne au moins un début de réponse au moyen ainsi développé. Il pouvait estimer que l'obstruction parlementaire que constitue le dépôt d'un grand nombre d'amendements justifie l'usage de cette procédure. Il pouvait aussi considérer au fond qu'elle ne portait pas atteinte au droit d'amendement. Mais il était sans doute délicat d'adoption une formulation aussi nette, qui aurait conduit les commentateurs à se demander si le droit d'amendement n'était pas désormais réduit au droit de déposer un amendement sans espoir qu'il soit jamais débattu. 

Pour le moment, la question demeure un peu marginale, mais qu'en sera-t-il si cette pratique de la motion de rejet devient systématique ? On sait que, le 2 juin 2025, la même utilisation de l'article 91 al 5 du règlement de l'Assemblée a permis le renvoi en commission mixte paritaire de la proposition de loi visant à faciliter la construction de l'autoroute A69. De toute évidence, en l'absence de majorité solide, la motion de rejet risque de devenir un instrument de plus en plus utilisé. 

Il offre en effet une alternative intéressante au vote bloqué de l'article 44 alinéa 3. Celui-ci exige en effet une vraie majorité dès lors qu'il est subordonné à une décision du gouvernement, qui demande un vote sur l'ensemble ou sur une partie d'un texte en discussion en ne retenant que les amendements que le Gouvernement a proposés ou acceptés. La motion de rejet est beaucoup plus souple et permet finalement à la majorité gouvernementale de faire passer un texte en s'appuyant sur l'opposition...

 


 La batteuse. André Lhote. 1910

 

Les néonicotinoïdes

 

Sur le fond, la décision est très nuancée. Elle valide ainsi la dérogation concernant l'usage des produits phytopharmaceutiques, ainsi que le droit pour les industriels du secteur de donner des "conseils" aux exploitants. De même se borne-t-elle à un simple réserve d'interprétation à propos des méga-bassines, bénéficiant désormais d'une présomption d'intérêt général majeur. Cette présomption doit en effet être réfragable, c'est-à-dire que cet intérêt général doit pouvoir être discuté devant le juge.

Mais la décision apporte aussi une satisfaction non négligeable aux parlementaires écologistes en censurant l'article 2 de la loi qui permettait de déroger par décret à l'interdiction d'utiliser des produits contenant des néonicotinoïdes ou autres substances assimilées, ainsi que des semences traitées avec ces produits. Rappelons que cette interdiction est formulée à l'article L 253-8 du code rural.

Il ne fait aucun doute que le texte de la loi Duplomb n'était pas à l'abri de la menace d'annulation par le Conseil constitutionnel. Celui-ci s'était déjà prononcé sur ce type de dérogation dans sa décision du 10 décembre 2020, à propos d'une loi dérogeant à l'interdiction dans le seul cas de la culture de la betterave sucrière. Le Conseil s'était alors appuyé sur le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, garanti par l'article 1er de la Charte de l'environnement. Il affirmait alors, pour la première fois, que ces dispositions ne pouvaient connaître de limitation que dans deux cas, soit par des exigences constitutionnelles, soit par un motif d'intérêt général proportionné à l'objectif poursuivi.

Il avait alors clairement affirmé que les néonicotinoïdes ont des incidences sur la biodiversité, en particulier pour les insectes pollinisateurs et les oiseaux, mais aussi pour l'homme car ils ont aussi des conséquences sur la qualité de l'eau et des sols. A l'époque, il avait tout de même accepté la dérogation, parce reposait sur des motifs d'intérêt général proportionnés à l'objectif poursuivi.

En effet, l'utilisation des néonicotinoïdes était alors cantonnée au traitement des betteraves sucrières dont la culture était à l'époque menacée gravement par différentes maladies. Elle était aussi limitée dans le temps et soumise à des conditions procédurales garantissant une mise en œuvre limitée et encadrant les usages des produits concernés, en excluant en particulier toute pulvérisation afin de limiter les risques de dispersion.

Dans le cas de la loi Duplomb, le Conseil reprend simplement les critères posés dans sa décision de 2020. Il admet volontiers le but d'intérêt général poursuivi par le texte, dès lors qu'il s'agit de permettre à certaines filières agricoles de faire face à de graves dangers menaçant les cultures. Mais il observe qu'aucune des autres conditions posées dans la décision de 2020 n'étaient remplies. La dérogation était en effet accordée à toutes les filières agricoles, y compris celles qui ne sont pas identifiées comme subissant une menace d'une gravité telle que la production serait compromise. Surtout, la dérogation n'était pas clairement accordée à titre transitoire, la période n'étant pas déterminée. En effet, les types d'usages autorisés n'étaient pas davantage précisés, ce qui n'interdisait pas la pulvérisation, procédé qui présente des risques élevés de dispersion des substances.

C'est donc l'absence de cadre juridique suffisant qui justifie l'annulation. Rien n'interdit donc au sénateur Duplomb de déposer une nouvelle proposition un peu mieux rédigée. Il déclare d'ailleurs envisager cette éventualité. Le problème est qu'il est beaucoup plus facile de tirer à boulets rouges sur le Conseil constitutionnel que de reconnaître la nécessité de prévoir un encadrement juridique de l'usage de produits dangereux et de l'écrire dans la loi. Mais nous entrons là dans un autre débat qui pose la question, toujours renouvelée, du poids des lobbies dans la rédaction des lois. 

 



dimanche 6 juillet 2025

Les Décrocheurs décrochés par la CEDH.


La célèbre affaire des Décrocheurs s'achève aujourd'hui, avec la décision Ludes et a. c. France, rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 3 juillet 2025. Personne n'a oublié ces militants écologistes qui, en février 2019, s'étaient emparés du portrait du Président Macron accroché dans différentes mairies. Ils l'avaient ensuite brandi dans des manifestations dénonçant l'inaction climatique. 

Ceux qui avaient été poursuivis ont été condamnés pour vol en réunion, d'autant que le portrait du Président n'avait pas été restitué. Les militants avaient en effet annoncé qu'ils le rendraient, lorsque leurs revendications seraient satisfaites, c'est-à-dire pas tout de suite. Quoi qu'il en soit, les condamnations ont été relativement modérées. Des peines de 200 € à 500 € d'amende avec sursis ont été prononcées, et confirmées par la chambre criminelle de la cour de cassation, dans trois arrêts du 18 mai 2022.

Onze requérants ont saisi la CEDH, car ils estiment que leur condamnation entraine une ingérence excessive dans la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour ne leur donne pas satisfaction et déclare au contraire que l'ingérence, si elle est incontestable, n'est pas disproportionnée. On observe cependant que la décision n'a pas été acquise à l'unanimité, les juges Zünd (Suisse) et Simockova (République tchèque) contestant la notion de vol en réunion lorsqu'elle concerne une action militante collective.

 

juillet 2017
 

 

Le Symbolic Speech

 

Dans une approche très comparable au Symbolic Speech protégé aux États-Unis par le Premier Amendement, la CEDH met en oeuvre une vision large de la liberté d'expression. A ses yeux, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ne protège pas seulement l'expression orale ou écrite au sens étroit du terme mais aussi tout comportement visant à affirmer une opinion, ou une protestation. Encore faut-il que cette expression symbolique s'inscrive dans un débat d'intérêt général. Dans un arrêt du 12 juin 2012 Tatar et Faber c. Hongrie, la CEDH a ainsi considéré que l'accrochage de linge sale sur les grilles du parlement hongrois pour protester contre le corruption était un message symbolique relevant d'un débat d'intérêt général. 

La Cour de cassation a repris cette analyse dans une décision du 26 février 2020. Elle justifie alors la relaxe d'une Femen poursuivie pour exhibition sexuelle, parce qu'elle s'était dénudée devant la statue de Vladimir Poutine au musée Grévin, son torse portant l'inscription "Kill Putin". Son comportement s'inscrivait dans une démarche de protestation politique. De fait, les juges du fond ont alors considéré que sa condamnation constituait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression. Dans une première décision relative aux Décrocheurs du 22 septembre 2021, la chambre criminelle avait repris cette analyse, et cassé l'une des condamnations au motif que la cour d'appel ne s'était pas penchée sur le caractère disproportionné ou non de l'ingérence dans la liberté d'expression. 

En l'espèce, la CEDH reconnaît que les Décrocheurs s'inscrivaient dans le cadre d'une démarche politique et militante. Ils ont délibérément commis une infraction pénale pour exprimer leurs convictions sur la lutte contre le dérèglement climatique. A cet égard, il n'était pas contestable que leur condamnation emportait une ingérence dans leur liberté d'expression. Aux termes de l'article 10, cette ingérence peut être justifiée si elle est prévue par la loi, si elle poursuit des buts légitimes et si elle se révèle "nécessaire dans une société démocratique".

Les deux premières conditions sont évidemment remplies. Le vol en réunion est prévu dans les articles 311-1 et 311-4-1 du code pénal. Ces dispositions répondent à des buts légitimes, 'la défense de l'ordre et la prévention du crime". 

 

La proportionnalité de l'ingérence

 

La question de la proportionnalité de l'ingérence apparaît plus délicate. Dans un arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, la CEDH, réunie en Grande Chambre, refusait de sanctionner pour atteinte à la liberté d'expression une condamnation infligée au requérant par la justice française, celui-ci ayant laissé subsister sur son mur Facebook des propos très violents proférés à l'encontre d'un adversaire politique. A cette occasion, elle rappelle que les juges internes sont compétents pour apprécier la nécessité de l'ingérence dans la liberté d'expression. De son côté, la CEDH ne se borne pas à vérifier que ce contrôle a existé, mais elle apprécie la proportionnalité de l'ingérence au regard de l'ensemble de l'affaire. 

Conformément à sa jurisprudence Erla Hlynsdottir c. Islande du 21 octobre 2014, la CEDH n'est pas compétente pour s'assurer que les critères du vol en réunion étaient remplis, appréciation relevant de la seule appréciation des juges internes. Elle examine en revanche la manière dont ils ont effectué cette mise en balance de la liberté d'expression avec les buts légitimes poursuivis. C'est ainsi, selon l'arrêt Matúz c. Hongrie du 21 octobre 2014, que l'absence d'un contrôle judiciaire efficace sur ce point peut justifier un constat de violation de l'article 10. Dans le cas de l'affaire des Décrocheurs, la décision rendue par la Cour de cassation le 22 septembre 2021 montre que les juges internes ont procédé à une évaluation de la proportionnalité de la condamnation au regard de la liberté d'expression des accusés. 

Enfin, la CEDH affirme que la lourdeur, ou non, de la peine, constitue un élément essentiel dans l'appréciation de la proportionnalité de l'ingérence. Une peine d'emprisonnement dans ce domaine peut ainsi avoir un effet particulièrement dissuasif au regard de l'exercice de la liberté d'expression, principe affirmé dans l'arrêt Mariya Alekhina c. Russie du 17 juillet 2018, à propos de l'action militante d'une Femen qui s'était dénudée dans l'église de la Madeleine. En l'espèce, les peines sont légères, amendes assorties du sursis. Cette relative mansuétude est aussi liée au caractère symbolique de l'action militante. Le vol d'un portrait du Président de la République n'a pas causé de violences ni de dommages. Si les auteurs du vol n'ont pas voulu restituer leur butin, il a ensuite été récupéré, les jugements comportant une obligation de restitution.

Sur le mur des mairies, à la place du portrait disparu, les militants avaient scotché un tract avec la phrase suivante : "Le vide laissé au mur symbolise l'inaction du gouvernement en matière sociale et climatique". Le message est certainement plus clair que celui exprimé par le déversement de soupe aux légumes sur un tableau de maître, ou l'exhibition d'une poitrine généreuse au musée Grévin. La diversité de ces mobilisations témoigne d'une nouvelle perception de l'expression politique, très proche de l'interprétation américaine du Premier Amendement. D'une certaine manière, le Symbolic Speech se substitue aux expressions traditionnelles, aux tribunes et aux entretiens. Doit-on en déduire que les groupes minoritaires qui ne peuvent s'exprimer dans des médias enfermés dans leur ligne éditoriale sont à la recherche d'autres formes d'expression, plus originales mais aussi, souvent, illégales ?


Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 section 2 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,



 

samedi 7 juin 2025

Marine Tondelier devant la CEDH.



Le débat politique conduit souvent à l'échange de noms d'oiseaux. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se montre sur ce point très libérale, protégeant, au nom de la liberté d'expression, des échanges particulièrement vifs. Le 30 avril 2025, elle a rendu un arrêt d'irrecevabilité Marine Tondelier c. France qui illustre parfaitement ce libéralisme. Sur ce point, la décision n'apporte rien de nouveau. Son intérêt réside plutôt dans la procédure, car la requérante, mettant en cause un ministre en exercice, a dû saisir la Cour de justice de la République (CJR), introduisant ainsi une action très dérogatoire au droit commun.

Le 2 février 2023, à 14 h 44, Marine Tondelier, secrétaire nationale d'Europe-Écologie Les Verts (EELV) publie sur son compte Twitter une réaction à l'interview donnée le 30 janvier par Christophe Béchu, alors ministre de la Transition écologique. Elle déclare : "Donc le ministre de l'Écologie nous dit qu'on va vers un monde à  4°... pendant que le ministre de l'Intérieur est en action pour criminaliser les militants qui essaient de l'éviter. Belle cohérence gouvernementale dans l'inaction et l'impuissance". Deux heures plus tard, le ministre répond : "Jeter de la soupe sur des oeuvres ou défendre ceux qui jettent des boules de pétanque sur des gendarmes, c'est lutter contre le dérèglement climatique ? Belle cohérence des "écologistes" ! Heureusement pour la transition écologique, vous twittez, nous sommes aux responsabilités".

 

Les noms d'oiseaux dans le débat politique

 

Une personne de bon sens dirait qu'il n'y a pas là de quoi casser trois pattes à un canard. Mais cela n'a pas empêché Marine Tondelier de porter plainte pour diffamation devant la CJR, estimant qu'elle était accusée d'apporter son soutien à des violences. Le 26 mai 2023, la CJR prend une décision de classement sans suite,  fondée sur le fait que les propos litigieux s'inscrivent dans le cadre d'un débat d'intérêt général sur une question climatique et qu'ils n'excèdent pas les limites admissibles de la liberté d'expression. Sur ce point, la CJR reprenait exactement la jurisprudence de la CEDH.

La CEDH accorde une très haute importance à la liberté d'expression dans le débat politique. Elle l'affirme ainsi dans l'arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, rendu à propos de commentaires publiés sur Facebook. Avant même l'émergence des réseaux sociaux, dans la décision Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, elle avait considéré comme un débat d'intérêt général le fait de révéler le passé d'un ministre slovaque, qui avait appartenu à un mouvement de jeunesse fasciste durant la seconde guerre mondiale.

Dans l'affaire Marine Tondelier, la Cour observe que le débat s'est déroulé sur Twitter entre deux personnalités politiques et qu'il n'avait pas d'autres fins que politiques. Ces personnalités ne pouvaient ignorer l'impact de leurs propos sur un réseau social. Comme elle l'avait fait dans sa décision Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal du 11 janvier 2011, à propos à l'époque d'accusations de corruption formulées lors d'une conférence de pressela Cour considère que le requérant, dans de telles conditions, n'est pas fondé à se plaindre du caractère public de la diffusion de ses propos et de l'ampleur de la réaction, tant de la personne visée que du public. De fait, Marine Tondalier n'aurait pas dû être surprise par la vivacité de la réplique du ministre.

Mais cette vivacité même peut-elle être considérée comme excessive ? Dans un arrêt Kılıçdaroğlu c. Turquie du 27 octobre 2020, la CEDH s'est prononcée sur une action civile introduite par le Premier ministre turc, R. Erdogan contre son principal adversaire politique. Ce dernier était condamné civilement pour avoir tenu, au sein même du parlement, des propos relativement violents accusant le Premier ministre de "créer la zizanie", "provoquer la haine", "faire du séparatisme" et le prenant directement à parti : "Toi, tu n'es pas une personne pieuse, tu es un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses (...)". Il semble que l'immunité parlementaire ne soit pas garantie en Turquie... Quoi qu'il en soit, a CEDH sanctionne une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Elle affirme que des propos particulièrement violents peuvent être tenus dans un débat politique, soit pour utiliser un style provocateur destiné à déclencher un débat, soit plus simplement pour recourir à des invectives que les élus s'autorisent lors de leurs échanges.

En l'espèce, il apparaît que les propos échangés entre Marine Tondelier et Christophe Béchu ne sont pas plus violents que ce qui est généralement admis dans le débat politique. Le caractère diffamatoire du message du ministre est bien loin d'être établi, ne serait-ce que parce qu'il s'en prend aux militants écologistes en général et non pas à Marine Tondelier. Or celle-ci invoquait une diffamation à son égard, manifestement absente du tweet du ministre. 

 


 

Le classement par la commission des requêtes de la CJR

 

Si l'on considère seulement le fond de l'affaire, le classement sans suite de l'affaire par la commission des requêtes de la CJR n'a rien de surprenant. Si, en revanche, l'on étudie l'affaire au regard de la procédure, des questions apparaissent. 

La requérante invoque une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, car elle estime avoir été privée de son droit à un juste procès par l'obligation dans laquelle elle était de saisir la CJR, considérée comme une juridiction d'exception. 

Plus exactement, elle se plaint de n'avoir pu, lors du dépôt de sa plainte, se constituer partie civile. L'article 13 de la loi organique du 23 novembre 1993 précise en effet que les constitutions de partie civile ne sont pas admises devant la CJR.  L'article 14 du même texte ajoute que les actes de la commission des requêtes "ne sont susceptibles d'aucun recours". Ces dispositions montrent à quel point la procédure devant la CJR est dérogatoire par rapport aux principes généraux du droit pénal.

Cela signifie concrètement que Marine Tondelier n'a pu davantage contester la décision de classement qui lui a été opposée. Une telle mesure a été justifiée, lors des débats parlementaires, par la nécessité d'empêcher l'instrumentalisation politique de la procédure devant la CJR en imposant un filtrage des requêtes. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'une atteinte au droit au recours.

Dans sa décision d'irrecevabilité, la CEDH ne pose pas vraiment la question en ces termes, et n'émet aucune remarque sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des articles 13 et 14 de la loi de 1993. Elle se borne à reprendre sa jurisprudence antérieure, portant précisément sur la CJR.

Dans l'affaire Sylvie Rouy c. France du 29 mai 2001, la CEDH avait, en effet, déjà déclaré irrecevable un recours contestant l'impossibilité de se porter partie civile devant la CJR. Dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, une femme qui avait contracté le virus du Sida lors d'une transfusion réalisée pendant un accouchement, a donc été privée du droit de se porter partie civile. La CEDH ne voit pas d'atteinte au droit au procès équitable dans cette restriction, dès lors qu'il demeure possible de saisir le juge civil en réparation des crimes et délits poursuivis devant la CJR. 

Pour la CEDH, l'article 6 de la Convention n'est pas applicable en l'espèce. Dans l'impossibilité de se porter civile devant la CJR, la victime de l'infraction n'est pas en mesure d'y faire valoir un droit à réparation "de nature civile", au sens de l'article 6. Cela ne lui interdit pas, toutefois de s'adresser aux juridictions civiles pour demander cette réparation.  Autrement dit, si la victime s'adresse à la CJR, elle peut déposer une plainte pénale, sans réparation civile. Si elle veut une réparation civile, elle doit s'adresser au juge civil. De fait, pour la CEDH, le droit au juste procès de Marine Tondelier n'est pas affecté, puisqu'elle disposait d'une alternative pour faire valoir son droit à réparation.

La décision d'irrecevabilité n'est évidemment pas dépourvue de fondement, la plainte de Marine Tondelier ne reposant sur aucun justification juridique sérieuse. Mais on peut tout de même s'interroger sur l'absence d'analyse de fond portant sur le caractère dérogatoire de la procédure devant la CJR. Une demande de dommages et intérêts devant le juge civil est-elle de même nature qu'une constitution de partie civile ? L'absence de recours contre la décision de classement porte-t-elle atteinte au droit au recours, et donc au droit à un procès équitable ? Ces questions ne sont pas posées, sans doute parce que l'absence d'atteinte à la liberté d'expression justifiait, à elle seule, l'irrecevabilité. Tout au plus peut-on espérer qu'elles seront un jour étudiées, dans une affaire plus sérieuse.

 

La diffamation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 § 1 A 2

 

samedi 19 avril 2025

"Droits humains" : le Conseil d'État sort ses griffes.


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 15 avril 2025 écarte un pourvoi en cassation déposé par un contribuable contestant un refus de décharge d'impôt sur le revenu et de cotisations sociales. Au regard des libertés, la décision ne présente, à première lecture, aucun intérêt. 

Ce n'est pourtant pas tout-à-fait le cas, car le Conseil d'État profite de l'occasion pour égratigner la référence aux "droits humains", un petit coup de patte, une pichenette, infligée en toute connaissance de cause. 

 

De minimis non curat praetor

 

Étrangement, la Cour administrative d'appel de Nancy, peut-être un peu distraite, ou facétieuse, avait mentionné dans ses visas la "Convention européenne de sauvegarde des droits humains" au lieu de "Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme". Le requérant invoquait donc une erreur de droit, estimant que cette terminologie faisait obstacle à l'identification correcte du texte et à la bonne compréhension de l'arrêt. Le Conseil d'État écarte le moyen, estimant que cette erreur ne fait pas obstacle à la compréhension de la décision. Il pourrait arrêter là son analyse et estimer que le sujet est tellement dépourvu d'intérêt qu'il ne mérite son attention. De minimis non curat praetor...

Mais il ajoute une incise, totalement inutile au sens général de la décision, affirmant que l'emploi de l'expression "droits humains" au lieu de l'expression "droits de l'homme" qui est la dénomination officielle de cette convention, "pour regrettable qu'elle soit", ne fait pas obstacle à l'identification de ce texte. La formule est habile. Elle témoigne certes de l'irrégularité de l'emploi de la terminologie "droits humains". Mais cette irrégularité n'a finalement pas d'autre conséquence que le constat de son inexistence juridique.

 

Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967
 

 

L'indifférence du droit positif

 

Le droit positif ignore la notion de "droits humains" et refuse de l’acclimater. En témoigne le rejet par la commission des lois de l’Assemblée nationale d’un amendement déposé en juin 2018 au projet de loi constitutionnelle alors en débat « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ». Il prévoyait de modifier le Préambule de la Constitution pour qu’il ne proclame plus l’attachement du Peuple français « aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationales tels qu’ils ont été définis par la Déclaration des droits de l’homme ». A cette formule était substituée « l’attachement aux droits humains », la suite demeurant inchangée. Cet amendement souffrait, à l'évidence, d'une véritable incohérence juridique, car la formulation retenue proclamait les « droits humains » sans modifier l’intitulé de la Déclaration « des droits de l’homme » de 1789. Bien que soutenu par le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes ainsi que par la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, l'amendement a été écarté en commission, avant que le projet de révision ne disparaisse lui-même à l'été 2019.

Le Conseil constitutionnel lui-même s'était déjà prononcé dans sa décision du 23 mars 2017. Il appréciait alors la constitutionnalité d'une loi imposant aux entreprises mères un devoir de vigilance à l'égard de leurs sous-traitants, prévoyant des mesures propres à identifier les risques et à prévenir "les atteintes graves envers les droits humains (...)". Le Conseil n'écarte pas spécifiquement cette terminologie comme anticonstitutionnelle. D'une certaine manière, il se montre plus sévère en estimant qu'un manquement défini "en des termes aussi insuffisamment clairs et précis" ne saurait justifier une amende pénale, surtout pouvant atteindre dix millions d'euros. La décision s'analyse comme une manière élégante de dissuader le législateur d'utiliser une notion juridiquement imprécise.

 

Les justifications doctrinales

 

Les causes de ce rejet par le droit positif s'expliquent facilement par le fait que la notion de "droits humains" ne permet pas de renforcer la protection des libertés. Loin de là, elle constitue au contraire un danger pour cette protection.

D'une manière générale, on distingue deux justifications de l'emploi des "droits humains". La première réside tout simplement dans le caractère attractif de la langue anglaise. Certains se bornent à traduire Human Rights en "droits humains",  sans se poser la moindre question. Elle est en quelque sorte dans l’air du temps. La seconde justification, plus élaborée, est produite par les mouvements féministes qui considère que les "droits humains" sont moins genrés que les "droits de l'homme". Cette interprétation serait plutôt sympathique, si elle ne se révélait pas dangereuse pour les libertés qu'elle entend pourtant protéger.

Elle s'appuie, à l'évidence, sur un contresens, une vision totalement anachronique de la construction des libertés. La notion de droits de l’homme, celle-là même utilisée dans la Déclaration de 1789, ne renvoie pas à l’homme genré, mais à l’être humain, quel que soit son sexe. Les rédacteurs de la Déclaration, pétris de culture latine, n’ignoraient rien de la différence entre « homo », l’être humain, et « vir », l’homme genré, viril. En invoquant les droits de l’homme, ils parlaient de la personne humaine, seule interprétation possible si l’on considère qu’ils avaient pour ambition de constater l’existence des droits naturels. Les femmes bénéficiaient d'ailleurs du statut de citoyens passifs, qu'elles partageaient avec les hommes qui n'avaient pas le droit de voter, parce qu'ils ne payaient pas suffisamment d'impôts.

Au-delà du contresens, la notion de droits humains induit plus gravement une perte de sens. Elle laisse entendre qu’il pourrait exister des droits qui ne seraient pas humains. Dès lors que les animaux n’ont pas cru nécessaire de se doter de systèmes juridiques, on peut considérer que tous les droits sont humains, y compris le droit fiscal ou celui de l’urbanisme, qui n’ont pourtant que des rapports indirects avec celui des libertés. Les droits humains pourraient ainsi désigner l’ensemble du droit positif, opérant une sorte de dilution des libertés dans un ensemble plus vaste, perdant de vue le caractère fondamental de leur protection. 

 

L'humain devient un adjectif

 

Cette perte de sens est aggravée par la syntaxe elle-même. Les droits de l’homme sont en effet des droits qui appartiennent à l’être humain, dont il est titulaire et dont il peut se prévaloir devant un juge. Avec la référence aux droits humains, l’humain devient un adjectif. L’individu n’est plus le titulaire d’un droit mais son objet. La nuance n’est pas seulement syntaxique, et il devient possible d’envisager la protection des libertés comme un devoir de l’État à l’égard d’êtres humains objets de droit, et non plus comme une prérogative dont l’individu est titulaire, comme sujet de droit. Ce glissement de l’être humain comme sujet de droit vers l’objet de droit est loin d’être anodine, car il n’est plus l’acteur principal de la protection de sa liberté. 

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 15 avril 2025, refuse de pénétrer dans un débat qui ne s'exprime pas en termes juridiques. La référence aux droits humains "pour regrettable qu'elle soit", relève, à ses yeux, d'un discours militant qui ne mérite pas qu'on lui fasse un frais. Elle est sans influence sur le droit, et c'est l'essentiel à ses yeux. Puisse cette position être comprise et acceptée par le doctrine et les ONG ! 


Les droits humains : Introduction, I, A du manuel de libertés publiques sur internet 

 


jeudi 10 avril 2025

L'immunité parlementaire au secours du droit à l'information.


L'arrêt Green c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 avril 2025 pose une question tout-à-fait inédite. Un parlementaire peut-il utiliser son immunité pour contourner l'injonction d'un tribunal imposant la confidentialité d'une information ? Sans répondre de manière positive, la CEDH laisse aux États le soin de définir eux-mêmes si le droit doit prévoir des mesures de contrôle pour empêcher un parlementaire de divulguer des informations qui font l'objet d'une protection de la vie privée, décidée par un juge. 

 

Un Deal pour imposer le silence

 

Pour éclairer le débat, il convient de revenir aux faits de l'espèce. Le requérant, M. Green, est un ressortissant britannique résidant à Monaco. Président d'une firme multinationale de vente au détail regroupant de grandes enseignes, il a été contacté en 2018, par le Telegraph. Le journaliste lui demande alors de commenter des informations qui l'accusent de s'être livré à des faits de harcèlement sexuel et de brimades à l'égard de certains de ses employés. Mais il apparaît que M. Green avait déjà passé des Deals financiers avec ces employés, qui s'accompagnaient d'accords de confidentialité. De fait, le requérant obtint des juges britanniques des injonctions destinées à protéger ces accords de non-divulgation. Le Telegraph a donc dû publier un article très édulcoré, mentionnant seulement les pratiques "d'un puissant homme d'affaires".

Le lendemain, Lord Hain, prit la parole devant la chambre des Lords et révéla l'identité du "puissant homme d'affaires". Immédiatement, les ordonnances de non-divulgation, devenues sans objet ont été levées, permettant à la presse britannique de relayer abondamment l'information.

M. Green a voulu déposer des recours devant les juges britanniques. Tous ont été rejetés, car aucune règle de droit positif ne prévoit de poursuites contre un parlementaire qui bénéficie d'une immunité dans son expression. C'est précisément ce qu'il considère comme une lacune du droit britannique que le requérant contestant devant la CEDH, estimant qu'elle emporte une grave atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 


 Membre de la Chambre des Lords lisant la presse

Downton Abbey. Julian Fellowes. 2010

 

Les obligations positives de l'article 8

 

Dans la plupart des contentieux portés devant la CEDH, l'article 8 est invoqué dans le but de protéger un individu contre une ingérence des pouvoirs publics dans sa vie privée. Il fait donc peser sur l'État une obligation négative, dès lors qu'il doit s'abstenir d'une telle ingérence.

Cela ne signifie pas, toutefois, que l'article 8 n'impose pas, parfois, des obligations positives qui peuvent aller jusqu'à adopter des mesures contraignantes visant à imposer le respect de la vie privée dans les relations entre les individus. Dès l'affaire X. et Y. c. Pays-Bas du 26 mars 1985, la Cour sanctionne ainsi l'absence de normes juridiques visant à protéger les personnes handicapées. En l'espèce, le droit ne prévoyait pas qu'un père puisse signer une plainte pour viol, au nom de sa fille de seize ans, lourdement handicapée mentalement. Cette jurisprudence trouve un écho dans le domaine du droit à l'image. La décision Söderman c. Suède du 12 novembre 2013 sanctionne le droit suédois qui n'offrait aucun recours à une requérante, victime d'une prise d'images en secret réalisée par son beau-père. En l'absence de toute règle juridique sur cette pratique, la requérante n'était pas en mesure de faire respecter sont droit à l'intégrité personnelle.

Certes, mais dans l'affaire Green, la CEDH reconnaît que la marge d'appréciation laissée à l'État est plus étendue dans le cas de ses obligations positives. Dans l'arrêt Mosley c. Royaume-Uni du 10 mai 2011, elle affirme déjà que "du fait de leur contact direct et permanent avec les forces vives de leur pays", les autorités nationales sont, en principe, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la meilleure manière d’assurer le respect de la vie privée dans l’ordre juridique interne. C'est d'autant plus vrai en l'espèce qu'il n'existe aucun consensus des États membres du Conseil de l'Europe sur ce point. La plupart ont en effet une législation très protectrice de l'autonomie des assemblées parlementaires. C'est le cas en France, où les déclarations faites par les parlementaires dans l'hémicycle peuvent certes susciter une sanction interne du parlement lui-même, mais ne peuvent donner lieu à un recours contentieux.

La situation est identique au Royaume-Uni. S'il existe bien un Commissionner for Standards à la Chambre des Lords, sensiblement équivalent à un déontologue, il n'a aucunement compétence pour sanctionner ce type de propos. La Cour en déduit que ce contrôle relève, s'il le souhaite, de l'État défendeur et de son parlement en particulier. Elle conclut qu'en l'espèce, il n'y a pas eu violation de l'article 8.

 

Lord Hain, au secours du droit à l'information

 

La décision de la CEDH est sage, car juger autrement l'aurait conduite à une ingérence dans l'autonomie des parlements qui, de toute évidence, n'entre pas dans ses compétences. En l'espèce, même si la liberté d'expression n'est pas directement mentionnée dans l'arrêt, c'est tout de même elle qui est privilégiée. Lord Hain n'a finalement fait qu'apporter une assistance à la presse pour faire prévaloir le droit à l'information sur un droit au respect de la vie privée qui n'avait pas d'autre objet que d'enterrer une affaire qui aurait dû se terminer devant les tribunaux, si M. Green n'avait pas été suffisamment riche pour rémunérer la discrétion de ses victimes. Nous sommes au coeur du débat d'intérêt général que Lord Hain n'a fait que susciter.


Le droit à l'information : Chapitre 9, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet  

 


 

lundi 17 mars 2025

Proposition de loi sur le narcotrafic : fin du consensus.

La proposition de loi "sortir la France du piège du narcotrafic" a bénéficié, dans un premier temps, d'une sorte de période de grâce. Présentée en première lecture au Sénat, n'a-t-elle pas été adoptée à l'unanimité devant la chambre haute ? Il faut dire que ce parcours parlementaire a sans doute été choisi pour les avantages qu'il procurait, et notamment celui de gommer les sujets qui fâchent, en écartant l'avis du Conseil d'État et l'étude d'impact. Le Sénat était d'ailleurs au coeur de la réflexion sur ce sujet, et la proposition traduisait les recommandations du rapport rédigé par ses auteurs, Étienne Blanc (LR Ain) et Jérôme Durain (PS Saône et Loire).

Hélas, une unanimité aussi stupéfiante ne pouvait pas durer. Le passage devant la Commission des lois de l'Assemblée nationale a été plus agité. Pas moins de 665 amendements ont été déposés, laissant apparaître de nouveaux clivages. Ils sont parfois de nature politique mais relèvent aussi de l'action des lobbies, notamment celui des avocats pénalistes, particulièrement actif dans ce domaine. 

La proposition de loi est tout de même sortie de la commission sans trop de dommages et son équilibre global n'est pas réellement modifié. La création d'un parquet national anticriminalité organisée (Pnaco) n'a pas été mise en cause. Après quelques velléités d'installation du Pnaco à Marseille, le Garde des Sceaux annonce finalement qu'il sera à Paris, localisation indispensable pour assurer une coopération efficace avec d'autres institutions, notamment le Parquet national financier (PNF) qui, lui aussi, débusque souvent, par le blanchiment ou les infractions fiscales, des réseaux de grande criminalité. Il reste évidemment à se demander quels seront les moyens alloués au Pnaco. On annonce un lancement avec une douzaine de magistrats, chiffre ridicule si l'on considère la complexité des affaires de grande criminalité. 

N'ont pas davantage été touchées les dispositions visant précisément à renforcer la lutte contre le blanchiment, comme la possibilité pour les préfets de fermer des commerces s'y livrant. De même, une obligation de vigilance renforcée et de déclaration à Tracfin de certaines activités suspecte pèsera sur certaines entreprises, en particulier de location de voitures ou de bateaux de luxe. Enfin, le gel des avoirs des narcotrafiquants, voire la confiscation de leurs biens sont renforcés. Enfin, le statut du repenti, inspiré de la législation italienne, sera élargi en matière criminelle.

Même si l'équilibre général de la proposition n'est pas absolument mis en cause, certaines dispositions ont disparu lors du passage en commission. Tel est le cas de l'élargissement à 120 heureux de la garde à vue des "mules", durée plus longue que celle de 96 heures qui existe en matière de terrorisme. Il en de même de la possibilité offerte aux enquêteurs d'activer à distance des objets connectés dans un but de surveillance. On peut penser toutefois que ces dispositions seront réintroduites par amendement lors de la séance publique.

Dans l'état actuel des choses, le débat et le lobbying sont surtout centrés sur le "dossier coffre" et la surveillance algorithmique.

 

Le "dossier coffre

 

Le "dossier coffre" est directement inspiré du droit belge. Son nom officiel est "procès-verbal distinct", procédure par laquelle il sera possible de ne pas faire figurer au dossier d'une procédure pénale certaines informations concernant la mise en oeuvre de "techniques spéciales d'enquête" (art. 16). En l'espèce, ces techniques concernent bien entendu la surveillance ou les écoutes téléphoniques, mais aussi les enquêtes sous fausse identité et celles faisans intervenir des témoins protégés. 

Il est prévu que ce "dossier-coffre" ne soit utilisé que lorsque la divulgation d'un procès-verbal pourrait conduire à mettre en danger des agents infiltrés, des collaborateurs de justice, des repentis ou de leurs proches, ou encore quand elle porterait une atteinte grave et irrémédiable à la possibilité de réutiliser les mêmes techniques.

On comprend bien l'intérêt de ces techniques d'enquête, sans doute indispensables aujourd'hui pour porter des coups à la grande criminalité du narcotrafic. Il n'en demeure pas que le "dossier-coffre" pose un problème au regard du principe du contradictoire. Ses données sont en effet inaccessibles à la défense de la personne poursuivie, ce qui risque de conduire à la condamner sur le fondement de pièces secrètes. 

Dans une décision du 25 mars 2014, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que le principe du contradictoire implique qu'une personne mise en cause devant une juridiction pénale ait été mise en mesure "de contester les conditions dans lesquelles ont été recueillis les éléments de preuve qui fondent sa mise en cause". De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclarait, dès son arrêt Fouchet c. France du 18 mars 1997 qu'il "est important pour le requérant d'avoir accès à son dossier et d'obtenir la communication des pièces le composant, éléments d'une bonne défense (...)".

Or, pour contester les éléments de preuve, il ne faut pas qu'ils soient enfermés dans un "dossier-coffre". En l'état actuel du droit, l'article 114 du code de procédure pénale prévoit qu'après ouverture d'une instruction, le dossier de la procédure est mis à disposition de l'avocat quatre jours ouvrables au plus tard avant chaque interrogatoire de la personne mise en examen ou chaque audition de la partie civile. 

Le "dossier-coffre" suppose donc qu'il soit dérogé à l'une des garanties les plus essentielles des droits de la défense. En l'absence d'avis du Conseil d'État et d'étude d'impact, la question de la constitutionnalité de cette procédure n'a pas été soulevée. On aurait sans doute pu envisager que ce "dossier-coffre" soit accompagné de certaines garanties, par exemple un contrôle en temps réel par les juges du siège. Il ne fait aucun doute que la question devra être posée devant l'Assemblée nationale.

 


Le Chat. Gelück

 

La surveillance algorithmique

 

A titre expérimental jusqu'à la fin de l'année 2028, la proposition de loi autorise les services de renseignement à utiliser la technique algorithmique pour détecter des connexions liées à la délinquance et à la criminalité organisée. L'idée n'a rien d'original, ni même de très nouveau. La loi renseignement de 2015 prévoit déjà ce type d'usage pour les connexions "susceptibles de révéler une menace terroriste". L'actuelle proposition de loi se borne donc à élargir cette pratique au narcotrafic.

Observons qu'il ne s'agit pas de surveiller telle ou telle personne, mais plutôt de collecter une masse de données et d'en extraire celles susceptibles révéler une activité de narcotrafic. C'est en fait une chasse aux signaux faibles, technique bien connue des services de renseignement. Sur le plan juridique, l'usage de ces pratiques est subordonnée à un avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). 

La procédure est évidemment inquiétante.  Dans leur rapport, les sénateurs Blanc et Durain la jugeaient "particulièrement invasive" et s'apparentant à "une surveillance de masse", puisque l'ensemble des données sont analysées. On pourrait nuancer ce propos en faisant observer que ce "Big Data" s'analyse davantage comme une collecte de masse que comme une surveillance. En effet, les données qui ne permettent de déceler aucun signal faible ne sont pas conservées. L'atteinte à la vie privée de la population demeure, en principe, modeste. A celà s'ajoute le fait que les quelques maigres informations qui circulent sur l'usage de cette technique en matière de menace terroriste semblent témoigner d'une relative déception sur son efficacité.

Sans doute, mais le problème réside dans la totale opacité du système, opacité qui suscite, en tant que telle, l'inquiétude. Les rapports de la CNCTR se caractérisent par le vide de leur contenu, et le contrôle de la "formation spécialisée" du Conseil d'État demeure, lui aussi, confidentiel. Certes, la proposition de loi prévoit que le gouvernement devra remettre au parlement un rapport deux ans avant la fin de l'expérimentation, mais la garantie semble bien mince au regard de la protection des libertés.

Toutes ces dispositions témoignent d'une tendance générale du législateur, et ce n'est pas un phénomène récent, à étendre à d'autres domaines des techniques juridiques initiées dans la lutte contre le terrorisme. Ces dispositions seront évidemment débattues devant l'Assemblée nationale. On peut regretter toutefois que le mode d'adoption de la proposition sénatoriale ait finalement renvoyé à plus tard les sujets qui fâchent. Le résultat est que cette proposition sur le narcotrafic, initiée dans le consensus, risque de s'achever dans un débat parlementaire agité.

 

Le principe du contradictoire et l'accès au dossier  : Chapitre 4, section 1 § B 1  du manuel de libertés publiques sur internet

jeudi 6 mars 2025

CEDH : Le droit d'accès des journalistes aux décisions de justice.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme, dans un arrêt du 4 mars 2025 Girginova c. Bulgarie, que refuser à une journaliste l'accès à une décision de justice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Des pratiques illicites non sanctionnées


A l'origine de cette décision se trouve un scandale découvert en 2013 en Bulgarie, à la suite d'une plainte anonyme. Sous le gouvernement antérieur, en place de 2009 à 2013, une cellule clandestine du ministère de l'intérieur avait soumis à une surveillance secrète de nombreuses personnalités politiques, juges et hommes d'affaires. Selon le procureur général, 875 lignes téléphoniques avaient été écoutées. L'ancien ministre de l'Intérieur a été mis en examen ainsi que trois hauts responsables du ministère, tous accusés d'avoir utilisé les outils de surveillance de manière illégale, infractions relevant, en Bulgarie, du droit militaire.

Mais en 2014, le Parlement a modifié le code pénal, considérant que les agents publics du ministère de l'Intérieur ne pouvaient être tenus responsables des infractions de droit militaire que si elles étaient commises en temps de guerre ou en lien avec des combats armés. Ces dispositions étant considérées comme rétroactives dès lors qu'elles sont favorables aux accusés, ces derniers ont purement et simplement été acquittés par le tribunal de Sofia. Les motifs du jugement n'ont pas été publiés et le procureur n'a pas fait appel.



Femme lisant le journal. Louis Valtat. 1928


Le droit d'accès des journalistes : un cadre juridique défini par la CEDH


Mais une journaliste, la requérante, demande en vain les motifs du jugement, et donc le jugement lui-même. On lui répond qu'il est couvert par le secret de la défense nationale, et ses recours se heurtent à une série de rejets successifs, jusqu'à la Cour suprême bulgare. Madame Girginova se tourne donc vers la CEDH, en invoquant le droit à l'information dont la presse est titulaire.

L'article 10 de la Convention, comme d'ailleurs la plupart des législations internes gouvernant le droit de la presse ne confère cependant pas expressément un droit d’accès aux informations détenues par les autorités publiques ni n’impose à celles-ci de les divulguer. Ce droit peut toutefois naître si la divulgation de l'information est ordonnée par un tribunal, par exemple pour assurer les droits de la défense, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Mais cet accès peut aussi se révéler essentiel à la liberté d'expression du requérant. C'est évidemment cette seconde hypothèse qui est posée dans l'affaire Girginova. L'arrêt de Grande Chambre Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016 définit les critères permettant de définir ce caractère essentiel de l'accès à l'information.


Les critères de communication


Le premier critère réside dans la finalité de la demande. En l'espèce, la requérante n'a jamais caché qu'elle était journaliste et que sa demande d'information était liée à ses fonctions professionnelles. La CEDH qualifie cette démarche de "finalité journalistique légitime", dès lors que Madame Girginova a pour projet de faire connaitre la réalité du système judiciaire bulgare, démarche sans doute de salubrité publique. La CEDH ajoute d'ailleurs, conformément à sa jurisprudence Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995 que la presse a un rôle de "chien de garde", notamment dans l'information de l'opinion sur l'exercice du pouvoir judiciaire. De fait, l'information sur les procédures pénales doit être disponible et facilement accessible pour les journalistes. Ce principe est régulièrement réaffirmé par la Cour, en particulier dans l'arrêt July et SARL Libération c. France du 14 février 2008.

La nature de l'information recherchée constitue le deuxième critère défini par la Cour. En l'espèce, il s'agit de connaître les motifs de l'acquittement d'un ancien ministre de l'Intérieur, qui a laissé se développer dans son ministère une cellule d'écoutes clandestines. La CEDH fait observer que ce motif est d'un "intérêt public considérable", intérêt encore accru par le fait que les autorités judiciaires ont décidé de ne pas faire appel de l'acquittement de l'intéressé. En l'espèce, l'information demandée était "prête et disponible", et les autorités bulgares ne pouvaient donc invoquer la moindre difficulté concrète dans la communication du jugement et de ses motifs.


Procès équitable et débat d'intérêt général


Au-delà du cas d'espèce, la Cour. fait observer que la communication des motifs d'une décision de justice, particulièrement en matière pénale, est indispensable à la transparence de la justice, à la lutte contre ses dysfonctionnements, et à la confiance qu'elle doit susciter. Dans son arrêt Fazliyski c. Bulgarie du 16 avril 2013, la Cour affirme d'ailleurs que la publicité des décisions de justice constitue un élément du procès équitable. En même temps, dans une jurisprudence constante, et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015, la Cour affirme que les questions relatives au fonctionnement du système judiciaire relèvent, en soi, d'un débat d'intérêt général.

De tous ces éléments, la Cour déduit que le refus de communication des motifs d'une décision de justice doit être considéré comme emportant une ingérence dans la liberté de l'information, et donc une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Très concrètement, la décision de la juridiction européenne ne présente plus vraiment d'intérêt pour Madame Girginova, car la cour suprême a finalement ordonné la publication du jugement en juillet 2017, et la décision a aussitôt été mise en ligne. Il était temps, car l'image du système juridique bulgare était fortement écornée. Un ministre de l'Intérieur qui met en place une cellule d'espionnage illicite, un parlement qui vote une loi rétroactive pour ne pas le condamner, des juges du siège qui acquittent sans se poser de questions et un procureur qui ne fait pas appel. Le tout dans un pays membre à la fois du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne.


La liberté de presse  : Chapitre 9, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet