« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 30 septembre 2022

Le prénom des élèves transgenres


Le Conseil d'État confirme, par un arrêt du 29 septembre 2022, la légalité de la circulaire du 29 septembre 2021 du ministre de l'éducation nationale. Portant lignes directrices à l'attention de l'ensemble des personnels de l'éducation nationale, elle est intitulée "Pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l'identité de genre en milieu scolaire". En réalité, l'arrêt ne porte pas sur l'ensemble de la circulaire, mais seulement sur la disposition contestée par le requérant. Celle-ci demande aux personnels de veiller à ce que le prénom choisi par l'élève transgenre, avec l'accord de ses représentants légaux dès lors qu'il est mineur, soit utilisé par l'ensemble de enseignants et à ce qu'il soit substitué au prénom d'état civil dans les documents internes de l'établissement, y compris les espaces numériques. Cette disposition s'applique évidemment au cas des élèves transgenres qui n'ont pas, ou pas encore, demandé officiellement le changement de prénom à l'état-civil.


La loi du 6 Fructidor an II


A dire vrai, le dossier du requérant était plutôt faible. Il s'appuyait sur l'article premier de la loi du 6 fructidor an II, aux termes duquel : " Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni prénom, autres que ceux exprimés dans son acte de naissance (...) ", ainsi que sur l'article 4 du même texte, qui défend "expressément à tous fonctionnaires publics de désigner les citoyens dans les actes autrement que par le nom de famille, les prénoms portés en l'acte de naissance, (...), ni d'en exprimer d'autres dans les expéditions et extraits qu'ils délivreront à l'avenir ". Observons d'emblée que cette seconde disposition ne semble guère applicable en l'espèce. En effet, la prohibition d'employer un autre prénom que celui de l'état civil ne s'applique qu'aux "actes", c'est-à-dire concrètement aux décisions administratives qui concernent à l'intéressé. Or la circulaire du 29 septembre 2021 se borne à autoriser l'usage du prénom de son choix dans la vie scolaire, usage qui n'a rien à voir avec la décision d'inscription dans l'établissement. Autrement dit, un enfant est inscrit sous son prénom d'état-civil, mais il ne lui est pas interdit d'user d'un autre prénom dans la vie scolaire, la vie quotidienne en quelque sorte. Il n'y a donc aucune atteinte au principe posé par l'article 4 de la loi du 6 Fructidor an II. 

Pour ce qui est de l'article premier, qui interdit à tout citoyen de porter un autre prénom que l'un de ceux exprimés dans son acte de naissance, il faut reconnaître que les textes postérieurs comme la jurisprudence en ont considérablement atténué la portée. Si la conservation du prénom est la règle, il est possible d'y déroger facilement en s'appuyant sur l'article 60 du code civil qui, depuis une loi du 12 novembre 1955, autorise "toute personne" à demander à l'officier de l'état civil de changer de prénom. Lorsque l'intéressé est mineur, la demande est remise par son représentant légal. Ces dispositions sont largement utilisées, et les statistiques montrent qu'environ 20 % des demandes concernent des mineurs. 

 


 Viktor und Viktoria. Reinhold Schünzel. 1933

 

Changement de prénom et "intérêt légitime"

 

Quant au motif du changement de prénom, il est seulement mentionné que la demande doit s'appuyer sur un "intérêt légitime", dont la Cour de cassation exige qu'il soit apprécié de manière très concrète par l'officier d'état-civil. Dans un premier temps, cet "intérêt légitime" a surtout été invoqué pour franciser des prénoms, mais les juges ont fini par admettre que le simple usage du prénom de choix pendant de longues années, parfois depuis la naissance de l'enfant, suffit à constituer un "intérêt légitime". La cour d'appel d'Orléans, le 26 avril 1999, accepte ainsi la demande d'une adolescente, inscrite comme Julie à l'état-civil mais qui avait été toujours été appelée July par ses parents, et qui a même été inscrite à l'école sous ce prénom. On en revient donc à la notion d'usage qui suffit à justifier un changement officiel sur les registres de l'état civil. 

Mais le droit n'est pas censé encadrer toutes les situations, et rien n'interdit à une personne de choisir un prénom d'usage qui n'est pas son prénom d'état civil, ou qui n'est pas le premier de ses prénoms, et de l'utiliser dans sa vie quotidienne, à son travail ou à l'école. Le cas est extrêmement fréquent, et personne ne songe à saisir un juge, car cette pratique ne fait grief à personne. Dans le cas des jeunes élèves transgenres, ou qui se pensent transgenres, rien ne leur interdit, avec l'accord de leurs parents, de changer de prénom, en choisissant un prénom non genré (Camille ou Dominique) ou correspondant à leur identité de genre. Cette évolution ne surprend guère si l'on considère que le droit s'oriente désormais vers la reconnaissance du droit au prénom comme élément de la vie privée.

 

Le prénom, élément de la vie privée


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme considère déjà que le prénom relève de la vie privée et entre donc dans le champ de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle l'affirme clairement depuis l'arrêt Guillot c. France du 24 octobre 1996, où elle précise que le prénom relève d'un "un choix intime et affectif".  Il est vrai que cette affaire portait sur le libre choix du prénom de l'enfant par les parents, et la Cour précise que l'État peut exercer un contrôle dans ce domaine. A ses yeux, l'ingérence dans la vie privée est en effet très modeste, car rien ne s'oppose à ce que l'enfant use de son prénom d'usage dans tous ses rapports privés et même comme signature, en dehors des actes officiels.

Le cas du changement de prénom par une personne transgenre a été évoqué par la CEDH dans son arrêt du 11 octobre 2018, S.V. c. Italie. Statuant sur la législation italienne qui interdisait à une personne transgenre tout changement de prénom, jusqu'à l'achèvement complet du processus de conversion sexuelle, la Cour a estimé qu'elle emportait une atteinte disproportionnée à la vie privée. La requérante, qui avait une apparence féminine depuis de nombreuses années, a en effet été placée "pendant une période déraisonnable dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, dhumiliation et danxiété". La mise en adéquation de son prénom avec son apparence est donc un élément de son droit au respect de sa vie privée.

L'arrêt du Conseil d'État rendu le 29 septembre 2022 porte évidemment sur une situation encore plus délicate, car il s'agit d'enfants. Mais il devient alors encore plus impératif de permettre à l'enfant de chercher son identité sexuelle, sans pour autant recourir à des thérapies de conversion irréversibles. Le changement de prénom, comme le changement d'apparence lui donnent le temps de grandir, de se chercher, et de se trouver.

Il reste à se demander pourquoi il est apparu tellement indispensable d'adopter une circulaire dans ce domaine. Il n'a jamais été interdit à un enfant, avec l'accord de ses parents, d'utiliser un autre prénom que celui figurant à l'état-civil dans sa vie quotidienne, y compris scolaire. Le choix de consacrer une circulaire spécifique au cas des enfants transgenres conduit à une certaine forme de stigmatisation, puisque, finalement, ils disposent dans ce domaine du même droit que n'importe quel enfant. De même, n'est-il pas peut-être pas indispensable de rappeler aux enseignants que leur rôle consiste aussi à lutter contre les discriminations et le harcèlement dont pourraient souffrir les enfants à la recherche de leur identité sexuelle. C'est tout simplement leur métier.


Les espaces de la vie privée : Chapitre 8 du manuel de libertés sur internet

lundi 26 septembre 2022

Vers la fin des prérogatives exorbitantes accordées aux douaniers ?


La Douane bénéficie depuis longtemps de prérogatives exorbitantes du droit commun. Ses ingérences dans la vie privée des personnes ou leur liberté de circulation sont particulièrement importantes, plus importantes généralement que celles dont peuvent se prévaloir d'autres services régaliens comme la police ou la justice. Par sa décision rendue sur QPC du 22 septembre 2022, M. Mounir S., le Conseil constitutionnel met brutalement un frein à ce pouvoir exorbitant, en déclarant inconstitutionnel l'article 60 du code des douanes, qui en constituait précisément la pierre angulaire.

L'article 60 du code des douanes est ainsi rédigé : "Pour l'application des dispositions du présent code et en vue de la recherche de la fraude, les agents des douanes peuvent procéder à la visite des marchandises et des moyens de transport et à celle des personnes". C'est donc un principe général d'autorisation des visites des marchandises, des moyens de transport et des personnes qui est posé, sans motivation de la décision, sans limitation dans le temps et/ou dans l'espace. Cette disposition confère ainsi aux agents des Douanes un pouvoir discrétionnaire dans un domaine qui touche pourtant directement aux libertés. 

 

La troisième tentative


La déclaration d'inconstitutionnalité prononcée le 22 septembre 2022 n'a rien de surprenant. A l'inverse, on pouvait s'étonner du maintien dans l'ordre juridique d'une disposition ancienne, intégrée dans le code des Douanes en 1948, et qui semble aujourd'hui bien peu conforme aux exigences actuelles en matière de protection des libertés. 

Mais les compétences exorbitantes des agents des douanes étaient tellement entrées dans les moeurs juridiques que les tentatives précédentes pour faire constater l'inconstitutionnalité de ces dispositions n'ont pas abouti. Dans une décision du 5 octobre 2011, la Cour de cassation refusait déjà le renvoi d'une QPC estimant que l'atteinte portée à la liberté d'aller et venir par les droits de visite et de vérification n'était pas disproportionnée à l'objectif de lutte contre la fraude, dès lors que l'ensemble des opérations était placé sous l'ultime contrôle du juge, à l'issue de la procédure. Plus récemment, le 11 mars 2015, la Cour de cassation refusait une nouvelle fois le renvoi, mais cette fois le rejet trouvait son origine dans la distraction des avocats qui avaient cru bon de plaider la non-conformité de cette disposition au traité sur le fonctionnement du TFUE. Une erreur fatale, dès lors que le Conseil constitutionnel est incompétent pour apprécier la conformité de la loi au traité. La troisième tentative est donc la bonne, et elle est couronnée de succès. 

Il ne fait guère de doute qu'après s'être efforcée d'encadrer par sa jurisprudence les prérogatives des agents des Douanes, la Cour de cassation a décidé de prendre une mesure plus directement efficace, en soumettant l'article 60 du code des douanes au contrôle de constitutionnalité.

 


 Douanier découvrant la décision du Conseil constitutionnel

Rien à déclarer. Dany Boon. 2010

 

L'aboutissement d'une évolution

 

La Cour de cassation avait, depuis longtemps préparé le terrain, en encadrant l'exercice de cette prérogative. Il est exact qu'elle avait, dans un premier temps, par un arrêt du 26 juin 1990, permis aux agents des douanes d'étendre la visite des "marchandises" et des "personnes", au sac à main d'une personne qui franchit une frontière, voire, avec une décision du 22 février 2006, aux vêtements qu'elle porte. Mais cette jurisprudence a connu un frein spectaculaire avec la décision du 18 mars 2020 qui refuse aux agents un véritable pouvoir d'audition. Tout au plus peuvent-ils demander à la personne de reconnaître les objets découverts lors de la visite. De même, un arrêt du 26 janvier 2022 précise-t-elle qu'aucune fouille à corps, impliquant cette fois le retrait des vêtements, ne peut être effectuée sur le fondement de l'article 60. Elle ne saurait intervenir qu'en cas de flagrant délit conduisant à une retenue douanière, c'est-à-dire concrètement une garde à vue.

La Cour de cassation a précisé, le 12 novembre 2015, que les prérogatives de l'article 60 du code des douanes n'ont pas d'autre objet que de permettre de recueillir des indices. Les agents ne disposent pas de pouvoirs supplémentaires d'investigation, et doivent transmettre aussitôt que possibles les éléments recueillis à un officier de police judiciaire compétent pour les mettre sous scellés. La limitation de l'opération dans le temps était donc déjà acquise. Elle a été ensuite confirmée par l'arrêt du 13 juin 2019 qui précise que le maintien des personnes concernées à la disposition des agents des Douanes ne saurait dépasser le temps strictement nécessaire à la visite et à l'établissement du procès-verbal. A l'issue du contrôle, sauf dans l'hypothèse où les conditions d'une retenue douanière sont réunies, les agents des Douanes ne peuvent donc se permettre de retenir une personne contre son gré.

La Cour de cassation a donc peu à peu resserré son contrôle sur ces prérogatives exorbitantes du droit commun, suscitant finalement la saisine pour QPC du Conseil constitutionnel. Sa décision met fin à un système étrange, dans lequel les agents des Douanes avant davantage de pouvoirs coercitifs que les officiers de police judiciaire intervenant dans une enquête pénale impliquant des faits criminels. 

L'abrogation ne prend toutefois pas effet immédiatement, et elle a été différée au 1er septembre 2023, laissant au parlement le temps de modifier la loi. Ce n'est pas si simple, car il est nécessaire de "moderniser" ce texte pour tenir compte à la fois de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci se montre notamment très attentive à l'information des personnes contrôlées sur leurs droits, à l'existence et à la mise en oeuvre du droit à recours. Elle a d'ailleurs tendance rapprocher le régime juridique de ce type de visite sur celui des perquisitions. D'une manière générale, la loi devra prévoir pour quels motifs un tel contrôle peut intervenir, dans quels lieux il peut être réalisé, quelle peut-être sa durée, s'il peut en être conservé des traces etc. Toutes questions qui auraient du être résolues il y a bien longtemps.

 Perquisitions et visites domiciliaires : Chapitre 8, section 3, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet

vendredi 23 septembre 2022

Le "droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé"


L'ordonnance rendue le 20 septembre 2022 par le juge des référés du Conseil d'État a saisi une bonne partie de la doctrine d'un délicieux frisson. Le Conseil d'État s'est encore affiché, avec une audace qui n'appartient qu'à lui, comme "protecteur-des-libertés-publiques". Il déclare en effet que constitue une "liberté fondamentale" au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé". Cette disposition est en fait le texte même de l'article 1er de la Charte de l'environnement, texte intégré dans le bloc de constitutionnalité en 2005.

 

La jurisprudence constitutionnelle

 

Contrairement à ce qui a été parfois affirmé dans un enthousiasme bien excusable, le juge des référés n'a pas réellement reconnu une nouvelle "liberté fondamentale", puisque la Charte de l'environnement et son article 1er ont déjà valeur constitutionnelle. Dès une décision du 19 juin 2008, le Conseil constitutionnel affirmait déjà que "l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement a valeur constitutionnelle", avant d'élargir en 2014 le corpus constitutionnel aux sept alinéas qui la précèdent. 

Quant au "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", il peut être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) depuis la décision du 8 avril 2011. Plus récemment, dans une décision du 10 décembre 2020, le Conseil a précise que les limites portées par la loi à ce droit ne sauraient être liées qu'au respect d'exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

Considérée à la lumière de la jurisprudence constitutionnelle, l'audace du juge des référés du Conseil d'État apparaît plus modérée. Alors que les requérants pouvaient invoquer le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" devant le Conseil constitutionnel depuis 2011, ils peuvent désormais l'invoquer en référé devant le juge administratif, onze ans plus tard. 

 

 

Voutch. 2019


La "liberté fondamentale"

 

Pour mesurer l'impact de cette décision, il faut tout de même s'interroger sur la notion de "liberté fondamentale" employée par le juge des référés, le Conseil constitutionnel se bornant à mentionner le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé"et à rappeler sa valeur constitutionnelle. 

Le Conseil d'État ne reprend évidemment pas cette notion de "liberté fondamentale" dans le sens où l'entendait Louis Favoreu. Il considérait que les seules "libertés fondamentales" étaient celles qui avaient valeur constitutionnelle, soit qu'elles figurent dans les textes constitutionnels, soit qu'elles aient été consacrées par le Conseil constitutionnel. Les autres libertés, par exemple celles consacrées par le législateur, étaient considérées comme moins "fondamentales" et, à dire vrai, peu dignes d'intérêt.

Le juge des référés ne prend aucune position doctrinale. Il se borne à mettre en oeuvre l'article L 521-2 du code de la justice administrative qui confère au juge des référés la compétence pour ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle une personne morale de droit public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. La notion de liberté fondamentale ne renvoie donc, en droit administratif, qu'au seul contentieux de l'urgence. On mesure donc que l'ordonnance du 20 septembre 2022 ne consacre pas, in abstracto, une nouvelle liberté. Elle se limite à élargir le seul champ des libertés susceptibles d'être protégées par référé. Autrement dit, si le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" peut être invoqué devant le juge des référés, rien ne dit qu'il puisse, du moins pour le moment, être utilisé dans le cadre d'une requête en indemnisation.

 

Une décision sur la recevabilité des requêtes


Devant le Conseil constitutionnel, le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" sert à fonder une QPC. Devant le Conseil d'État, il sert à fonder un référé-liberté. Ce n'est pas rien évidemment, mais que deviennent ces contentieux, une fois qu'ils ont jugés recevables ?

Dans la décision QPC du Conseil constitutionnel du 8 avril 2011, les requérants n'ont pas obtenu l'abrogation d'une disposition législative qui interdit à une personne s'estimant victime d'un trouble anormal de voisinage d'engager, sur ce fondement, la responsabilité de l'auteur des nuisances dues à une activité agricole ou industrielle. Pour ce qui est de l'ordonnance de référé du 20 septembre 2020, les requérants sont des scientifiques, également militants écologistes, qui demandent la suspension de travaux de modification du tracé d'une route départementale. Ces travaux porteraient des dommages irréversibles à l'habitat des espèces protégées qu'ils étudient. Si le juge des référés ne prend pas la peine de nous dire de quelles espèces il s'agit, il se borne à affirmer qu'"aucun enjeu de conservation notable n'a pu être identifié". L'atteinte irréversible à ces espèces n'est pas démontrée, et les travaux ne sont pas suspendus.

A ce jour, le "droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" n'a donc jamais permis de donner satisfaction à un requérant. Certes, on peut se réjouir que le juge des référés ait ainsi intégré une 59è liberté parmi celles susceptibles de fonder un référé. Mais, dans cette liste, quelles sont les libertés qui offrent au requérant de véritables chances d'obtenir la suspension d'une décision ? Certes, cette reconnaissance de la recevabilité du recours peut être le premier vers une évolution ultérieure. Dans un an ou dans dix ans, une requête pourra peut-être aboutir à une suspension, ou pas. Cette promesse en un avenir jurisprudentiel meilleur ressemble un peu à une promesse électorale : elle n'engage que ceux qui y croient.


Référé-liberté : Chapitre 3 section 2, § 2 B du manuel de libertés sur internet

 

mardi 20 septembre 2022

Les Invités de LLC : Patrick Ramaël. L'O.P.J. et les deux corps du Roi

LLC a choisi de reproduire l'article signé de Patrick Ramaël et publié sur son excellent blog "memOPJ".  Cette première étude du projet de réforme de la police judiciaire envisagé par le ministre de l'Intérieur plante ainsi le décor d'un débat qui va se développer dans les semaines qui viennent.

Patrick Ramaël est avocat au barreau de Paris, magistrat honoraire, et auteur du blog de procédure pénale memopj.fr



Patrick Ramaël

L'O.P.J. et les deux corps du Roi


 

 

La réforme de la police judiciaire voulue par le ministre de l’Intérieur et la mort récente de la Reine Elisabeth II me font penser à la formule des « deux corps du Roi » de l’historien allemand Ernst Kantorowicz, analysant l’Angleterre des Tudor au XV siècle. Elle permet d’expliquer la fiction juridique « le Roi est mort, vive le Roi ».  Le souverain dispose en effet de deux corps : un corps charnel, qui peut mourir, et un corps politique qui, lui, est immortel.

 

La comparaison avec la police judiciaire est certes audacieuse mais réfléchissons un peu. Il y a deux corps chez un policier qui a la qualité d’officier de police judiciaire (O.P.J) : le policier, soumis à une hiérarchie classique qui peut lui donner des ordres de faire ou de ne pas faire, et l’officier de police judiciaire, investi, à titre personnel, de pouvoirs propres qu’il met en œuvre, sous le seul contrôle des magistrats, dont il constitue, en quelque sorte, le prolongement.

 

La loi prévoit d’ailleurs que cette qualité d’O.P.J. est perdue lorsque le policier exécute une mission de police administrative : "l'exercice de ces attributions est momentanément suspendu pendant le temps où ils participent, en unité constituée, à un opération de maintient de l'ordre" (article 20 du code de procédure pénale). On voit donc le caractère spécifique de la police judiciaire qui explique les réactions au projet de faire passer les O.P.J. sous le contrôle du préfet. 

 

La consultation du site du ministère de l’Intérieur, avec l’interrogation « police judiciaire » mentionne : « aucune actualité trouvée ». Et pourtant…

 

Des enquêteurs de police judiciaire ont créé, il y a quelques jours, une « association nationale de la police judiciaire » (ANPJ) pour s’opposer au projet de réforme du ministre de l’Intérieur qui prévoit de placer, sous l’autorité d’un Directeur départemental de la Police nationale, lui-même dépendant du Préfet, tous les services de police du département (Sécurité publique, Police judiciaire, Renseignement et Police aux frontières). Ils indiquent que la dilution des effectifs de la Police judiciaire dans ceux de la Sécurité publique sera sans grand effet sur le traitement de la délinquance de masse (de la compétence de la Sécurité publique) mais affaiblira la lutte contre la grande criminalité qui ne s’arrête pas aux frontières d’un département.

 

L’Association française des magistrats instructeurs (AFMI) a apporté son soutien à cette initiative en dénonçant « la fin annoncée de la police judiciaire »

 

Le Procureur général près la Cour de cassation, lui-même, met en garde contre une réforme « porteuse d’un certain nombre de dangers ».

 

Que penser de cette réforme ? Il faut la replacer dans l’histoire récente de la police judiciaire.

 

 

 

Janus bifrons. Musée du Vatican
 

 

 

Les causes du déclin de la police judiciaire

 

 

Magistrat honoraire depuis peu, je voudrais apporter, modestement, mon regard sur la police judiciaire, fruit de mon expérience de magistrat pénaliste pendant plus de quarante ans.

 

Je n’ai pas vu arriver, en 1995, la « réforme des corps et carrières » qui a été le début de l’abaissement, pour des raisons budgétaires, de la police judiciaire. Cette réforme majeure a fusionné la police en tenue et la police en civil. C’était la fin des inspecteurs de police. Jusqu’alors, schématiquement, les policiers en uniforme et képi s’occupaient de la tranquillité publique et les policiers en civil de l’arrestation des criminels et délinquants. En termes juridiques les premiers, en tenue, faisaient de la police administrative et les seconds, en civil, de la police judiciaire. Ensuite, des suppressions importantes de postes de commissaires de police et de fonctionnaires de police appartenant au corps de commandement et d’encadrement ont conduit à l’attribution de la qualité d’OPJ aux gardiens de la paix. Cette réforme a entraîné, selon une note interne de la DGPN transmise au ministre de l'Intérieur le 1er septembre 2021, « une baisse préoccupante de la qualité des procédures » souvent soulignée « à raison par les magistrats », sur laquelle tout le monde s’accorde aujourd’hui.

 

J’ai assisté, en 2009, au rattachement de la Gendarmerie au ministère de l’Intérieur, officiellement voulu pour les mêmes raisons budgétaires. Un récent rapport de la Cour des comptes montre que cette idée avait été initiée du temps de Nicolas SARKOZY, ministre de l’intérieur, en 2002, sans aucune étude d’impact préalable. Le rapport conclut à des synergies opérationnelles limitées entre les deux forces de sécurité, des gains de mutualisation difficiles à apprécier et un rattachement qui a bénéficié aux personnels mais a réduit les marges budgétaires de la Gendarmerie.

 

Dans la réforme projetée par l’actuel ministre de l’Intérieur, on retrouve la même façon de procéder : pas d’étude sérieuse préalable et pas de concertation vraie avec les différents professionnels concernés. Il existe pourtant de nombreux spécialistes, dont des universitaires, qui pourraient utilement apporter leurs idées. 

 

 

Quels pourraient être les remèdes au déclin de la police judiciaire ?

 

 

Deux réformes sont indispensables pour redonner efficacité à cette fonction fondamentale de l’enquête pénale dans un État de droit.

 

D’abord, une réforme juridique. La lourdeur et la complexité de la procédure pénale sont devenues un frein aux enquêtes.

 

Il faut donc refonder notre procédure pénale. Mais c’est un chantier qui fait peur car il touche aux libertés publiques et les affrontements idéologiques sont redoutés. Il faut rechercher le point d’équilibre, qui fera consensus, entre les pouvoirs donnés à la police et les libertés des citoyens. Pour cela il faut imaginer la procédure pénale que vous aimeriez pour vous, que vous soyez victime ou suspect, chacun de nous pouvant se retrouver, à un moment ou un autre de sa vie, dans l’une de ces catégories. Vous verrez que la juste mesure sera trouvée, et que la procédure sera simplifiée.

 

Ensuite, il faut fournir des outils informatiques qui facilitent le travail des enquêteurs en les dégageant des tâches de bureautique. Je me suis risqué à imaginer, à la manière de Jules VERNE, la police judiciaire du futur en citant le physicien danois Niels BOHR dont je partage l’adage : « ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a inventé l’électricité ».

 

De cette manière du temps d’enquête sera redonné aux enquêteurs, qu’il s’agisse de ceux de la Sécurité publique, qui sont noyés actuellement, ou de ceux de la Police judiciaire à qui il faut laisser leur spécificité.

 

Le projet tel qu’il est conçu revient à noyer un service spécialisé dans un service généraliste. Imagine-t-on, pour renforcer un service d’urgence débordé dans un hôpital, supprimer un service spécialisé en chirurgie ?

 

Le seul mérite de ce projet de réforme annoncée est de fédérer, en réaction, enquêteurs et magistrats et de lancer un débat qui concerne tous nos concitoyens : quelle police judiciaire voulons-nous ?

 

 




 




vendredi 16 septembre 2022

Épouses et enfants des Djihadistes : Une procédure à inventer


Dans sa décision de Grande Chambre du 14 septembre 2022, H. et F. c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la procédure d'examen des demandes de rapatriement des filles et petits-enfants des requérants, retenus dans les camps du nord-est de la Syrie, tenus par les Kurdes. Comme toujours dans le cas des sujets fortement médiatisés, les réactions sont pour le moins tranchées. Certains se réjouissent du "camouflet" infligé à la France, d'autres font observer que la Cour n'impose en aucun cas, le rapatriement des filles et petits enfants des requérants. 

La sanction repose en effet sur la procédure suivie par le gouvernement français. Alors que celui-ci considérait que la décision de rapatriement constituait un acte de gouvernement dépourvu de procédure particulière et d'obligation de motivation, la CEDH impose au contraire la mise en oeuvre d'une procédure contradictoire, la motivation de la décision, et le respect du droit au recours.

 

La juridiction de la France

 

L'une des premières difficultés de l'arrêt réside dans la mise en oeuvre de l'article 1er de la Convention européenne, aux termes duquel "les hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis par la présente Convention". Les femmes et enfants dont on demande le rapatriement relèvent-ils de la "juridiction" de la France ? 

En principe, la juridiction d'un État est principalement territoriale, et le gouvernement français a soutenu devant la CEDH que la France n’exerce aucun contrôle effectif sur le nord-est syrien : d'une part, les camps qui y sont installés se trouvent hors de l’espace juridique de la Convention, d’autre part, les autorités qui les administrent ne se trouvent pas dans un rapport de dépendance vis-à-vis de la France. Ces principes ont été rappelés dans l'arrêt Géorgie c. Russie du 21 janvier 2021. En l'espèce, il n'est contesté par personne que la France n'exerce aucun contrôle sur la zone dans laquelle les femmes et enfants de Djihadistes sont détenus.

Ce principe connaît toutefois des exceptions et la CEDH considère que certaines circonstances exceptionnelles permettent de conclure à  un exercice extraterritorial par l’État concerné de sa juridiction, notamment lorsqu'il a le contrôle du territoire concerné ou que des personnes, par exemple les agents diplomatiques, sont placées sous son autorité. En revanche, le simple fait d'avoir déposé une demande de visa au consulat de l'État défendeur ne suffit pas à placer l'intéressé sous sa juridiction, comme l'affirme notamment l'arrêt M. N. c. Belgique du 5 mai 2020. La Cour européenne considère donc que le simple fait d'avoir déposé une demande de rapatriement ne permet de déduire que ces personnes détenues dans les camps kurdes sont sous la juridictionde la France.

 

I want to go home. Johny Cash. 1959
 


L'article 3 écarté


La CEDH affirme ainsi que le refus d'intervention de l'État français ne constitue pas une omission qui pourrait être analysée comme un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention.

D'une part, et il ne s'agit-là que d'une application de la jurisprudence M. N. c. Belgique, le simple fait qu'une décision prise par l'État ait un impact sur la situation de personnes résidant, ou retenues, à l'étranger, ne suffit pas à établir la juridiction de l'État hors de son territoire.  

D'autre part, la Cour observe que des rapatriements ont été effectués entre 2019 et 2021, ce qui montre l'exercice d'un contrôle sur les ressortissants détenus dans les camps syriens. Mais la Cour insiste aussi sur le fait qu'aucune disposition du droit interne, ni du droit international, n'impose à l'État de rapatrier ses ressortissants. C'est particulièrement vrai, lorsqu'ils ont commis des infractions dans l'État étranger qui a l'intention de les juger. Comme le rappelle l'arrêt M. et autres c. Italie et Bulgarie du 31 juillet 2012, la Convention européenne ne garantit aucun droit à la protection diplomatique ou consulaire.

Enfin, la CEDH oppose aux requérants le simple principe de réalité. Elle veut bien reconnaître que la situation des familles des Djihadistes ne relève pas des situations classiques en matière de protection diplomatique et consulaire, et que seule la France est susceptible de leur porter assistance. Mais il est clair qu'elle doit négocier ce rapatriement avec les autorités locales, en l'occurrence les acteurs non-étatiques que constituent les milices kurdes, ainsi que les autorités syriennes. Compte tenu de cette situation bien particulière, la Cour refuse de considérer que le seul refus opposé aux requérants de rapatrier leurs proches a pour effet de les placer sous la juridiction de la France. Ce même refus ne peut donc être, en soi, constitutif d'un traitement inhumain ou dégradant.

 

L'absence de droit au rapatriement

 

Pour sanctionner la France, la CEDH se place donc sur un autre fondement, qui n'avait pas précisément la préférence des requérants. Il s'agit de l'article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne, qui énonce que "nul ne peut être privé d'entrer sur le territoire dont il est le ressortissant". Ce droit est purement négatif, et il impose à l'État de ne pas prendre de mesures de nature à empêcher un Français de rentrer en France. 

En revanche, l'État n'est pas tenu de prendre des mesures concrètes pour assurer un rapatriement. En l'espèce, la situation est d'ailleurs rendue plus délicate par le fait que les épouses des Djihadistes sont retenues dans des camps contrôlés par des groupes non-étatiques et que la France n'a pas d'agent consulaire en Syrie. Elles ne sont donc pas éligibles à réclamer un droit à l'assistance consulaire. De tous ces éléments, la Cour déduit l'absence de droit au rapatriement, lequel d'ailleurs ne fait pas l'objet d'un consensus au sein des États parties à la Convention européenne des droits de l'homme. Il faut bien reconnaître que, sur ces points, la CEDH se borne à reprendre les règles classiques du droit international.


Des obligations de procédure

 

L'arrêt du 14 septembre 2022 se montre toutefois plus innovant, lorqu'il entre dans les détails et s'intéresse aux procédures de gestion des demandes de rapatriement. 

Ce point était en effet une zone d'ombre du droit français. La position du juge des référés du tribunal administratif était assez bien résumée dans deux ordonnances du 9 avril 2019. Le refus de rapatriement y était présenté comme un acte de gouvernement concernant les relations extérieures de la France. Cela signifie concrètement que la décision n'est soumise à aucune procédure particulière et qu'elle n'est susceptible d'aucun recours.

La CEDH estime toutefois que le pouvoir discrétionnaire de l'État peut certes s'exercer, mais dans le respect de l'État de droit. Des procédures doivent exister pour prévenir tout arbitraire, finalité qui est d'ailleurs celle de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme dans son ensemble, comme l'affirme l'arrêt Grzeda c. Pologne du 15 mars 2022. Ce principe trouve d'autant plus à s'appliquer dans des circonstances exceptionnelles qui justifient que des garanties contre l'arbitraire soient, en quelque sorte, renforcées.

En l'espèce, l'existence de circonstances exceptionnelles ne fait aucun doute, et la CEDH énumère un certain nombre d'éléments en ce sens. D'abord, le fait que les camps soient sous l'autorité de milices kurdes rend difficile l'exercice de la protection diplomatique, au point que l'on se rapproche d'une zone de non-droit. Ensuite, les conditions de vie dans ce camps emportent de multiples violations du droit humanitaire, les enfants étant les premières victimes de cette situation. Enfin, jusqu'à aujourd'hui, aucun tribunal ni aucune mission d'inspection internationale n'a été mandatée pour se prononcer sur le sort des femmes ainsi détenues. Tout ce que l'on sait est que la plupart d'entre elles font l'objet d'un mandat d'arrêt et qu'elles devraient être présentées à un juge d'instruction dès leur éventuel retour sur le territoire français. Enfin, différentes organisations internationales, dont les Nations Unies, ont appelé les États à rapatrier leurs ressortissants, intérêt qui témoigne du caractère exceptionnel de la situation.

La CEDH opère, selon sa jurisprudence Tagayeva c. Russie du 13 avril 2017, une distinction entre les décisions des États. Celles qui relèvent des choix politiques de la lutte contre le terrorisme ne sauraient faire l'objet d'un contrôle. En revanche, l'action plus concrète des autorités, lorsqu'elle a un impact sur le respect des droits protégés, peut donner lieu à contrôle. En l'espèce, l'examen d'une demande de retour relève de la seconde catégorie, et doit donc être entouré de garanties procédurales. La CEDH estime qu'une telle demande "doit pouvoir faire l’objet d’un examen individuel approprié, par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l’État, sans pour autant qu’il doive s’agir d’un organe juridictionnel". Cela implique que la décision finale, surtout s'il s'agit d'un refus de rapatriement, soit motivée, le cas échéant au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant. Le droit au recours doit également être garanti, ce qui suppose que la théorie de l'acte de gouvernement soit en l'espèce abandonnée, mettant fin à l'irrecevabilité des requêtes.

La CEDH contribue ainsi au lent grignotage de l'acte de gouvernement, déjà engagé depuis bien longtemps par le droit interne. On peut évidemment déplorer que l'intervention du juge européen ait été nécessaire pour que la procédure devienne moins opaque et intègre le respect du principe contradictoire. Il n'en demeure pas moins que la décision n'a vraiment rien de révolutionnaire et la victoire des requérants pourrait demeurer symbolique. Rien n'interdit en effet de refuser le rapatriement, par exemple si l'état civil et la nationalité des enfants ne sont pas clairement établies. 

On doit toutefois constater une évolution plutôt positive. Les contentieux dans ce domaine, plus ou moins instrumentalisés par des organisations non gouvernementales et associations de protection des droits de l'homme, donnent lieu à une importante médiatisation. A l'inverse, les rapatriements deviennent de plus en plus nombreux, et se déroulent dans la plus grande discrétion. C'est ainsi que seize femmes et trente-cinq enfants ont été rapatriés en juillet 2022. Parmi ces femmes, la veuve d'un terroriste du Bataclan dont on peut regretter qu'elle n'ait pas témoigné au procès. En tout cas, les choses avancent tranquillement, à un rythme qui n'est pas celui de la presse ni des ONG.

 


lundi 12 septembre 2022

Don du sang et fichage des homosexuels


On pourrait penser que l'arrêt Drelon c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 septembre 2022 n'a plus aucun intérêt. La France est en effet sanctionnée pour un fichage des homosexuels réalisé par l'Établissement français du sang (ÉFS), pratique qui a pris fin avec un arrêté du 11 janvier 2022. Les directives de l'OMS, notamment celles du 23 mai 2005 et du 21 mai 2010 ne sont pourtant pas remises en cause. Elles encouragent les États membres à sélectionner les candidats au don de sang sur le fondement de critères stricts, afin de ne retenir que ceux qui présentent peu de risque de porter un agent pathogène transmissible par le sang, notamment le virus du Sida. L'arrêté du 11 janvier 2022 ne revient pas sur le principe d'une sélection, mais elle n'est plus effectuée en fonction du genre ou de l'orientation sexuelle. Elle repose désormais sur le recours à certaines pratiques comme le multi-partenariat ou la sexualité tarifée.

L'arrêt Drelon c. France conserve toutefois tout son intérêt, car il met en lumière la violation de la vie privée garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qu'entrainent la collecte et la conservation de données relative à l'orientation sexuelle. Il ne s'agit pas de consacrer un droit au don du sang, mais bien davantage de s'assurer de la régularité de la procédure qui organise la sélection des donneurs.

 

Données sensibles et vie privée

 

Depuis l'arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, la Cour reconnait régulièrement que les données relatives à la vie privée d'une personne entrent dans le champ de l'article 8. Au coeur de cette "vie privée" figurent évidemment les éléments liés à la vie sexuelle. Comme en toute matière touchant à la vie privée, l'article 8 autorise les États à collecter et conserver des informations sensibles si ce fichage est prévu par la loi, poursuit un but légitime et apparaît nécessaire dans une société démocratique. Dans l'arrêt de Grande Chambre S. et Marper c. Royaume-Uni du 4 décembre 2008, la CEDH précise que le consentement de la personne au fichage, ainsi que la finalité du traitement, sont des éléments d'appréciation essentiels pour mesurer le degré d'autonomie de l'État dans ce domaine. C'est d'ailleurs le droit commun en la matière, et il est désormais acquis que le droit interne doit garantir que les données traitées sont pertinentes et non excessives par rapport à la finalité de leur enregistrement.

En l'espèce, M. Drelon avait refusé, en 2004, de répondre au questionnaire préalable au don du sang, portant notamment sur sa vie sexuelle. De ce refus de réponse, l'ÉFS avait déduit son homosexualité, lui interdisant donc de donner son sang. 

 


 

 

Le cadre légal

 

En soi, la procédure de sélection des donneurs par l'EFS reposait sur un cadre légal très clair. L'article 8, II, 6° de la loi du 6 janvier 1978, dans sa rédaction applicable à l'époque du litige, permettait à l'État de faire exception au principe d'interdiction de tout traitement comportant des données relatives à la santé ou à la vie sexuelle des personnes, pour des motifs précisément de santé publique. La directive européenne du 27 janvier 2003 imposait, quant à elle, une procédure d'examen et de sélection des donneurs, contrainte qui s'est traduite en France par un arrêté du 10 septembre 2003 créant un dossier informatisé au donneur comprenant les éventuelles contre-indications au don. Aux yeux de la CEDH, la procédure de sélection des donneurs et le fichage des données relatives à la vie sexuelle des personnes était donc bien "prévue par la loi".

La légitimité du but poursuivi ne mérite guère que l'on s'y attarde. Le nombre de personnes contaminées par des virus sanguins ou le Sida après une transfusion de produits sanguins a été considérable, jusqu'à ce que les techniques d'élimination des agents pathogènes par le chauffage du sang soient connues, et généralisées. Encore aujourd'hui, le risque n'est pas totalement inexistant, en raison du délai de contamination. Le but poursuivi par le fichage relève donc d'un impératif de santé publique incontestable.

L'analyse est plus délicate en matière de nécessité de cette ingérence dans la vie privée des personnes. La CEDH commence par reconnaître que la collecte et la conservation des résultats de la sélection des candidats au don du sang sont des procédures qui contribuent à garantir la sécurité transfusionnelle. Mais, pour juger si l'ingérence dans la vie privée était proportionnée à ce but, la CEDH contrôle les garanties offertes par la législation interne.

 

L'absence de garanties suffisantes

 

Sur ce point, l'article 5 de la Convention de 1981 relative à la protection des données impose que les informations collectées et stockées soient exactes, éventuellement mises à jour, pertinentes, et que leur durée de conservation ne dépasse pas celle qui est strictement nécessaire. En l'espèce, cet examen est particulièrement rigoureux, dans la mesure où il n'est pas contesté que M. Drelon n'a pas explicitement consenti au fichage. 

La CEDH sanctionne précisément ce manque de rigueur dans la collecte. En effet, M. Drelon s'est vu appliquer une contre-indication propre aux homosexuels, au seul motif qu'il avait refusé de répondre aux questions portant sur sa sexualité. La Cour en déduit donc que le stockage des données repose sur des spéculations et non pas sur un base factuelle avérée. Sur le plan juridique, elle ne fait qu'appliquer le principe rappelé dans l'arrêt Khelili c. Suisse du 18 octobre 2011, selon lequel il appartient aux autorités de prouver l'exactitude des données collectées et conservées. 

Elle observe d'ailleurs que les données concernant M. Drelon n'ont jamais été mises à jour en dépit de ses demandes réitérées, l'intéressé ayant même porté plainte pour atteinte à sa vie privée. Surtout, l'irrégularité fondamentale de la procédure appliquée à M. Drelon réside dans le fait que le refus de réponse était prévu, et qu'il suffisait d'en garder trace pour justifier un refus de don. Il n'était donc pas nécessaire de présumer l'homosexualité du requérant.

Par ailleurs, la Cour observe que les textes en vigueur en 2004 montraient que la durée de conservation de données très sensibles excédait largement celle qui était nécessaire aux finalités du traitement. En effet, l'ÉFS prévoyait de conserver les données jusqu'en 2078, ce qui signifiait que, dans le cas du requérant, elles seraient stockées pendant soixante-quatorze ans. Il s'agissait évidemment de permettre une utilisation répétée de ces informations, jusqu'à ce que les éventuels donneurs de sang soient totalement dissuadés. Il n'empêche que le fichier ne prévoyait même pas de procédure de révision, ce qui constituaient une atteinte directe à la loi du 6 janvier 1978 et à la Convention de 1981.

La CEDH sanctionne donc la procédure pour violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Observons en même temps qu'un second recours dirigé contre le décret du 5 avril 2016 qui modifiait les conditions du don du sang n'a pas prospéré devant la CEDH, car il n'était évidemment pas applicable à l'époque du fichage concernant le requérant. Quoi qu'il en soit, la décision de la Cour intervient à une époque où elle peut se permettre de faire preuve de libéralisme. Les techniques de chauffage du sang, désormais mises en oeuvre pour toutes les transfusions, permettent désormais aux homosexuels comme tout le monde. A l'issue de l'analyse, on peut se demander si les progrès de la médecine n'ont pas eu davantage d'influence que la CEDH dans la fin d'une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle.


Sur l'orientation sexuelle, élément de la vie privée : Chapitre 8, section 1, § 2 du manuel de libertés sur internet.


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vendredi 9 septembre 2022

La Cour des comptes au secours des lanceurs d'alerte


La Cour des comptes inaugure, en septembre 2022, une nouvelle plateforme sur son site internet. Elle est directement ouverte aux internautes pour qu'ils puissent signaler les "irrégularités" ou les "dysfonctionnements" dont ils pourraient avoir connaissance en matière de gestion publique. Il s'agit donc de permettre des signalements, y compris anonymes, concernant les institutions publiques contrôlées par la Cour des comptes ou par les Chambres régionales des comptes. Bien entendu, la Cour précise que "tout signalement fera l'objet d'une analyse rigoureuse" et que cette procédure n'est ouverte qu'à celles et ceux qui ont eu "personnellement connaissance" de ces conduites ou situations contraires à l'intérêt général. Cette seconde condition a pour objet d'écarter les dénonciations purement militantes destinées davantage à sensibiliser l'opinion publique à une cause plutôt qu'à sanctionner des violations de la loi.

L'initiative s'inscrit ainsi dans un processus, d'ailleurs très lent, de construction du cadre juridique indispensable à l'activité des lanceurs d'alerte.

 

Le lanceur d'alerte

 

Le lanceur d'alerte est défini, depuis la loi du 21 mars 2022, comme « une personne physique qui révèle ou signale, sans contrepartie financière et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international (…), du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement". Dans tous les cas, le lanceur d’alerte n’est pas un délateur, mais un informateur qui agit, ou au moins croit agir, dans l'intérêt général. Dans un arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la CEDH précise que la bonne foi de l’intéressé constitue l’élément essentiel pour qu’il puisse être qualifié de lanceur d’alerte. 

 

Si la définition du lanceur d'alerte est aujourd'hui à peu près claire, il n'en est pas de même de la procédure qui organise son intervention. Le législateur ne porte qu'un intérêt modeste à son rôle et à sa protection, quand il ne lui met pas franchement des bâtons dans les roues.

 

Un intérêt modeste

 

Des textes ponctuels sont intervenus, n'abordant la question des lanceurs d'alerte qu'indirectement. La loi du 14 novembre 2016 place ainsi les journalistes à l'abri d'éventuelles poursuites pour recel d'une information divulguée par un lanceur d'alerte. Cette disposition, comme d'ailleurs l'essentiel du droit sur le secret des sources, protège toutefois le journaliste, et non pas sa source. Quant à la loi du 30 juillet 2018 mettant en oeuvre la directive "secret des affaires", elle pose une exception à ce secret en faveur des lanceurs d'alertes. Encore faut-il que l'intéressé soit poursuivi pour atteinte à ce secret spécifique et non pas sur un autre fondement. De ces textes éclatés, on ne peut déduire l'existence d'une volonté affirmée de protéger les lanceurs d'alerte et de les mettre à l'abri d'éventuelles représailles.

 


 Sa Majesté a-t-elle bien reçu ma lettre anonyme ?

La Folie des Grandeurs. Gérard Oury. 1971

 

Protéger ou empêcher ? 

 

Les deux lois du 21 mars 2022, une loi ordinaire et une loi organique, ont été présentées comme un pas en avant important, avec enfin une approche globale de l'activité des lanceurs d'alerte. La première vise à "améliorer la protection des lanceurs d'alerte", la seconde à "renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d'alerte".

Désormais, les entreprises ou services de plus de cinquante salariés doivent impérativement prévoir, dans leur règlement intérieur, une procédure de signalement. Elle se déroule d’abord devant le supérieur hiérarchique, puis, en cas d’insuccès, devant l'autorité administrative ou judiciaire. Les promoteurs de cette législation ont évidemment insisté sur le fait que le lanceur d'alerte se voyait ainsi offrir la possibilité de s'adresser à un interlocuteur objectif chargé d'assurer sa protection durant la procédure. Certes, mais reconnaissons qu'il faut bien du courage pour signaler une irrégularité à son supérieur hiérarchique. Le risque de représailles, allant du harcèlement au licenciement en passant par la placardisation, est loin d'être exclu.

La réponse du législateur n'est guère de nature à rassurer. La loi du 21 mars 2022 offre en effet une voie alternative, consistant en la saisine du Défenseur des droits, compétent pour recueillir et traiter le signalement. Là encore, la procédure se caractérise par une certaine dérive bureaucratique. C'est ainsi que le Défenseur des droits dispose d'un délai de six mois pour reconnaître la qualité de lanceur d'alerte à l'auteur du signalement, délai qui doit sembler particulièrement long à l'intéressé. De même, a-t-il un rôle d'orientation qui lui impose de renvoyer, si les conditions sont réunies, la plainte à la procédure hiérarchique de droit commun. Les représailles risquent alors d'être particulièrement redoutables.

La plateforme mise en place par la Cour des comptes ne remet pas en cause l'ensemble de ces procédures, car on doit rappeler qu'elle ne concerne que son champ de compétence, c'est-à-dire la gestion publique. Les entreprises ne sont qu'indirectement concernées à travers les contrats qu'elles passent avec les institutions publiques.


L'anonymat

 

Dans ce cadre plus étroit, la plateforme présente toutefois l'avantage de la rapidité, et aussi celui de l'anonymat. La procédure est à rapprocher de celle prévue par l'article 706-58 du code de procédure pénale. Dans l'hypothèse où un témoignage dans une affaire portant sur un crime ou un délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement risque de mettre en danger la vie ou l'intégrité d'une personne, ou des membres de sa famille, le juge des libertés de la détention peut autoriser le procureur ou le juge d'instruction à auditionner un témoin sans que son nom apparaisse dans le dossier.

La situation est évidemment un peu différente, mais la philosophie est identique dans les deux cas. L'anonymat pour objet d'une part de protéger l'intéressé des représailles des auteurs des infractions, d'autre part de permettre que ces derniers soient poursuivis, à l'issue d'une enquête minutieuse. Il ne s'agit pas de délation, mais plus simplement de dénonciation de malfaiteurs. Dans les deux cas, l'identité de l'informateur demeure confidentielle, mais elle n'est pas inconnue des autorités chargées de l'enquête.

La plateforme de la Cour des comptes a donc de bonnes chances de devenir l'instrument privilégié des lanceurs d'alerte, en matière de gestion publique. Ils se sentiront certainement plus en sécurité. On ne peut s'empêcher de penser que les textes du 21 mars 2022 se présentaient comme protecteurs des lanceurs d'alerte de manière purement cosmétique. Leur effet n'est-il pas plutôt de dissuader une démarche visant à dénoncer des infractions "en col blanc" en la réintégrant au coeur de la hiérarchie de l'entreprise ou du service ? La Cour des comptes contourne l'obstacle et offre un nouvel espoir aux lanceurs d'alerte. A l'heure où on s'interroge beaucoup sur les marchés publics passés avec certains cabinets de conseil, l'initiative ne manque pas d'intérêt.