« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 3 décembre 2021

La compétence universelle, en voie de disparition


Que subsiste-t-il de la compétence universelle ? L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 novembre 2021 incite à se poser cette question. Un ancien membre des services de renseignement syriens, Abudlhamid C., arrêté en région parisienne, et mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité, ne pourra être jugé dans notre pays. La Cour de cassation déclare en effet les tribunaux français incompétents, dès lors que le crime contre l'humanité, et à fortiori la complicité de crime contre l'humanité, ne figurent pas en tant que tels dans le code pénal syrien. Cette règle dite de la double incrimination rend ainsi impossible l'exercice par la France de sa compétence universelle. 

 

La compétence universelle

 

Cette décision n'a rien de surprenant, car elle s'inscrit dans un mouvement continu de mise en cause de la compétence universelle. C'était pourtant une belle idée, d'ailleurs fort simple. La compétence universelle repose sur le principe selon lequel les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ne devraient se sentir en sécurité nulle part et pouvoir être jugés partout, quel que soit le territoire sur lequel ces exactions ont été commises.

La première mention de la compétence universelle se trouve dans l'article 5 al.1 de la Convention de 1984 contre la torture, et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il impose à l'Etat signataire de "prendre les mesures nécessaires pour établir sa compétence dans le cas où l'auteur présumé de l'infraction se trouve sur son territoire". La torture, reconnue comme une atteinte aux droits de l'homme par l'ensemble des pays civilisés, doit donc pouvoir être jugée dans n'importe quel Etat. Par la suite, d'autres articles furent ajoutés dans le code pénal, pour pouvoir juger différentes infractions, sur le fondement de traités internationaux tels que la convention pour la répression du terrorisme, celle pour la répression du financement du terrorisme, ou sur les actes illicites de violence dans les aéroports etc.
 
La France s'est volontiers affirmée comme particulièrement attachée à la compétence universelle et en pointe dans la recherche des criminels. C'est ainsi qu'a été créé l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre par un décret du 5 novembre 2013 (OCLCH), ainsi qu'un pôle judiciaire spécialisé au tribunal de Paris.  

Cet affichage institutionnel se heurte pourtant à un écueil inattendu : la Cour pénale internationale (CPI), précisément chargée de juger ces crimes, lorsqu'ils sont commis durant des conflits armés. En apparence, la compétence universelle de l'État et la compétence de la CPI devraient se compléter. Depuis la signature et la ratification du Statut de Rome, la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale (CPI), a d'ailleurs étendu le champ de la compétence universelle aux crimes relevant de la compétence de cette juridiction. 
 
Certes, mais les conditions mises à l'exercice de la compétence universelle ont été considérablement réduites par ce même texte. Pour être poursuivie en France, la personne suspectée doit y résider habituellement et ne pas être réclamée par un autre Etat ou une juridiction internationale. Ces deux conditions sont parfaitement remplies dans le cas de Abudlhamid C., qui demeure en région parisienne et n'est demandé par personne.
 
 

 Viens à la maison. Claude François. 1972

La double incrimination

 

En revanche, la troisième condition, celle de la double incrimination, pose problème. Pour être poursuivi sur le fondement de la compétence universelle, Abudlhamid C. doit avoir avoir commis des faits également poursuivis par la loi dans l'Etat où ils ont été commis. Dans le cas présent hélas, l'infraction de de crime contre l'humanité, et donc de complicité de crime contre l'humanité, ne figure pas dans le code pénal syrien. Les esprits méfiants pourraient penser que la loi syrienne veut éviter l'encombrement des tribunaux, mais il n'en est rien, car le droit de ce pays incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture. Mais pas le crime contre l'humanité.

La double incrimination empêche ainsi de poursuivre M. Abudlhamid C. pour les crimes commis en Syrie. La responsabilité de cette situation n'incombe évidemment pas à la Chambre criminelle mais à la loi qu'elle se borne à appliquer. Il s'agit de l'article L 689-11 du code de procédure pénale, issu de la loi Belloubet du 23 mars 2019 (art. 63). Il énonce que "peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises toute personne (...) qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont elle a la nationalité est partie à la convention précitée". La Cour de cassation est donc contrainte de constater que les faits reprochés à Abudlhamid C. ne sont pas "punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis".

 

Un sanctuaire pour les auteurs de crimes contre l'humanité

 

Dans le cas présent, la situation est sans issue. En effet, l'intéressé est syrien, poursuivi pour des crimes commis en Syrie. Mais cet État s'est bien gardé de signer et de ratifier le Statut de Rome, et il n'est pas "partie à la Convention précitée". M. Abudlhamid C. ne peut donc être poursuivi, ni sur le fondement de la compétence de la CPI, ni sur celui de la compétence universelle telle qu'elle mise en oeuvre par le droit français. Une situation particulièrement confortable, si on la compare à celle de ses amis syriens qui ont eu la mauvaise idée de s'installer en Allemagne. Le 2 décembre 2021, le parquet de Coblence a requis en effet la réclusion à perpétuité à l'encontre d'un colonel des services de renseignement syriens, précisément accusé de crimes contre l'humanité. 

Cette situation illustre parfaitement le recul français dans la répression de ces crimes particulièrement graves. Dans l'ancienne rédaction du code pénal, à une époque où la convention sur la torture était le fondement des poursuites, le code pénal se bornait à mentionner que "peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l'article 1er de la convention". On admire la simplicité de rédaction : aucune condition de demande de remise ou d'extradition par un autre Etat, aucune condition de résidence, aucune condition de double incrimination. Des condamnations ont d'ailleurs été prononcées, notamment celle en 2002 d'un officier mauritanien qui s'était livré à des actes de torture dans son pays avant d'y être amnistié.

Doit-on considérer que la France est devenue un véritable sanctuaire pour les auteurs de crimes contre l'humanité ? Sans doute pas, car on peut penser qu'il existe des situations dans lesquelles la compétence universelle reste applicable. Peut-être aussi serait-il possible de requalifier en tortures les exactions reprochées à l'intéressé, dès lors que la torture, elle, figure dans le code pénal syrien ? 

Il n'empêche que l'évolution du droit français depuis la loi de 2010 mettant en oeuvre le Statut de Rome et la loi Belloubet de 2019 ne traduit aucun progrès de la protection des droits de l'homme, mais plutôt une régression. La saisine de la CPI est pratiquement impossible, mais les mesures adaptant le droit à cette nouvelle juridiction ont verrouillé la compétence universelle. La CPI fait ainsi écran à la poursuite des tortionnaires. Convenons qu'il s'agit d'une bien étrange situation.


 Sur les crimes contre l'humanité  : Chapitre 7  section 1, § 3 du Manuel

 

1 commentaire:

  1. === FRANCE, PATRIE DE LA VIOLATION DES DROITS DE L'HOMME ? ===

    Votre analyse de cette décision étonnante de la Cour de cassation s'inscrit dans un contexte général délétère sur le plan normatif qui explique bien des choses à condition de prendre un minimum de hauteur.

    - Le décalage constant entre proclamation, urbi et orbi, de généreuses pétitions de principe et leur application restrictive comme nous pouvons le constater quotidiennement (Cf. la pratique des réserves lors de la ratification de conventions internationales ou européennes).

    - La confusion permanente entretenue entre droit et morale sous la pression médiatique qui relègue la norme au second rang par rapport à une sorte de conscience autoproclamée par une minorité agissante. Ceci conduit à ignorer la présomption d'innocence, la règle sur la charge de la preuve, l'égalité des armes, le doute qui profite à l'accusé ... Sans parler de l'extension du pouvoir discrétionnaire de l'Administration qui échappe à tout contrôle juridictionnel. Ce qui, dans certains cas, ressemble à s'y méprendre à la pratique des lettres de cachet de l'Ancien Régime.

    - L'interrogation croissante sur l'indépendance (au sens large du terme) et l'impartialité (objective et non subjective) des magistrats des deux ordres (ne devraient-ils pas être soumis à la même obligation que les militaires ?) qui soulève la question de la garantie du droit à un procès équitable au regard de la Convention européenne des droits de l'homme. Sans parler de la question sensible de la mise en cause de leur responsabilité dans la mesure où ils jugent au nom du peuple français.

    - Le grand écart entre déclamation d'une prétendue diplomatie des droits de l'homme claironnée par nos plus hautes autorités aux quatre coins de la planète et mise en oeuvre classique d'une diplomatie commerciale. La visite du président de la République dans trois pays du Golfe, où l'on bafoue quotidiennement les droits de l'homme, en fournit un exemple frappant. La vente de 80 Rafale aux Emirats arabes unis vaut bien quelques sacrifices dans le domaine de la promotion des (fausses) valeurs", sorte de mantra des temps modernes.

    Et, cette liste est loin d'être exhaustive. Mais nous sommes rassurés par l'organisation des Etats généraux de la justice, exercice à vocation médiatico-électoraliste. On comprend aisément que la politique du en même temps vaut aussi pour la sphère juridique. Ce qui permet de faire tout et son contraire sans la moindre retenue et sans le moindre état d'âme.

    En dernière analyse, la France éternelle, qui se présente en parangon de vertu à la face du monde, ne serait-elle pas plutôt la patrie de la violation des droits de l'homme ?

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