« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 21 février 2024

Le contrôle au faciès, en Suisse.


L'arrêt Wa Baile c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 20 février 2024 sanctionne la carence des juges suisses, car ils ne se sont pas penchés sur le caractère discriminatoire ou non d'un contrôle d'identité.

Le requérant, M. Wa Baile, citoyen suisse, se plaint d'avoir été victime, en 2015 en gare de Zürich, d'un contrôle d'identité reposant sur un profilage racial. Alors qu'il se rendait à son travail, vers 7 heures du matin, il a été arrêté pour un contrôle d'identité. Il a alors refusé de s'y plier, invoquant qu'il était la seule personne contrôlée parmi tous les voyageurs qui l'entouraient, présentant un physique plus suisse. Trois agents de la police municipale l'ont alors emmené à l'écart. Ils ont procédé à une fouille minutieuse et ont trouvé les papiers de M. Wa Baile. Celui-ci a ensuite pu quitter les lieux, mais il a été poursuivi, et condamné pour refus d'obtempérer. 

Deux procédures ont donc été diligentées, l'une devant le juge pénal puisque M. Wa Baile a fait appel de sa condamnation, l'autre devant le juge administratif pour contester la légalité de la mesure de police administrative décidant ce contrôle. Le requérant a été condamné à une amende de cent francs suisses pour le refus d'obtempérer. En revanche, le juge administratif déclara le contrôle d'identité illicite, mais sur le seul motif qu'il n'avait pas été suffisamment motivé, la question de son caractère discriminatoire étant écartée. Le requérant, devant la CEDH, invoque donc l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe toute discrimination, combiné avec l'article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée.

 

 

Contrôle d'identité en Suisse

Contrôle d'identité et vie privée

 

On pourrait s'étonner que le requérant invoque 'une violation de sa vie privée. Mais la Cour en donne une définition large. Dans sa décision Lacatus c. Suisse du 19 janvier 2021, elle rappelle que la vie privée s'étend à l'identité physique et sociale d'une personne. Dans un arrêt de Grande Chambre du 10 avril 2007 Evans c. Royaume-Uni, elle l'étend au droit d'établir des rapports avec d'autres êtres humains. Ce que la Cour n'hésite pas à qualifier de "vivre ensemble" dans l'arrêt SAS c. France de 2014, c'est à dire la zone d'interaction entre l'individu et autrui relève ainsi de sa vie privée. De fait, un grief de profilage racial dans un contrôle d'identité peut constituer une violation de l'article 8, principe déjà affirmé dans deux décisions du 8 octobre 2022, Basu c. Allemagne et Muhammad c. Espagne.

La présente décision diffère toutefois des arrêts Basu et Muhammad, dans lesquels les requérants avaient eux-mêmes saisi la justice pour contester un contrôle d'identité. M. Wa Baile quant à lui, a été poursuivi pour ne pas avoir accepté un contrôle d'identité et il a été contraint d'engager la procédure administrative pour contester sa condamnation. En l'espèce, le juge pénal s'est borné à affirmer que rien dans le dossier ne permettait de montrer le caractère discriminatoire. Quant au juge administratif, il a fondé l'illicéité du contrôle sur le fait que le comportement de l'intéressé ne le justifiait, évacuant au passage la question de son caractère discriminatoire.


La question de la preuve


Sur le fond, la CEDH observe que la Suisse a déjà fait l'objet de critiques par le Comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination raciale. dans une recommandation du 17 décembre 2020. Il lui a été reproché de ne pas former les policiers à la question du profilage racial et de ne pas avoir mis en place un organe indépendant pour enquêter sur d'éventuelles pratiques discriminatoires par les policiers.

Devant les juges, la question posée est d'abord celle de la charge de la preuve. Dans sa décision D. H. et a. c. République tchèque du 13 novembre 2007, la Cour a déjà considéré qu'il suffit à un requérant d'établir l'existence d'une différence de traitement, et il appartient alors au gouvernement de montrer que cette différence de traitement était justifiée. Quant à la CEDH elle-même, elle peut prouver la discrimination par un faisceau d'indices, par l'incapacité aussi de réfuter les allégations du plaignant. Même les statistiques ou les rapports établis par des autorités indépendantes peuvent être invoquées pour démontrer une discrimination.

C'est précisément le cas en l'espèce, puisque aucun juge suisse n'a statué sur l'existence, ou non, d'un contrôle d'identité discriminatoire. La Cour en déduit une "forte présomption" de discrimination, en l'absence de toute justification de la police suisse. Elle fait état, de plus, de rapports de différentes instances internationales, dénonçant des pratiques discriminatoires de la police suisse.


Vue de France


Vue de France, la décision présente un intérêt tout particulier, car le droit suisse sur le contrôle d'identité est très proche du droit français. En témoigne d'ailleurs l'intervention de la Défenseure des droits, venue plaider pour un assouplissement de la charge de la preuve dans ce domaine. Précisément, le droit français ne va pas dans le sens d'un élargissement de la charge de la preuve. Il considère certes le contrôle au faciès comme une faute lourde susceptible d'engager la responsabilité de l'État, principe affirmé par la Cour de cassation dans neuf arrêts du 9 novembre 2016. Il admet aussi, contrairement au droit suisse, qu'un contrôle discriminatoire peut entraîner la nullité des poursuites pénales engagées contre l'intéressé. Mais encore faut-il que la preuve soit clairement établie dans le dossier, comme dans cet arrêt de la Chambre criminelle du 3 novembre 2016, dans un cas où le procès-verbal mentionnait qu'il avait été procédé au contrôle "d'un individu de type nord-africain".

Le droit français est sans doute plus satisfaisant que le droit suisse, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à une vraie sanction des contrôles au faciès. Saisie par différentes ONG, l'assemblée du contentieux du Conseil d'État, le 23 octobre 2023, a rejeté une demande d'injonction visant à les faire cesser. Pour le juge, ce recours avait pour finalité une redéfinition générale d'une politique publique. Or, cette fonction ne relève pas des pouvoirs du juge administratif mais de ceux du législateur.


Les contrôles d'identité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 2 § 1 A



1 commentaire:

  1. Une fois de plus, le citoyen s'égare dans ce dédale juridique national et européen à travers l'interprétation discordante des grands principes contenus dans la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Cet arrêt pose plus de problèmes qu'il n'en resoud.

    Quid de la nécessité de procéder à des contrôles aléatoires pour des raisons d'ordre public ?

    Quid de la marge de manoeuvre devant être laissée aux autorités en charge de la sécurité dans une période d'insécurité croissante comme le démontrent les statistiques ?

    Quid de l'application du principe d'égalité à des individus qui mettent en avant leur différence pour s'exonérer du droit commun ?

    Manifestement, la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg ajoute de la complexité à la complexité et devient de plus en plus inaudible, de moins en moins crédible aux yeux des citoyens des Etats membres du Conseil de l'Europe. De proche en proche est posée la crise de confiance croissante entre les citoyens et la justice. Vaste problème pour la démocratie et l'état de droit dont on nous abreuve à longueur de journée. Tout ce qui se conçoit clairement ....

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