« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 31 août 2012

Le droit au diagnostic génétique devant la Cour européenne


On a souvent tendance à considérer que la Cour européenne laisse aux Etats une très grande autonomie pour définir les droits et libertés  en matière de bioéthique. L'arrêt Pavan c. Italie rendu par la Cour le 28 août 2012 vient pourtant quelque peu tempérer cette idée.

Un couple d'Italiens a eu, en 2006, un premier enfant atteint de mucoviscidose. Une seconde grossesse, en 2010, a conduit à un avortement thérapeutique, le diagnostic prénatal ayant montré que le foetus était porteur de la même maladie. Depuis cette date, le couple souhaite  pouvoir bénéficier d'une fécondation in vitro, l'embryon pouvant faire l'objet d'un diagnostic pré-implantatoire, voire d'un traitement génétique, avant d'être réimplanté dans l'utérus de la mère. C'est précisément le refus de ce type de diagnostic par le droit italien que contestent les requérants devant la Cour européenne. 

Différents types de diagnostics

Le droit français, plus précisément la loi du 7 juillet 2011 donne une définition claire des deux types de diagnostics.

Le diagnostic pré-natal (DPN), celui auquel le couple requérant a déjà eu recours, de manière tout à fait licite,  regroupe "l'ensemble des pratiques médicales (...) ayant pour but de détecter in utero chez l'embryon ou le foetus une affection d'une particulière gravité" (art. 20). Cette technique permet notamment de déceler plus de 90 % des cas de trisomie, et de proposer alors une IVG pour motif médical.

Le diagnostic pré-implantatoire (DPI), celui que le couple sollicite, consiste à réaliser "un diagnostic biologique (...)  à partir de cellules prélevées sur l'embryon  in vitro". L'examen permet de s'assurer que l'embryon, qui est biologiquement celui du couple, n'est pas atteint d'une affection génétique, éventuellement de la traiter, avant qu'il soit réimplanté dans l'utérus de sa mère.

Le droit français autorise même, désormais, le recours à ce que certains ont appelé le "bébé du double espoir". Cette technique consiste à utiliser le DPI pour faire naître un enfant dépourvu de toute anomalie génétique, dont les cellules seront ensuite utilisées pour soigner son aîné atteint d'une maladie incurable. Encore faut-il, bien entendu, qu'il n'y ait pas d'autre moyen de soigner l'enfant malade.

2001, l'Odyssée de l'espace. Stanley Kubrick, 1968

La cohérence du droit

Le droit français apparaît ainsi comme un droit cohérent. Il autorise les diagnostics génétiques et en tire les conséquences. Cela signifie que le couple qui a bénéficié d'un DPN se verra proposer une IVG thérapeutique. Celui qui a bénéficié d'un DPI renoncera tout simplement à la réimplantation de l'embryon, s'il n'a pas été possible de remédier à l'anomalie génétique.

Le couple italien requérant se trouve dans une situation beaucoup plus étrange. Le droit italien en effet interdit le DPI in vitro, et n'autorise que le DPN in utero. Autrement dit, le couple requérant n'a pas d'autre solution que de commencer une grossesse, puis, éventuellement, de pratiquer une IVG si les analyses effectuées sur l'embryon in utero révèlent qu'il est porteur de mucoviscidose. Rien n'interdit de pratiquer une IVG sur le foetus à un stade de développement déjà avancé, mais il est interdit de choisir la non réimplantation d'un embryon d'à peine quelques jours. On peut avorter en cas de maladie génétique, mais on ne peut pas tenter de la traiter.

La Cour européenne sanctionne l'incohérence du droit italien car, à ses yeux, il impose une ingérence excessive dans le droit au respect de la vie privée et familiale d'un couple qui se voit privé d'une chance d'avoir un enfant indemne de toute maladie génétique. Cette solution s'inscrit, sur ce point, dans la droite ligne de la sa jurisprudence, qui considère, notamment depuis une décision du 3 novembre 2011 S.H et a. c. Autriche, que l'accès à la procréation médicalement assistée, y compris hétérologue c'est à dire effectuée à partir d'un don de gamètes, constitue un choix qui relève du droit au respect de la vie privée et familiale.

Ce principe de cohérence du droit est nettement mis en évidence par la Cour, et on peut évidemment s'interroger à son propos. S'agit il du fondement conjoncturel d'une décision d'espèce ou d'un nouveau principe général susceptible de fonder une jurisprudence ? L'avenir le dira sans doute.

Le faux débat de la dérive eugénique

La Cour sanctionne également une seconde incohérence qui réside dans l'argument des autorités italiennes. Ces dernières justifient en effet l'interdiction du DPI par le risque de dérive eugénique. Celle ci consiste, on le sait,  à "trier" les embryons, à rejeter celui qui ne correspond pas tout à fait au désir des parents, lorsqu'il a une anomalie génétique, mais aussi, peut être, lorsqu'il n'a pas le sexe espéré ou la couleur des yeux attendue.

Cet argument est tout à faire surprenant, dès lors que le droit italien accepte le DPN qui pourrait, également être utilisé à des fins eugéniques, les parents choisissant alors d'interrompre la grossesse si l'enfant ne leur convient pas. Il n'est cependant pas très difficile cependant de limiter les deux types de diagnostic (DPN et DPI) aux seuls cas dans lesquels l'enfant risque d'être victime d'une grave maladie génétique, et d'éviter ainsi toute dérive eugénique.

Dans la domaine de la bioéthique, la Cour adopte une jurisprudence toute en nuance. Il est vrai qu'elle reconnaît à l'Etat une large autonomie pour définir s'il accepte ou non le recours à la fécondation in vitro avec donneur. Il s'agit, dans ce cas,  d'offrir aux couples le moyen de concrétiser leur désir d'enfant. Si le système juridique ne l'autorise pas, rien ne leur interdit d'utiliser la voie de l'adoption, ou d'aller tout simplement bénéficier de cette technique dans un pays plus tolérant. En revanche, l'accès au DPI a une finalité purement thérapeutique qui est de réaliser un diagnostic génétique et, le cas échéant, un traitement, qui permettra la naissance d'un enfant parfaitement sain. Toutes les possibilités de guérison doivent alors être offertes, et c'est précisément ce que juge la Cour. 

jeudi 30 août 2012

La circulaire sur l'évacuation des Roms

La circulaire du 26 août 2012 est relative à "l'anticipation et l'accompagnement des opérations d'évacuation de campements illicites". La formulation même révèle la difficulté de l'exercice. La circulaire vise  donc les "campements illicites", sans désigner ceux qui y trouvent un abri précaire. A ce titre, elle se situe en complète opposition avec la circulaire du 5 août 2010 qui donnait trois mois aux préfets pour évacuer trois cents campements "en priorité ceux des Roms", stigmatisant évidemment cette population. 

L'objet de la circulaire du 26 août 2012 est de rappeler un  droit positif qui demeure inchangé, tout en s'efforçant d'intégrer la procédure d'évacuation dans une démarche plus large, faisant intervenir toute une série d'acteurs sociaux pour aider les populations victimes d'une telle mesure. 

La formulation d'une politique gouvernementale

Sur ce point, la circulaire se présente comme un texte préventif,  mais elle intervient alors que plusieurs évacuations retentissantes ont eu lieu, dans des conditions bien éloignées de celles prévues par le texte. La politique gouvernementale est donc définie a posteriori, révélant une certaine forme d'improvisation.

Quoi qu'il en soit, l'évacuation des Roms est désormais l'objet d'une politique gouvernementale, comme en témoigne le nombre des signataires de la circulaire. L'évacuation d'un camp n'est plus décidée par le seul préfet, sous l'autorité du ministre de l'intérieur. Elle fait aussi intervenir les ministres de l'éducation nationale, des affaires sociales, de l'égalité des territoires et du logement, du travail, sans oublier les ministres délégués aux personnes handicapées et à la réussite éducative. Tous ces signataires témoignent de la volonté affichée du gouvernement de mettre en oeuvre une gestion sociale de l'évacuation. Ils révèlent aussi, sans doute, la volonté de ne pas laisser le ministre de l'intérieur assumer cette politique, et de la faire reposer sur la solidarité gouvernementale.

Le droit positif

Sur le fond, la circulaire ne modifie en rien le droit existant. Cela n'est d'ailleurs pas surprenant, dès lors que ses auteurs ne sont pas compétents pour modifier des dispositions législatives ou réglementaires. Ils ne peuvent que les interpréter, de manière à assurer une mise en oeuvre uniforme sur l'ensemble du territoire.

Le droit positif s'efforcer d'arbitrer entre des intérêts divers et légitimes. D'une part, les droits du propriétaire du terrain ou de l'immeuble, qu'il soit public ou privé, doivent être protégés. D'autre part, l'ordre public, et plus particulièrement l'hygiène publique, doivent être garantis. Il est souvent indispensable de procéder à l'évacuation, lorsque les locaux ou terrains occupés se révèlent particulièrement insalubres. Enfin, les droits des occupants sans titre, qui doivent bénéficier des droits de la défense, et l'égalité devant la loi, et surtout ne pas être soumis à des discriminations.  

On sait que la procédure d'évacuation est différente selon que les occupants sans titre s'installent sur une propriété publique ou privée. Dans le premier cas, l'administration propriétaire bénéficie du privilège de l'exécutoire, ce qu'il signifie qu'elle prend elle même la décision de faire évacuer et la fait exécuter avec la force publique. Dans le second cas, lorsqu'il y a occupation d'une propriété privée, le propriétaire doit s'adresser au juge pour faire ordonner l'expulsion. Pour faire exécuter le jugement et procéder matériellement à l'expulsion, il peut ensuite solliciter l'aide de la force publique, que l'administration n'est d'ailleurs pas tenue de lui accorder. 

Sur ce dernier point, la circulaire rend certainement plus délicate le recours rapide à la force publique, dans la mesure où elle impose une pratique différente, certainement de plus longue durée. 

Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963

Environnement social

La circulaire repose sur une nouvelle perception de l'évacuation, désormais considérée comme le point d'aboutissement d'une procédure complexe. Il s'agit d'"anticiper" et "d'accompagner". Les préfets doivent désormais, dès l'installation du camp, établir un diagnostic en matière de santé, d'emploi, de scolarisation des enfants. Ils doivent également prévoir l'hébergement d'urgence, avant de procéder au démantèlement d'une installation illégale. La décision d'évacuer est donc le point d'aboutissement d'une action sociale coordonnée.

La nécessité de rechercher un nouveau logement, même provisoire, s'inscrit dans la ligne de l'arrêt du Conseil d'Etat du 10 février 2012 qui, dans une ordonnance de référé, qualifie l'hébergement d'urgence de "liberté fondamentale". 

La circulaire est donc pétrie de bons sentiments. Son application se révélera pourtant sans doute très délicate. Toutes les mesures envisagées par la circulaire supposent une installation durable sur le territoire d'une commune, qu'il s'agisse de l'obligation scolaire ou du droit à l'emploi. Mais l'évacuation d'un campement conduit nécessairement à renvoyer la population concernée à une certaine forme de nomadisme. 

Certes, la circulaire ne stigmatise plus une population Rom, et des efforts sont au moins annoncés pour améliorer sa situation matérielle. Il n'en demeure pas moins qu'une politique à l'égard de ces populations ne peut avoir des chances de succès que si elle se développe au plan européen. Leurs pays d'origine, comme la Bulgarie et la Roumanie, ont largement profité de fonds européens spécifiquement attribués pour améliorer le sort des Roms. Or ces derniers n'en ont guère bénéficié et les discriminations à leur égard n'ont jamais réellement cessé. Le sort des Roms n'est donc pas seulement un problème social français, c'est aussi un problème de politique européenne. 


mercredi 29 août 2012

Le tweet est il un élément de la vie privée ?

Twitter fait appel d'une décision d'un juge de Manhattan intervenue le 30 juin 2012,  exigeant la communication des "tweets" d'une personne accusée d'avoir participé à des manifestations violentes, lors du mouvement organisé par Occupy Wall Street en octobre 2011.

Pour  le juge, le fait d'envoyer un tweet révèle une volonté de délivrer un message public : "If you post a tweet, just like if you scream it out the window, there is no reasonable expectation of privacy". Pour Twitter, soutenu par l'American Civil Liberties Union (ACLU) un tweet est un élément de la vie privée. Son recours invoque notamment le 1er Amendement à la Constitution américaine, qui protège la vie privée, mais aussi le 4è qui protège "le droit des citoyens d'être garantis dans leur personne, leur domicile, leurs papiers et effets contre les perquisitions et saisies non motivées". L'idée générale est que l'auteur du tweet est en droit d'attendre ("Reasonable Expectation") un minimum de respect de sa vie privée, c'est à dire la non transmission de ses messages aux autorités publiques. 

Risques de contentieux

Ce contentieux peut sembler quelque peu surréaliste, dans un pays où l'Exécutif peut se fonder sur le Patriot Act pour obtenir à peu près n'importe quelles données transmises par n'importe quel vecteur. Sans attendre la décision du juge américain, on peut néanmoins s'interroger, en droit français cette fois, sur les liens éventuels entre le tweet et la vie privée.

Ia question de la protection du tweet par le secret de la vie privée ne concerne pas la seule enquête pénale. Imaginons, par exemple, un employeur qui veut obtenir la communication d'un tweet d'un salarié, pour prouver une indélicatesse, ou encore un mari jaloux qui veut démontrer l'infidélité de son épouse, pour obtenir le divorce à son avantage. Dans les deux cas, le juge devra déterminer si le tweet demandé relève de la vie privée de son auteur. 

Le sentiment de la vie privée

La question conduit à s'interroger sur la notion même de vie privée. La requête de Twitter affirme que l'utilisateur est en droit d'attendre que ses messages ne soient pas communiqués aux autorités publiques, mais aux seuls abonnés à son compte ("followers"). Autrement dit, le coeur de la vie privée réside dans la perception légitime de la personne de se croire à l'abri des ingérences intempestives. Sur ce point, le droit français est très proche, et la jurisprudence estime généralement que celui qui s'estime à l'abri des regards indiscrets doit bénéficier d'une protection de sa vie privée. Tel est le cas, par exemple, de la vedette qui s'isole sur un bateau en pleine mer, et que les paparazzi viennent importuner. Tel est aussi le cas des correspondances privées, y compris des courriels, considérées comme un échange confidentiel, c'est à dire une confidence entre deux personnes précisément désignées.

Une renonciation à la vie privée ?

Disons le franchement, cette construction jurisprudentielle semble tout à fait inopérante dans le cas des réseaux sociaux. On imagine mal un requérant, qui après avoir étalé joyeusement sa vie privée sur Facebook ou Twitter, invoque le droit au secret en se fondant précisément sur sa vie privée. Le juge serait tenté de considérer que l'auteur du tweet a purement et simplement renoncé à la protection de sa vie privée, dès lors qu'il l'étale avec complaisance. Autrement dit, si vous ne voulez pas que votre privée soit violée, ne soyez pas l'auteur de cette violation et ne devenez pas la victime d'une version modernisée de l'"Arroseur arrosé". 

L'arroseur arrosé. Louis et Auguste Lumière. 1896

Le droit à l'oubli numérique

En même temps, il peut sembler légitime que l'auteur d'un tweet bénéficie d'un certain nombre de garanties. Le droit à l'oubli numérique pourrait ainsi offrir un nouvel "incognito" sur le net, en permettant à l'individu d'effacer les tweets dont il est l'auteur, et en contraignant les gestionnaires de réseaux sociaux à les faire disparaître à l'issue d'un certain délai. 

Pour le moment cependant, le droit à la protection des données numériques ne progresse que fort lentement. On peut chercher la cause dans une sorte d'entente entre les Etats et les entreprises privées. Les premiers voient dans les réseaux sociaux une inépuisable source de renseignement. Les secondes y voient un magnifique marché publicitaire. Mais on peut aussi redouter que la notion même de vie privée ne soit plus considérée comme une valeur digne de protection. Twitter qui invoque aujourd'hui le droit au respect de la vie privée n'est il pas le premier à inciter ses abonnés à diffuser urbi et orbi leurs photos de famille ?



samedi 25 août 2012

Effet d'aubaine du terrorisme et vidéo-protection

Après les attentats du 11 septembre 2001, la plupart des pays occidentaux ont adopté des lois destinées à lutter contre le terrorisme, notamment par l'utilisation systématique de la vidéo-surveillance, rebaptisée "vidéo protection" en France pour des raisons électorales. Ce fut le cas aux Etats Unis avec le célèbre Patriot Act voté dès le 25 octobre 2001, au Royaume Uni avec le Anti-terrorism, Crime and Security Bill du 14 décembre 2001, et enfin en France avec la Lopsi 2 du 29 août 2002 et surtout la "loi Sarkozy" du 23 janvier 2006. 

Depuis ces textes, un mouvement constant a tendu au développement des techniques de vidéo-protection, le terrorisme n'étant plus qu'une sorte d'"élément de langage", un argument de vente destiné à faire accepter ces nouvelles techniques d'intrusion dans la vie privée. On entrait alors dans une démarche sécuritaire, parfaitement illustrée par les thèses d'Alain Bauer, pour lequel "le continuum défense sécurité" implique que soient mises sur le même plan la lutte contre le terrorisme international et celle contre la petite criminalité. Dans les derniers mois du quinquennat de Nicolas Sarkozy, un décret du 27 janvier 2012 autorisait même les préfets à contraindre les élus locaux à investir dans un système de vidéoprotection. Il suffisait, pour cela, d'invoquer une menace terroriste, réelle ou hypothétique. 

Le bilan britannique

Le Royaume Uni est aujourd'hui le pays d'Europe disposant du plus grand nombre de caméras de vidéo protection. Les chiffres ne sont guère précis, mais on estime généralement qu'il y a environ 4 millions de caméras dans ce pays, dont 500 000 pour la seule ville de Londres. Le Regulation of Investigatory Powers Act (RIPA), adopté dès l'an 2000, autorise les écoutes électroniques et la vidéosurveillance, dans le but de garantir la sécurité publique. A l'origine limitée aux services de police et de justice, la liste des autorités susceptibles d'utiliser ces technologies ou d'avoir accès aux enregistrements a atteint le chiffre incroyable de 792. On y trouve notamment les collectivités territoriales britanniques. 

Une association nommée "Big Brother Watch" vient précisément de diffuser un rapport sur la mise en oeuvre du RIPA dans les collectivités territoriales britanniques. On y apprend que le texte n'a jamais permis d'appréhender le moindre terroriste. Il est en revanche utilisé pour s'assurer que les britanniques qui promènent leur chien ne l'autorisent pas à faire ses déjections n'importe où, que les interdictions de fumer dans les lieux publics sont respectées. Il a aussi permis de surveiller des ouvriers qui refont la chaussée, voire une maison censée abriter une agence d'escort girls. En soi, la lutte contre ce qu'il est convenu d'appeler les "incivilités" n'est pas illicite, mais l'utilisation d'une législation anti-terroriste dans ce but s'analyse tout de même comme un détournement de finalité. 

The Adjustment Bureau. George Nolfi. 2011


Le bilan français

En France, on constate que la décision de généraliser la vidéoprotection n'a été précédée d'aucune enquête sur le bilan des premières années de sa mise en oeuvre dans les communes qui avaient choisi de se doter d'un tel système. Tout au plus peut-on trouver une enquête de la Chambre régionale des comptes de Rhône Alpes, et portant sur le bilan de l'équipement de la ville de Lyon. L'enquête s'est achevée en 2010, et les chiffres remontent à 2008. Quoi qu'il en soit, la Chambre a constaté que la ville avait alors investi 7 284 290 € pour 124 caméras, soit 58 744 € par caméra. Quant aux résultats, il apparaît que l'utilisation judiciaire des caméras, c'est à dire la demande des films pour mener à bien une enquête, ne dépassait pas un ration de 1,7 par caméra. Et s'il est vrai que la délinquance avait baissé de 33 % entre 2003 et 2008 dans la ville de Lyon, la Chambre fait observer, non sans malice, que la baisse était de 48 % pour la même période à Villeurbanne, ville qui avait refusé de s'équiper en vidéoprotection. Inutile de dire qu'aucun terroriste n'a été arrêté dans la ville de Lyon, grâce aux caméras de surveillance, dont le nombre s'élève aujourd'hui à 219. 

Doit on voir l'aveu d'un échec dans les propos récents du maire de Nice, monsieur Estrosi, qui reproche au ministre de l'intérieur d'avoir refusé de classer sa ville parmi les nouvelles "zones de sécurité prioritaires" (ZSP) ? Il se plaint qu'un tel refus lui interdit d'améliorer la sécurité et la tranquillité des Niçois. Or, Nice est probablement la ville la plus équipée en vidéoprotection, avec plus de six cents caméras, et son maire ne cesse de vanter la baisse de la délinquance suscitée par cet équipement. Le classement en "zone de sécurité prioritaire" devrait donc être inutile. 

Pour le moment, l'utilisation de la vidéoprotection n'a donné lieu à aucune évaluation sérieuse. En tout cas, l'effet d'aubaine du terrorisme a permis de développer ces techniques. Des officines chargées de "vendre" la sécurité ont fait des audits, analysé des quartiers, voire des villages, et ont annoncé à des élus locaux que la délinquance risquait d'augmenter s'ils n'investissaient pas dans les caméras. Ensuite, ces mêmes officines venaient vendre lesdites caméras. Un marché immense que se partagent quelques entreprises. 

Aujourd'hui, le bilan s'impose, et surtout la réflexion sur la finalité de cette vidéoprotection. Il est sans doute d'admettre que les caméras ne permettent pas d'attraper des terroristes, mais sont peut être utilisables pour lutter contre les incivilités. Il faudra alors s'interroger sur les atteintes à la vie privée auxquelles nous sommes prêts à consentir pour la seule poursuite de cet objectif. 


vendredi 24 août 2012

Le mariage homosexuel et l'"exemple" américain

Le droit des homosexuels au mariage est il encore un sujet conflictuel ? On pourrait en douter, si l'on considère l'ampleur des critiques à l'égard des prières organisées par l'Eglise lors de la fête religieuse de l'Assomption, prières qui avaient pour objet de promouvoir l'image de la famille traditionnelle, composée de deux parents de sexes différents. Devant l'ampleur de la contestation, les autorités religieuses se sont vues contraintes à un exercice délicat de communication en retropédalage. Non, elles n'avaient pas voulu stigmatiser les homosexuels. Elles voulaient seulement susciter le débat et ne pas en être exclues. 

Le droit au mariage homosexuel s'appuie, par ailleurs, sur bon nombre d'exemples étrangers, notamment les Pays Bas, la Belgique, l'Espagne, le Portugal ou le Danemark, au sein de l'Union européenne. Mais, le plus souvent, c'est l'exemple américain qui est invoqué. Vus de France, les Etats Unis apparaissent comme le pays le plus tolérant, celui dans les homosexuels ont pu s'organiser en une communauté structurée, susceptible de faire valoir efficacement leurs revendications. 

Un droit des Etats fédérés

Il ne faudrait cependant pas se tromper d'exemple. Le mariage des homosexuels n'est pas une chose totalement acquise dans la société américaine. Observons tout d'abord que le droit du mariage relève des Etats fédérés. Le mariage gay a été voté par le Vermont en 2009, le Connecticut, le Massachussetts, l'Iowa, le New Hampshire et New York en 2011, enfin Washington DC, l'Etat de Washington et le Maryland en 2012. La liste des Etats qui acceptent l'union homosexuelle est donc relativement courte, et on note que n'y figure aucun Etat du Sud. Par ailleurs, l'évolution idéologique avec notamment le renouveau d'un certain fondamentalisme chrétien, suscite une remise en cause de ces réformes. La Californie a ainsi abrogé par référendum, en 2008, un mariage homosexuel que la Cour suprême de cet Etat venait d'admettre. 

Le mariage des homosexuel n'est donc pas un Constitutional Right garanti par le droit fédéral. Le Defense of Marriage Act (DOMA) de 1996 définit, au contraire, le mariage comme l'union légale d'un homme et d'une femme, et interdit la reconnaissance, par le droit fédéral, des unions homosexuelles autorisées par les Etats fédérés. Ce texte a évidemment des conséquences considérables, puisque le droit fédéral empêche ainsi les conjoints homosexuels de bénéficier des droits garantis par les lois fédérales, par exemple les droits accordés au conjoint survivant en matière d'assurance maladie ou de pension de retraite. 

Thierry Le Luron et Coluche. 25 septembre 1985


Le DOMA

Le DOMA, adopté en 1996, est évidemment le fruit d'une initiative des Républicains, qui dominaient alors le Congrès. Bill Clinton, pourtant démocrate, n'a pas envisagé de mettre son veto au texte, tout simplement parce que l'élection présidentielle approchait et qu'il ne voulait pas faire du mariage homosexuel un sujet de campagne. A l'époque en effet, l'électorat démocrate lui-même n'était pas réellement favorable à une telle évolution, et Clinton voulait, avant tout, assurer son second mandat.

Par la suite, les esprits ont lentement évolué, et l'abrogation du DOMA figurait dans le programme électoral de Barack Obama. Cette abrogation n'est pas intervenue, mais l'Attorney Général, Eric Holder, a officiellement annoncé que le gouvernement fédéral renonçait à défendre devant les tribunaux la disposition du DOMA définissant le mariage comme l'union d'un homme et d'une femme (art. 3). A ses yeux, elle est discriminatoire et donc non conforme à la Constitution. 

Reste que le DOMA demeure dans l'ordre juridique, et que différentes affaires pendantes devant les tribunaux montrent que l'administration fédérale répugne toujours à conférer au conjoint homosexuel les mêmes droits qu'au conjoint hétérosexuel. L'American Civil Liberties Union (ACLU) a donc saisi la Cour Suprême pour lui demander de déclarer l'inconstitutionnalité de ces dispositions. 

Trois affaires sont ainsi déférées, Karen Golinski, Nancy Gill et Edith Windsor. Dans les deux premiers cas, il s'agit de deux femmes qui souhaitent que leur conjointe puisse bénéficier de leur assurance santé. Dans le troisième, celui d'Edith Windsor, il s'agit d'une femme qui, à la mort de sa compagne qu'elle avait épousée au Canada, a dû régler un impôt sur la propriété, dont elle n'aurait pas dû s'acquitter si son mariage avait été reconnu par les autorités fédérales américaines. La juge fédérale de New York a déjà déclaré, dans cette affaire, que le DOMA était contraire à la Constitution parce que discriminatoire.  

La Cour Suprême a désormais le choix. Elle peut examiner les trois affaires, ou seulement l'une d'entre elles. Dans tous les cas, la question du maintien du DOMA dans l'ordre juridique est désormais posée. C'est seulement s'il est déclaré inconstitutionnel que les mariages contractés dans les Etats de l'Union pourront être reconnus au niveau fédéral. Mais cette évolution n'interdit toujours pas aux Etats les plus conservateurs de persévérer dans leur refus du mariage homosexuel. Sur ce point, l'"exemple" américain mérite d'être largement nuancé. 


 

mardi 21 août 2012

Cour européenne : le "préjudice important" ou la régulation du trafic contentieux

La Cour européenne publie un rapport qui passe largement inaperçu dans cette période estivale. Il propose cependant un premier bilan du nouveau de critère de recevabilité appliqué par la Cour européenne depuis l'entrée en vigueur du Protocole n° 14, le 1er juin 2010. Son nouvel article 35-3 b autorise la Cour à déclarer une requête irrecevable en l'absence de "préjudice important". A dire vrai, cette nouvelle rédaction peut apparaître comme la simple mise en oeuvre, par la Cour européenne, du principe bien connu "De minimis non curat praetor". 

Un pouvoir du juge

Le texte met néanmoins en place une sorte de clause de sauvegarde. En effet, même si le préjudice n'est pas "important", le recours peut être considéré comme recevable si "le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond" ou si l'affaire "n'a pas été dûment examinée" par les juridictions internes. Autrement dit, la Cour peut rejeter une requête si le préjudice n'est pas suffisamment important, sauf si elle décide de l'examiner tout de même. 

Lorsque le juge se voit attribuer une telle marge d'interprétation, le contenu de la règle est finalement défini par sa jurisprudence. Ce premier rapport, après deux ans d'application, offre donc à la Cour l'opportunité de préciser sa doctrine. 

Procédure : une pratique très souple

Sur le plan de la procédure, la Cour peut invoquer d'office ce critère de recevabilité, comme dans l'arrêt Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie du 1er juin 2010. Elle peut aussi l'utiliser comme réponse à une exception soulevée par le gouvernement défendeur, comme dans la décision du 21 décembre 2010 Gaglione c. Italie. Elle peut l'examiner avant les autres critères de recevabilité (CEDH 14 juin 2011, Burov c. Moldavie), ou après que les autres critères ont été écartés (CEDH, 14 décembre 2010, Holub c. République tchèque). Au regard de la procédure contentieuse, la doctrine est qu'il n'y a pas de doctrine. Cet élément de souplesse n'est d'ailleurs pas nécessairement un défaut, dès lors qu'il autorise la Cour à introduire une certaine forme de hiérarchie des critères de recevabilité en fonction des caractéristiques de l'affaire qu'elle doit, ou non, juger.

La nature du préjudice pas suffisamment important est ... sans importance

Au regard de la nature du préjudice, la Cour se montre très souple. Il peut s'agir d'un préjudice financier. La Cour considère ainsi qu'une requérante française qui a dû payer une contravention routière de 135 € et a qui a perdu un point sur son permis de conduire peut être considérée comme n'ayant pas subi un préjudice suffisamment important. Il est vrai que cette "importance" au regard de la situation financière du demandeur. En l'espèce, la requérante, en sa qualité de magistrat de l'ordre administratif, pouvait largement s'acquitter de cette amende (CEDH, 17 janvier 2012, Fernandez c. France).

Le préjudice peut aussi être dépourvu de tout aspect financier. Il peut impliquer, par exemple, l'obligation de démolir un mur construit en violation des règles d'urbanisme, contrainte désagréable mais  préjudice peu important susceptible de justifier une irrecevabilité (CEDH, 4 octobre 2011, Jancev c. Ex République yougoslave de Macédoine). Sur ce point, la Cour se montre néanmoins très prudente, et considère qu'un préjudice lié au mauvais fonctionnement de la justice ne peut, en soi, justifier, à lui seul, une décision d'irrecevabilité.

Le respect des droits de l'homme

Dans tous les cas, on l'a vu, la Cour européenne peut décider d'examiner une requête au fond, même en présence d'un préjudice fort modeste, dès lors que cet examen lui paraît justifié par les exigences du "respect des droits de l'homme". Cette formulation permet à la Cour de se saisir d'une affaire "pour l'exemple", lorsque le système juridique d'un Etat connaît une défaillance structurelle qui doit être réparée. Dans l'affaire Finger c. Bulgarie du 10 mai 2011, la Cour déclare le recours recevable tout simplement parce que le système juridique bulgare souffre d'une trop grande lenteur dans les procédures et que le droit au recours effectif n'est pas garanti de manière suffisamment efficace. Dans ce cas, toute requête est bonne à prendre, pour enjoindre à l'Etat d'améliorer sa procédure pénale. 

L'examen par un juge interne

Seconde "clause de sauvegarde", la Cour peut décider d'examiner un recours, dans l'hypothèse où l'affaire n'a pas été "dûment examinée par un tribunal interne". L'objet de cette règle est d'éviter un déni de justice,  l'hypothèse dans laquelle le préjudice, aussi faible soit-il, ne serait finalement examiné par un aucun juge, ni le juge national, ni la Cour européenne. C'est le cas, lorsqu'un requérant se plaint que son affaire n'a précisément pas été examinée par les tribunaux internes (CEDH, 29 septembre 2011 Flisar c. Slovénie). 

Au terme de l'analyse, la condition de recevabilité liée à la faiblesse du préjudice apparaît comme un instrument du pouvoir du juge européen. Il peut, à sa guise, filtrer les requêtes, selon des critères extrêmement souples, liés à des considérations de fait, qu'il s'agisse de la situation financière du requérant, ou de l'appréciation qu'il porte sur le système judiciaire de l'Etat défendeur. Il est vrai que les deux années de jurisprudence étudiées montrent que la Cour est loin d'avoir abusé de ce pouvoir nouveau. Elle ne l'a invoquée que dans vingt six affaires, à chaque fois dans des cas qui ne lésaient guère les requérants. 



Régulation du trafic contentieux

Reste que l'incertitude de ces dispositions nouvelles suscite tout de même un certain malaise. La Grande Bretagne n'a d'ailleurs pas manqué de demander leur disparition lors de la Conférence de Brighton, évidemment pour de mauvaises raisons. Ce pays souhaitait, en effet, faire adopter une règle, selon laquelle une requête serait toujours irrecevable, dans le cas où un tribunal national a statué sur l'affaire. Cette menace semble aujourd'hui écartée, après l'échec de la Conférence. Il n'en demeure pas moins que ce nouveau cas d'irrecevabilité apparaît comme un outil pour éponger un contentieux trop abondant. La Cour peut l'utiliser à sa guise, comme un instrument de régulation. On ouvre les vannes lorsque le contentieux est moins abondant ou intéresse particulièrement la Cour, on ferme lorsqu'il apparaît nécessaire de fluidifier le trafic. En agissant ainsi, on court le risque de voir se développer une jurisprudence conjoncturelle, peu claire, et donc dépourvue d'un véritable socle juridique. 






dimanche 19 août 2012

Les Pussy Riots devant la Cour européenne ?

La condamnation des Pussy Riots à deux ans de camp pour "hooliganisme" est jugée avec sévérité dans les pays occidentaux. De K. Ashton au Département d'Etat américain, en passant par Angela Merkel, et, évidemment, Bernard-Henri Lévy tout le monde dénonce un verdict disproportionné. Les faits qui l'ont motivé semblent en effet bien légers. Les trois jeunes femmes composant ce groupe sont condamnées pour avoir "violé l'ordre public" et "offensé les sentiments des croyants" en chantant, dans la cathédrale du Christ Sauveur de Moscou, une "prière punk" demandant à la Vierge de chasser Poutine du pouvoir.

Il est probable que l'affaire judiciaire n'est pas terminée. Sans doute les condamnées disposent t elles de voies d'appel et/ou de cassation. On peut penser que si elles n'obtiennent pas un allègement de cette peine, les Pussy Riots, après avoir épuisé les recours internes, porteront leur affaire devant la Cour européenne. 

La Russie au Conseil de l'Europe

En rejoignant le Conseil de l'Europe en 1996, la Russie s'est engagée à respecter certains standards européens en matière de droits de l'homme. Certes, à l'époque, cette adhésion était perçue comme une étape vers l'Etat de droit, et chacun savait que la mutation du système soviétique ne se ferait pas en un jour. Seize années plus tard, les statistiques de la Cour européenne des droits de l'homme montrent que la Russie est le plus gros pourvoyeur de requêtes avec plus de 40 000 requêtes pendantes au 31 décembre 2011, soit 26, 6 % des recours, bien loin devant la Turquie qui a plus de 16 000 requêtes pendantes, soit 10, 5 % des recours. 

Evaluer les chances d'un recours des Pussy Riots devant la Cour européenne est un exercice délicat, d'autant que le droit russe demeure mal connu. Tout au plus est-il possible d'analyser la jurisprudence de la Cour susceptible d'être invoquée à l'appui d'un tel recours.




Liberté de religion

Observons d'emblée que la Cour inclut dans la liberté de religion l'interdiction de porter atteinte au sentiments religieux. La Cour européenne, dans un arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994 admet ainsi la saisie d’un film qui dénigrait des doctrines religieuses, au motif que les croyants pouvaient se sentir « attaqués dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante ». La protection de la sensibilité des croyants peut donc l'emporter sur la liberté d'expression. Il n'est donc pas interdit au droit russe de prévoir des sanctions en cas d'atteinte au sentiment religieux des fidèles réunis pour un culte. 

Liberté de manifestation

L'acte commis par la Pussy Riots peut être rattaché à la liberté de manifestation, que la Cour européenne considère comme un élément de la liberté d'expression. A cet égard, leur objet n'était pas de heurter les sentiments religieux de l'auditoire, mais de manifester leur opposition à la politique de Vladimir Poutine. Il aurait sans doute été plus judicieux de le faire ailleurs que dans une église, mais cela ne retire rien au caractère politique de leur expression. On sait que la Cour européenne se montre très protectrice de la liberté d'expression, au point d'avoir tout récemment sanctionné les autorités hongroises qui avait poursuivi le porteur d'un drapeau pro-nazi pendant une manifestation. 

Défaut de proportionnalité

La question posée est donc celle de la proportionnalité de la sanction infligée aux membres des Pussy Riots. La Cour européenne n'hésite pas à apprécier cette proportionnalité. Dans un arrêt du 26 avril 1995 Prager et Oberschlick c. Autriche, à propos d’un article très violent traitant d’ « imbécile » le responsable d’un parti politique autrichien, la Cour européenne reconnaît que le débat politique peut parfois comporter « une certaine dose d’exagération, voire de provocation". Elle estime en conséquence disproportionnée la sanction infligée au à l'auteur des propos litigieux, et condamne l'Autriche pour violation de l'article 10 de la Convention européenne, celui-là même qui garantit la liberté d'expression. 

De même, dans l'affaire Salov c. Ukraine de 2005, la Cour examine une requête concernant la condamnation du requérant à une peine de prison (avec sursis partiel) et à une amende, pour avoir distribué huit exemplaire d'un faux journal annonçant le décès du Président Kouchma en pleine campagne présidentielle. Alors même que les propos rapportés étaient faux, la Cour a estimé la condamnation disproportionnée au but poursuivi, en prenant notamment en considération la gravité des sanctions infligées au requérant. 

On ne voit pas pourquoi la Cour européenne modifierait cette jurisprudence libérale, et les autorités russes risquent de subir une cuisante défaite, si les Pussy Riots décident d'aller devant la Cour européenne des droits de l'homme. Espérons que le système juridique russe saura réagir et adopter des règles plus proches des standards européens.  



jeudi 16 août 2012

Le drapeau et la liberté d'expression

La décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 24 juillet 2012, Faber c. Hongrie, donne quelques précisions sur l'utilisation d'un drapeau par des manifestants. En l'espèce, le requérant est le leader du parti hongrois d'extrême droite Jobbik, condamné à une peine d'amende pour avoir arboré, lors d'une manifestation, un drapeau qui était celui du Parti des Croix Fléchées, le parti pro-nazi hongrois, entre 1940 et 1945. La Cour choisit de faire prévaloir la liberté d'expression sur les nécessités de lutter contre les "discours de haine" porteurs de racisme et de discrimination. Elle condamne en conséquence les autorités hongroises qui ont porté atteinte à la liberté d'expression du requérant.

Le drapeau, élément du "Symbolic Speech"

Dans le commentaire de cet arrêt publié sur CPDH par Nicolas Hervieu, l'auteur insiste, à juste titre, sur  le fait que la Cour choisit de se montrer tolérante à l'égard des manifestations d'intolérance. 

Sur ce point, la Cour se rapproche considérablement de la conception de la liberté d'expression développée par le droit américain. Aux Etats-Unis, la liberté de manifestation n'est pas liée à la liberté de réunion, comme en droit français. Elle est rattachée à la liberté d'expression et elle bénéficie, à ce titre, de la protection du Premier Amendement. Le fait d'arborer un drapeau dans une manifestation relève donc du "Symbolic Speech", expression non verbale, mais expression tout de même. De fait, les Américains ont le droit d'utiliser un drapeau, y compris la Bannière étoilée, à l'appui de leurs revendications. Ils peuvent même brûler ce symbole national sur la place publique, dès lors que ce procédé s'inscrit dans leur protestation.

On doit évidemment se réjouir de cet élargissement de l'espace de la liberté d'expression, même s'il révèle aussi une influence de plus en plus grande du droit anglo-saxon sur la jurisprudence de la Cour. 

Au regard du droit français, cette jurisprudence apparait de nature à susciter quelques débats juridiques. 


Keith Haring. 1958-1990. Drapeau américain


Une distinction entre les drapeaux

La jurisprudence de la Cour interdit désormais de sanctionner un manifestant arborant un drapeau nazi, au nom de la liberté d'expression. En revanche, le drapeau français fait l'objet d'une protection spéciale. La loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure a créé un délit d'outrage au drapeau (et à l'hymne national), puni de 7500 € d'amende et, éventuellement, de six mois de prison, lorsqu'il est commis en réunion. Ce texte se limitait cependant à réprimer de tels outrages, lorsqu'ils sont commis durant des manifestations. Le décret du 21 juillet 2010 a ensuite créé une contravention nouvelle, pour sanctionner la diffusion d'images de ce type d'outrage, y compris lorsqu'il est commis dans un lieu privé. 

On comprend évidemment qu'une protection particulière soit accordée au drapeau national. Il n'empêche que la répression risque de se révéler délicate. Imaginons un match de football opposant la France à l'Algérie. Les supporters brûlant un drapeau algérien seront considérés comme des citoyens exerçant leur liberté d'expression. Ceux qui auront brûlé le drapeau français auront commis le délit d'outrage prévu par la Loppsi 1 et seront donc condamnés. Il y a certes une différence entre les deux situations, mais sera t elle comprise ? Surtout, ne risque t on pas de voir les personnes condamnées se tourner vers la Cour européenne, en invoquant le respect de leur liberté d'expression ?

D'une manière générale, ce type de décalage entre les jurisprudence européenne et le droit français risque de se retrouver dans bien des domaines, dès lors que le droit français s'attache toujours davantage à limiter la liberté d'expression, au nom du respect de valeurs considérées comme supérieures. Les lois mémorielles en sont l'exemple type, même si la jurisprudence du Conseil constitutionnel semble désormais mettre un frein à leur développement. 

Liberté d'expression et libre arbitre

Ces valeurs supérieures susceptibles de justifier une atteinte à la liberté d'expression sont largement remises en question par l'arrêt Faber c. Hongrie. Pour la Cour européenne, la liberté d'expression doit être respectée "non seulement pour les informations accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population".  Cette analyse repose sur le libre arbitre, l'idée que les citoyens sont des adultes capables d'apprécier à leur juste valeur les discours qu'ils entendent. 

Le droit français est en permanence tenté de limiter la liberté d'expression au nom de ces valeurs supérieures, avec l'idée qu'il faut protéger un citoyen incapable de comprendre les propos qu'il entend. Il convient donc de le mettre à l'abri des pensées subversives. Et pourtant, ce n'est pas parce qu'il voit un drapeau nazi que le citoyen adhère aux idées de l'imbécile qui le brandit. Au contraire.



mardi 14 août 2012

Pas de mariage gay avant la prière du soir

Les évêques catholiques annoncent que les fidèles assistant à l'office de l'Assomption seront appelés à dire une prière exprimant l'attachement de l'Eglise catholique à la famille composée d'un père et d'une mère. La formule est transparente. Il s'agit d'une prise de position contre le mariage homosexuel. En soi,  cela n'a rien de surprenant. Chacun sait que l'Eglise refuse le sacrement du mariage aux homosexuels, comme elle le refuse aux couples dont l'un des conjoints est divorcé, comme elle le refuse aux prêtres. Ces prières ont lieu à l'intérieur des églises, et il appartient aux fidèles, et à eux seuls, de manifester, ou non, leur adhésion à une telle démarche. 

Les propos tenus par Monseigneur Barbarin, archevêque de Lyon, sont, en revanche, plus surprenants. Observons d'emblée qu'il s'agit de propos publics, non pas réservés à la communauté des fidèles, mais diffusés largement par une interview accordée au journal Le Progrès. Il y déclare : "Notre désir est que la loi n'entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". 

On en reste sans voix. Monseigneur Barbarin voudrait réveiller l'anticléricalisme primaire qu'il n'agirait sans doute pas autrement. Appelle t il de ses voeux un choeur de Grands Prêtres pour surveiller la loi ? L'Eglise est elle supérieure à la loi, et fera t on monter sur les bûchers ceux qui refuseraient de voter les normes qu'elle entend imposer ?  On imagine aisément les réactions hostiles que peuvent susciter de tels propos,  comme si son auteur voulait ranimer de vieux conflits.

Loin de nous l'idée de donner des cours de théologie à Monseigneur Barbarin. Son analyse de la Bible ne regarde que lui, comme sa conception de la charité chrétienne et du respect des convictions d'autrui. Il semble, en revanche, qu'il ait grand besoin de connaître quelques notions de droit constitutionnel.




Le concept de souveraineté

A t il déjà entendu parler l'article 3 de notre Constitution ? Il énonce que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Il se trouve que la France est un régime démocratique. Certains le regrettent peut être, mais c'est ainsi. La loi n'est pas l'expression de la volonté des Grands Prêtres, mais celle de la volonté générale. Le Parlement est désigné par le peuple, au suffrage universel. Ce n'est pas "Dieu le Père", comme dit Monseigneur Barbarin, c'est beaucoup mieux que ça, puisqu'il est composé des représentants du peuple. 

A ce titre, la loi n'est pas simplement un instrument utilisé pour "trouver du travail à tout le monde, s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix". La loi, c'est l'expression de la souveraineté du peuple et elle doit être respectée en tant que telle. 

La notion de hiérarchie des normes

Contrairement à ce qu'affirme l'évêque de Lyon, le mariage homosexuel entre parfaitement dans la compétence du parlement. C'est vrai qu'il existe un pouvoir réglementaire autonome, qui s'exerce sans habilitation de la loi, mais qui ne lui est, en aucun cas, supérieur. Au dessus de la loi, il n'y a que la Constitution, et son article 34 précise que "la loi fixe les règles concernant ... l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux (...)". Autrement, le droit au mariage est du domaine de la loi, et d'elle seule, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, pas sous le contrôle de l'Eglise. 

Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel confirme évidemment cette lecture. Il évoque "la liberté du mariage qui est une des composantes de la liberté individuelle". Par la suite, dans sa décision du 20 novembre 2003, il précise que la liberté du mariage se rattache également à "la liberté personnelle, découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen de 1789". Mais peut être Monseigneur Barbarin connaît il mal la Déclaration de 1789 ? 

Bien entendu, de tels propos relèvent d'un amalgame bien connu entre le mariage civil et le mariage religieux. Pour les catholiques, le mariage est un sacrement, et ils ont parfaitement le droit de le considérer comme tel. Le mariage civil, en revanche, relève du droit des personnes défini par la loi. 

La laïcité

Un tel amalgame constitue un remise en cause du principe même de la laïcité. Ce dernier est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique une stricte séparation entre la société civile et la société religieuse, entre le mariage civil et le mariage religieux. Les convictions religieuses de l'individu n'intéressent pas l'Etat, comme d'ailleurs l'absence de convictions. La laïcité consiste précisément à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. L'article 2 de notre Constitution affirme que la France est une "République laïque" et qu'à ce titre, elle "respecte toutes les croyances". 

Nous respectons donc tout à fait les croyances de Monseigneur Barbarin. A lui de respecter aussi notre régime constitutionnel, qui présente au moins l'avantage de lui permettre de s'exprimer librement. 





dimanche 12 août 2012

Nicolas Sarkozy, la Syrie, et le Conseil constitutionnel

Nicolas Sarkozy s'est entretenu "longuement" au téléphone avec le président du Conseil national syrien, Abdel Basset Sayda, sans que l'on sache lequel a pris l'initiative de cet appel. Quoi qu'il en soit, les deux  interlocuteurs ont publié un communiqué commun. Ils y constatent "la complète convergence de leurs analyses sur la gravité de la crise syrienne et sur la nécessité d'une action rapide de la communauté internationale pour éviter des massacres". La presse commente largement cette intervention de l'ancien président de la République. Les uns s'en félicitent, car ils estiment que la politique étrangère française ne saurait se passer de son point de vue. Les autres s'en amusent. D'une part, ils se souviennent qu'il avait annoncé, au lendemain du 6 mai, son retrait de la vie politique. D'autre part, il font observer que sa sévérité à l'égard du président Assad était bien récente. Ce dernier n'était il pas l'invité d'honneur du défilé du 14 juillet 2008 ?  

Les médias ne s'interrogent pas, en revanche, sur la manière dont Nicolas Sarkozy conçoit ses fonctions au Conseil constitutionnel.  Souvenons nous que, comme ancien président de la République, il est membre de droit du Conseil. Il a choisi d'y siéger, et perçoit son traitement. Jusqu'à aujourd'hui cependant, il n'a effectivement siégé qu'une seule fois, le 19 juin 2012, dans une audience de QPC portant sur le droit au mariage des majeurs sous curatelle.

Les incompatibilités

Cette décision de siéger suscitait déjà des questions relatives au régime d'incompatibilité auquel sont soumis les membres du Conseil. Nicolas Sarkozy a en effet décidé de reprendre son métier d'avocat, alors même que l'usage veut que les avocats  membres du Conseil restent éloignés de leur cabinet. C'était du moins la pratique de Robert Badinter et de Roland Dumas.

Le manquement à l'obligation de réserve

Aujourd'hui, la question de son intervention sur la Syrie suscite une autre question, relative cette fois à l'obligation de réserve qui pèse sur les membres du Conseil constitutionnel. L'article  7 de l'ordonnance de 1958 leur interdit en effet de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel".  La question qui se pose est donc de savoir si Nicolas Sarkozy a, ou non, violé son obligation de réserve.

On pourrait penser que la politique de la France vis à vis de la Syrie a assez peu de chances de susciter le vote d'une loi. Mais si la France décidait d'intervenir dans ce pays, comme semble le souhaiter l'ancien Président, il faudrait bien que la dépense suscitée par cette opération extérieure apparaisse dans le budget. Et la loi de finances sera, bien entendu, déférée au Conseil par les propres amis de Nicolas Sarkozy... qui sera donc appelé à en juger. Son intervention entre donc dans le champ de l'article 7 de l'ordonnance de 1958.

On pourrait aussi invoquer quelques précédents fâcheux. Simone Veil n'a t elle pas appelé à voter "oui" au référendum sur la Constitution européenne, en 2005, alors qu'elle était membre du Conseil ? Et Valéry Giscard d'Estaing n'a t il appelé publiquement à voter en faveur de Nicolas Sarkozy aux dernières présidentielles ? Sans doute, mais les violations de l'obligation de réserve déjà commises n'ont pas pour effet de rendre licites celles qui interviennent aujourd'hui.




Vers une réforme de la composition du Conseil constitutionnel ?

De manière plus générale, la malencontreuse intervention de Nicolas Sarkozy a surtout pour effet de mettre en lumière la nécessité de remettre en cause l'existence même de ces "membres de droit". Alors que le Conseil constitutionnel est désormais saisi par n'importe quel justiciable pour exercer un contrôle de la loi promulguée, il doit bénéficier des garanties d'indépendance et d'impartialité qui sont celles des autres juridictions. Comment son contrôle de constitutionnalité peut il être crédible, s'il est exercé par ceux là mêmes qui, lorsqu'ils étaient président de la République, ont suscité et défendu le projet de loi qui revient devant eux lors d'une QPC ?

Nicolas Sarkozy, membre du Conseil, met ainsi en évidence les erreurs de Nicolas Sarkozy, Président. En effet, la révision de 2008, qui a mis en place la Question prioritaire de constitutionnalité, aurait dû s'accompagner d'une réforme globale du Conseil constitutionnel.

La menace de la Cour européenne

Dans l'état actuel des choses, rien n'interdirait à un requérant, débouté devant un juge du fond à cause du résultat d'une QPC, de saisir la Cour européenne. Il aurait, en effet, par hypothèse, épuisé les voies de recours internes. Et on peut penser que la Cour se demanderait très sérieusement si un ancien Président de la République chargé de juger d'une loi, dont son gouvernement fut le promoteur quelques années auparavant, est bien un "magistrat" au sens de la Convention européenne. La réponse sera, sans doute, intéressante.

Peut être serait il temps de mettre en oeuvre la réforme de la composition du Conseil constitutionnel, avant que ce scénario se produise ?


vendredi 10 août 2012

Le harcèlement sexuel, en attente de QPC ?

La loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel a été adoptée à l'unanimité, tant il était urgent de ne pas laisser un vide juridique après la décision du Conseil constitutionnel du 4 mai qui avait abrogé cette infraction. Les débats au parlement ont été menés tambour battant, et toute personne estimant qu'il conviendrait peut être de prendre quelques jours pour réfléchir était immédiatement suspectée de vouloir assurer l'impunité des auteurs de harcèlement. Cette unanimité a évidemment empêché la loi d'être déférée au Conseil constitutionnel, et elle est aujourd'hui en vigueur, accompagnée d'une circulaire censée expliquer les nouvelles infractions à ceux qui devront assurer leur mise en oeuvre. 

Harcèlement, tout est harcèlement

Aux yeux de la loi, tout est harcèlement. Son article 1er envisage deux infractions distinctes, qui constituent désormais la nouvelle rédaction de l'article 222-33 du code pénal.

La première consiste dans "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant". Le texte est à peine modifié par rapport au projet de loi déposé par le gouvernement, se bornant à supprimer la référence aux "gestes", sans doute pour éviter une redondance dès lors qu'un geste peut être considéré comme un "comportement". Ce dernier terme a, en outre, été préféré à la formulation initiale qui évoquant "tous autres actes". Ces deux modifications mineures n'enlèvent rien, cependant, à l'incertitude des termes. Comment définir un "comportement à connotation sexuelle", ou un "environnement intimidant", ou "offensant" ?

La circulaire offre sur ces points une réponse, qui n'en est pas une.  C'est ainsi qu'un "comportement à connotation sexuelle" ne présente pas nécessairement "un caractère explicitement et directement sexuel". Au juge de se débrouiller pour distinguer les deux notions.

Pour les rédacteurs de la loi, l'élément constitutif du délit qu'il conviendra de prendre en considération réside essentiellement dans l'absence de consentement de la victime. Ils ajoutent cependant que cette absence de consentement pourra être apprécié à partir du contexte de l'affaire, par exemple lorsque la victime s'est plainte auprès de ses supérieurs hiérarchiques ou de ses collègues. Tout reposera donc, comme par le passé, sur le témoignage de la victime et, le cas échéant, sur celui de son entourage. Dans ces conditions, la loi n'est pas réellement en mesure d'empêcher que le harcèlement sexuel soit invoqué à l'encontre d'un chef de service dont ses subordonnés voudraient se débarrasser.

Quant à la condition de répétition exigée par la loi, elle impose seulement que l'acte prohibé se soit produit "à deux reprises", ce qui constitue, on en conviendra, le minimum en matière de "répétition".


L'Ange Gabriel harcelant la Vierge Marie
Botticelli. Annonciation. 1489



Le harcèlement, sans harcèlement

Il est vrai que la seconde infraction prévue par la loi envisage "un harcèlement  sexuel résultant d'un acte unique", notion qui constitue la négation même de la définition du harcèlement donnée par tous les bons dictionnaires. Le second alinéa de l'article 222-33 dispose : "Est assimilé à un harcèlement sexuel" le fait, "même non répété, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers". Cette notion de pression renvoie, on s'en doute, à l'idée de ce que l'on appelle généralement un "chantage sexuel", par exemple lorsqu'une personne tente d'imposer un acte sexuel à la victime, en lui promettant un emploi... ou en la menaçant d'un licenciement.

Le chantage sexuel doit évidemment être sanctionné, et même lourdement sanctionné. Le problème est qu'il sera bien délicat d'apporter la preuve de ce "but réel ou apparent". Ce type de pression s'exerce généralement sans témoin.. et la preuve de l'infraction résidera dans l'appréciation de l'intention de l'auteur de l'acte. Pour apprécier s'il a agi "dans le but réel" d'obtenir un acte de nature sexuelle, le juge devra pénétrer dans sa psychologie. Pour évaluer s'il a agi dans le "but apparent", le juge devra apprécier les circonstances de l'affaire, et voir si l'accusé exerçait ces pressions pour obtenir des faveurs sexuelles, ou dans une toute autre finalité, par exemple pour obtenir la démission de la victime. Dans ce dernier cas, la notion de harcèlement sexuel deviendra bien difficile à distinguer du harcèlement moral.

De la concision à la dilution

Dans sa décision du 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel avait sanctionné une définition purement tautologique du harcèlement sexuel. Etait alors considéré comme "harcèlement" le "fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle". De manière très logique, le Conseil avait censuré cette définition pour violation du principe de légalité des délits et des peines, qui impose la précision des incriminations. A la concision a succédé la dilution, qui conduit à une égale insécurité juridique. On peut penser qu'une personne poursuivie pour harcèlement sexuel sur le fondement de ce nouveau texte ne manquera pas de déposer une QPC.