« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 2 février 2024

Accouchement sous X : La jurisprudence Odièvre confortée.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans une décision Cherrier c. France du 30 janvier 2024, considère que le droit français opère un juste équilibre entre le droit d'accès aux origines et le droit à la vie privée des personnes. Une femme issue d'un accouchement sous X ne peut ainsi accéder à l'identité de sa mère biologique, que si cette dernière a formellement consenti à une telle divulgation.

 

Un accord de volontés 


Rappelons que l'accouchement sous X est issu d'une pratique lointaine inaugurée par Saint Vincent de Paul en 1638, dans le but d'éradiquer les infanticides. Il avait alors généralisé l'usage du "tour", sorte de niche creusée dans le mur des hospices. On pouvait y déposer anonymement un nouveau-né, recueilli ensuite par le personnel hospitalier, de l'autre côté du mur. Aujourd'hui, l'article 326 du code civil prévoit que "lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". 

Ce secret des origines n'est aujourd'hui plus tout à fait absolu, dans la mesure où il peut être levé, par consentement mutuel. La loi du 22 janvier 2002 met en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP.) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines, au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné à l’accord de la femme ayant accouché sous X. La connaissance des origines n’est donc pas le produit d’un droit dont l’enfant serait titulaire, mais d’une rencontre entre deux volontés.  Le secret de l'identité de la mère demeure un choix relevant de sa vie privée.

La requérante, Annick Cherrier, est née sous X en 1952. Sa mère biologique a refusé, à plusieurs reprises, que son identité lui soit divulguée. Elle a même demandé au CNAOP d'être "laissée en paix". Quoi qu'il en soit, la requérante a fait un recours du refus d'accès que lui a opposé le CNAOP, recours qui a été successivement rejeté par le tribunal administratif, la Cour administrative d'appel, et enfin le Conseil d'État statuant en cassation. Devant la CEDH, elle invoque une atteinte à sa vie privée.

Elle n'obtient pas satisfaction, et les spécialistes de la jurisprudence européenne diront que l'arrêt Cherrier n'apporte rien de nouveau par rapport à la célèbre jurisprudence Odièvre qui, en 2003, avait déclaré conforme à la Convention européenne le dispositif français d'accouchement sous X. La Cour ne juge pourtant pas cette requête irrecevable, car elle éprouve le besoin de rappeler les principes directeurs de cette jurisprudence qui était contestée par ceux-là mêmes qui font la promotion d'un droit absolu d'accès aux origines.

 

 


 

Le petit duc Eugène de Montesquiou-Fézensac endormi 

Elisabeth Vigée Lebrun pastel 

 

L'arrêt Godelli

 

Dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, la CEDH sanctionne la loi italienne qui interdit toute procédure d'accès aux origines au profit des enfants nés d'une femme "qui ne consentait pas à être nommée".  La décision avait alors été saluée par les partisans de la levée totale du secret comme un premier pas vers la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines,  et une certaine forme de remise en cause de la jurisprudence Odièvre.

On croit aisément ce que l'on désire. En réalité, la décision Godelli confortait déjà la jurisprudence Odièvre. Aucune instance ne pouvait alors être saisie en Italie, afin de prendre contact avec la mère biologique et lui demander si elle consentirait à une levée du secret des origines. Ce n'est donc pas l'anonymat qui est sanctionné dans l'arrêt Godelli, mais son caractère irréversible. 

 

L'équilibre entre les droits

 

De fait, la décision Cherrier rappelle que l'État n'a pas seulement à s'abstenir d'intervenir  par des ingérences arbitraires dans la vie privée des personnes. Il doit aussi, parfois, prendre des dispositions positives pour garantir cette vie privée, y compris dans les relations entre les individus. C'est le cas dans l'accouchement sous X, car l'État doit garantir le secret de l'identité de la mère biologique et, en même temps, prévoir une procédure d'accès aux origines, par consentement mutuel. Comme bien souvent, il s'agit donc de ménager un équilibre entre des droits contradictoires, le droit aux origines de l'enfant et le droit à la vie privée de la mère.

En l'espèce, la CEDH estime que le droit français ménage toujours entre les intérêts en cause un équilibre satisfaisant. Contrairement à ce qu'affirme la requérante, le mécanisme de réversibilité du secret par la loi de 2002 permet aux personnes nées sous X de bénéficier du droit à la connaissance de leurs origines qu'elles tirent de l'article 8 de la Convention. 

De fait, la Cour écarte l'argument de la requérante, qui reposait au contraire sur l'idée que, depuis la jurisprudence Odièvre de 2002, l'équilibre a été modifié. Elle faisait valoir qu'une loi du 16 janvier 2009 avait complété le système de réversibilité du secret en supprimant la fin de non-recevoir de l'action en recherche de maternité qui était opposée à l'enfant donc la mère avait accouché dans l'anonymat. Mais ce texte ne peut s'appliquer que si précisément la mère a accepté de renoncer au secret. De même, l'accès aux origines des enfants nés par don de gamètes, organisé par la loi du 2 août 2021, ne peut exister qu'avec le consentement du donneur, dans des conditions identiques à celles de l'accouchement sous X. Dans le cas de la requérante, les autorités françaises ont fait ce qu'elles ont pu pour mettre la rencontre entre les deux volontés de la mère et de l'enfant née sous X. Hélas, la mère ne souhaitait pas la levée de son anonymat, précisant d'ailleurs qu'elle souhaitait que le secret perdure après son décès. C'est son droit le plus strict, et la Cour européenne estime qu'elle a le droit de conserver la maîtrise d'une information qui relève de sa vie privée.

L'équilibre des droits n'a donc pas été modifié en droit interne, et la requérante n'a pas davantage pu invoquer efficacement l'existence d'un consensus entre les États sur le droit d'accès aux origines. En effet, le CEDH fait observer que les pratiques demeurent très diverses, et que la seule exigence posée par sa jurisprudence concerne le caractère non irréversible du secret. Dès lors, affirme la CEDH, "il n'y a aucune raison de parvenir à une conclusion différente de celle de l'affaire Odièvre dans la présente espèce". 

L'arrêt Cherrier reprend certes la jurisprudence Odièvre, mais c'est précisément ce qui fait son intérêt. Les partisans d'un droit absolu d'accès aux origines sont en effet très actifs sur le plan médiatique, et ils ont obtenu d'incontestables succès, en particulier avec son application aux enfants nés d'un don de gamètes. Sans doute espéraient-ils que l'élargissement du champ d'application pouvait conduire à un approfondissement de sa mise en oeuvre, faisant disparaître le veto éventuel de la mère. Sur ce plan, rien ne change, et l'on ne peut que s'en féliciter. 

Car l'accouchement sous X est le produit d'un double abandon. De l'enfant évidemment qui  devra construire son identité dans l'ignorance de ses origines, même s'il convient de rappeler que le père a la possibilité de le reconnaître dans le délai de deux mois après la naissance. Mais l'abandon est aussi celui de la mère, le plus souvent une femme très jeune ou très démunie qui ne choisit pas d'accoucher sous X sans souffrir de cette décision, et sans en souffrir durablement. Un rapport de l'INED, hélas remontant à une dizaine d'années, notait un accroissement de ces naissances, de 588 en 2005 à 700 en 2010. Parmi ces femmes, 31% vivaient chez leurs parents, 80 % n'étaient pas en couple, et 75 % ne disposaient pas de leur autonomie financière. L'accouchement sous X n'apparait alors plus comme un choix, mais comme le témoignage d'une situation sans issue. Et si cette victime veut oublier, la décision n'appartient qu'à elle.

 


Le droit d'accès aux origines : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 2



4 commentaires:

  1. Cette décision de la Cour est aussi équilibrée que sage. Elle pose des limites justes au droit d'accès à la vie privée. Dans certains domaines sensibles, il faut savoir raison garder pour prévenir toutes sortes d'excès. Et cela est d'autant plus important dans un monde mu par un déluge d'émotions. Seule une pensée nuancée peut le permettre.

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  2. Permettre le maintien du secret de l'identité de la mère après son décès est totalement disproportionné.
    L'inacceptable est légalisé.

    Vous prônez le droit pour la mère victime d'oublier et estimez que la décision n'appartient qu'à elle.

    1/ L'enfant lui ne peut oublier. Il ne s'agit pas pour lui d'un simple souvenir douloureux à un instant T. Il est concerné dans sa chair toute sa vie.

    2/ Ce que vous prônez ce n'est pas la réparation, l'acceptation, la résilience mais simplement le déni d'un acte qui, par définition, ne peut être oublié.

    3/ les tests ADN en libre-accès permettent à de nombreuses personnes de retrouver leur mère de naissance. Il serait plus judicieux d'aider les femmes à s'y préparer plutôt que de leur faire croire que leur anonymat serait garanti de manière indéfinie et même après leur mort !

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  3. 3 points à souligner :

    1 que le niveau de protection de la femme qui accouche soit le plus élevé possible au moment de l'accouchement est nécessaire. Cette protection absolue lors de la naissance ne devrait aucunement empêcher de recueillir l'identité de la génitrice.
    L'accouchement dans le secret deviendrait un accouchement dans la discrétion.

    2 que la loi française permette à la femme ayant accouché de maintenir le secret de son identité après sa mort est d'une cruauté et d'un excès qui fait froid dans le dos. Est-ce à la loi de permettre cette folie ? Car en permettant cela, la loi permet à cette femme de détruire ad Vitam Æternam le droit à la connaissance des origines de l'enfant qui en fait la demande.

    3 qu'est ce que cela dit de notre société ? Quelle peur cela cache-t-elle ? Doute-t-on à ce point du lien du cœur pour tenir si éloignés des liens du sang ? La peur doit-elle organiser notre société ?

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  4. Si une femme choisit de taire son identité de génitrice, c'est vraisemblablement qu'elle a des raisons de le faire : bonnes ou mauvaises ? Qui sommes-nous pour juger de ce choix, y compris avec des qualificatifs excessifs ? Tout ce qui est excessif est insignifiant.

    Nous sommes censés vivre au pays de la liberté. La première des libertés n'est-elle pas la liberté de choix sur des questions importantes pour des femmes souvent dans le désarroi ? Cela est peut être difficile à porter pour les enfants concernés mais le système actuel - en dépit des critiques légitimes que l'on a la liberté de porter à son propos - est peut-être un moindre mal. Pour répondre à l'une de vos questions, cela dit que notre société est une société de la victimisation. Nous serions curieux de savoir ce qu'en pensent les associations "féministes" à titre d'information.

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