« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 31 janvier 2023

Neutralité de la CEDH sur le sexe neutre


Dans son arrêt Y. c. France rendu le 31 janvier 2023,  la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime que le refus des autorités françaises de remplacer la mention "sexe masculin" par la mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur l'acte de naissance du requérant ne porte pas une atteinte disproportionnée à sa vie privée.  

Le requérant verse au dossier un dossier médical complet, montrant une mixité de ses caractères sexués, primaires et secondaires. La différenciation sexuée ne s'est pas réalisée in utero, au point qu'il fut impossible de déterminer à sa naissance s'il était un garçon ou une fille. Dépourvu de testicules ou d'ovaires, son corps n'a jamais produit d'hormones sexuelles et il n'est ni masculinisé, ni féminisé. Doté d'une silhouette plutôt féminine, mais déclaré à l'état civil comme un garçon il a dû subir un traitement hormonal lourd. Conservant l'aspect gynoïde et la silhouette très fine, il s'est donc retrouvé avec une barbe, et ce traitement n'a fait qu'accroître sa souffrance. 

Il doit en effet, en permanence, vivre en "faisant semblant d'être un homme", alors qu'il n'est ni un homme ni une femme. Il n'est donc pas constaté la réalité d'une discordance entre son identité juridique, masculine, et son identité biologique intersexuée, dont il revendique la reconnaissance par ma mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur son acte de naissance.

 

Un trou noir des règles juridiques

 

Il ne fait aucun doute que l'identité sexuelle constitue un élément de la vie protégée, protégée par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour l'a déjà affirmé à de nombreuses reprises, en particulier dans l'arrêt A. P. Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, à propos du changement d'identité sexuelle des transgenres.

Mais le cas de M. Y. , malheureusement pour lui, demeure dans une sorte de trou noir des règles juridiques. Alors qu'il est possible de changer d'identité de masculin à féminin, ou de féminin à masculin, il n'est pas possible d'obtenir une reconnaissance juridique, lorsque l'on n'est pas un homme, mais pas non plus une femme. L'article 57 du code civil ne prévoit que deux options, sexe masculin ou féminin. Il ajoute tout de même qu'en cas "d'impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l'enfant au jour de l'établissement de l'acte", le procureur de la République peut accorder un délai de 3 mois, afin d'opérer des contrôles médicaux. Mais à l'issue de ce délai, le problème demeure identique. Il faut déclarer l'enfant soit fille, soit garçon. 

 

Les procédures internes

 

M. Y. a pourtant, dans un premier temps, obtenu satisfaction des juges du fond. Le président du tribunal de grande instance de Tours, en août 2015, a ordonné de mentionner "sexe neutre" sur son état civil. Pour le juge, l'article 57 n'était pas applicable, puisqu'il suppose que l'on puisse déterminer le sexe de l'enfant, entre masculin et féminin. Or le sexe de M. Y. n'a jamais peut être déterminé, ce qui empêchait la mise en oeuvre de l'article 57. Le président ordonnait donc qu'il soit fait mention du "sexe neutre", invoquant la protection de la sphère d'autonomie de M. Y. ainsi que l'extrême rareté de sa situation, qui ne concerne qu'en 0, 1 % et 1, 7 % des naissances, selon les statistiques.

Mais la Cour d'appel d'Orléans a infirmé ce jugement en mars 2016. Elle estime qu'il n'appartient pas au juge du fond de créer une nouvelle catégorie sexuelle, seul le législateur pouvant intervenir dans ce domaine. Elle observe en outre que M. Y. a, jusqu'à présent, vécu dans une identité d'homme. Il est marié et a adopté un enfant. La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, écarte sur les mêmes fondements le pourvoi déposé par M. Y. et affirme clairement que "la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin".

 


 L'homme et la femme. Max Ernst. 1929

 

Absence de consensus

 

La CEDH doit donc apprécier si ce droit français, lacunaire, ne porte pas une atteinte excessive à l'article 8 de la Convention. Sa démarche est rendue plus compliquée par le fait que le requérant ne se plaint pas d'un acte d'une autorité publique, mais bien davantage d'une lacune du droit français qui, en tant que telle, aurait créé une situation attentatoire à la sa vie privée. Mais la Cour accepte, d'une manière générale, de considérer une affaire sous l'angle de l'opposition positive des États. Cela signifie qu'ils doivent assurer le respect effectif de la vie privée des personnes, plutôt que se borner à ne pas s'ingérer de manière excessive dans l'exercice de celle-ci.

Dans la mise en oeuvre des obligations positives qui lui incombent, l'État dispose d'une large marge d'autonomie, particulièrement dans les domaines qui ne donnent pas lieu à consensus au sein des États parties à la Convention européenne. Or la mention d'un "sexe neutre" est loin de faire consensus. Seulement cinq pays, l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas et Malte, l'admettent, dans leur système juridique. L'écrasante majorité des États, dont la France, ne connaissent que la distinction entre le sexe masculin et le sexe féminin. 

Cette absence de consensus n'a pas pour effet d'interdire à la Cour de se demander si le droit français opère une balance satisfaisante entre l'intérêt général et les intérêts de M. Y.  Elle reconnaît que la discordance entre son identité biologique et son identité juridique est une cause de souffrance pour le requérant. Elle écarte à ce propos l'argument de la Cour de cassation qui s'appuyait sur le comportement du requérant qui vivait une vie d'homme, marié et père d'un enfant adopté. Pour la CEDH, un tel raisonnement fait primer l'apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Elle dénonce alors une confusion entre la notion d'apparence et celle d'identité. En effet, l'identité d'une personne ne se réduit pas à l'apparence qu'elle prend aux yeux d'autrui. M. Y. n'a pas eu le choix. La mention d'un sexe masculin à l'état civil l'a contraint à "faire semblant d'être un homme". Ce faisant, la CEDH sanctionne une analyse qui n'était pas dépourvue de cynisme. Déclaré comme un enfant de sexe masculin, M. Y. était condamné à se comporter comme un homme... et se comportant comme un homme, il devait rester déclaré de sexe masculin.

 

Un appel au législateur

 

Et pourtant, la CEDH ne sanctionne pas les autorités françaises. Elle est sensible à l'argument selon lequel le fait d'admettre un "sexe neutre" reviendrait à admettre l'existence d'une nouvelle catégorie sexuelle et qu'un tel bouleversement juridique suppose l'intervention législateur et la modification de pans entiers du droit. Sur le fond, il est évident que la CEDH hésite à prendre une décision qui obligerait la France à modifier son système juridique pour y introduire une réforme importante. Il est clair qu'une telle évolution doit trouver son origine dans la volonté des représentants du peuple plutôt que dans celle d'une juridiction internationale. A cet égard, la décision peut être présentée comme une invitation faite au législateur français de légiférer dans ce domaine.

La lecture de la décision donne pourtant le sentiment que les exigences du respect de la vie privée de M. Y.  sont purement et simplement écartées. On ne peut que le déplorer surtout si l'on considère que la CEDH a fait beaucoup progresser la protection des personnes transgenres, notamment avec l'arrêt Garçon et Nicot c. France qui autorise le changement d'identité avant que la transformation physique soit achevée. Ceux qui veulent changer de sexe semblent ainsi mieux protégés que ceux qui n'ont pas de sexe et l'on doit se demander pourquoi ils sont plus mal traités. 

La raison d'une telle prudence, ou d'un tel abandon, réside sans doute dans des considérations de politique juridique. Imaginons un instant que la CEDH ait accueilli la demande de M. Y. et considéré qu'un "sexe neutre" devrait figurer dans notre système juridique. Les conséquences politiques auraient sans doute été importantes, et on aurait assisté à une nouvelle campagne contre la CEDH, souvent accusée d'être une dangereuse révolutionnaire en matière sociétale. Au moment où l'attachement à la Cour tangue quelque peu au sein des membres du Conseil de l'Europe, il n'est sans doute pas indispensable de créer une nouvelle crise. Et tant pis pour les 0, 1% de personnes qui n'ont pas la chance d'être soit un homme, soit une femme.


L'identité sexuelle : Chapitre 8 Section 1 du manuel sur internet 

vendredi 27 janvier 2023

Le Fact Checking de LLC : Un élu ne peut pas fermer la mairie


Plusieurs maires, dont la maire de Paris Anne Hidalgo, annoncent la fermeture de la mairie le 31 janvier 2023. Ils invoquent une mesure de solidarité avec le mouvement social contre la réforme des retraites qui, le même jour, se traduira par une journée de grève.

A titre individuel, les élus ont le droit d'avoir les convictions de leur choix, de se sentir solidaires des manifestants et même de se joindre à eux. Mais fermer une mairie, c'est autre chose, et la légalité d'une telle pratique est évidemment posée. Observons évidemment qu'il ne s'agit pas de fermer la mairie parce qu'il est impossible de poursuivre l'activité et même d'accueillir les usagers, la totalité ou au moins l'écrasante majorité étant en grève ce jour là. Dans la cas présent, il s'agit plutôt d'imposer l'arrêt du travail aux agents. Le nombre des grévistes parmi les employés municipaux n'est pas une question pertinente, puisque la décision de fermeture est prise, quelles que soient les circonstances, par le maire. 

Certains tentent de justifier la mesure en invoquant la dualité des fonctions municipales, la mairie étant un espace où s'exercent aussi bien des missions déconcentrées que décentralisées. Le maire exerce les unes comme agent de l'État, et les autres sur le fondement des compétences qu'il détient comme élu local. Le maire dispose certes d'une autonomie réelle pour exercer ses compétences décentralisées, par exemple pour définir, avec le conseil municipal, la politique d'urbanisme dans sa commune, voire pour exercer son pouvoir de police. Dans ce cas, il n'est soumis qu'au contrôle de légalité du juge administratif, éventuellement saisi par le préfet. Lorsqu'il s'agit de compétences déconcentrées, le maire agit en revanche en agent de l'État, comme n'importe quel fonctionnaire. Il doit alors appliquer la loi et c'est notamment le cas en matière d'état civil. C'est la raison pour laquelle les élus qui veulent fermer la mairie le 31 janvier préviennent que les services de l'état civil demeureront ouverts.

Mais la précaution est bien loin d'être suffisante, car la fermeture porte atteinte à deux principes fondamentaux, le principe de continuité et le principe de neutralité.


L'atteinte au principe de continuité


Le continuité du service public se traduit, à l'échelon municipal, par un droit d'accès du public aux locaux. Dans un arrêt Rouquette du 18 octobre 1991, le Conseil d'État pose un principe selon lequel les administrés ont un "droit d'accès aux services (…) normalement ouverts au public ». Ces services sont, à l'évidence, ceux dont les attributions impliquent un contact direct avec le public, qu'ils soient déconcentrés ou décentralisés. Autrement dit, l'état civil déconcentré n'est pas le seul concerné. Les services gérant les activités scolaires ou l'action sociale de la commune sont également "normalement ouverts au public".

Bien entendu, ce droit d'accès aux locaux n'a pas pour effet d'obliger une ouverture de la mairie 24 heures sur 24. L'arrêt Amiot du 21 septembre 1990 rappelle qu'il "entre dans les attributions d'un maire de fixer les heures d'ouverture de la mairie ". Mais peut-il pour autant fermer la mairie ? Le juge administratif tient compte de la taille de la commune dans sa jurisprudence sur les heures d'ouverture. En 1960, dans un arrêt Costedoat, le Conseil d'État estimait suffisant que, dans une commune de deux cents habitants, la mairie soit ouverte « chaque fois que cela est nécessaire pour l'accomplissement des formalités présentant un caractère général et collectif ». En revanche, "en dehors de ces circonstances", les administrés pouvaient à tout moment s'adresser au maire ou au secrétaire de mairie à leur domicile respectif, pour obtenir l'ouverture de la mairie et la délivrance des pièces dont ils ont besoin. Mais ce qui est possible dans une commune de 200 habitants devient impossible dans les grandes villes, et particulièrement à Paris.

Surtout, le Conseil d'État juge qu'un élu ne peut modifier l'horaire d'ouverture des locaux de la mairie dans un but qui serait étranger aux besoins du public. Certes, cette jurisprudence concerne surtout des cas individuels, lorsqu'il s'agit par exemple de modifier les horaires de présence du secrétaire de mairie pour l'empêcher d'exercer ses fonctions et justifier qu'il y soit mis fin, comme dans l'arrêt Commune de Heimsbrunn du 6 avril 1979. Mais la sanction est celle du détournement de pouvoir, et l'analyse n'est pas très différente lorsque la fermeture de la mairie est justifiée, non pas par l'intérêt du public, mais par la volonté du maire d'afficher son soutien à une manifestation et à une journée de grève. 

 


 

 Alice et le maire. Nicolas Pariser, 2019

 

L'atteinte au principe de neutralité

 

Au-delà de la continuité, c'est surtout le principe de neutralité qui est mis à mal par la décision des élus de fermer la mairie le 31 janvier. Depuis bien longtemps, le droit a fait de la mairie un espace neutre. Cette neutralité s'applique évidemment en matière religieuse. La Cour administrative d'appel de Nantes, dans une décision du 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, sanctionne ainsi une délibération du Conseil municipal de Joué-sur-Erdre décidant la pose d'un crucifix dans la salle du conseil qui est aussi la salle des mariages. Pour le juge, "l'apposition d'un emblème religieux (...) à l'extérieur comme à l'intérieur d'un édifice communal méconnaît à la fois la liberté de conscience, assurée à tous les citoyens par la République, et la neutralité du service public à l'égard des cultes."

Cette obligation ne concerne pas seulement les convictions religieuses mais s'étend aux convictions politiques de toutes sortes. La délibération approuvant la pose d'un drapeau indépendantiste sur le fronton d'une mairie connaît une annulation identique dans l'arrêt du Conseil d'État Commune de Sainte-Anne du 27 juillet 2005. Le fait, pour la commune de Gonneville-sur-Mer, de refuser de retirer de la salle du Conseil municipal le portrait de Philippe Pétain qui y était accroché, constitue aussi l'expression d'une opinion et porte atteinte au principe de neutralité. Le tribunal administratif de Caen a ainsi censuré le refus du maire dans un jugement du 26 octobre 2010.

Anne Hidalgo pourrait peut-être objecter que la fermeture de la mairie, ce n'est pas l'affichage du portrait de Philippe Pétain. Certes, mais, hélas pour madame Hidalgo, la jurisprudence ne lui est pas favorable. La Cour administrative d'appel de Grenoble, le 20 décembre 2018, annule en effet une décision du maire de Grenoble qui avait décidé la fermeture de tous les services publics communaux le 25 novembre 2015, à l'exception de ceux chargés de la sécurité des biens et des personnes. Cette "Journée Choc" s'inscrivait dans une action militante qui avait pour finalité d'attirer l'attention sur la situation financière des collectivités locales confrontées à une baisse des dotations de l'État. La Cour mentionne que l'élu a "pris part à un mouvement national de nature politique". Ce seul motif "étranger à l'intérêt de la commune ou au bon fonctionnement des services municipaux" suffit donc à entacher d'illégalité cette décision.

Cette décision de la Cour administrative de Grenoble montre que la fermeture des mairies décidée par certains élus est un acte grossièrement illégal. Pour autant, il est à peu près certain qu'il ne se passera rien. L'État ne prendra aucune réquisition, les préfets s'abstiendront de tout déféré devant les juges administratifs. On préférera attendre tranquillement que la journée d'action soit terminée et que les mairies ouvrent de nouveau. En terme de communication politique, c'est peut-être la meilleure solution, car on imagine bien les réactions face à ce qui serait présenté comme une atteinte à la décentralisation. Même si l'argument est totalement erroné, il ne manquerait sans doute pas d'écho dans la presse. En revanche, en termes juridiques, c'est la pire solution, car elle revient à accepter que des élus locaux bafouent la loi de l'État. Or les élus locaux sont des citoyens qui doivent respecter les lois, comme les autres.


mardi 24 janvier 2023

CEDH, la Cour des contes


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), réunie en Grande Chambre, se penche, dans un arrêt Macaté c. Lituanie du 23 janvier 2023, sur la délicate question des contes pour enfants. Madame Macaté est en effet l'auteur d'un recueil de six contes destinés aux enfants, dont deux mettent en scènes des mariages entre couples de même sexe. Dans l'un, le fils du roi tombait amoureux d'un jeune tailleur. Dans l'autre, c'est la fille du cordonnier qui a eu la préférence de la princesse. On pourrait penser qu'il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, même botté.

Les autorités lituaniennes n'ont pourtant pas du tout apprécié le recueil, alors même qu'il avait bénéficié d'une subvention du ministère de la Culture. Elles ont commencé par suspendre la publication, avant finalement de l'autoriser, à la condition que le livre s'accompagne d'un avertissement et d'un étiquetage mentionnant que son contenu pouvait être nuisible pour les enfants de moins de quatorze ans. Cette mesure n'est pas sans hypocrisie, car, en Lituanie comme ailleurs, les adolescents de quatorze ans sont généralement peu intéressés par les contes de fées.

Faisant valoir que l'ouvrage n'a pas été interdit, les juges lituaniens ont toutefois considéré que la mesure d'étiquetage et d'avertissement était proportionnée à l'objectif de protection de l'enfance. La requérante a donc saisi la CEDH en invoquant une violation de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Les autorités lituaniennes se sont d'abord efforcées de faire disparaître ce contentieux d'un coup de baguette magique, en l'occurrence l'article 35 § 3 b de la Convention. Celui-ci autorise la Cour à déclarer irrecevable une requête lorsque le requérant "n'a subi aucun préjudice important". Mais c'est pour ajouter aussitôt que la CEDH peut tout de même statuer sur l'affaire si elle estime que le respect des droits de l'homme exige un examen au fond. C'est précisément ce qu'elle décide en l'espèce, décidant en outre que des "questions graves d'interprétation de la Convention" fondent la compétence de la Grande Chambre. Il s'agit, en effet, de déterminer si la liberté d'expression s'apprécie à l'aune du contenu d'un ouvrage plus ou moins adapté au public auquel il est destiné ou si elle s'apprécie au regard de l'ingérence dans la liberté de son auteur.

 


 La chatte blanche et le chat botté. La Belle au bois dormant.

Opéra de Paris

 

L'ingérence dans la liberté d'expression

 

La réalité de l'ingérence dans la liberté d'expression est certes contestée par les autorités lituaniennes qui font valoir que la diffusion du livre n'a subi qu'une entrave modeste. Mais la Cour rappelle que le caractère minimum d'une sanction n'a pas pour effet de faire perdre à la mesure son caractère de sanction, principe formulé dans l'arrêt Godlevski c. Russie du 23 octobre 2008. Dans l'affaire Macaté c. Lituanie, le dommage causé au livre est loin d'être modeste, puisque sa diffusion a été suspendue pendant un ans, même s'il demeurait accessible dans les bibliothèques. Quant à l'avertissement, il avait pour effet de dissuader les acheteurs et de limiter le marché aux lecteurs de plus de quatorze ans, ceux qui précisément préfèrent les jeux vidéo aux contes de fées.

Le fondement légal de cette ingérence ne saurait être contesté. La Lituanie dispose en effet d'une loi sur la protection des mineurs qui autorise les autorités à restreindre la diffusion de contenus « qui expriment du mépris pour les valeurs familiales [ou] qui encouragent une conception du mariage et de la fondation d’une famille différente de celle consacrée par la Constitution et le code civil ». On pourrait évidemment s'étonner de l'existence même de telles dispositions dans un système juridique qui se prétend libéral, mais le fait est qu'elles sont en vigueur.

Le puritanisme du droit lituanien est encore plus manifeste lorsque les autorités invoquent le "but légitime" qu'elles poursuivent. Elles affirment d'abord qu'il s'agit de protéger les enfants contre des messages sexuellement explicites. A l'appui, la Cour de Vilnius cite un passage, sans doute très érotique, dans lequel la princesse et la fille du cordonnier s'endorment dans les bras l'une de l'autre. La CEDH estime, quant à elle, que le passage n'est pas suffisamment torride pour choquer les enfants. A noter qu'elle ne s'est pas encore prononcée sur le baiser, non consenti, donné par le prince à la Belle au bois dormant, pour la réveiller.

Mais les juges lituaniens affirment ensuite que le livre avait pour objet de donner aux jeunes lecteurs une vision positive des relations homosexuelles, et donc d'encourager à l'homosexualité. Là encore, la CEDH écarte cette affirmation, d'ailleurs étayée par aucun exemple tiré de l'ouvrage. S'appuyant sur l'intérêt supérieur de l'enfant, elle rappelle, comme dans l'arrêt Bédat c. Suisse du 29 mars 2016, que "le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture caractérisent une société démocratique". Elle considère que "présenter des relations solides entre personnes de même sexe comme essentiellement équivalentes aux mêmes relations entre personnes de sexe différent (...) revient plutôt à promouvoir le respect et l'acceptation de tous les membre d'une société donnée (...)". Non seulement la CEDH écarte cet argument, mais elle mentionne que le droit lituanien, en affirmant la supériorité des relations hétérosexuelles, va à l'encontre des principes de pluralisme et de tolérance qui doivent constituer l'une des valeurs communes à tous les États signataires de la Convention.

 

La combinaison avec l'article 14

 

La requérante estime qu'elle a elle-même subi une discrimination dans l'exercice de sa liberté d'expression, d'autant qu'elle est elle-même homosexuelle. Elle invoque donc une violation de l'article 14, en quelque sorte combinée avec celle de l'article 10. C'est précisément ce point qui justifie le renvoi en Grande Chambre, car la question posée est celle de savoir s'il faut examiner, ou non, ce grief.

La CEDH répond négativement de manière quelque peu embarrassée. en affirmant qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément ce grief. Elle considère que les mesures contestées concernaient exclusivement les personnages mis en scène dans l'ouvrage plutôt que son auteur. Elle ajoute qu'elle "pourra examiner le bien-fondé d'un tel grief lorsqu'elle sera saisie d'une affaire qui s'y prête", mettant en avant le fait que les avocats de la requérante n'ont soulevé ce moyen que très tard, au moment de l'audience. Le problème est que ce n'est pas tout à fait vrai, le grief ayant été produit dans le dernier mémoire en réplique, bien avant l'audience. En outre, rien n'interdit à la Cour de se prononcer sur un moyen soulevé durant l'audience.

Surtout, la jurisprudence de la Cour montre qu'elle a souvent fait preuve de davantage de libéralisme, comme le font observer les juges auteurs d'une opinion dissidente portant précisément sur ce refus d'examiner l'atteinte à l'article 14. 

Dans le cas de publications ou de rassemblements pro-LGBTI, la Cour a souvent examiné si les restrictions trouvaient leur origine dans le message diffusé ou dans l'orientation sexuelle des requérants. Dans un arrêt Alexeïev c. Russie du 21 octobre 2010, elle a ainsi jugé que l'interdiction de la Gay Pride à Moscou reposait sur une discrimination liée à l'orientation sexuelle des organisateurs et participants. De même, dans l'arrêt Berkman c. Russie du 1er décembre 2020 a-t-elle estimé que l'arrestation de la requérante lors d'une manifestation dite "Journée du Coming Out" était discriminatoire, non pas en raison de la sexualité de l'intéressée, jamais mentionnée dans la décision, mais parce qu'elle soutenait publiquement les personnes LGBTI. Enfin, de nombreuses décisions, comme l'arrêt Groupe d'appui aux initiatives des femmes c. Georgie du 16 décembre 2021, condamnent des discriminations à l'égard d'associations assurant la promotion d'un tel message. Dès lors qu'une association n'a pas d'identité sexuelle, il est évident que la discrimination concerne les intérêts qu'elle défend.

Pourquoi la requérante lituanienne ne peut-elle bénéficier d'une jurisprudence comparable ? En l'espèce, il est tout de même difficile de considérer que la censure du contenu du livre n'emporte aucune discrimination à l'égard de son auteur. C'est si vrai que la CEDH lui accorde réparation au titre d'un préjudice moral qui ressemble beaucoup finalement à la réparation d'une discrimination. 

S'agit-il de ménager la Lituanie, dont le système juridique semble pourtant être encore un peu éloigné des standards imposés à la fois par le Conseil de l'Europe et l'Union européenne ? On peut en effet être un peu surpris qu'un État membre de ces deux organisations ait encore, dans son corpus juridique, des dispositions qui permettent de censurer des livres au nom des "valeurs familiales".

 

Liberté d'expression  : Chapitre 9 du manuel sur internet 



vendredi 20 janvier 2023

Droit à l'hébergement d'urgence et intérêt supérieur de l'enfant


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance datée du 16 janvier 2023 M. E. B. et Mme D. C., estime que l'absence d'hébergement d'urgence peut constituer "une carence caractérisée de la mission confiée à l'État". C'est le cas lorsqu'une famille est laissée dans la rue, alors qu'elle est particulièrement vulnérable. En l'espèce, cette vulnérabilité trouvait son origine dans la période hivernale mais aussi et surtout dans la présence d'une enfant âgée de cinq mois. 

 

Un devoir de l'État


L'hébergement d'urgence est d'abord un devoir de l'État. L'article L 345-2-1 du code de l'action sociale et des famille confère ainsi au préfet de la région Ile-de-France une compétence générale pour assurer la mise en place d'un dispositif de veille sociale, permettant l'accueil des personnes sans abri ou en détresse. Ce dispositif unique, mieux connu sous son numéro d'appel, le 115, doit leur assurer, aux termes de l'article L 345-2-2 "des conditions d'accueil conformes à la dignité de la personne humaine et garantissant la sécurité des biens et des personnes" et leur offrir " des prestations assurant le gîte, le couvert et l'hygiène (...)".

 

Une liberté fondamentale


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 10 février 2012 a fait de cet hébergement d'urgence, l'une des "libertés fondamentales" de nature à justifier une mesure d'urgence, au sens de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Le juge des référés peut désormais constater une atteinte grave et manifestement illégale à cette nouvelle liberté et donner injonction à l'administration de garantir son exercice.

Le problème est que la procédure ne fonctionne pas vraiment. En témoigne l'affaire soumise au juge des référés du Conseil d'État qui, évidemment, avait été soumise en première instance au juge des référés du tribunal administratif de Paris. Cette famille de demandeurs d'asile guinéens, donc en situation régulière au moins jusqu'à ce qu'il soit statué sur leur cas, a saisi le juge pour qu'il soit enjoint au préfet d'Ile de France de les héberger sans délai, à compter de la notification de l'ordonnance de référé. Le 29 décembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif a rejeté leur requête, en estimant que l'absence d'hébergement d'urgence ne portait pas, dans la situation de la famille requérante, une atteinte grave et manifestement excessive à une liberté fondamentale.

Le juge des référés du Conseil d'État prend une position résolument inverse, en affirmant que cette famille se trouve précisément dans la situation de détresse sociale qui est la condition même du droit à l'hébergement d'urgence.

 

I want to go home. Johny Cash.

L'intérêt supérieur de l'enfant

 

La présence d'une enfant de cinq mois constitue l'élément essentiel caractérisant cette situation de détresse. En effet, le juge administratif, et le juge des référés en particulier, apprécie la mesure d'urgence qui lui est demandée au regard de l'article 3 al. 1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, disposition qui affirme que toute décision concernant un enfant doit être prise avec comme "considération primordiale" son intérêt supérieur. Cet intérêt supérieur de l'enfant prévaut sur toute autre disposition conventionnelle ou législative. Or, en l'espèce, l'intérêt de l'enfant est d'avoir un toit, même provisoire, avec ses parents. 

L'intérêt de l'enfant est donc apprécié de manière concrète, à partir de l'évaluation de ses besoins les plus élémentaires. Le juge des référés du tribunal administratif de Lille, dans son ordonnance du 26 février 2016, refusait ainsi de suspendre en urgence l'évacuation de la Jungle de Calais. Les requérants invoquaient l'intérêt de l'enfant en invoquant la présence de nombreux mineurs isolés sur ce site. Ils s'appuyaient sur un rapport du Défenseur des enfants mentionnant l'insuffisance de la prise en charge de ces mineurs isolés. Avec un certain sens des réalités, le juge des référés écarte ce moyen. Il observe que le maintien de ces enfants dans une zone particulièrement insalubre n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'assurer une meilleure prise en charge. Leur évacuation est donc une mesure proportionnée à leur intérêt supérieur.

 

L'effectivité de la décision

 

Il reste à s'interroger sur l'effectivité de l'injonction donnée le 16 janvier 2023 au préfet d'Ile de France. Témoignant de l'importance de cette affaire, le Conseil d'État a décidé de tenir une audience publique, la décision étant finalement prise par une formation collégiale. Il est apparu que le droit à l'hébergement d'urgence ne peut être effectivement garanti, faute de lieux disponibles. L'ordonnance mentionne ainsi que, le 6 janvier 2023, le 115 a reçu 18 709 appels. Seulement 981 ont obtenu une réponse conduisant à ce qu'une solution d'hébergement soit proposée à 651 personnes dont 150 appartenant à des familles avec enfants mineurs. Or, ce jour là, on dénombrait, parmi les demandeurs, 223 familles avec enfants mineurs.

En janvier 2023, le juge des référés du Conseil d'État statue sous une pression discrète mais certaine de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans une décision du 8 décembre 2022 M. K. c. France, la Cour sanctionne la passivité des autorités administratives françaises qui n'ont pas exécuté les injonctions d'un juge des référés en matière d'hébergement d'urgence, le préfet n'essayant même pas de trouver un hébergement dans un autre département. Aux yeux de la CEDH, il s'agit d'une violation de l'article 6 § 1 qui garantit le droit à juste procès, puisque des décisions de justice sont demeurées lettre morte.

En prononçant l'injonction du 16 janvier 2023, le juge des référés respecte la jurisprudence européenne. Mais le mérite n'est pas aussi grand que l'on pourrait le penser. En effet, la famille requérante a, heureusement, obtenu un hébergement le 7 janvier dans un hôtel de Villabé (Essonne). Le Conseil d'État intervenant le 16 janvier peut donc se montrer d'autant plus protecteur du droit à l'hébergement d'urgence qu'il sait que sa décision est dépourvue de conséquences concrètes et qu'elle n'impose aucune contrainte supplémentaire à l'administration.


mardi 17 janvier 2023

Ubu douanier


On se souvient que, par sa décision rendue sur QPC du 22 septembre 2022, M. Mounir S., le Conseil constitutionnel mettait brutalement fin à l'un des pouvoirs exorbitants accordés aux agents des Douanes. Il déclarait en effet inconstitutionnel l'article 60 du code des douanes, qui en constituait précisément la pierre angulaire. 

Il était ainsi rédigé : "Pour l'application des dispositions du présent code et en vue de la recherche de la fraude, les agents des douanes peuvent procéder à la visite des marchandises et des moyens de transport et à celle des personnes". C'est donc un principe général d'autorisation des visites des marchandises, des moyens de transport et des personnes qui était posé, sans motivation de la décision, sans limitation dans le temps et/ou dans l'espace. Cette disposition conférait ainsi aux agents des Douanes un pouvoir discrétionnaire plus large que celui habituellement dévolu aux forces de sécurité, police et Gendarmerie.

 

Une décision qui ne surprend pas


La décision du Conseil n'est guère surprenante. Elle repose sur les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme, c'est-à-dire concrètement sur le principe de sûreté et la liberté de circulation, ainsi que le droit au respect de la vie privée. Pour le Conseil, l'article 60 du code des Douanes ne "précisait pas suffisamment le cadre applicable à la conduite de ces opérations", notamment au regard de leur durée et des motifs qui les justifient. Il en déduit logiquement que "le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d'une part, la recherche des auteurs d'infractions et, d'autre part, la liberté d'aller et de venir et le droit au respect de la vie privée".

La Cour de cassation s'efforçait déjà, depuis plusieurs années, d'encadrer ces prérogatives exorbitantes accordées aux agents des Douanes par l'article 60. Elle a précisé, le 12 novembre 2015, qu'elles n'ont pas d'autre objet que de permettre de recueillir des indices. Les agents ne disposent pas de pouvoirs supplémentaires d'investigation, et doivent transmettre aussitôt que possibles les éléments recueillis à un officier de police judiciaire compétent pour les mettre sous scellés. La limitation de l'opération dans le temps était donc déjà acquise. Elle a été ensuite confirmée par l'arrêt du 13 juin 2019 qui précise que le maintien des personnes concernées à la disposition des agents des Douanes ne saurait dépasser le temps strictement nécessaire à la visite et à l'établissement du procès-verbal. A l'issue du contrôle, sauf dans l'hypothèse où les conditions d'une retenue douanière sont réunies, les agents des Douanes ne peuvent donc se permettre de retenir une personne contre son gré.

Mais le problème actuel ne réside pas dans l'inconstitutionnalité issue de la décision du 22 septembre, mais bien davantage dans ses conséquences qui n'ont été anticipées par personne.

 

 

Asterix chez les Goths. René Goscinny et Albert Uderzo. 1963

 

L'effet différé de l'abrogation


Cette déclaration d'inconstitutionnalité s'accompagne, comme c'est souvent le cas en matière de QPC, d'une abrogation à effet différé. L'article 62 de la Constitution précise en effet qu'une "disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision". Le Conseil peut donc reporter la date de l'abrogation effective de la disposition déclarée inconstitutionnelle mais il peut en outre déterminer "les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». 

En l'espèce, dans la QPC du 22 septembre 2022, le Conseil note que l'abrogation immédiate de l'article 60 entrainerait des conséquences manifestement excessives, notamment en entachant de nullité les affaires en cours. Il reporte donc l'abrogation au 1er septembre 2023. Et il prend soin d'ajouter que "les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité".

Cette abrogation à effet différé peut s'expliquer par le souci, légitime, de laisser au législateur le temps de tirer les conséquences de la déclaration d'inconstitutionnalité, tout en laissant intactes les situations en cours lorsqu'il n'apparaît pas nécessaire de les modifier immédiatement.

Sans doute, mais, dans le cas de la décision du 22 septembre 2022 les choses ne se sont pas passées comme prévu. Les avocats se sont engouffrés dans la brèche ainsi ouverte et ont obtenu bon nombre de relaxes et d'annulations de saisies douanières De leur côté, les Douaniers ont vu leurs dossiers s'effondrer et ont eu le sentiment détestable que tout leur travail était détruit. 

 

Une rédaction peu claire

 

Certes, le Conseil avait pris soin d'interdire que les mesures prises antérieurement à la décision du 22 septembre soient contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité. Mais, comme d'habitude, le Conseil constitutionnel se considère comme seul au monde, et en mesure de contrôler totalement les juges du fond. Il a sans doute pensé que cette interdiction de contester les mesures prises sur le fondement de l'article 60 en se fondant sur "cette inconstitutionnalité" issue de sa décision suffirait à assurer une entière sécurité juridique.

Cette formulation était brillante... de naïveté. En effet, les juges du fond ne se sont pas fondés sur l'inconstitutionnalité issue de la décision du Conseil constitutionnel. Ils ont tout simplement prononcé la nullité des procédures ou la relaxe des personnes poursuivies, en se fondant directement sur les dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, voire sur celles de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Or, il faut bien reconnaître que les juges du fond sont parfaitement compétents pour annuler une procédure sur l'un ou l'autre de ces fondements.

 

Le précédent de la garde à vue

 

Là encore, on constate que ces institutions n'ont pas de mémoire, et qu'il aurait pourtant été possible d'envisager la situation qui fut celle de la garde à vue, à une époque où la présence de l'avocat n'était pas encore une obligation légale.

Souvenons-nous. Dans un arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, la Cour européenne des droits de l'homme consacrait un droit à l'assistance d'un avocat "dès les premiers stades des interrogatoires, formulation précisée l'année suivante dans la décision Dayanan c. Turquie du 13 octobre 2009. La CEDH énonce alors que tout accusé bénéficie des droits de la défense "dès qu'il est privé de liberté". Frappé par la ressemblance, à l'époque, entre le système turc de garde à vue et le système français, tous deux privant la personne gardée à vue de l'assistance d'un avocat, certains commentateurs avaient alerté les pouvoirs publics. La réponse invariable était alors que "la Turquie, ce n'était pas la France". 

La question a donné lieu à l'une des toutes premières QPC, et le Conseil constitutionnel a prononcé l'abrogation des dispositions du code de procédure pénale ne prévoyant pas la présence de l'avocat, dans une décision du 30 juillet 2010. Il se fondait alors sur l'atteinte aux droits de la défense et, pour empêcher la nullité de procédures en cours, il a repoussé les effets de l'abrogation au 1er juin 2011. Le ministère de la justice a alors tranquillement attendu une nouvelle intervention du législateur pour modifier le droit existant.

Mais là aussi, cette attitude relevait d'une surprenante naïveté. Car la CEDH a finalement considéré que la situation française était identique à la situation turque, condamnant la France dans un arrêt Brusco du 14 octobre 2010. Là encore, les pouvoirs publics n'ont pas manifesté d'inquiétude. En effet, le parlement allait bientôt voter une loi le 14 avril 2011, texte qui devait entrer en vigueur le 1er juin 2011.

La mise en oeuvre de ces dispositions a pourtant été quelque peu précipitée. Dès le lendemain du vote de la loi, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, le 15 avril 2011, a rendu trois arrêts annulant des gardes à vue qui s'étaient déroulées sans avocat. La Cour ne s'est pas fondée sur la décision du Conseil constitutionnel, et pas davantage sur la nouvelle loi qui n'était pas encore applicable. Elle s'est tout simplement fondée sur la jurisprudence de la CEDH, écartant de facto le délai imposé par le Conseil constitutionnel.

Mutatis mutandis, l'abrogation de l'article 60 du code des Douanes rencontre des difficultés identiques, à part que les juges du fond ne se fondent pas sur la Convention européenne mais sur la Déclaration de 1789. Il faut maintenant réécrire l'article 60 le plus rapidement possible. Mais ce n'est pas si simple, car, dans sa décision du 29 décembre 2022, le Conseil sanctionne la disposition qui autorisait le gouvernement à procéder à cette réécriture par voie d'ordonnance. Il est incontestable qu'il s'agissait d'un cavalier législatif qui n'avait rien à faire dans la loi de finances. Il faudra donc attendre le vote d'une loi spécifique, ce qui risque de prendre du temps si l'on considère l'encombrement actuel du parlement. La triste histoire de l'article 60 illustre donc, une nouvelle fois, l'absence d'anticipation et la totale improvisation de la haute administration. Surtout, elle met en lumière les difficultés de l'abrogation différée, si chère au Conseil constitutionnel, mais finalement incapable d'assurer la sécurité juridique.

 

 Perquisitions et visites domiciliaires : Chapitre 8, section 3, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet

 

vendredi 13 janvier 2023

La prescription acquisitive au profit d'une personne publique


Dans un arrêt du 4 janvier 2023, la 3e chambre civile de la Cour de cassation, affirme que les personnes publiques peuvent acquérir un bien immobilier par prescription acquisitive, ou usucapion.  Avouons que c'est le genre de sujet qui ne fait guère vibrer la doctrine, du moins celle qui s'intéresse aux libertés publiques. 

Elle considère généralement que le droit de propriété est un droit de seconde zone. Lorsqu'il s'agit de la propriété des personnes privées, on l'étudie en droit civil des biens. Lorsqu'il s'agit de la propriété des personnes publiques, c'est le droit administratif des biens qui est sollicité, avec son cortège de normes techniques et ses empilements de procédure. Et pourtant, l'arrêt du 4 janvier 2023 concerne au premier chef les libertés publiques. En permettant aux personnes publiques d'acquérir une propriété immobilière par prescription acquisitive, il offre aux collectivités un intéressant moyen d'action, quand on sait que l'appropriation publique est souvent l'instrument le plus efficace pour assurer la sauvegarde de biens, notamment culturels, voire tout simplement pour faire entrer dans la voirie communale des chemins privés entretenus depuis longtemps aux frais de la collectivité.

 

L'usucapion

 

L'article 2258 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008, définit la prescription acquisitive comme "un moyen d'acquérir un bien ou un droit par l'effet de la possession sans que celui qui l'allègue soit obligé d'en rapporter un titre ou qu'on puisse lui opposer l'exception déduite de la mauvaise foi". Ainsi, la propriété ne se perd pas par le non-usage du bien, mais elle se perd par l'usage du bien par une autre personne. Celle-ci pourra alors être considérée comme propriétaire, à l'issue d'un délai de trente ans, et ceci sans bourse-délier.

La justification de l'usucapion se trouve finalement dans le principe simple d'adaptation du fait au droit. Il s'agit de prendre acte d'une situation dans laquelle le droit de propriété sur un bien n'est plus exercé par celui qui en était titulaire, une autre personne, publique ou privée, se substituant à lui pour assumer les charges liées à ce bien. 

La conformité de cette procédure à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme a suscité des interrogations, dans la mesure où le transfert de propriété ne s'accompagne d'aucune indemnistation. Après quelques hésitations, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 30 août 2007, J. A. Pye (Oxford) Ldt et J. A. Pye (Oxofrd) Land c. Royaume-Uni, a toutefois considéré que cette procédure ne portait pas une atteinte excessive à l'alinéa 1er du Protocole n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, disposition qui protège précisément le droit de propriété.

Quant à la conformité de la prescription acquisitive à la Constitution, et plus particulièrement à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui précise que nul ne peut être privé de sa propriété que "sous la condition d'une juste et préalable indemnité", la question n'a pas été posée. En effet, dans un arrêt du 17 juin 2011, la même 3è Chambre civile de la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur ce sujet. Le raisonnement de la Cour était alors un peu quelque peu "jésuitique". L'idée était que l'usucapion n'a ni pour objet, ni pour effet, de priver une personne de son droit de propriété. Elle permet seulement au possesseur, sous certaines conditions, et par le simple écoulement du temps, de bénéficier d'un titre de propriété correspondant à une situation de fait qui n'a pas été contestée pendant une très longue durée.  Avouons que l'analyse n'était guère satisfaisante, car l'usucapion a tout de même pour effet de priver la personne de tous les attributs du droit de propriété, ce qui peut être considérer comme une privation du droit de propriété lui-même.

 

 

Le Domaine des Dieux

René Goscinny et Albert Uderzo. 1971

 

 

Une évolution substantielle de la jurisprudentielle 

 

La question de l'usucapion au profit d'une personne publique n'a pas souvent été envisagée, tout simplement parce que la question ne s'est guère posée. Et lorsqu'elle se posait, la prescription acquisitive était écartée. Dans un contentieux portant sur l'élargissement d'un chemin par une commune, la Cour d'appel de Rennes, le 30 octobre 2012 affirmait ainsi que la collectivité "ne peut invoquer à son profit la prescription acquisitive, une personne publique ne pouvant (...) bénéficier du régime juridique de la possession". Cette analyse reposait sur l'idée que le code général de la propriété des personnes publiques dresse, dans sa partie législative, une liste des différents modes d'acquisition des biens mobiliers et immobiliers (art. L 1111-1 et suivants). Cette liste est présentée comme exhaustive, excluant les autres modes d'acquisition du droit commun, figurant dans le code civil.

Dans son arrêt du 4 janvier 2023, la Cour de cassation fait, en quelque sorte, bénéficier les collectivités publiques d'un procédé du droit commun. La décision semble logique dans la mesure où ce qui constitue le coeur de l'usucapion, à savoir la mise en conformité du droit au fait, peut être invoqué aussi bien au profit d'une personne publique. De même, cette décision offre aux collectivités un outil de gestion, certes exceptionnel, mais aussi destiné à répondre à des situations inextricables. On imagine ainsi les biens plus ou moins abandonnés par une indivision trop nombreuse et ingérable, des chemins pas entretenus par des propriétaires éloignés, ou des terrains non défrichés, etc. Bien souvent, les collectivités sont contraintes d'effectuer un entretien minimum, ne serait-ce que pour assurer la sécurité, mais elles ne peuvent entreprendre des travaux plus importants, travaux qui seraient effectués au profit de personnes privées. L'usucapion, aussi exceptionnelle soit-elle, permet ainsi aux collectivités territoire de conserver le contrôle de leur espace en leur retirant à ceux qui, précisément, sont absents et indifférents.


Les atteintes du droit de propriété : Chapitre 6 Section 2 du manuel sur internet 

mardi 10 janvier 2023

Sanctions disciplinaires et contrôle de cassation : Vous avez dit "hors de proportion" ?


L'arrêt du Conseil d'État rendu le 30 décembre 2022, M. B. A., annule une sanction disciplinaire prononcée à l'encontre d'un professeur d'Université par le Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (CNESER). Exerçant son contrôle de cassation, le Conseil d'État n'hésite pas à considérer que la sanction était trop faible, renvoyant donc l'affaire une nouvelle fois devant le CNESER.

L'affaire est bien connue dans le monde académique, et peut-être est-ce la raison pour laquelle le site du Conseil d'État fait état du patronyme de l'intéressé, au mépris de toutes les instructions données par la Haute Juridiction elle-même sur l'anonymisation des décisions de justice. 

Quoi qu'il en soit, M. B. A. s'est fait connaître, en mars 2018, après avoir participé à l'expulsion pour le moins musclée d'étudiants qui occupaient un amphithéâtre de la faculté de droit de Montpellier. Même si l'on était dans un contexte très tendu, lié à une contestation de la réforme de l'entrée dans l'enseignement supérieur par ParcourSup, il n'est pas en usage qu'un professeur use de la violence pour procéder lui-même à l'évacuation. Il est vrai qu'il n'était pas seul, puisqu'il semble avoir mis en place un petit groupe d'une dizaine de personnes cagoulées, armées de planches de bois et de pistolets à impulsions électriques. Ils ont fait usage de ces armes et l'opération s'est soldée par plusieurs blessés légers parmi les occupants de l'amphithéâtre. Mais M. B. A a agi à visage découvert et a été identifié par de nombreux témoignages, photos et vidéos. Il a donc fait l'objet de poursuites disciplinaires, comme d'ailleurs le Doyen de l'Université, accusé d'avoir autorisé, voire orchestré, cette action de commando. 

 


 Gare de La Folie-Complexe Universitaire

ancien nom de Nanterre Université (circa 1966-1970)

 

La procédure disciplinaire

 

Le dossier disciplinaire a été délocalisée, et c'est donc la section disciplinaire de Sorbonne-Université qui s'est prononcée. Le Doyen a été frappé d'une interdiction d'exercer toute fonction d'enseignement ou de recherche pendant cinq ans avec privation de la totalité du traitement. Proche de la retraite, il n'est donc jamais revenu à l'Université, et il n'est pas partie au recours. 

Quant à M. B. A., une révocation a été prononcée, motivée par deux éléments essentiels. D'une part, ses fonctions de professeur ne lui conféraient aucune compétence en matière de maintien de l'ordre dans l'Université, et il n'avait aucune raison de se trouver sur les lieux. D'autre part, la préparation active à une telle action et l'exécution d'actes de violence ont été jugées incompatibles avec le comportement d'un professeur des Universités.

En appel, le CNESER, qui s'est prononcé le 23 mars 2022, a ramené la sanction à l'interdiction d'exercer des fonctions d'enseignement pendant quatre ans dans tout établissement public d'enseignement supérieur, avec privation de la totalité du traitement. Pour le CNESER, les actes de violence étaient en effet constitutifs d'une faute lourde, mais le rôle d'organisateur du commando n'était pas clairement établi. Cette sanction permettait à M. B. A. de reprendre ses fonctions d'enseignement à l'Université de Montpellier, dès mars 2023.

Mais un double pourvoi en cassation a été déposé, émanant de l'Université de Montpellier et du ministre de l'Enseignement supérieur.

L'intérêt de la décision réside tout entier dans une seule petite phrase. Le Conseil estime en effet que le CNESER, "statuant en matière disciplinaire, a retenu une sanction hors de proportion avec les fautes commises". Il estime donc que la sanction de quatre ans d'interdiction d'exercer ses fonctions est une sanction trop modeste par rapport aux actes reprochés à M. B. A


Étendue du contrôle de cassation


Cette petite phrase conduit à s'interroger sur l'étendue du contrôle de cassation exercé par le Conseil d'État, en matière disciplinaire.

Le rapporteur public, dans ses conclusions publiées sur la base de données Ariane, propose l'annulation de la sanction, en se fondant sur la jurisprudence issue de l'arrêt d'assemblée M. B. rendu le 30 décembre 2014. Il déclarait alors, à propos d'une sanction infligée par l'Ordre des médecins : "que si le choix de la sanction relève de l'appréciation des juges du fond au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, il appartient au juge de cassation de vérifier que la sanction retenue n'est pas hors de proportion avec la faute commise et qu'elle a pu dès lors être légalement prise". Cette formulation n'est guère éclairante sur l'étendue du contrôle de cassation dans ce domaine.

En témoignent l'embarras des explications données par les membres du Conseil d'État eux-mêmes. Les deux rapporteurs en charge de la traditionnelle chronique de jurisprudence de l'Actualité juridique droit administratif (AJDA) affirment ainsi que ce contrôle est "intermédiaire entre dénaturation et qualification juridique". Quelques mois plus tard, le rapporteur public sur l'arrêt La Poste du 27 février 2015 ne simplifiait pas les choses en se demandant « si la meilleure formule pour rendre compte du contrôle de cassation que la décision B... a consacré ne serait pas celle d'un contrôle de l'erreur manifeste dans la qualification juridique des faits opérée par le juge du fond ». Même le juriste le plus imprégné des subtilités, voire de l'obscurité, des analyses du Conseil d'État, risque de renoncer à comprendre.

 

Un contrôle de proportionnalité qui ne dit pas son nom

 

Si l'on se tourne vers la jurisprudence qui a suivi l'arrêt M. B. de 2004, on comprend un peu mieux la démarche du Conseil d'État, juge de cassation. Celui-ci veut affirmer haut et clair qu'il n'exerce aucun contrôle sur l'appréciation des faits réalisée par les juges du fond, car c'est tout de même le principe du contrôle de cassation. Mais en même temps, ce même juge de cassation ne veut pas se priver de toute ingérence dans ce contrôle, et il invente ce qu'il présente comme un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation, limité à la qualification des faits. Mais, en réalité, le juge de cassation exerce un contrôle de proportionnalité, à peu près dans les mêmes conditions que s'il était juge d'appel.

Dans la plupart des décisions, le juge de cassation se borne à énoncer que la sanction prononcée "n'est pas disproportionnée", sans trop de précision. Il en juge ainsi, par un arrêt du 18 octobre 2018, dans le cas de la révocation d'un instituteur pour des appels téléphoniques malveillants et répétés. Il en est de même, dans une décision du 9 octobre 2020, de la révocation d'un professeur des Universités qui avait un comportement inapproprié à l'égard de jeunes étudiantes, notamment sur les réseaux sociaux, et avait en outre fait pression sur des témoins dans le cadre de l'instruction de la procédure.

Sur ce plan, la décision du 30 septembre 2022 semble très directement inspirée d'un arrêt du 18 juillet 2018, Ministre de l'éducation nationale c. Z., la seule qui juge une sanction "hors de proportion". Il estime alors "hors de proportion toute autre sanction que la mise à la retraite d’office" pour un enseignant condamné à deux ans de prison avec sursis pour l'agression sexuelle de deux mineurs âgés de quatorze ans commise, en dehors de son activité d'enseignant. Le juge s'appuie alors sur "l'exigence d'exemplarité et d'irréprochabilité qui incombe aux enseignants dans leurs relations avec des mineurs, y compris en dehors du service".

Dans le cas du professeur qui évacuait l’amphithéâtre manu militari, le Conseil d'État estime la sanction d'interdiction temporaire d'exercice pendant quatre ans prononcée par le CNESER "hors de proportion". Il se fonde sur l'article L. 952-8 du code de l’éducation qui établit l'échelle des sanctions applicables aux enseignants. L'interdiction temporaire constitue le 5è niveau de sanction, et le juge rappelle que cette interdiction peut aller jusqu'à cinq ans. Or, en l'espèce, M. B. A. a bénéficié d'une version quelque peu allégée de cette sanction, avec une interdiction de quatre ans lui permettant de reprendre ses cours en mars 2023. Au-delà de cette interdiction, le niveau 6 est constitué par la mise à la retraite d'office et le 7 par la révocation. En l'espèce, le Conseil d'État juge que les faits reprochés à M. B. A. sont d'une extrême gravité, et que la sanction est "hors de proportion" avec les fautes commises. 

 

Contrôler le CNESER

 

La sanction est donc annulée et l'affaire renvoyée au CNESER qui devrait se prononcer une nouvelle fois, sachant qu'il n'a plus le choix qu'entre la mise à la retraite d'office ou la révocation. Cette fois, on peut s'interroger sur l'étendue d'un contrôle de cassation qui, in fine, conduit à priver totalement l'autorité compétente du choix de sa décision. On note d'ailleurs l'étrange propos du rapporteur qui affirme que "seule une mesure d’éviction définitive du service peut également être infligée, étant précisé qu’à nos yeux la radiation s’impose". Il est bien possible que la radiation s'impose, mais en quoi le rapporteur est-il compétent pour le dire ? Est-il dans son rôle d'influencer la future décision du CNESER ? Heureusement, le Conseil d'État n'a pas repris ces propos, car il aurait sans doute fait acte d'administrateur.

L'affaire soumise au Conseil d'État est, à certains égards, exemplaire. Exemplaire d'abord du lien existant désormais entre procédure pénale et procédure administrative. Le principe de l'indépendance totale entre les deux types de sanctions a désormais vécu. Dans le cas de M. B. A., son dossier pénal a en effet pesé lourd. Il a été condamné par le tribunal correctionnel le 2 juillet 2021, après la décision disciplinaire du CNESER, pour violence en réunion, à une peine de prison de quatorze mois, dont huit avec sursis, ainsi qu'à une interdiction d'exercer toute fonction publique pendant un an. La sévérité de la peine pénale s'explique par le fait que l'intéressé était en situation de récidive, ayant été condamné en 2013 pour violences envers une personne vulnérable.

Exemplaire aussi, car la décision du 30 décembre 2022 semble envoyer un message à l'Université, incapable d'exercer son pouvoir de sanction. Le CNESER est trop souvent considéré comme un ventre mou destiné à étouffer les affaires, à empêcher qu'elles fassent des vagues. Quel vieux professeur n'a pas eu dans son entourage professionnel un collègue qui se comportait de manière inappropriée avec des étudiants ou des étudiantes ? Qui n'a pas connu tel collègue plagiaire, ou tel autre qui laissait soutenir des thèses de complaisance ? Ces faits sont rares, et même très rares, car l'écrasante majorité des universitaires sont attachés au service public et assurent leur mission en ayant pour unique but la réussite de leurs étudiants. Et leurs efforts sont admirables, dans un contexte particulièrement difficile où l'Université ne fait que prendre des coups. Au nom de son excellence même, l'Université doit assumer un rôle important, celui de balayer devant sa porte.


jeudi 5 janvier 2023

Cantines : Le porc de l'angoisse



La question des menus de la cantine scolaire fait l'objet d'un débat récurrent depuis déjà quelques années. Elle ressurgit actuellement avec la décision du maire de Morières-les-Avignon (Vaucluse) de supprimer les repas de substitution des cantines scolaires de la ville. Comme d'habitude, le débat repose sur des échanges purement politiques. D'un côté, l'élu qui présente la décision comme étant d'ordre technique ou financier. En l'espèce, le maire considère qu'il avait le choix entre augmenter les tarifs de la cantine ou supprimer les menus de substitution. De l'autre côté, des opposants qui insistent sur l'appartenance de l'élu au Rassemblement national et qui s'appuient sur la liberté religieuse pour invoquer un droit d'obtenir des repas sans porc. 

Comme d'habitude donc, toute référence au droit positif fait cruellement défaut, au point que l'on a le sentiment qu'il n'existe pas. Certes, aucune loi relative au principe de neutralité dans les cantines scolaires n'a été votée, mais une jurisprudence s'est néanmoins développée, dont la caractéristique essentielle réside dans sa remarquable ambiguïté. C'est si vrai que la décision du maire de Morières-les-Avignon s'inscrit parfaitement dans cette jurisprudence qu'il a très bien comprise et qu'il sait exploiter.

 

Une circulaire qui manque de clarté

 

En septembre 2015, le conseil municipal de Châlon-sur-Saône avait modifié le règlement intérieur des cantines scolaires, pour ne proposer désormais qu'un seul type de repas à l'ensemble des enfants, au motif que "le principe de laïcité interdit la prise en considération de prescriptions d’ordre religieux dans le fonctionnement d’un service public". La délibération mettait donc clairement en avant le principe de neutralité du service public. Elle n'était pas dépourvue de fondement juridique, car le Conseil d'État affirmait, dans son arrêt du 14 avril 1995, Consistoire central des Israélites de France, que le respect du principe de neutralité implique que les différences de situation résultant des convictions religieuses ne sauraient remettre en cause le fonctionnement normal du service public.

Cet arrêt est rappelé dans une circulaire du 16 août 2011 du ministre de l'Intérieur. Il en déduit que les parents d'élèves ne peuvent exiger la mise en place de menus de substitution. Mais, dans la même circulaire, il affirme aussi que les élus peuvent néanmoins les organiser. Pour une circulaire qui se présente comme "relative au rappel des règles afférentes au principe de laïcité", il faut reconnaître qu'elle n'est pas un modèle de clarté, ni d'ailleurs de courage.

La question du respect de la neutralité dans les cantines scolaires figure donc dans un "droit mou", susceptible de donner lieu à différentes interprétations. Une aubaine pour le juge administratif qui a élaboré une jurisprudence qui lui permet de pratiquer l'art du "en même temps". En témoigne le parcours contentieux de l'affaire de Châlon-sur-Saône.


Un parcours contentieux chaotique


Un premier jugement du tribunal administratif de Dijon en 2017 avait annulé la délibération supprimant les menus de substitution. Elle s'appuyait sur la convention sur les droits de l'enfant de 1989, dont l'article 3 énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le concernant. Supprimer le menu de substitution peut en effet conduire certains enfants à ne pas se nourrir ou à se nourrir moins bien pour ne pas consommer de produits proscrits par leur religion. 

La Cour administrative d'appel (CAA) de Lyon avait annulé cette décision le 23 octobre 2018 pour des motifs de forme, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ayant cru bon de développer ce même moyen devant le tribunal administratif alors qu'elle n'y était invitée que comme Amicus curiae.  N'étant pas partie à l'instance, n'ayant aucun intérêt direct à promouvoir, la CNCDH ne pouvait donc y produire que "des observations d'ordre général" et ne devait pas se prononcer sur le fond de dossier. La maladresse d'un Amicus curiae sorti de son rôle pour privilégier son activité militante est donc à l'origine de l'annulation par la Cour administrative d'appel du jugement rendu par le tribunal de Dijon.

 


 Tchoupi mange à la cantine. Thierry Courtin, 2013

 

Une jurisprudence ambiguë

 

A l'issue de ce difficile parcours contentieux, la question des menus de substitution dans les cantines scolaires de Châlon-sur-Saône est parvenue au Conseil d'Etat le 11 décembre 2020. Conformément à sa longue tradition de prudence et de circonspection en matière de laïcité, il annule la délibération du conseil municipal supprimant ce type de menu, tout en jugeant qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon les contraintes alimentaires imposées par leur religion. En d'autres termes, les élus peuvent faire ce qu'ils veulent.

La CAA de Lyon, sans pour autant annuler la décision sur ce fondement, avait déjà envisagé la mise en oeuvre du principe d'adaptation, ou de mutabilité, du service public. Pour René Chapus, il signifie que le régime des services publics "doit pouvoir être adapté, chaque fois qu'il le faut, à l'évolution des besoins collectifs et aux exigences de l'intérêt général", conditions contrôlées par le juge. Rien n'interdit aux élus de proposer des menus alternatifs aux enfants, afin qu'ils bénéficient d'un repas équilibré sans être contraints de consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses. Dans ce cas, c'est l'intérêt de l'enfant qui fonde la décision, pas le respect du principe de laïcité. Le principe de neutralité du service public est donc présenté comme hiérarchiquement inférieur au principe d'adaptation. Cette hiérarchisation des célèbres "lois de Rolland" pourrait cependant prêter à débat.

On observe ainsi que des menus de substitution peuvent être proposés, en masquant quelque peu que leur objet est essentiellement d'ordre religieux.


Les élus peuvent ne pas accorder de menus de substitution


Les collectivités locales ont la charge du service de restauration scolaire, qu'elles peuvent assurer elles-mêmes ou déléguer à une entreprise privée. Dans l'un et l'autre cas, le service public de restauration est intrinsèquement lié au service public de l'enseignement. Il est donc soumis au même principe de neutralité. Celui-ci interdit qu'il soit assuré de manière différente en fonction des convictions politiques ou religieuses des personnes. Du point de vue des usagers, il signifie que les parents d'élèves ne peuvent invoquer leurs convictions religieuses pour demander un traitement particulier de leurs enfants. Dans un arrêt Mme Renault du 25 octobre 2002, le Conseil d'Etat rappelle qu'une commune n'est pas tenue de mettre en place des menus de substitution pour tenir compte des interdits alimentaires liés à certaines religions. 
 
Cette règle ne concerne pas seulement les interdits alimentaires liés à la religion. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 20 mars 2013 Association végétarienne de France c. ministre de l'agriculture, l'oppose à des parents d'élèves désirant des menus sans protéines animales. Sur ce point, le juge français reprend le raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt du 7 décembre 2010, Jacobski c. Pologne, elle sanctionne le refus des services pénitentiaires polonais de procurer à un détenu bouddhiste un menu végétarien conforme à ses convictions religieuses. Aux yeux de la Cour, il y a certes violation de l'article 9 de la Convention qui garantit la liberté religieuse, mais cette violation n'est constituée que dans la mesure où le malheureux détenu n'a pas la possibilité de sortir pour aller manger ailleurs. 
 
Précisément, les élèves des écoles peuvent aller manger ailleurs, et le Conseil d'Etat, dans sa décision de 2020, ne manque pas de rappeler le caractère facultatif de la fréquentation des services de restauration scolaire. Autrement dit, en termes moins diplomatiques, les parents qui ne sont pas satisfaits des menus proposés à leurs enfants peuvent toujours mitonner à la maison des petits plats conformes à leurs convictions religieuses, philosophiques, ou diététiques.
 

Les élus peuvent supprimer les menus de substitution

Existe-t-il un droit acquis aux menus de substitution ? La question mérite d'être posée, car une commune qui refuse de mettre en place ces menus est dans une position moins délicate que celle qui décide de supprimer des menus dérogatoires existants.

Sur ce point, la décision de 2020 est quelque peu surprenante. Elle estime en effet qu'un élu ne peut se fonder sur le principe de neutralité pour supprimer ces menus de substitution. En l'espèce, le Conseil d'Etat annule la délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône, au motif qu'elle se fonde sur le respect des seuls principes de laïcité et de neutralité du service public.

"En même temps", le Conseil d'Etat donne aux élus quelques pistes pour supprimer ces repas sans encourir ses propres foudres. Ils doivent simplement fonder leur argumentation, non sur la neutralité, mais sur les nécessités du service. Ils peuvent faire état de contraintes techniques, par exemple la faiblesse du personnel de cuisine, voire de contraintes financières si le coût de ces repas spécifiques se se révèle élevé, notamment en raison de la diversité des demandes ou de la contraction du budget de la commune. 

C'est exactement ce que fait le maire de Morières-les-Avignon, qui a bien lu la jurisprudence, et qui s'appuie sur des motifs purement financiers. Evidemment, on se doute bien que d'autres motifs ne sont pas absents de sa décision, mais comment reprocher à un élu une motivation quelque peu hypocrite, alors que la jurisprudence du Conseil d'État n'a pas le courage de poser des règles claires ? N'est-il pas normal que l'élu exploite une jurisprudence qui lui permet de faire respecter le principe de neutralité, à la seule condition de ne pas le dire ? 

Les élus du Rassemblement national ne détestent pas se présenter comme les champions de la laïcité, reprenant à leur compte une valeur de la République que les plus hautes autorités de l'État semblent avoir abandonnée. On peut regretter cet abandon, et penser que c'est le rôle du législateur de prendre position sur ces questions. Pourquoi les cantines scolaires ont-elles été absentes du débat sur la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ? Ne serait-il pas utile de prendre une position claire dans une norme législative, ce qui mettrait fin à l'angoisse des élus confrontés à ce problème. Ils pourraient en effet, tout simplement, appliquer la loi.