« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 30 décembre 2020

Liberté Libertés Chéries vous souhaite une heureuse année 2021

Liberté Libertés Chéries remercie ses lecteurs et ses invités qui ont contribué au débat sur les libertés durant une année 2020 où il s'est révélé à la fois vif et passionnant. 

Pour leur souhaiter une excellente année 2021, elle leur offre en étrennes cet extrait des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau, la "danse du grand calumet", celle qui fait venir la paix sur les "forêts paisibles" des libertés publiques.

 


 

Danse du grand calumet ("Forêts paisibles")

Les Indes Galantes. Jean-Philippe Rameau

Orchestre Cappella Mediterranea, direction Leonardo Garcia Alarcon

Mise en scène : Clément Cogitore

Chorégraphie : Bintou Dembele

Opera Garnier, octobre 2019



samedi 26 décembre 2020

Le portrait-robot ou les limites du droit à l'information


Dans son arrêt Sellami c. France rendu le 17 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère que la condamnation d'un journaliste pour recel de secret professionnel n'emporte pas violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, celui-là même qui garantit le droit à l'information. Une telle décision ne plaira sans doute pas au monde de la presse, toujours enclin à revendiquer une liberté d'expression absolue, et qui avait pourtant trouvé dans la jurisprudence européenne un soutien relativement puissant. Il semble aujourd'hui que celle-ci cherche un nouvel équilibre entre le droit à l'information et les secrets protégés par l'Etat.

Le requérant, journaliste au Parisien, a été condamné par les juges français pour recel de violation du secret professionnel. A la suite de trois viols commis en quelques jours, à Paris et en région parisienne, à la fin décembre 2011, il avait publié un portrait-robot établi par les services de l'identité judiciaire après la première agression. Hélas, ce premier portrait ne correspondait pas du tout à la personne recherchée, et la police avait été inutilement assaillie de nombreux appels de personnes prétendant la reconnaître. Elle avait ensuite été contrainte de publier un appel à témoin sur la base d'une photo représentant le suspect de manière certaine. La publication du portrait-robot erroné avait donc ralenti l'enquête. Bien entendu, il avait été impossible d'identifier l'auteur de la fuite, le journaliste ayant invoqué le secret des sources. 

L'article 321-1 du code pénal définit le recel comme "le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d'intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d'un crime ou d'un délit". Certes, celui qui a transmis le portrait-robot au journaliste n'a pas été identifié, mais les juges français, et notamment la Cour de cassation, ont admis qu'il ne pouvait s'agir que d'une personne travaillant au sein des forces de police, c'est-à-dire nécessairement soumise au secret professionnel. 


Secret professionnel ou secret de l'instruction


Pour le requérant, ces poursuites pour recel de violation du secret professionnel constituent une atteinte au principe de prévisibilité de la loi. Il estime en effet qu'un journaliste ne saurait être poursuivi que pour violation du secret de l'instruction, sur le fondement de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881. Mais le commissaire D., en charge de l'enquête et particulièrement furieux de cette publication, avait pu ainsi se porter partie civile et demander de substantiels dommages et intérêts. 

Comme on pouvait s'y attendre, la CEDH considère que l'existence d'un délit de presse sanctionnant la violation du secret de l'instruction n'a pour effet d'interdire de diligenter des poursuites sur le fondement du recel de violation du secret professionnel. La Cour a d'ailleurs déja considéré, dans sa décision Hacquemand c. France du 30 juin 2009, que le choix de l'article 321-1 du code pénal répond à l'exigence de prévisibilité de la loi. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors que le journaliste ne pouvait ignorer que sa source violait le secret professionnel en lui communiquant le portrait-robot ?

En statuant ainsi, la CEDH reconnaît que deux des conditions posées par l'article 10 de la Convention européenne soit remplies : l'ingérence dans la liberté d'expression du journaliste est prévue par la loi et elle répond à but légitime, puisqu'il s'agit d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles. 



Les amours de journaux. Salvatore Adamo, 1968


Le débat d'intérêt général

 

Reste la troisième et plus délicate condition à l'ingérence dans la liberté de presse : sa "nécessité dans une société démocratique". En l'espèce, le requérant estime que son article s'analyse comme une contribution au débat d'intérêt général. On se souvient en effet que la CEDH avait utilisé cette notion purement prétorienne pour faire prévaloir la liberté de l'information sur les secrets protégés. Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, elle avait ainsi considéré que "des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire" se rattachaient à un débat d'intérêt général nécessaire dans une société démocratique, la presse jouant précisément un rôle de "chien de garde" de la démocratie .Par la suite, la Cour avait considérablement élargi l'espace de ce débat d'intérêt général, l'appliquant notamment à la révélation de "l'enfant caché" du prince Albert de Monaco. A priori, le fait de rendre compte d'une affaire pénale relève donc du "débat d'intérêt général". 

L'arrêt Sellami s'inscrit toutefois dans une jurisprudence plus restrictive, qui refuse désormais de faire prévaloir la liberté de presse dans deux situations bien précises, qui sont réunies dans la décision. 

 

La déontologie du journaliste

 

La première touche directement à la déontologie du journaliste qui doit vérifier l'exactitude des informations qu'il publie (par exemple : CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France). Dans le cas présent, le portrait-robot réalisé à l'aide d'une description faite par une seule victime, ne correspondait plus, au moment de sa publication, au signalement de l'auteur présumé des faits. Or, le journaliste l'a présenté comme correspondant au signalement du violeur en série, sans vérifier sa fiabilité.


Le sensationnalisme

 

Ceci nous conduit à la seconde situation dans laquelle la Cour écarte la prééminence de la liberté de presse, celle de la recherche exclusive du sensationnalisme. Elle est d'ailleurs liée à l'absence de préoccupation déontologique. Le journaliste cherchait le "scoop". Il s'agissait de satisfaire la curiosité des lecteurs, fût-ce au prix de la rigueur professionnelle.

Dans l'arrêt Bédat c. Suisse du 29 mars 2016, la CEDH était déjà saisie de la manière dont un journal avait rendu compte d'un fait divers. Elle notait alors que "le style de l'article ne laisse aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article". Dans l'affaire Sellami, la Cour se place davantage sur le terrain des choix éditoriaux, notant que la publication du portrait-robot s'accompagne d'une "mise en scène particulière", présentée "dans une colonne spécifique, sur un fond de couleur différente", et titrée : "Il agit comme un prédateur". De toute évidence, la démarche relevait du sensationnalisme.

L'arrêt Sellami illustre ainsi une évolution du droit européen qui tend à se soustraire à une influence américaine devenue très prégnante. Alors que la jurisprudence de la CEDH s'inspirait largement d'une conception absolutiste de la liberté de presse inspirée du Premier Amendement, elle tend aujourd'hui à reprendre son autonomie. Si la liberté de presse est indispensable à la démocratie, elle ne doit pas pour autant prévaloir sur la protection de la justice ou de la vie privée des personnes. La Cour européenne refuse ainsi la confusion entre l'intérêt public et l'intérêt du public, protégeant ainsi in fine la qualité de la presse. 


Sur le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 4 § 1, B, c.

mardi 22 décembre 2020

Aimez vous les uns les autres, ou l'infidélité entre époux


Le site de rencontres Gleeden, depuis sa création en 2009, se présente comme le lieu des "relations extra conjugales pensées par des femmes". Les campagnes de publicité sur les murs du métro ou les flancs des autobus ont évidemment suscité l'irritation des personnes particulièrement attachées aux valeurs chrétiennes. La Confédération des associations familiales catholiques (CAFC) a donc engagé un contentieux qui vient de s'achever avec la décision rendue par la première chambre civile de la Cour de cassation le 16 décembre 2020

Les associations catholiques voyaient dans cette apologie des rencontres extra conjugales une atteinte à la fidélité entre époux consacrée dans l'article 212 du code civil : "Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance". Elles ont donc engagé une action civile demandant à la fois l'annulation des contrats conclus entre Gleeden et ses abonnés, et l'interdiction des publicités de la société faisant référence à l'infidélité.

Le contentieux se déroule sur le terrain civil, tout simplement parce qu'il n'y en a pas d'autre. L'adultère n'est plus une infraction pénale depuis la loi du 11 juillet 1975. Au demeurant, les associations catholiques ne veulent pas la condamnation des épouses infidèles fréquentant Gleeden mais celle de la société elle-même, accusée d'inciter à l'infidélité. Mais les juges n'ont pas accédé à leur demande. Elles ont été déboutées, en première instance, puis en appel, puis devant la Cour de cassation.

 

La fidélité entre époux


La fidélité entre époux est attachée au mariage. La jurisprudence considère ainsi qu'une situation de concubinage, même formalisée dans un PACS, n'emporte aucune obligation de fidélité. 

Propre au mariage, l'obligation de fidélité entre époux a pour seule fonction de permettre la dissolution du lien matrimonial lors d'un divorce pour faute. Il s'agit d'une faute civile qui ne relève pas de l'ordre public et le manquement à cette obligation ne peut être sanctionnée à l'initiative d'un tiers, quand bien même il s'agirait d'un groupement d'associations catholiques. 

L'étude du contenu de la notion de fidélité entre époux témoigne d'une évolution vers une certaine dilution de cette obligation, au nom de la liberté de chacun des époux, de l'autonomie de sa volonté.



Les bigotes. Jacques Brel. 1964

Le devoir conjugal


En témoigne la première facette de la fidélité entre époux, traditionnellement constituée par le devoir conjugal. Pendant une longue période, le juge s'est plus ou moins interdit d'intervenir dans les relations sexuelles entre époux, au point que le fait pour un mari de contraindre son épouse n'était pas sanctionné. On considérait qu'il n'y avait pas de viol entre époux, car la violence n'était pas perçue comme illégitime, dès lors qu'il s'agissait d'imposer le devoir conjugal. 

Mais cette jurisprudence, incarnée par une décision de la Chambre criminelle du 19 mars 1910 est aujourd'hui obsolète. L'absence de consentement caractérise un viol entre époux, et la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de 1995 S.W. c. Royaume-Uni, précise que cette reconnaissance du viol entre époux est aujourd'hui une exigence liée à la "notion civilisée du mariage". Le devoir conjugal cède donc devant la liberté de chacun des époux, en l'occurrence la liberté de refuser une relation sexuelle. En revanche, le refus unilatéral d'accomplissement du devoir conjugal par l'un des époux est considéré comme fautif et peut donc justifier la rupture du lien matrimonial. Aujourd'hui, le devoir conjugal est donc dilué dans un mouvement général qui tend à accepter la dissolution du mariage pour altération du lien conjugal, quelle qu'en soit la cause. 


L'abstention de tout comportement infidèle


La seconde facette de la fidélité entre époux réside dans l'abstention de tout comportement infidèle. Elle connaît une évolution comparable comme en témoigne la décision de la Cour de cassation rendue le 16 décembre 2020. Depuis la dépénalisation de l'adultère, l'obligation de fidélité n'est plus qu'un élément des relations privées entre les époux. Là encore, on assiste à une dilution de la notion. Il ne s'agit plus d'interdire les relations sexuelles hors-mariage mais de sanctionner par le divorce les comportements qui portent atteinte aux relations de confiance exigées dans le mariage. Dans un arrêt du 28 septembre 2000, la 2è chambre civile a ainsi vu une atteinte à l'obligation de fidélité dans le cas d'une épouse qui "sort très fréquemment en boîte de nuit et fréquente les dancings" et qui "se montre aguicheuse envers les homme et a des comportements hautement injurieux pour la fidélité conjugale".

Ce qui est sanctionné est l'absence de confiance dans les rapports entre époux, car l'épouse s'est livrée à ces activités sans le consentement de son mari, voire à son insu. Dans le jugement de première instance de l'affaire Gleeden, le tribunal de grande instance de Paris avait déjà mentionné que le manquement à la fidélité dans le mariage pouvait ne pas être retenu comme cause de divorce "soit parce que les époux se sont déliés d'un commun accord de cette obligation, soit parce que l'infidélité d'un époux peut être excusée par le comportement de l'autre". Cette nuance montre bien que la fidélité entre époux est un notion à géométrie variable, dont les contours sont définis par les conjoints eux-mêmes. Seule peut justifier le divorce l'atteinte aux règles de vie qu'ils ont définies ensemble. 

Les associations catholiques ne peuvent donc prétendre représenter un ordre public immuable dans lequel la fidélité entre époux serait parfaitement univoque, et dont le contenu serait, comme par hasard, celui donné par l'Eglise qui considère le mariage comme un sacrement. Derrière l'arrêt de la Cour de cassation apparaît ainsi le rappel que la mariage, en droit civil, implique des obligations contractuelles sanctionnées par le divorce. Il n'est pas un sacrement, et est soumis à la loi de l'Etat.

Que l'on ne s'y trompe pas, dans cette arrêt Gleeden, la Cour de cassation consacre une liberté et Caroline Mecary, avocate de Gleeden, avait mis l'accent sur cet aspect du contentieux dès son origine. Si le mariage concerne, à l'évidence, l'état civil des personnes, la manière dont les époux vivent ensemble relève du droit au respect de leur vie privée. Ils peuvent s'autoriser, ou pas, des liaisons extra-conjugales, et ce choix ne concerne personne d'autre qu'eux. Le divorce ne sera prononcé pour faute que si, et seulement si, l'un des conjoints a manqué à ces règles internes, détruisant le lien de confiance qui existait dans le couple. In fine, on doit remercier la Confédération des associations familiales catholiques d'avoir ainsi offert à la Cour de cassation l'occasion de rappeler que la vie d'un couple ne regarde pas les associations familiales catholiques. 



Sur la liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1.

 


vendredi 18 décembre 2020

La bigamie devant la Cour de cassation



La question de la lutte contre la polygamie est revenue au coeur de l'actualité avec l'article 14 du projet de loi confortant les principes républicains, qui introduit une réserve générale de polygamie pour tous les titres de séjour. L'arrêt rendu le 4 novembre 2020 par la première chambre civile de la Cour de cassation vient conforter la nécessité de cette lutte,  car il montre que la polygamie est une réalité et que les juges éprouvent parfois des difficultés à gérer les situations qu'elle induit.

 

La nationalité par déclaration

 

En l'espèce, il s'agit de bigamie. M. F.,  ressortissant français avait épousé Mme G., de nationalité algérienne en 1998, union célébrée en Algérie et transcrite sur les registres d'état civil français ainsi que le naissance de cinq enfants qui en sont issus. En 2010, M. F. avait contracté un second mariage avec Mme P., toujours en Algérie, sans avoir divorcé de sa première femme. Le 6 mai 2014, conformément à l'article 21-2 du code civil, la première épouse avait fait une déclaration en vue d'acquérir la nationalité française. 

Un étranger qui contracte mariage avec un Français peut en effet, une fois passé un délai de quatre ans après le mariage, acquérir la nationalité française par simple déclaration. Dans le cas présent, Mme G. faisait donc cette déclaration seize ans après le mariage, ce qui n'est pas illicite en soi. L'article 21-4 de ce même code civil permet toutefois au gouvernement de s'opposer, par décret en Conseil d'Etat, à l'acquisition de la nationalité, dans un délai de deux ans après la déclaration faite par l'intéressée. Les motifs de ce refus peuvent reposer soit sur l'indignité, soit sur le défaut d'assimilation. Dans ce second cas, il est précisé que "la situation effective de polygamie du conjoint étranger (...) est constitutive du défaut d'assimilation". 

Certes, mais en l'espèce ce n'est pas seconde épouse algérienne qui est bigame, c'est son époux, ressortissant français. La Cour d'appel de Douai avait donc estimé que les autorités françaises ne pouvaient écarter la déclaration de nationalité, dès lors qu'il y avait bien communauté de vie entre les époux, principe posé par l'article 215 du code civil, applicable à tous les mariages. Mais c'était faire fi du second mariage, et c'est précisément ce que sanctionne la Cour de cassation.

 

Domicile conjugal. François Truffaut, 1970
 

 

L'absence de "communauté de vie"

 

Aux yeux de la Cour de cassation, la situation de bigamie d'un époux fait obstacle à l'existence même d'une communauté de vie. La Cour d'appel n'aurait donc pas dû évoquer les circonstances effectives de la vie quotidienne de M. F. et de Mme G. La présence de Mme P. depuis 2010 interdit d'envisager une "communauté de vie entre époux" qui comporterait trois époux. 

Cette référence à la "communauté de vie" a évidemment suscité l'irritation de ceux qui y ont vu un jugement moral sur la manière de vivre chacun. Sans doute n'ont-ils pas compris que la cour de cassation entendait se placer sur le terrain de la communauté de vie pour précisément écarter l'argument de la Cour d'appel invoquant l'existence d'une vie matrimoniale effective entre deux époux, en ignorant la situation de bigamie. Sur ce point, sa position est dans la ligne de la loi du 24 août 1993 qui a précisément introduit dans notre droit les dispositions permettant de contrôler la validité d'un mariage conclu à l'étranger avec un conjoint français. A l'époque, il s'agissait de mettre fin à une jurisprudence quelque peu délirante de l'assemblée du Conseil d'Etat qui, dans un célèbre arrêt Montcho, avait estimé, le 11 juillet 1980 avait  estimé pouvoir surseoir à la reconduite à la frontière de la seconde épouse d'un étranger bigame, au nom de son droit de mener une vie familiale normale. 

La Cour de cassation veut certainement écarter l'idée même que la bigamie pourrait être perçue comme une vie familiale normale, voire un "polyamour". Ils ont fait valoir qu'il aurait été plus simple, et plus explicite, de s'appuyer directement sur l'ordre public français. La bigamie est en effet une cause de nullité absolue du mariage, et le second mariage de M. F. avec Mme P. est donc entaché de nullité et ne peut produire aucun effet en France. Le seul problème est que la nullité du second mariage n'empêchait pas la première épouse de demander la nationalité française.

La Cour de cassation veut démontrer que, par une sorte d'effet domino, la nullité du second mariage a des conséquences juridiques sur le premier, dès lors que la première épouse Mme G. ne peut obtenir la nationalité française. Dans une décision du 14 janvier 2015, la Cour de cassation rappelait déjà que la communauté de vie entre époux n'est pas seulement matérielle mais aussi affective. Elle admettait alors que soit refusée la nationalité française au mari étranger d'une Française, dans une hypothèse où chacun des deux époux avait une seconde famille, tout en conservant une apparente communauté de vie, c'est-à-dire un domicile officiellement commun. 

 

Le refus du "polyamour" 


L'arrêt du 4 novembre 2020 vient ainsi achever une construction jurisprudentielle qui interdit aux juges du fond de considérer que la communauté de vie, réelle ou fictive, permettrait, en quelque sorte, d'ignorer la situation de bigamie. Il ne s'agit pas d'affirmer une conception traditionnelle du couple car il n'est pas illicite de vivre à trois ou à quinze, à la condition de ne pas se marier avec chacun ou chacune de ses partenaires. Le droit français, quant à lui, repose sur le mariage monogame, condition de l'égalité entre les époux. 

Cette réaffirmation est la bienvenue, car admettre la bigamie reviendrait à accepter la légalité de mariages religieux et donc, indirectement, à admettre que la situation civile des personnes soit régie selon la Charia sur le territoire français. Surtout ces seconds mariages contractés dans le pays d'origine relèvent bien rarement du "polyamour", terme utilisé pour tenter d'imposer le respect des traditions religieuses les plus obscurantistes. Le plus souvent, ces mariages reposent sur la soumission de la femme, et sur un consentement qui n'a fait l'objet d'aucun contrôle.


Sur la liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1.

lundi 14 décembre 2020

A copier cent fois : On ne parle pas de laïcité à la cantine


Après un difficile parcours contentieux, la question des menus de substitution dans les cantines scolaires de Châlon-sur-Saône est parvenue au Conseil d'Etat le 11 décembre 2020. Conformément à sa longue tradition de prudence et de circonspection en matière de laïcité, il annule une délibération du conseil municipal supprimant ce type de menu, tout en jugeant qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon les contraintes alimentaires imposées par leur religion. Une décision sans doute très adaptée à la politique du "en même temps", mais qui ne risque pas d'offrir aux élus un fondement juridique solide pour justifier leurs décisions.

En septembre 2015, le conseil municipal de Châlon-sur-Saône avait modifié le règlement intérieur des cantines scolaires, pour ne proposer désormais qu'un seul type de repas à l'ensemble des enfants, au motif que "le principe de laïcité interdit la prise en considération de prescriptions d’ordre religieux dans le fonctionnement d’un service public". 

 

Un parcours contentieux chaotique

 

Une première décision du tribunal administratif de Dijon en 2017 avait annulé cette mesure en s'appuyant sur la convention sur les droits de l'enfant de 1989, dont l'article 3 énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le concernant. Supprimer le menu de substitution peut en effet conduire certains enfants à ne pas se nourrir ou à se nourrir moins bien pour ne pas consommer de produits proscrits par leur religion. La Cour administrative d'appel (CAA) de Lyon avait ensuite annulé cette décision le 23 octobre 2018 pour des motifs de forme, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ayant cru bon de développer ce même moyen devant le tribunal administratif alors qu'elle n'y était invitée que comme Amicus curiae.  N'étant pas partie à l'instance, n'ayant aucun intérêt direct à promouvoir, la CNCDH ne pouvait donc y produire que "des observations d'ordre général" et ne devait pas se prononcer sur le fond de dossier. La maladresse d'un Amicus curiae sorti de son rôle est donc à l'origine de l'annulation par la Cour administrative d'appel du jugement rendu par le tribunal de Dijon.

La décision du Conseil d'Etat était attendue avec impatience pour clarifier la jurisprudence. Sur ce plan, c'est un échec complet, car elle ne pose aucun principe général. De sa décision, on peut seulement déduire que les élus peuvent faire ce qu'ils veulent, mais qu'il demeure possible de ne pas offrir de menus de substitution à la cantine, à la condition surtout de ne pas se fonder sur le principe de laïcité.

 

Les élus peuvent ne pas accorder de menus de substitution


Les collectivités locales ont la charge du service de restauration scolaire, qu'elles peuvent assurer elles-mêmes ou déléguer à une entreprise privée. Dans l'un et l'autre cas, le service public de restauration scolaire est intrinsèquement lié au service public de l'enseignement, et est donc soumis au même principe de neutralité. Celui-ci interdit qu'il soit assuré de manière différente en fonction des convictions politiques ou religieuses des personnes. Du point de vue des usagers, il signifie que les parents d'élèves ne peuvent invoquer leurs convictions religieuses pour demander un traitement particulier de leurs enfants. Dans un arrêt Mme Renault du 25 octobre 2002, le Conseil d'Etat rappelle ainsi qu'une commune n'est pas tenue de mettre en place des menus de substitution pour tenir compte des interdits alimentaires liés à certaines religions. 
 
Cette règle ne concerne pas seulement les interdits alimentaires liés à la religion. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 20 mars 2013 Association végétarienne de France c. ministre de l'agriculture, l'oppose à des parents d'élèves refusant la consommation par leurs enfants de protéines animales. Dans cette décision, le Conseil d'Etat ne manque pas de rappeler le caractère facultatif de la fréquentation des services de restauration scolaire. Autrement dit, en termes moins diplomatiques, les parents qui ne sont pas satisfaits des menus proposés à leurs enfants peuvent toujours mitonner à la maison des petits plats conformes à leurs convictions religieuses, philosophiques, ou diététiques.
 
C'est aussi le raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt du 7 décembre 2010, Jacobski c. Pologne, elle sanctionne le refus des services pénitentiaires polonais de procurer à un détenu bouddhiste un menu végétarien conforme à ses convictions religieuses. Aux yeux de la Cour, il y a certes violation de l'article 9 de la Convention qui garantit la liberté religieuse, mais cette violation n'est constituée que dans la mesure où le malheureux détenu n'a pas la possibilité de sortir pour aller manger ailleurs. Tel n'est pas le cas des enfants des écoles qui peuvent manger chez eux ou apporter un panier-repas à l'école.
 
 

 Nature morte au jambon
Floris van Shooten, circa 1640
 
 

Les élus peuvent accorder des menus de substitution

 

Mais si l'on ne peut invoquer ses convictions religieuses pour obtenir un menu spécifique, il n'est pas interdit à la collectivité territoriale de l'accorder, à la condition de ne pas s'appuyer sur le principe de laïcité. 

La CAA de Lyon, dans sa décision sur la même affaire, avait déjà envisagé la piste du principe d'adaptation, ou de mutabilité, du service public. Pour René Chapus, il signifie que le régime des services publics "doit pouvoir être adapté, chaque fois qu'il le faut, à l'évolution des besoins collectifs et aux exigences de l'intérêt général", conditions contrôlées par le juge. Rien n'interdit aux élus de proposer des menus alternatifs aux enfants, afin qu'ils bénéficient d'un repas équilibré sans être contraints de consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses. Dans ce cas, c'est l'intérêt général qui fonde la décision, pas le respect du principe de laïcité.

 

Les élus peuvent supprimer les menus de substitution


Une nouvelle équipe municipale peut-elle supprimer cette offre alternative ? C'est ce qu'a fait le Conseil municipal de Châlon-sur-Saône, et le Conseil d'Etat annule sa délibération au motif qu'elle se fonde sur le respect des seuls principes de laïcité et de neutralité du service public. 

"En même temps", le Conseil d'Etat donne aux élus quelques pistes pour supprimer ces repas sans encourir ses propres foudres. Ils doivent en effet fonder leur argumentation sur les nécessités du service. Ce moyen avait été soulevé dès la première instance mais la référence aux principes de laïcité et de neutralité suffisait à constituer l'erreur de droit. En revanche, les nécessités du services, invoquées seules, pourraient se justifier la suppression de ces menus. Les élus pourraient faire état de contraintes techniques, par exemple la faiblesse du personnel de cuisine si la cantine est directement gérée par la commune, voire de contraintes financières si le coût de ces repas spécifiques se révélait élevé, notamment en raison de la diversité des demandes.

En matière de menus de substitution, la laïcité doit donc avancer masquée. Dans une circulaire du 16 août 2011, le ministre de l'intérieur rappelle que la gestion des cantines scolaires relève pourtant du principe de libre administration des collectivités locales et  que les convictions des usagers ne sauraient remettre en cause le fonctionnement normal des services publics de restauration collective. Les parents d'élèves ne peuvent donc exiger la mise en place de menus de substitution, mais la même circulaire affirme que les élus peuvent néanmoins les organiser.  Ce "droit mou" manque singulièrement de clarté et de courage. Car la circulaire du 16 août 2011 s'affirme comme "relative au rappel des règles afférentes au principe de laïcité". Mais, avec la décision rendue par le Conseil d'Etat le 11 décembre 2020, les élus souhaitant supprimer les menus de substitution ne peuvent plus, sous peine d'illégalité, se fonder sur le principe de laïcité. Comprenne qui pourra. 

On doit toutefois s'interroger sur le rôle du Conseil d'Etat dans ce domaine. Un rapprochement s'impose avec l'affaire des lycéennes voilées de Creil qui, en 1989, avait suscité un rapport du Conseil d'Etat, rapport peu clair, mi-chèvre, mi-chou, incapable de se prononcer clairement sur le port de signes religieux par les élèves. A l'époque, l'intervention du législateur avait permis de mettre fin à l'incertitude, en posant un principe d'interdiction qui a finalement été bien respecté. Aujourd'hui, la question des cantines scolaires suscite des interrogations identiques, mais il n'appartient pas au Conseil d'Etat de statuer sur une question qui devrait être résolue par la loi. Or la neutralité des cantines scolaires est remarquablement absente du projet de loi "renforçant les principes républicains". Le parlement n'aurait-il pas le droit d'en débattre ?

 

Sur la neutralité de l'enseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11,  section 1 § 2. 



vendredi 11 décembre 2020

Enseignement au sein de la famille : le projet de loi se dégonfle


Le projet de loi confortant les principes de la République, adopté au conseil des ministres du 9 décembre 2020, est désormais sur le bureau de l'Assemblée nationale. Comme on l'avait déjà remarqué à propos de l'avant-projet, il se présente comme un texte "fourre-tout", comportant des dispositions relativement disparates, s'intéressant à des points de détail et évitant de toucher aux sujets qui fâchent comme la suppression de l'actuel Observatoire de la laïcité.

 

Faire coïncider instruction obligatoire et scolarisation obligatoire

 

Parmi cet ensemble, l'article 21 est actuellement très débattu. Il pose le principe de la scolarisation obligatoire de l’ensemble des enfants aujourd’hui soumis à l’obligation d’instruction, soit les enfants âgés de trois à seize ans. Les parents pourraient toutefois obtenir une dérogation à cette obligation de scolarisation, délivrée par les services de l'Académie, pour des motifs tirés de la situation de l’enfant et définis par la loi. 

On est loin de l'annonce du Président de la République qui, dans son discours du 2 octobre 2020, envisageait la suppression pure et simple de la possibilité d'instruction au sein de la famille, sans autre dérogation que celle justifiée par l'état de santé de l'enfant. Il s'agissait donc de faire coïncider l'instruction obligatoire avec le scolarisation, celle-ci commençant impérativement à l'âge de trois ans. Concrètement, il s'agissait donc de modifier l'article L 131-2 du code de l'éducation ainsi rédigé : "L'instruction obligatoire peut être donnée soit dans les établissements ou écoles publics ou privés, soit dans les familles par les parents".

L'idée semblait raisonnable, et l'étude d'impact mentionne que parmi les enfants instruits par leur famille, certains font l'objet d'un repli sectaire, d'autres suivent un enseignement confessionnel quasi exclusif au détriment des disciplines fondamentales, d'autres enfin sont éduqués dans des écoles de fait. A la rentrée 2020, les services compétents ont ainsi découvert en Seine-Saint-Denis deux établissements illégaux dispensant un enseignement coranique bien éloigné des programmes officiels. 

 

 


Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? Grétry, 1769

Un hypothétique PFLR


Ce repli stratégique s'explique pourtant par la crainte de la réaction du Conseil constitutionnel. Dans son avis, le Conseil d'Etat insiste en effet sur un risque d'inconstitutionnalité, dans l'hypothèse où le Conseil ferait de l'instruction au sein de la famille un "principe fondamental reconnu par les lois de la République" (PFLR).

Il ne s'agit-là que d'une hypothèse car le Conseil constitutionnel pourrait tout aussi bien pu admettre la conformité à la Constitution de la suppression de l'enseignement dans la famille, en considérant qu'elle est proportionnée à l'objectif du législateur qui est de renforcer le respect des principes républicains. Nous ne le saurons jamais.

Surtout, ce caractère hypothétique est renforcé par le fait que le Conseil n'a jamais statué sur ce point. La liberté de l'enseignement a en effet été consacrée comme une PFLR par la décision du 23 novembre 1977. Mais la jurisprudence qui en est issue ne concerne que l'enseignement privé, dans son existence même avec la décision du 8 juillet 1999, dans son financement avec celle du 13 janvier 1994 et enfin dans son caractère propre avec celle du 18 janvier 1985. Aucune décision ne concerne l'école à la maison.

De manière un peu surprenante, l'avis du Conseil d'Etat enchaîne immédiatement avec l'un de ses propres décisions, rendue cette fois en formation contentieuse, comme si la jurisprudence du Conseil constitutionnel et celle du Conseil d'Etat avaient une portée identique. Est donc cité l'arrêt du 19 juillet 2017 Association Les Enfants d'abord dans lequel le juge administratif affirme que "le principe de la liberté d'enseignement qui figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, implique la possibilité de créer des établissements d'enseignement, y compris hors de tout contrat (...), tout comme le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants des méthodes éducatives alternatives (...), y compris l'instruction au sein de la famille". La formule est claire, mais elle émane du Conseil d'Etat, pas du Conseil constitutionnel. 

 

Le Conseil d'Etat avance masqué

 

Il convient de se souvenir des analyses de René Chapus, expliquant qu'un principe énoncé par le Conseil d'Etat, qu'il soit principe général du droit, ou PFLR, a valeur supra-décrétale car il peut fonder l'annulation d'un acte réglementaire, mais aussi infra-législative, car le législateur peut évidemment passer outre. Le Conseil d'Etat n'a pas pour mission de censurer la loi et se doit au contraire de la respecter. Pour contourner la jurisprudence Association Les Enfants d'abord, il suffisait donc de voter une loi. Mais au lieu de faire voter cette loi, le gouvernement recule en modifiant le projet et se soumet à la volonté du Conseil d'Etat qui avance masqué derrière une jurisprudence du Conseil constitutionnel qui n'existe pas. 

Reste à s'interroger au fond. L'instruction de l'enfant au sein de sa famille pourrait-elle être considérée comme un PFLR ? Les craintes du gouvernement seraient-elles fondées ? C'est possible, si l'on considère l'influence qu'exerce le Conseil d'Etat sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. C'est moins certain si l'on s'attache aux critères du PFLR, selon la jurisprudence constitutionnelle.

 

Les critères du PFLR

 

Le PFLR trouve d'abord son origine dans une loi de la République, le plus souvent de la IIIe République, époque à laquelle la loi était la norme suprême de l'Etat. En l'espèce, l'instruction au sein de la famille trouve en effet son origine dans l'article 4 de la loi Ferry du 28 mars 1882 qui autorisait l'enseignement dans la famille "par le père de famille lui-même ou par toute personne qu'il aura choisie". Le second critère, tiré du caractère continu de ce principe, est également rempli, l'enseignement par la famille ayant survécu jusqu'à aujourd'hui, malgré de multiples débats sur son éventuelle suppression.

Reste le troisième et dernier critère qui réside dans l'affirmation d'une liberté par le PFLR. Certes, le Conseil d'Etat voit dans l'instruction à domicile un droit des parents, mais le Conseil constitutionnel statuerait-il dans le même sens ? Car le droit à l'instruction est, avant tout, un droit de l'enfant. La Cour européenne des droits de l'homme laisse ainsi aux Etats une large autonomie pour l'organiser, soit en admettant l'instruction au sein de la famille comme au Royame-Uni dans l'arrêt du 6 mars 1984 Famille H., soit en la rejetant et en imposant la scolarisation comme en Allemagne avec la décision du 11 septembre 2006 Konrad. En tout état de cause, au plan européen, l'instruction familiale n'est pas perçue comme une liberté.

En droit français, la situation n'est pas si simple, car s'il s'agit d'une liberté, force est de constater qu'elle est très encadrée. Rappelons que l'enseignement au sein de la famille doit être contrôlé par les services de l'Académie. Si l'enfant n'est pas au niveau requis, ou si est constatée une dérive sectaire, les services de l'Académie peuvent mettre en demeure les parents de rescolariser leur enfant. Et le non respect de cette mise en demeure est une infraction pénale sanctionnée par six mois de prison et 7500 € d'amende.Peut-on encore parler de liberté lorsque l'autorité publique peut en interdire l'exercice par une décision relevant de son pouvoir discrétionnaire ? Considérée sous cet angle, la rédaction actuelle du projet de loi fait perdurer ce principe en soumettant la scolarisation à domicile à un régime d'autorisation.

Certes Georges Morange a montré qu'une liberté pouvait, le cas échéant et pour des nécessités impératives définies par la loi, être organisée selon un régime d'autorisation préalable. Mais force est de constater qu'il n'a jamais érigé un tel régime en PFLR, sans doute parce que, sur un plan théorique, une liberté soumise à autorisation ne repose plus sur le libre arbitre et n'est donc plus tout-à-fait une liberté. 

On en vient à conclure que le gouvernement opère un repli stratégique avant même que la bataille soit engagée. Rien n'interdit de penser que le Conseil constitutionnel aurait tout aussi bien pu admettre la conformité à la Constitution de la suppression de l'enseignement dans la famille, en considérant qu'une telle mesure est proportionnée à l'objectif du législateur qui est de renforcer le respect des principes républicains. Nous ne le saurons jamais. En revanche, nous savons désormais que le gouvernement plie devant la simple menace du Conseil constitutionnel, décidément bien effrayant. Il est vrai que de la loi Avia sur les "discours de haine" instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes, le gouvernement a connu quelques cruelles défaites devant le Conseil. Ces traumatismes ont sans doute suscité une pratique d'autocensure.


Sur la liberté de l'enseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11,  section 1. 


 

mardi 8 décembre 2020

La CEDH et les squatters


Dans un arrêt Papachela et Amazon S.A. c. Grèce du 3 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme sanctionne l'inaction de l'Etat grec qui n'a rien fait pour protéger les droits d'un propriétaire dont le bien avait été squatté. 

 

 Abandonnée par l'Etat

 

Mme Papachela, unique actionnaire de l'entreprise requérante, a hérité de son père un hôtel situé dans le centre d'Athènes. En 2015, l'établissement qui rencontre des difficultés financières est fermé et mis en vente. C'est à ce moment qu'intervient une grave crise migratoire et la propriétaire entre en pourparlers avec le Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies, en vue de louer son établissement pour y accueillir des migrants. 

Mais avant que l'opération soit finalisée, l'hôtel est squatté par des "personnes solidaires" membres d'un "réseau pour les droits civils et politiques" qui précisèrent à la requérante "que lhôtel allait dorénavant abriter de réfugiés dont les droits étaient plus importants que ceux de celle-ci". La police refuse de déplacer, la justice n'enregistre sa plainte qu'après avoir tout fait pour retarder la procédure. Même la compagnie des eaux, pourtant informée de la situation, la poursuit pour une dette de 81 500 € liée à la consommation des squatters. Quant au vice-Premier ministre qui la reçoit, membre du gouvernement d'Alexis Tsipras, il lui déclare qu'elle est propriétaire du bâtiment et demeure redevable des taxes et des dettes accumulées par les occupants.

Ce n'est qu'en 2017 qu'elle obtient une injonction du juge au "réseau pour les droits civils et politiques" de restituer l'hôtel à sa légitime propriétaire, décision demeurée sans effet, la police ayant refusé son concours pour procéder à l'évacuation. Et le 18 janvier 2018, Mme Papachela, écrasée par les taxes et les factures des squatters, reçoit finalement un avis de confiscation de sa maison personnelle, pour dettes envers l'Etat. 

Heureusement pour elle, Mme Papachela a finalement été sauvée par les élections législatives de 2019. Ses squatters ont quitté l'hôtel de leur propre gré, quelques après la désignation du nouveau gouvernement conservateur en Grèce dirigé par Kyriakos Mitsotakis.

Il ne fait aucun doute que Mme Papachela a été abandonnée par l'Etat grec et que cet élément contextuel n'est pas sans influence sur la décision. Mais le débat juridique porte sur l'article 1er du Protocole n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui énonce : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international". Peut-on considérer que la requérante a été victime d'une véritable confiscation de sa propriété, condition pour qu'elle soit protégée par ces dispositions ?
 
 

Le Domaine des Dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971
 
 

Le précédent italien

 


La CEDH répond de manière positive à cette question. Elle s'inspire de l'arrêt Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie du 13 décembre 2018 dont les faits sont très proches de la présente affaire. La Cour avait alors constaté une violation de l'article 1er du Protocole n° 1, au préjudice de la propriétaire d'une clinique inoccupée de Rome qui avait été squattée par un "mouvement citoyen de défense du droit au logement" dans le but d'y loger des personnes sans domicile. Comme dans l'affaire Papachela, la propriétaire n'avait obtenu aucune secours de la force publique, la municipalité de Rome préférant tolérer le squat dans la mesure où elle n'avait pas les moyens de reloger les personnes qui y avaient trouvé abri. La Cour européenne avait estimé que la confiscation de la propriété était réelle, dès lors que le "mouvement citoyen de défense du droit au logement" avait commencé par rendre inaccessible l'immeuble en posant des grillages. 
 
 

Inaction et ordre public

 

Dans l'affaire Papachela, la Cour précise les obligations qui sont celles de l'Etat dans une telle situation. S'appuyant sur sa jurisprudence Öneryildiz c. Turquie du 30 novembre 2004, elle affirme que la protection du droit de propriété ne saurait se limiter à une approche libérale impliquant la seule abstention de l'Etat. Des mesures positives doivent être prises, mesures que le requérant peut légitimement attendre lorsqu'il est mis dans l'impossibilité de jouir de son bien. 
 
La Cour constate que le gouvernement grec justifie son inaction par des raisons d'ordre public. Le Premier ministre Tsipras avait déjà reconnu publiquement, lors d'une conférence de presse tenue à l'époque, que les "squats" servaient les intérêts du gouvernement, incapable de gérer des flux particulièrement intenses de migrants et de trouver un hébergement pour chacun d'entre eux. Par ailleurs, la Cour ne nie pas le risque pour l'ordre public que représente l'évacuation d'un bâtiment occupé par une action militante, surtout en l'absence de relogement. De manière traditionnelle, en particulier dans son arrêt de 2008 Hutten-Czapska c. Pologne (GC), elle laisse aux Etats une large autonomie pour mettre en oeuvre les impératifs d'intérêt général liés à une politique sociale.


Confiscation et contrôle du juge



Certes, mais la justification de l'intérêt général n'autorise pas tout, et c'est ce qu'entend rappeler la CEDH. Elle étudie l'ensemble des intérêts en jeu et que les droits garantis par la Convention doivent demeurer "concrets et effectifs". Elle a ainsi pu admettre une confiscation d'un bien par les autorités publiques dans le cas d'une personne condamnée pour corruption, dans l'hypothèse d'une saisie douanière ou de la saisie des produits d'un trafic de drogue. Tous ces exemples concernent toutefois des privations de biens mal acquis prononcées par des juges. 

Dans le cas présent, la confiscation a été réalisée par un groupement purement privé, groupement de fait constitué de militants, agissant dans l'illégalité la plus totale. Et ces occupants sans titre ont privé Mme Papachela de l'ensemble des attributs du droit de propriété, usus, abusus, fructus. Elle ne pouvait plus user de son bien, recueillir les fruits de sa location ni évidemment le louer ou le vendre. Il y avait donc effectivement une totale confiscation du droit de propriété. Surtout, l'abstention de l'Etat grec était particulièrement fautive et la Cour rappelle qu'il aurait dû consacrer un moment à la négociation avec les occupants sans titre avant de procéder à leur évacuation. Pour toutes ces raisons, il est condamné à annuler les dettes de la requérantes et à lui verser 310 000 € pour le préjudice subi. 

Si l'on se place uniquement sous l'angle de la jurisprudence, une telle situation ne devrait pas exister en droit français. Le juge admet que l'expulsion entraine une ingérence dans la vie privée des occupants mais que celle-ci "ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété". La 3è Chambre civile de la Cour de cassation décide, dans une décision du 28 novembre 2019, que l'expulsion d'un campement illégal de gens du voyage est la seule solution pour protéger l'exercice du droit de propriété. Il n'en demeure pas moins que si les propriétaires victimes de squatters trouvent assez facilement un juge pour prononcer l'expulsion des occupants sans titre, juge qui intervient dans un délai généralement fort long, ils ne bénéficient pas toujours du concours des autorités de police. Indifférence, impossibilité de reloger les squatters, tous ces éléments viennent s'accumulent et mettent les propriétaires privés dans une situation intenable, d'autant qu'ils doivent, eux aussi, payer les dettes de ces occupants indélicats.


Sur les atteintes au droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6, section 2.



jeudi 3 décembre 2020

Visioconférence aux assises : le Garde des Sceaux a oublié les droits de la défense


L'ordonnance du 18 novembre 2020, intervenue sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire, a pour objet d'assurer la continuité de la justice pendant l'épidémie de Covid-19. Le juge des référés du Conseil d'Etat vient pourtant, à la demande d'associations d'avocats et de différents barreaux ainsi que du syndicat de la magistrature, de suspendre son article 2, l'une de ses dispositions essentielles. Elle autorisait "le recours à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l’ensemble des juridictions pénales”, y compris les cours d’assises. Dans ce cas, l'usage de la visioconférence n'était pourtant autorisé qu'à partir des plaidoiries et des réquisitions, les débats qui précèdent devant se dérouler en présence de l'accusé. 

Le juge des référés a toutefois considéré que cette disposition portait une "atteinte grave et manifestement illégale aux droits de la défense". Il l'a donc suspendue, dans sa partie applicable aux cours d'assises. 

 

Une atteinte excessive aux droits de la défense

 

Cette décision n'est pas surprenante. S'il est vrai que la crise sanitaire avait déjà justifié le recours à la visioconférence en matière pénale, celle-ci n'avait été mise en oeuvre que dans le contentieux de la détention provisoire. Et le Conseil constitutionnel a sanctionné cette procédure à deux reprises. Dans une décision QPC du 20 septembre 2019. M Abdelnour B,  puis dans une décision Maxime O. du 30 avril 2020, il écarte une disposition offrant à la Chambre de l'instruction la possibilité d'imposer une audience par visioconférence à une personne placée en détention provisoire en matière criminelle, et qui demande sa mise en liberté. Dès lors que, en application de l'article 145-2 du code de procédure pénale, la première prolongation de la détention provisoire peut n'intervenir qu'à l'issue d'une durée d'une année, le fait d'imposer la visioconférence conduirait en effet à priver une personne de la possibilité, pendant une année entière, de comparaître devant le juge appelé à statuer sur sa détention provisoire. L'atteinte aux droits de la défense est donc jugée excessive, et ces dispositions déclarées inconstitutionnelles.

Dès lors que l'atteinte aux droits de la défense était excessive en matière de mise en liberté, il pouvait sembler probable que l'appréciation serait identique dans le cadre si spécifique d'une cour d'assises. Les réquisitions comme les plaidoiries auraient en effet pu être prononcées hors la présence de l'accusé, celui-ci n'étant présent que dans la phase du procès pénal qui, en quelque sorte, refait l'instruction. Nul n'ignore pourtant que l'accusé  parle en dernier, pour tenter de convaincre le jury populaire, expliquer son geste ou affirmer son innocence.

Or, devant une cour d'assises, ces propos prennent une importance particulière, si l'on considère la durée des peines. L'accusé aurait-il la moindre chance de convaincre derrière un écran, seul dans une pièce de la prison, après que son avocat a plaidé dans la salle d'audience, en son absence ? De son côté, le juré pourrait-il réellement forger son "intime conviction" en regardant ce même écran, avant de condamner l'intéressé à la prison à perpétuité ? D'une manière générale, cette mesure aurait eu pour conséquence de briser la dynamique spécifique d'une audience d'assises, en empêchant l'accusé d'assister à l'intégralité de son procès et le jury de remplir sa mission. Or, le jury juge "au nom du peuple français", et cette fonction mérite le respect.


Hommage au juré d'assises

J'aime les gens qui doutent. Anne Sylvestre, 1977


 

La visioconférence devant les autres juridictions

 

En dehors du cas particulier de la cour d'assises, le juge des référés admet le recours à la visioconférence, dans la mesure où il ne s'agit que d'une faculté offerte au magistrat. Celui-ci doit en décider au cas par cas, en fonction de l'état de santé du détenu et de l'enjeu de l'audience, notamment la peine encourue. Il doit également s'assurer de la qualité de la transmission, précaution utile si l'on considère que les audiences en visioconférence sont souvent relativement catastrophiques, en raison des faibles moyens mis à la disposition de la Justice dans ce domaine. 

Se fondant sur les deux décisions du Conseil constitutionnel intervenues en matière d'audience de mise en liberté, le juge des référés rappelle également l'obligation du président de la chambre de l'instruction en matière criminelle de s'assurer que la personne détenue a la possibilité de comparaître physiquement selon une périodicité raisonnable. Autrement dit, une personne détenue ne peut être entendue, à chaque audience, par visioconférence. Elle doit, de temps en temps, rencontrer le juge.

On observe que l'ordonnance de référé du Conseil d'Etat a été prise, pour une fois, en formation collégiale de trois juges et avec une véritable audience. Sans doute a-t-il été sensible au ridicule d'une situation qui aurait conduit un juge unique statuant sans audience à sanctionner une atteinte aux droits de la défense devant une juridiction de l'ordre judiciaire ? Peut-être après avoir statué sur le juge judiciaire, le Conseil d'Etat se penchera-t-il sur son propre cas ?

Si l'on comprend le sens de la décision du juge administratif, on a plus de difficultés à comprendre l'ordonnance du 18 novembre 2020. On a peine à croire qu'un Garde des Sceaux, ancien avocat d'assises ait pu signer un tel texte. Personne n'a oublié qu'il dénonçait à cor et à cri tout ce qu'il pouvait interpréter comme une atteinte aux droits de ses clients, allant même jusqu'à contester la décision de la présidente d'une cour d'assises de diffuser à l'audience l'enregistrement vidéo des aveux de son client. Aujourd'hui, il semble prêt à refuser au prévenu le droit de s'exprimer en fin d'audience, autrement que par vidéo. Son attachement aux droits de la défense serait-il à géométrie variable ?

 

Sur les droits de la défense dans le procès pénal : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1 § 2.

 

dimanche 29 novembre 2020

L'article 24 : une accumulation d'erreurs


L'article 24 de la proposition de loi de sécurité globale, actuellement en débat, introduit un nouveau délit dans la célèbre loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de presse. Il punit d'un an d'emprisonnement et 45 000 € d'amende "le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, dans le but qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l'image du visage ou de tout autre élément d'identification d'un fonctionnaire de la police nationale ou d'un militaire de la gendarmerie nationale, lorsqu'il agit dans le cadre d'une opération de police".  Après amendement, le texte est sorti modifié dans sa dernière partie, substituant au "fonctionnaire" (...)"un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale autre que son numéro d'identification individuel ".  

La nouvelle rédaction a pour effet immédiat d'élargir cette protection à l'ensemble des policiers adjoints et gendarmes adjoints volontaires qui n'ont pas la qualité de fonctionnaire. En même temps, il laisse subsister la possibilité de diffusion du numéro d'identification, le RIO. Mais on sait que numéro, dont le port est obligatoire depuis le 1er janvier 2014, est en réalité très peu porté par les policiers, et que cette négligence est fort peu sanctionnée. 

 

"Au-dessus ou à côté de la société


Dans un article reproduit sur LLC, le professeur Arnaud Houte a déjà montré que la communication des promoteurs de l'article 24 se caractérisait par un manichéisme un peu primaire : soit on veut protéger les forces de l'ordre et on accepte le floutage, soit on refuse le floutage et on jette policiers et gendarmes en pâture aux terroristes. L'auteur insistait alors fort justement sur le danger principal d'une mesure "qui flatte aujourd'hui les tentations séparatistes d'une institution qui pourrait se croire au-dessus ou à côté de la société". Quelques jours avant le passage à tabac d'un producteur de musique dans le XVIIe arrondissement de Paris, son propos devient prémonitoire.

Envisageons aujourd'hui le problème juridique, et plus exactement constitutionnel que pose l'article 24.  Il convient d'abord de rappeler que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, cette disposition n'interdit pas de filmer d'éventuelles violences policières, mais interdit de les diffuser sans flouter le visage des agents des forces de l'ordre. Rien n'interdit par ailleurs aux autorités compétentes de se faire communiquer les images non floutées dans le cadre d'une enquête préliminaire ou de flagrance, ou encore d'une information ouverte pour violences policières. Le seul objet de l'article 24 est donc seulement d'éviter l'identification des agents et, par cela même, d'empêcher d'éventuelles représailles. Il s'agit donc, concrètement, de créer un nouveau délit pour empêcher que soit commise une infraction beaucoup plus grave. 

 

Une rédaction incertaine


Derrière les bonnes intentions affichées se cache pourtant une véritable incertitude juridique. La diffusion n'est en effet incriminée que si elle intervient "dans le but qu'il soit porté à l' intégrité physique ou psychique" de l'agent. L'élément matériel de l'infraction est donc la diffusion non floutée, mais cette diffusion ne devient illicite que si, et seulement si, elle s'accompagne d'une intention malveillante : porter atteinte à l'intégrité du personne. Sans doute, mais comment apprécier cette intention à partir de la simple diffusion d'une photo ou d'une vidéo ?

On peut certes répondre que l'élément moral peut être déduit du contexte, et notamment des commentaires accompagnant ces images. Dans ce cas toutefois, le nouveau délit vient s'ajouter, de manière largement redondante, à des dispositions déjà existantes. 

 

Questions sur la constitutionnalité

 

L'article 24 de la loi de 1881 punit déjà d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende la provocation à commettre certains crimes et d'une peine de un an d'emprisonnement et/ou 45 000 € d'amende la provocation à commettre certains délits. Figurent parmi ces infractions les violences aux personnes ou aux biens, celles-là même qui sont mentionnées dans l'actuelle proposition de loi. Quant à l'article 39 sexies de cette même loi de 1881, il punit d'une amende de 15 000 € "le fait de révéler, par quelque moyen d'expression que ce soit, l'identité des fonctionnaires de la police nationale, de militaires (... ) dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l'anonymat". L'arrêté du 7 avril 2011, modifié à plusieurs reprises, dresse une liste précise des fonctionnaires dont l'image est déjà protégée, parmi lesquels figurent les membres des services de renseignement et ceux des groupes d'intervention comme le GIGN. 

Le Conseil constitutionnel pourrait sanctionner la nouvelle disposition, en estimant que, parfaitement superflue, elle porte atteinte au principe de nécessité des peines protégé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il n'a pas hésité, dans deux décisions successives du 10 février 2017 et du 15 décembre 2017, à sanctionner pour ce motif le délit de consultation habituelle de sites terroristes que le gouvernement voulait absolument faire entrer dans le code pénal. L'analyse du Conseil n'est pas sans intérêt, car, comme dans l'article 24 de l'actuelle proposition de loi, l'infraction était définie par une notion obscure : la "manifestation de l'adhésion à l'idéologie exprimée" reste obscure.  Comment caractériser cette "manifestation" dans le cas d'un individu qui est seul devant son ordinateur ? Et s'il n'est plus seul et communique avec d'autres personnes, son comportement relève alors de l'apologie du terrorisme, infraction qui figure déjà dans le code pénal. Mutatis mutandis, le Conseil constitutionnel pourrait tout-à-fait adopter la même analyse pour sanctionner l'infraction qui consiste à diffuser l'image d'un policier ou d'un gendarme. 

De manière plus directe, mais peu probable, le Conseil pourrait aussi se fonder sur l'articulation entre les articles 12 et 15 de la Déclaration des droits de l'homme. Le premier énonce que "la garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée", le second que "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". De ces dispositions, le Conseil pourrait-il déduire l'existence d'un principe de contrôle des citoyens sur l'action des forces de police ? Ce n'est évidemment pas impossible.

 


  

Hasting's Police Department Dance, 2017

 

 

Le mépris à l'égard du principe de séparation des pouvoirs

 

Reste à se poser l'éternelle question : Comment en est-on arrivé à rédiger un tel texte, constitutionnellement discutable et dont on aurait pu prévoir qu'il provoquerait un véritable tollé ? A cet égard, la proposition de loi sur la sécurité globale concentre toutes les erreurs habituellement commises par l'Exécutif en matière d'initiative des lois. 

D'une part, le texte est une "fausse" proposition de loi, dont la rédaction émane de l'Exécutif et même, très probablement, du ministère de l'intérieur. Il n'est pas neutre que le rapporteur soit Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du RAID qui a fait toute sa carrière dans la police avant de devenir député LaRem. Ce choix permet, à l'évidence, une excellente écoute des demandes formulées par les syndicats de police. Sur la plan de la procédure législative, cette "fausse" proposition permet de se passer de l'étude d'impact. On peut le regretter car elle aurait peut-être permis d'éviter cette rédaction malheureuse de l'article 24. 

D'autre part, le Premier ministre s'est efforcé de sortir le débat parlementaire du parlement, en confiant une nouvelle rédaction de ces dispositions à une commission placée sous l'autorité de M. Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Autant dire que l'Exécutif entendait faire écrire la loi par une instance administrative, au mépris de la séparation des pouvoirs. Là encore, ce n'est pas nouveau, et on se souvient que l'exposé des motifs du projet de loi "Mobilités" porté par Elisabeth Borne a été rédigé par le cabinet Dentons, dont l'un des principaux associés en France est un membre honoraire du Conseil d'Etat. Quoi qu'il en soit, cette étrange procédure a fait long feu, discréditant un peu plus un gouvernement accusé de mépriser le parlement.

Enfin, rappelons que, comme la plupart des textes depuis 2017, la proposition de loi de sécurité globale a fait l'objet d'une déclaration de procédure accélérée par le gouvernement. Cela signifie un débat raccourci, avec une seule lecture dans chaque assemblée. Le débat n'a guère le temps de s'installer au parlement, encore moins dans l'opinion.

Un mauvais texte n'est jamais le résultat d'une seule erreur, mais d'une accumulation d'erreurs. On a d'abord évité de se demander s'il n'était pas possible de procéder autrement, en utilisant le droit existant, par exemple tout simplement en augmentant les peines prévues par l'article 39 sexies de la loi de 1881. Mais on a voulu un texte nouveau, quand bien même il serait inutile.

Rédaction à-la-va-vite, écoute des lobbies, mépris du parlement, tout était réuni pour que l'article 24 cristallise les mécontentements. C'est d'autant plus regrettable que la protection des membres des forces de police est une préoccupation justifiée. De manière paradoxale, ce texte, au lieu de les protéger, les présente comme des auteurs potentiels de violences policières. Or ces violences sont imputables à quelques individus qui doivent certainement être punis. Mais le très grand nombre des policiers et gendarmes chargés du maintien de l'ordre exercent leurs fonctions avec discernement et n'apprécient certainement pas la suspicion que ce texte fait peser sur eux.
 

 

 

jeudi 26 novembre 2020

Barakacity : Le Président et l'association


Le juge des référés du Conseil d'Etat, statuant en formation collégiale, s'est prononcé, le 25 novembre 2020, sur l'appel formulé par l'association Barakacity, ses dirigeants et certains de ses salariés. Le juge des référés du tribunal administratif avait en effet refusé de suspendre, pour atteinte à la liberté d'association, le décret du 28 octobre 2020  prononçant sa dissolution. Aujourd'hui, la formation collégiale du Conseil d'Etat confirme ce refus, décision qui n'est, en soi, guère surprenante. L'interêt de cette ordonnance de référé réside toutefois dans sa motivation, car le Conseil d'Etat affirme clairement que le comportement de son Président n'est pas détachable de la gestion de l'association. 

Rappelons que les statuts de l'association Barakacity ont été déposés à la préfecture du Val d'Oise le 9 janvier 2010. Son président est Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, et l'association est dotée de statuts qui la font ressembler une organisation non gouvernementale (ONG) ordinaire. N'a-t-elle pas pour objet « la création, la promotion et le développement d'actions permettant de venir en aide aux démunis en France et à l'international, mais également de combattre le racisme ou d'assister les victimes de discrimination […], de défendre ou d'assister l'enfance martyrisée ou les mineurs victimes d'atteintes sexuelles, de combattre les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre ou de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la résistance ou des déportés […] » ? 

 

Messages et commentaires

 

Derrière le message humaniste véhiculé par les statuts se cache une démarche moins bienveillante. Les messages de Idriss Sihamedi figurant sur le site de l'association, ou dans des messages personnels sur les réseaux sociaux, traduisent des prises de position qui sont celles de l'islam radical. C'est ainsi que, durant la seule année 2020, il a glorifié la mort en martyr au moment du procès de l'attentat de Christchurch, a appelé de ses voeux des châtiments sur les victimes de l'attentat dirigé contre Charlie-Hebdo, et a exposé à la vindicte publique des personnes nommément désignées, notamment Mesdames Zohra Bitan et Zineb el Rhazoui. Sont également mentionnés par le juge des référés les commentaires suscités par les propos d'Idriss Sihamedi, contenant des appels à la discrimination, à la violence et au meurtre, sans oublier des propos ouvertement antisémites. 

 

 

L'association Barakacity, après le passage du Conseil d'Etat

Asterix gladiateur. René Goscinny et Albert Uderzo. 1964

 

L'absence de modération

 

Pour le Conseil d'Etat, l'absence de modération des commentaires constitue ainsi un élément de nature à justifier la dissolution. Le responsable du site ou le titulaire du compte dans le cas d'un réseau social est en effet compétent pour mettre en place un système de modération, soit avant la publication du commentaire, soit après cette publication. En l'espèce, M. Sihamedi a laissé subsister des commentaires illicites sans mettre en place un système de modération. Cette lacune laisse présumer qu'il adhère aux propos tenus.

L'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 affirme ainsi que le responsable du service peut être poursuivi comme auteur des délits commis dans les commentaires, si "dès le moment où il en a eu connaissance, il n'a pas agi promptement pour retirer ce message". Appliquant cette disposition, la Cour de cassation, dans un arrêt du 3 novembre 2015 a ainsi déclaré auteur de la diffamation Le Figaro qui avait laissé subsister un commentaire diffamatoire sur son site pendant dix-neuf jours. A fortiori, doit-on considérer comme auteur des infractions le responsable d'un site ou d'une page sur Facebook qui n'a jamais effectué le moindre effort de modération.

Sur ce point, les avocats de Barakacity annoncent une saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, mais les chances de succès paraissent bien minces. Certes, dans un arrêt du 2 février 2016, la CEDH a rappelé que les éditeurs de sites ou de pages ne pas, en principe, tenus pour responsables des commentaires rédigés par des tiers. Mais ce principe ne s'applique que lorsque ces commentaires ne sont pas "manifestement illicites". En l'espèce, le juge administratif affirme clairement que les propos tenus en commentaires par les sympathisants de Barakacity pourraient être poursuivis pénalement. Depuis une décision Delfi A.S. c. Estonie du 10 octobre 2013, la CEDH juge d'ailleurs qu'un Etat peut poursuivre le responsable d'un site ou la société propriétaire d'une plateforme d'informations à raison des commentaires insultants des lecteurs, sans pour autant porter atteinte à la liberté d'information.

 

Des propos imputables à l'association

 

L'essentiel de la décision réside dans le fait que les propos tenus par le président de l'association, ainsi que ceux dont il est responsable, peuvent être imputés à l'association. Mais le juge des référés se garde bien d'énoncer un principe général, et déduit cette imputabilité des circonstances. Dans le cas de Barakacity en effet, le président de l'association était le seul responsable de sa communication, et ses messages étaient indifféremment adressés de ses comptes personnels ou de ceux de l'association. D'une manière générale, aucune autre personnalité n'émergeait dans la mouvance de Barakacity. Cette analyse montre tout de même qu'une décision différente pourrait être prise concernant un groupement moins centralisé, dans lequel les liens entre le Président et l'association seraient moins imbriqués.

La décision du juge des référés repose ainsi sur un refus de distinguer entre un groupement et son leader. Une décision du même jour relative à la fermeture de la grande mosquée de Pantin repose sur une analyse à peu près identique. En l'espèce en effet, le décret de fermeture de l'établissement religieux s'appuie, en grande partie, sur la personnalité de l'imam principal de la mosquée, formé dans un institut fondamentaliste du Yemen et dont les prêches étaient diffusés sur un site diffusant des Fatwas salafistes. Là encore, la personnalité de l'imam n'est pas dissociable du lieu de culte qu'il anime et justifie sa fermeture.

Ces décisions étaient parfaitement prévisibles. Raisonnons-en effet a contrario : dissocier l'activité de Barakacity des propos de son président revenait à empêcher toute dissolution. Il suffisait en effet au président de se revendiquer comme le seul auteur de la propagande salafiste pour "sauver" son association et lui permettre de continuer à renforcer tranquillement ses liens avec l'islam radical. La décision du juge des référés empêche cette dérive, tout en permettant un contrôle juridictionnel très étendu sur le décret de dissolution.

 

 



Sur la dissolution administrative des associations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, section 2 § 1 B.