« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 31 janvier 2017

PenelopeGate : grandeur et servitude du collaborateur parlementaire

Le PenelopeGate suscite des réactions diverses. Les opposants à François Fillon s'indignent, ses partisans hurlent au complot. D'autres enfin, peut-être les plus nombreux, s'amusent d'une affaire qui met en cause la vertu d'un candidat qui déclare Urbi et Orbi son attachement aux vraies valeurs, en un mot à la vertu.

L'équipe Fillon a passé plusieurs jours en état de sidération, avant de diffuser quelques éléments de langage destinés à aider ceux qui défendent le candidat dans les médias. L'exercice n'est pas aisé et il est surtout centré sur l'activité de Penelope Fillon comme collaboratrice parlementaire de son époux de 1998 à 2002, puis du suppléant de ce dernier, de 2002 à 2007, et enfin de nouveau de son époux pendant quelques mois en 2012. Son "travail" à la Revue des deux mondes est à peine évoqué, comme si ce dossier était secondaire. Or ce n'est évidemment pas le cas, car on peut penser que le caractère fictif d'un emploi est plus facile à apprécier lorsque la production du salarié est directement visible. Les enquêteurs vont donc compter le nombre de fiches de lecture rendues par l'intéressé à son "employeur" et prendre connaissance des éventuelles autres prestations effectuées. Quoi qu'il en soit, c'est l'activité de collaboratrice parlementaire qui suscite le plus grand nombre d'efforts de justification. 

Un "débat politique"

 

Le premier argument employé relève de la disqualification. C'est celui employé par François Fillon lui-même, lors du discours prononcé le 29 janvier à la Porte de la Villette devant ses partisans : "Si on veut m'attaquer, qu'on m'attaque droit dans les yeux, mais qu'on laisse ma femme en dehors de ce débat politique".  La phrase illustre certes une conception de la femme délicieusement désuète, petit oiseau fragile qui doit être protégé par un mari prêt à coxer ceux qui oseraient s'en prendre à un être tout en douceur. Mais le plus intéressant réside dans cette vision qui réduit l'affaire à un "débat politique". Il ne s'agit pas d'un débat mais d'une accusation grave, et cette accusation est d'ordre juridique. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'une enquête ait été ouverte par le parquet financier.

Sur le plan juridique, la question n'est pas celle de l'emploi de Penelope Fillon comme collaboratrice parlementaire. Comme il a été dit un peu partout, il n'est pas illicite d'employer sa famille. Le seul fondement juridique en la matière réside dans l'article 18 du règlement de l'Assemblée nationale qui énonce que les députés "peuvent employer sous contrat de droit privé des collaborateurs parlementaires qui les assistent dans l'exercice de leurs fonctions et dont ils sont les seuls employeurs. Ils bénéficient à cet effet d'un crédit affecté à la rémunération de leurs collaborateurs". Cette disposition a été introduite dans le règlement par la résolution du 28 novembre 2014. Dans l'état actuel des choses, le crédit mensuel alloué au député s'élève à 9561 €. Avec cette enveloppe, il peut employer entre un et cinq collaborateurs. Selon un rapport de 2013 établi par la questure de l'Assemblée, la moyenne des salaires se situe entre 2000 et 3000 € par mois, ce qui n'exclut pas de très grandes disparités.

On sait que Penelope Fillon a été assistante parlementaire de 1998 à 2007, c'est-à-dire avant que ces dispositions aient pénétré dans le règlement de l'Assemblée. Mais le système antérieur était à peu près identique, la seule différence étant que son fondement juridique était encore plus incertain. Un parlementaire pouvait donc employer sa femme et ses enfants, même s'ils n'étaient pas encore avocats. Reste que le problème n'est pas celui de l'emploi de Penelope Fillon, mais de son caractère fictif ou non. 

Pénélope. Georges Brassens

L'intervention des juges


Poser cette question conduit à constater que les juges sont intervenus pour combler les lacunes du droit, et, au moins dans une certaine mesure, rapprocher le statut du collaborateur parlementaire de celui d'un salarié de droit commun. Une telle évolution permet de leur offrir un semblant de protection juridique et de sanctionner un certain nombre de pratiques illégales.

Les collaborateurs ont un contrat de travail de droit privé, sauf évidemment lorsqu'il sont fonctionnaires. Dans ce dernier cas, ils sont placés en position de détachement. Le contrat-type, mis à disposition des députés par la questure, affirme ainsi que " le député-employeur, agissant pour son compte personnel, engage le salarié qui lui est juridiquement et directement subordonné et a toute sa confiance, pour l’assister à l’occasion de l’exercice de son mandat parlementaire ». La conséquence est que la rémunération du collaborateur constitue un salaire au sens juridique du terme, principe consacré par la Cour administrative d'appel de Lyon par un arrêt du 31 mars 1992 intervenu dans un contentieux fiscal. 

Sur le plan des droits accordés au collaborateur, on notera que les juges protègent leur liberté d'expression, quand bien même ils reconnaissent l'existence d'un lien particulier de loyauté du collaborateur à l'égard du parlementaire qui l'emploie. Dans une décision du 29 septembre 2010, la Chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi considéré comme dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement d'un collaborateur qui avait dénoncé l'emploi fictif accordé à la fille de son député.. 

L'emploi fictif


L'emploi fictif est généralement défini comme le fait de bénéficier d'un contrat de travail et d'en toucher la rétribution, sans pour autant effectuer les tâches matérielles qui la justifie. Le terme est réservé au cas où le salaire est financé par des fonds publics, et les poursuites reposent sur le détournement de fonds publics, délit passible de dix années d'emprisonnement et d'une amende de dix millions d'euros (art. 432-15 du code pénal). Lorsque le bénéficiaire est payé par une entreprise privée, les poursuites sont alors fondées sur l'abus de biens sociaux.

Confusion entre fonds publics et fonds privés


Les autres arguments développés par les soutiens de François Fillon relèvent largement d'une confusion regrettable, mais sans doute liée à la panique, entre les fonds publics et les fonds privés. M. Bussereau, ancien ministre et Président de l'assemblée des départements de France, a ainsi déclaré : "Si l'on interdit aux politiques d'employer leur conjoint, il faut le faire pour les épiciers et les bouchers". Etrange analyse qui met sur le même plan l'utilisation de l'argent public et celui gagné par une petite entreprise artisanale. Dans le premier cas, c'est l'argent du contribuable qui est gaspillé, dans le second c'est celui du boucher.

La même confusion existe avec l'argument selon lequel François Fillon ne pouvait pas détourner un argent qui, s'il n'était pas utilisé, lui reviendrait en tout état de cause. Dans l'état actuel du droit, c'est tout simplement faux. En cas de non-emploi de la totalité du crédit de 9561 € destiné à rémunérer les collaborateurs, la part restant disponible demeure dans le budget de l'Assemblée nationale. La seule exception susceptible d'intervenir est lorsque le député décide de la céder à son groupe parlementaire pour rémunérer les collaborateurs directement rattachés au groupe. Cette règle est-elle toujours respectée ? Peut-être pas, mais sa violation ne saurait être invoquée comme un droit. 

Absence d'encadrement juridique


A l'issue de l'analyse, le PenelopeGate témoigne surtout de la faiblesse de l'encadrement juridique de la fonction de collaborateur parlementaire. Certains vont devant les Prud'hommes pour contester une rémunération trop faible ou se plaignent de harcèlement. D'autres au contraire bénéficient d'un statut tout à fait privilégié. Aucun statut global n'a jamais été adopté, et le Conseil constitutionnel a censuré la plupart des dispositions de la résolution de 2014 envisageant l'ouverture d'un dialogue social en vue de la négociation d'un statut. Aux yeux du Conseil, statuant le 11 décembre 2014, de telles dispositions n'ont rien à faire dans le règlement de l'Assemblée nationale car elles ne sont relatives ni à l'organisation, ni au fonctionnement de l'Assemblée et encore moins à la procédure législative.  Cette décision semble avoir mis fin aux tentatives de réforme.
L'opacité qui domine ces questions est pourtant lentement remise en cause. La loi du 11 octobre 2013 impose ainsi une certaine transparence et les parlementaires sont désormais tenus de déclarer le nom de leurs collaborateurs, information qui figure dans leur déclaration de patrimoine (annexe 4 cf. Décret du 13 mai 2016). Cette transparence nouvelle demeure très modeste puisqu'elle ne s'étend pas au montant de la rémunération attribuée au collaborateur. Elle a pourtant eu des conséquences fâcheuses pour Penelope Fillon qui a perdu son "emploi" de collaborateur parlementaire et a dû accepter de devenir pigiste à la Revue des deux mondes...

vendredi 27 janvier 2017

Le contrôle au faciès : ne pas confondre la loi et sa mise en oeuvre

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 24 janvier 2017, met un terme, peut-être provisoire, au débat sur les contrôles d'identité au faciès. La notion n'a évidemment pas de contenu juridique, mais renvoie à l'idée de contrôles effectués de manière discriminatoire, en ciblant les personnes qui y sont soumises à partir de leurs caractéristiques physiques, ou plus exactement de la manière dont sont perçues ces caractéristiques physiques. Le débat n'a rien de nouveau, et la question agitait déjà la doctrine, et les juges, lors des débats précédant les lois du 10 août 1993 sur les contrôles d'identité et du 13 août de la même année sur la maîtrise de l'immigration.

Dans le cas présent, le Conseil est saisi par deux requérants qui ont fait l'objet d'un contrôle d'identité et qui posent une question prioritaire de constitutionnalité portant sur deux séries de dispositions législatives. D'un côté, les articles 78-2 et 78-2-2 du code pénal qui prévoient les contrôles d'identité, et plus particulièrement ceux mis en oeuvre sur réquisition du procureur. De l'autre côté, les articles L 611-1 et L 611-1-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (ceseda) qui affirment que les personnes de nationalité étrangère, "en dehors de tout contrôle d'identité, doivent être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels elles sont autorisées à circuler ou à séjourner en France à toute réquisition des officiers de police judiciaire".

Une procédure fragilisée


La QPC intervient à un moment jugé opportun par les associations de protection des droits des étrangers, largement représentées à l'audience, en particulier le GISTI et SOS sans papiers qui ont demandé à intervenir. L'idée est de porter l'estocade à une procédure qu'elles estiment fragilisée par plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation. Depuis une série d'arrêts du 9 novembre 2016, la 1ère Chambre civile accepte ainsi d'engager la responsabilité de l'Etat à la suite d'un contrôle d'identité discriminatoire. De son côté, la Chambre criminelle, dans une décision du 30 novembre 2016, a sanctionné un contrôle justifié par "l'apparence ethnique" d'une personne, le procès-verbal indiquant qu'il avait été procédé au contrôle "d'un individu de type nord-africain". La décision avait pour fondement l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui précisément interdit toute discrimination.

Dès lors, les requérants espéraient obtenir la condamnation de ces procédures qui commencent comme un contrôle d'identité de droit commun, celui de l'article 78- 2 du code pénal, et se terminent comme un contrôle du titre de séjour, celui de l'article L 611-1 ceseda. Ce passage de l'un à l'autre, prévu par des dispositions législatives, porte atteinte, selon eux, à la liberté individuelle et au principe d'égalité devant la loi.

Recevabilité de la QPC


La recevabilité de la QPC est aisément admise par le Conseil. Il observe en effet que les dispositions de l'article 78-2 du code pénal relatives aux contrôles d'identité sur réquisition du procureur n'ont pas été mentionnées dans la décision rendue le 5 août 2013. Quant à celles de l'article 78-2-2, elles ont certes été validées par la décision du 13 mars 2003, mais la loi du 14 mars 2011 a étendu leur champ d'application, élargissement qui peut s'analyser comme un changement de circonstances de droit justifiant un nouvel examen.

Il refuse toutefois de donner satisfaction aux requérants, et aux associations de protection des droits des étrangers qui étaient intervenues lors de l'audience.

L'étrangère. Paroles : Louis Aragon. Musique : Léo Ferré. 1959

Constitutionnalité du contrôle d'identité


L'atteinte à la liberté individuelle est rapidement écartée, dans la mesure où l'article 66 mentionne que "nul ne peut être arbitrairement détenu". Or le contrôle d'identité d'un étranger, comme d'ailleurs celui d'un ressortissant français, n'emportent aucune "détention". Lorsque l'intéressé ne peut prouver son identité ni produire son titre de séjour, il peut faire l'objet d'une rétention qui ne doit pas dépasser le temps nécessaire à l'établissement de son identité et de son droit de demeurer sur le territoire. En tout état de cause, la procédure de vérification ne saurait durer au-delà de quatre heures. Pour le Conseil constitutionnel, une telle mesure ne saurait s'analyser comme une réelle privation de liberté, au sens où l'entend l'article 66 de la Constitution.

La violation du principe d'égalité devant la loi ne trouve pas davantage à s'appliquer. Le Conseil refuse de considérer que ces contrôles sont, en soi, discriminatoires, comme l'y invitaient les requérants. Au contraire, il affirme qu'ils doivent "s'opérer en se fondant exclusivement sur des critères excluant toute discrimination". Le contrôle d'identité est pas, en soi, inconstitutionnel, mais sa mise en oeuvre peut, parfois, être illégale. Dans ce cas, il appartient au juge judiciaire de sanctionner la procédure.

Le Conseil ne prend donc pas en considération la dépénalisation du séjour irrégulier, sans incidence en effet sur la procédure dont il doit apprécier la constitutionnalité. Cette dépénalisation a certes été engagée par les arrêts El Dridi et Achughbabian rendus par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en 2011, puis par celui rendu en juin 2012 par la Cour de cassation. Mais la loi du 31 décembre 2012 s'est finalement bornée à remplacer l'ancienne garde à vue par une retenue de l'étranger en vue de la vérification de son droit au séjour. Le contrôle d'identité, quant à lui, demeure identique. 
 

Les réserves d'interprétation


S'il refuse de prononcer l'inconstitutionnalité de ces contrôles, le Conseil constitutionnel émet cependant des réserves d'interprétation destinées à leur fixer des limites de nature procédurale. D'une part, les réquisitions du procureur doivent justifier d'un lien géographique et temporel avec les infractions justifiant le contrôle. D'autre part, le procureur ne peut opérer des cumuls de réquisitions conduisant de fait à "une pratique de contrôles généralisés et discrétionnaires qui serait incompatible avec le respect de la liberté personnelle".

Ces réserves de nature procédurale montre que le Conseil constitutionnel distingue parfaitement la loi dont il apprécie la constitutionnalité et la manière de l'appliquer qui relève des seuls tribunaux judiciaires. Il salue ainsi au passage la jurisprudence de la Cour de cassation qui sanctionne les contrôles au faciès et répare les dommages causés. Sur ce point, la décision du Conseil constitutionnel dépasse largement son objet en montrant que les discriminations ne sont pas le fait de la loi mais de ceux qui l'appliquent.

Sur le contrôle d'identité : Chapitre 4, section 2 du manuel de libertés publiques.

mardi 24 janvier 2017

Déontologie et conflits d'intérêt : Selon que vous serez puissant ou misérable...

La déontologie est l'un des termes les plus employés dans le droit actuel des libertés. Si la notion désigne, d'une manière générale, une éthique de comportement, voire simplement les règles qui gouvernent l'exercice d'une profession, son rapport au droit se caractérise d'abord par une certaine confusion.

La déontologie contre le droit


Dans certains cas, la déontologie s'oppose au droit. Certaines professions mettent ainsi en place des codes de conduite destinés certes à assurer une une discipline interne, mais dont la sanction demeure aussi purement interne. La déontologie permet ainsi de se soumettre à un droit mou élaboré par la profession elle-même pour échapper à la rigueur du droit positif. C'est ainsi que la déontologie des journalistes s'exprime dans des textes tels que la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, appelée aussi Charte de Münich, texte dépourvu de puissance contraignante et susceptible d'interprétations multiples.

La déontologie dans le droit


La période récente est cependant marquée par une intégration de la déontologie dans le droit. Certes, le mouvement était engagé depuis longtemps et l'on sait que le code de déontologie médicale a valeur réglementaire et qu'il figure dans les articles R 4127-1 à R 4127-112 du code de la santé publique. Mais ce mouvement s'amplifie aujourd'hui, en particulier dans le but de prévenir les conflits d'intérêts. Il s'agit alors d'imposer des comportements considérés comme vertueux et d'en garantir le respect au moyen d'un certain nombre de procédures contraignantes. 

Le premier texte législatif mentionnant le mot "déontologie" est la loi du 6 juin 2000 créant une Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), aujourd'hui disparue et dont les compétences ont été transférées au Défenseur des droits en 2011. Limitée au secteur de la sécurité publique et privée, la CNDS est rapidement apparue comme une institution cosmétique. Elle ne pouvait être saisie que par l'intermédiaire d'un parlementaire et, en cas de manquement à la déontologie, son pouvoir se limitait à saisir le supérieur hiérarchique de son auteur. Autant dire que la disparition de la CNDS n'a ému personne.

La réforme de la Commission de déontologie de la fonction publique


La loi du 20 avril 2016 , qui entrera en vigueur le 1er février 2017, est, quant à elle, relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Elle concerne donc tous les fonctionnaires en intégrant les préoccupations de déontologie dans le statut. Elles sont fort nombreuses, et la loi rappelle ainsi les obligations de neutralité, d'impartialité et de probité qui pèsent sur les agents. Surtout, la loi de 2016 donne, pour la première fois, une définition du conflit d'intérêts détachée de l'approche purement pénale. Est donc considérée comme un conflit d'intérêts "toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions".

La Commission de déontologie de la fonction publique est chargée d'assurer la prévention de ces conflits. Elle a été créée par la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption mais ce n'est que depuis la loi du 2 février 2007 qu'elle donne des avis sur la situation des agents qui quittent la fonction publique pour exercer une activité privée lucrative. Elle doit alors apprécier si les fonctions qu'ils envisagent d'occuper sont compatibles avec celles qu'ils ont exercées dans la fonction publique. En général, l'incompatibilité est prononcée pour une durée de trois années après la fin de l'activité du fonctionnaire.

Le texte de 2016 est donc le point d'aboutissement d'un processus. dont les principes essentiels ne sont pas modifiés Désormais, les fonctionnaires dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient doivent faire une "déclaration exhaustive, exacte et sincère de leurs intérêts" à l'autorité de nomination. De même, la saisine de la Commission est désormais obligatoire pour tous les agents qui rejoignent le secteur privé, principe de bon sens dont on s'étonnera qu'il n'intervienne qu'aujourd'hui. 

Quoi qu'il en soit, on constate une incontestable amélioration du contrôle. Un article récent vante d'ailleurs, sans doute à juste titre, la rigueur de la Commission qui refuse à un chercheur l'autorisation d'aller pantoufler dans une entreprise avec laquelle son laboratoire avait passé des marchés, ou à ingénieur de l'Etat, détaché auprès d'une région d'outre-mer qui voulait rejoindre une entreprise d'un groupe avec lequel il avait conclu différents contrats.. Formidable, si ce n'est que cette rigueur s'applique essentiellement à des agents publics lambda qui se voient refuser, au moins provisoirement, le droit de rejoindre une entreprise. En même temps, d'autres personnes ayant exercé des fonctions d'autorité, des fonctions d'un niveau beaucoup plus élevé, baignent dans le conflit d'intérêts.


Coluche. Misère. 1978

 

La profession d'avocat


Beaucoup choisissent la profession d'avocat, qui n'est soumise à aucune incompatibilité et n'entre pas dans la compétence de la Commission de déontologie. On se souvient qu'au printemps 2012, il convenait, et assez rapidement, de trouver des points de chute aux équipes de Nicolas Sarkozy qui risquaient de se retrouver à Pôle Emploi après l'alternance. Un  décret du 3 avril 2012 organise donc des "conditions particulières d'accès à la profession d'avocat". Toute personne qui justifie de huit années au moins d'exercice de responsabilités publiques la faisant directement participer à l'élaboration de la loi est dispensée de la formation théorique et pratique du certificat d'aptitude à la profession d'avocat. Il ne s'agit pas seulement d'offrir une retraite honorable aux anciens parlementaires battus aux législatives, car cette possibilité de s'inscrire au Barreau est également ouverte aux "collaborateurs de député ou assistants de sénateur justifiant avoir exercé une activité juridique".

Deux poids, deux mesures


Que l'on ne s'y trompe pas. La plupart de ceux qui ont profité de ce texte n'ont aucune des compétences juridiques indispensables à l'exercice de la profession d'avocat. S'ils sont recrutés par de grands cabinets, c'est essentiellement pour leur carnet d'adresses, leur entregent, en bref pour pratiquer une sorte de trafic d'influence.  Mais que l'on se rassure : les heureux élus doivent suivre une formation de vingt heures en déontologie... Deux poids, deux mesures : le fonctionnaire ordinaire n'a pas le droit de pantoufler pendant trois ans mais les membres des cabinets ministériels peuvent immédiatement s'inscrire au barreau et  faire profiter le secteur privé des connaissances et des relations qu'ils ont acquises au service de l'Etat.

Même s'ils ne souhaitent pas être avocats, mais désirent tout simplement entrer dans une entreprise privée, les très hauts fonctionnaires ou les membres des cabinets ministériels semblent épargnés par la rigueur de la Commission de déontologie. Celle-ci est pourtant compétente pour se prononcer sur leur situation, au même titre que les fonctionnaires d'un rang moins élevé.

On a pourtant vu récemment un directeur du trésor partir diriger un fonds d'investissement chinois, un conseiller du ministre des transports devenir directeur de la communication chez Uber, et enfin le directeur de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) entrer chez Google comme directeur des affaires publiques. Certes, les Français ne sont pas les seuls à se livrer à de telles pratiques. La situation est sans doute pire au plan européen, et l'on a même vu Jose Manuel Barroso, Président de la Commission, trouver refuge chez Goldman Sachs. Tout cela ne dérange personne, et surtout pas les instances chargées de la déontologie.

Cette absence de contrôle est tellement visible que le législateur s'en est préoccupé. La loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 attribuait à la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique (HATVP) la compétence de contrôler le départ des hauts fonctionnaires vers le secteur privé. Celle-ci, déjà compétente pour recevoir les déclarations de patrimoine, apparaissait plus rigoureuse que la Commission de déontologie de la fonction publique. Hélas, dans sa décision du 8 décembre 2016, le Conseil constitutionnel a considéré cette disposition inconstitutionnelle, non pas pour des motifs de fond, mais pour une atteinte au principe d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Elle était si mal écrite, en effet, que l'on pouvait en déduire que les personnes occupant des postes à la discrétion du gouvernement relevaient à la foi de la Commission de déontologie de la fonction publique et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique.

Pour la moment, la situation demeure en l'état et il y a de bonnes chances que la Commission de déontologie continue d'exercer un contrôle à deux vitesses, sévères pour les petits, indulgente pour les puissants. "Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir".


dimanche 22 janvier 2017

Tarnac et la définition du terrorisme

Dans une décision du 10 janvier 2017, la Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte définitivement la qualification de terrorisme dans l'affaire de Tarnac. On se souvient  que les membres du Groupe de Tarnac sont poursuivis pour avoir saboté la caténaire d'une ligne TGV en novembre 2008. A l'origine de l'affaire, les intéressés, dont la Chambre criminelle nous dit qu'ils appartenaient à la "mouvance anarcho-autonome", avaient été mis en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Mais à l'issue de l'instruction les juges d'instruction, le 8 août 2015, avaient finalement pris une ordonnance de renvoi requalifiant les faits.

Les deux principaux protagonistes, Julien Coupat et Yildune Lévy, ont donc été poursuivis pour association de malfaiteurs et dégradations en réunion, les autres membres du groupe pour falsification de documents administratifs, recel de faux documents, ou encore pour avoir refusé de se prêter à un prélèvement d'ADN. L'ordonnance de renvoi a été confirmée par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de paris le 28 juin 2016. La Chambre criminelle se prononce donc, le 10 janvier 2017, sur un pourvoi du procureur général et de la SNCF, partie civile. Le pourvoi est rejeté, ce qui n'est pas, en soi, une surprise.

L'absence de charges suffisantes


La Chambre criminelle affirme qu'"Il n’existe pas de charges suffisantes permettant de retenir que les infractions […] auraient été commises en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur». 

Cette affirmation repose sur les éléments du dossier. On se souvient que les avocats des prévenus avaient habilement contesté les éléments de preuve apportés par des balises de géolocalisation placées sous leur véhicule. Elles avaient révélé un premier arrêt à côté de la voie du TGV, puis un second près d'une rivière dans le lit de laquelle on retrouva ensuite plusieurs objets susceptibles d'être utilisés pour saboter une caténaire. Mais à l'époque, la police utilisait ces balises sans aucun fondement juridique, cette technique n'ayant été autorisée en matière judiciaire qu'avec la loi du 28 mars 2014. La preuve était donc fragilisée par l'illégalité de la manière dont elle a été recueillie.

On se souvient aussi qu'à l'époque, Alain Bauer, aussi bien en cour sous Nicolas Sarkozy que sous Manuel Valls, avait distribué aux plus hauts responsables de la sécurité quarante exemplaires du livre "L'insurrection qui vient", ouvrage rédigé par un mystérieux "comité secret" dont Julien Coupat était peut être membre. Aux yeux du Grand Criminologue, le contenu de l'ouvrage suffisait à démontrer le caractère terroriste de l'infraction. A l'époque, il n'était pas question de contester les dires du Grand Augure, qui distribuait le livre avec autant de générosité que les guides Champerard à Aéroport de Paris.

Une substitution de motifs


Ces errements ont été écartés par les juges, du juge d'instruction à la décision de la Chambre criminelle du 10 janvier 2017. Cette décision ne se borne pas cependant à confirmer la décision de la Chambre de l'instruction. Elle opère une véritable substitution de motifs à partir de l'interprétation de l'article 421-1 du code pénal. Pour celui-ci, une infraction pénale peut constituer un acte de terrorisme "lorsqu'elle est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Ces dispositions issues de la loi du 9 septembre 1986, ont été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel qui a estimé qu'elles étaient d'une "précision suffisante" et ne méconnaissaient pas le principe de légalité des délits et des peines.

Pour la Chambre de l'instruction, les actes commis par le groupe de Tarnac n'avaient pas de caractère terroriste.  A ses yeux, le livre "L'insurrection qui vient" ne permettait pas de prouver l'"intention" terroriste de ses membres. De même, l'intimidation ou la terreur ne pouvait être provoquée par des sabotages, certes très désagréables dans la mesure où ils provoquaient des graves dysfonctionnements dans le trafic ferroviaire, mais qui ne risquaient en aucun de provoquer des déraillements ou, d'une manière générale, des dommages très graves.

Lucky Luke contre Joss Jamon. Morris. 1958


Tout cela est peut-être juste, mais la Cour de cassation observe que la Chambre d'accusation raisonne à l'envers. Pour la chambre criminelle, l'absence d'intention terroriste ne saurait être exclusivement déduite des faits. L'article 421-1 du code pénal définit en effet le terrorisme par deux éléments cumulatifs.

D'une part, l'existence d'une finalité de "trouble grave de l'ordre par l'intimidation ou la terreur". C'est donc l'intention des auteurs qui doit être appréciée, leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. En termes simples, un attentat raté demeure un acte terroriste, et doit être sanctionné comme tel. Surtout, l'objectif d'intimidation est totalement indépendant du danger pour la population. Peut ainsi être qualifiée de terroriste une action qui aurait pour conséquence de désorganiser complètement un service public, qu'il s'agisse d'une cyber-attaque ou d'une destruction systématique des caténaires du réseau ferré. Dans le cas du groupe de Tarnac, l'intention était loin d'être aussi claire. Il n'est pas établi qu'ils avaient pour intention de semer la terreur, dans la mesure où ils savaient que les conséquences de leur acte ne pouvaient être réellement dangereuses pour la sécurité des personnes. La finalité d'intimidation n'était pas plus évidente, dès lors que rien ne montre qu'ils avaient pour projet de multiplier ce type de sabotage, au point de désorganiser durablement le réseau.

D'autre part, la qualification de terrorisme n'est acquise que si une infraction figurant dans la liste de l'article 421-1 c. pén. en est le support. Ces infractions ne sont pas nécessairement d'une extrême gravité et il suffit, pour qu'elles soient qualifiées de terroristes, qu'elles aient été commises en lien avec un acte terroriste. Dans un arrêt du 4 juin 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi admis la qualification de terrorisme pour un recel d'armes destinées à être utilisées par des tiers pour attaquer une gendarmerie en Corse. L'aide logistique au terrorisme relève donc de l'article 421-1 du code pénal. Dans le cas de Tarnac, cette seconde est remplie, et les infractions commises auraient pu être qualifiées de terroriste, si l'élément intentionnel n'avait pas fait défaut.

La décision du 10 janvier 2017 rappelle donc que l'intention terroriste se déduit de l'intention des auteurs de l'acte, de leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. Certains ont déduit de cette décision que la Cour de cassation avait, en quelque sorte, raté le coche, et aurait pu profiter de l'occasion pour donner une définition plus précise du terrorisme. Ce n'est pourtant pas son rôle, et le législateur s'est montré plein de sagesse en faisant de l'article 421-1 c. pén. une sorte de boîte à outils permettant de poursuivre tous les actes liés au terrorisme, y compris ceux qui visent seulement à lui assurer un soutien logistique. Ce n'est donc pas le terrorisme qui doit être défini avec une grande précision mais les infractions pénales qui s'inscrivent dans son cadre. C'est exactement ce que fait la Cour de cassation.

mercredi 18 janvier 2017

Internet derrière les barreaux

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu, le 17 janvier 2017, une décision Jankovskis c. Lituanie qui donne quelques précisions sur l'accès à internet des personnes incarcérées. 

Le requérant, qui purge une peine d'emprisonnement dans une prison lituanienne, veut, en 2006, entreprendre des études en droit, spécialité "droits de l'homme", à l'Université de Vilnius. Bien entendu, l'assiduité aux enseignements n'est pas envisageable du fait de son incarcération. Ayant écrit au ministère chargé de l'enseignement supérieur pour lui demander des informations sur l'enseignement à distance, il a reçu une réponse mentionnant qu'il devait se rendre sur un site Aikos sur lequel il trouverait les renseignements nécessaires. Hélas, l'administration pénitentiaire, quant à elle, estime qu'il n'existe aucune législation permettant aux prisonniers qui purgent une peine dans les prisons lituaniennes d'accéder à internet. Ce refus d'accès à internet est ensuite confirmé par l'ensemble des recours internes que le requérant a pu engager.

Devant la CEDH, le requérant invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à l'information. Il considère en effet qu'il n'a pas été mis en mesure de s'informer efficacement sur les possibilités d'études qui lui étaient offertes.

Une affaire de principe


Le refus des autorités ne s'analysait pas nécessairement comme un refus de communiquer des informations. Celles-ci auraient pu être obtenues par un autre moyen, par courrier ou par l'intermédiaire d'un proche, solution sans doute la plus simple car les données utiles étaient en accès libre sur internet. Mais le requérant en fait une affaire de principe et considère que l'administration pénitentiaire aurait dû lui permettre d'utiliser internet pour s'informer lui-même dans de bonnes conditions.

Dans l'affaire Delfi c. Estonie du 15 juin 2015, la Grande Chambre de la CEDH a déjà affirmé que "grâce à leur accessibilité ainsi qu'à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites internet contribuent grandement à améliorer l'accès du public à l'actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l'information". Ce principe peut cependant être écarté, et la Cour fait observer que l'emprisonnement entraîne, par définition, une restriction du droit des prisonniers à communiquer avec l'extérieur, qu'il s'agisse de sortir faire une promenade ou de surfer sur internet. L'ingérence dans la liberté d'information existe donc, et il reste à déterminer si cette ingérence était, en l'espèce, prévue par la loi et proportionnée au but poursuivi.

Une interdiction prévue par la loi


Le fait de savoir si l'interdiction d'internet était "prévue par la loi" en droit lituanien a été largement discuté par les parties. Et il est vrai qu'à l'époque des faits, aucune loi ne mentionnait expressément cette prohibition, un texte formel n'ayant été adopté qu'en 2010. La Cour fait toutefois observer que les interdictions des communications radio et téléphoniques étaient, quant à elles, explicites, d'ailleurs accompagnées d'une obligation de communiquer par lettre, le courrier étant contrôlé par l'administration pénitentiaire. Pour la Cour, déduire de l'absence de texte qu'internet était autorisé conduirait à rendre parfaitement inutile ce dispositif légal. L'interdiction d'internet pouvait donc être déduite de la prohibition des autres instruments de communication. Cette interprétation n'a rien de choquant, car le régime de l'incarcération ne constitue pas une "loi pénale" donnant lieu à une interprétation étroite.

La Cour se montre très brève sur le but légitime poursuivi par l'interdiction d'internet dans les prisons. Dans l'affaire Kalda c. Estonie du 19 janvier 2016, elle a déjà affirmé que cette interdiction avait pour objet la protection des droits des tiers, la protection de l'ordre public et la prévention des infractions. Le principe général de l'interdiction n'est donc pas contesté par la Cour.

Tentative d'évasion. Robert Combas. 1993

La situation particulière de l'intéressé


Son application au requérant pose en revanche des problèmes de fond. Car l'intéressé demande accès à un site qui se borne à donner des informations sur l'enseignement supérieur lituanien. La Cour fait donc remarquer que sa volonté de reprendre des études va dans le sens de sa réhabilitation et de sa réinsertion dans la société, une fois qu'il aura purgé sa peine. Le système pénitentiaire lituanien dispose d'ailleurs d'un programme prévoyant l'accès des prisonniers à des cycles d'études, programme auquel la Cour elle-même a fait référence dans son arrêt Mironovas et autres c. Lituanie du 8 décembre 2015.

Surtout, la Cour observe que les juges lituaniens se sont essentiellement prononcés sur le fondement de la règle générale qui interdit aux personnes purgeant une peine de prison d'accéder à internet. A aucun moment, la question n'a été posée de l'intérêt individuel du requérant et de l'intérêt que représentait le réseau pour la poursuite de ses études. Or, le système lituanien prévoit bien un système d'enseignement secondaire dans les établissements pénitentiaires, mais il n'existe pas d'enseignement supérieur spécifiquement organisé en faveur des personnes incarcérées. Cet accès à l'Université trouve donc nécessairement son origine dans une démarche individuelle de l'intéressé. La CEDH sanctionne donc les juges lituaniens, dans la mesure où ils ont refusé d'apprécier la situation du requérant, c'est à dire l'atteinte particulière à son droit à l'information, compte tenu de la spécificité de son projet d'études.

On notera à ce propos que la Cour n'interdit pas à un Etat de prohiber entièrement l'usage d'internet en prison, solution choisie par le droit français. En revanche, il est alors nécessaire de prévoir d'autres possibilités d'accès à l'information utile, notamment en matière d'accès à l'enseignement et à la formation.

Ceux qui voient dans cette décision le premier pas vers une consécration d'un droit d'accès à internet dont seraient titulaires les personnes incarcérées seront donc déçues. La CEDH se borne en effet, mais c'est déjà beaucoup, à exiger des autorités pénitentiaires et des juges internes qu'ils apprécient la situation individuelle de la personne. Sur le fond, la distinction opérée par la Cour permet d'envisager l'émergence, dans certains systèmes juridiques, de critères permettant de distinguer un internet licite, minoritaire et réservé à ceux qui ont un vrai projet de réinsertion, de l'internet illicite qui demeurerait la règle pour le plus grand nombre.

La solution est séduisante, mais elle risque d'être bien délicate à mettre en place. Il faudra d'abord lutter contre les fraudeurs, c'est à dire ceux qui s'inventeront un projet professionnel pour pouvoir accéder au réseau. Il faudra aussi imaginer des solutions techniques permettant de bloquer certains sites ou de contrôler les correspondances, conformément au droit en vigueur dans les établissements pénitentiaires. On peut se demander, dans ces conditions, si l'arrêt Jankovskis c. Lituanie ne risque pas d'inciter les Etats à adopter, le plus rapidement possibles, des dispositions claires interdisant aux personnes incarcérées l'accès à internet, même s'il faut alors améliorer l'information obtenue par d'autres canaux. 


Sur la liberté de l'information : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques.

vendredi 13 janvier 2017

Sites de rencontres : petit clic et grand choc

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), dans deux délibérations du 15 décembre 2016, prononce des sanctions pécuniaires à l'encontre de deux sites de rencontres actifs sur internet, Attractive World et Meetic.  Le premier a été condamné à une amende de 10 000 €, le second à une amende de 20 000 €. Cette différence ne s'explique pas par la nature du manquement aux règles relatives à la protection des données personnelles mais par l'importance et le nombre d'abonnés de chacune des sociétés concernées. 

Toutes deux ont effet traité avec une même légèreté les contraintes imposées par la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés. Les contrôles effectués en 2014 par la CNIL ont mis en lumière toute une série de manquements. Les uns concernent les formalités préalables à la création des traitements informatisés conservant des données personnelles. Les autres sont relatifs à la pertinence des informations stockées. La violation la plus importante de la loi demeure cependant  l'absence de réel consentement exprès des intéressés.

Un pouvoir de sanction renforcé


Le pouvoir de sanction attribué à à la CNIL dès 1978 a été considérablement renforcé d'abord par la loi du 6 août 2004, puis par celle du 29 mars 2011 qui modifie l'organisation de la Commission pour dissocier les phases de poursuite, d'instruction et de sanction. Désormais, et c'est le cas en l'espèce, les sanctions sont prononcées par une formation restreinte qui ressemble de plus en plus à une juridiction. 

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, le pouvoir de sanction exercé par la CNIL n'est pas un pouvoir "juridictionnel".  Dans sa décision du 19 février 2008, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme certes que la CNIL peut "eu égard à sa nature, à sa composition et à ses attributions, être qualifiée de tribunal au sens de l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme".  Mais l'on sait que cette analyse repose sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui n'hésite pas à qualifier de tribunal des autorités administratives, à seule fin de faire peser sur elles les contraintes de procédures liées aux exigences du droit à un juste procès consacré par l'article 6 § 1. Aux yeux de la Cour, un organe disciplinaire ou administratif peut être qualifié de "tribunal" au sens autonome que l'article 6 donne à cette notion, quand bien même il ne serait pas appelé "tribunal" ou "cour" dans l'ordre juridique interne (CEDH, 29 avril 1988 Belilos c. Suisse). C'est exactement ce que fait le juge des référés du Conseil d'Etat dans sa décision de 2008. Il veut seulement rappeler que la CNIL doit respecter le principe d'impartialité au sens de l'article 6 § 1, sans pour autant lui donner une fonction juridictionnelle, ce qui constituerait une remise en cause de la notion même d'autorité administrative indépendante, créée précisément pour la CNIL. 

Les sanctions elles mêmes ont été, en quelque sorte, gonflées. Elles sont devenues de plus en plus dissuasives, jusqu'au règlement du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 qui autorise des amendes administratives pouvant s'élever jusqu'à 20 000 000 € ou, dans le cas d'une entreprise, jusqu'à 4 % du chiffre d'affaires annuel mondial. Ces chiffres considérables visent essentiellement les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et non pas les sites de rencontres, opérateurs tout de même un peu plus modestes. A l'époque de la sanction prononcée à l'encontre d'Attractive World et de Meetic, le montant des sanctions applicables étaient, en tout état de cause, plus modeste mais déjà proportionné à la place de l'entreprise sur le marché.

L'art de jouer la montre


Dans le cas des deux sites de rencontres, les méchantes langues diraient qu'ils ont bien cherché ce qui leur est arrivé. Après le contrôle de 2014, ils ont fait l'objet de plusieurs mises en demeure portant sur sept manquements à la loi. A l'issue des trois mois accordés, ils n'avaient régularisé que trois des sept points pour l'une, et deux pour l'autre. Ils ont ensuite obtenu un délai de six mois, allant jusqu'en janvier 2016 pour se mettre en conformité. A l'issue de ce nouveau délai, la CNIL n'a pu que constater que rien n'avait été fait. D'autres réunions ont eu lieu, à la demande des sociétés, sans pour autant conduire à un résultat. En termes moins procéduraux, on pourrait dire que les sites ont laissé pourrir la situation pendant deux ans, espérant sans doute que la CNIL renoncerait. 

Agence Matrimoniale. Jean-Paul Le Chanois. 1952
Bernard Blier et Louis de Funes

Un seul clic


Ce long bras de fer porte sur un point qui pourrait sembler d'un intérêt marginal. Chaque abonné au site de rencontres lui confie en effet des données extrêmement intimes, et notamment celles portant sur ses préférences sexuelles. Dans ce cas, l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978 prévoit que la collecte et le stockage d'informations particulièrement sensibles sont subordonnés au consentement exprès de l'intéressé. 

Or, les utilisateurs de Attractive World et de Meetic cliquaient une seule fois, lors de leur inscription, pour approuver les Conditions générales d'utilisation (CGU). Cet unique "clic" conduisait à accepter à la fois les conditions générales d'utilisation dans le sens habituel du terme, mais aussi à déclarer que l'on remplissait la condition de majorité, et enfin que l'on consentait à la collecte et à la conservation de données portant sur ses préférences sexuelles. Autrement dit, la question de ces données extrêmement sensibles se trouvait diluée dans un ensemble plus vaste et l'internaute ne percevait pas réellement l'importance des données qu'il confiait. 

La formation restreinte de la CNIL considère que cette procédure constitue peut-être un consentement, mais certainement pas un consentement exprès. Seule une cache à cocher spécifiquement dédiée à cette collecte de données sensibles, à l'endroit précis où elles sont demandées à l'abonné, peut répondre à cette exigence. Cette décision est à rapprocher, mutatis mutandis, de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 11 mars 2015. Le juge administratif avait alors considéré comme non conforme à la loi du 6 janvier 1978 le fait de prévoir le consentement à une prospection électronique par un seul clic via les Conditions générales d'utilisation.

En l'espèce, la Commission fait d'ailleurs observer que d'autres données sont sensibles peuvent être conservées, comme les origines raciales ou ethniques, ou encore les convictions religieuses. Même si l'internaute n'est pas tenu de renseigner cette partie du formulaire, le caractère facultatif de la collecte n'a pas pour effet de faire disparaître le caractère sensible des données.

Dans les deux cas, les sanctions prononcées sont rendues publiques par la CNIL, compte tenu de la "particulière gravité des faits" et du volume des informations traitées. Cette publicité vise, à l'évidence, à faire un exemple, ou plutôt deux exemples. La CNIL sera-t-elle entendue ? On peut l'espérer, d'autant que les sanctions risquent de s'alourdir considérablement dans un futur proche. En même temps, l'affaire révèle l'état d'esprit des opérateurs du secteur. Pour eux, la législation informatique et libertés n'est rien d'autre qu'une nuisance qui entrave leur activité commerciale. La vie privée des personnes n'est pas un espace qui doit être protégé mais un bien qui peut être vendu. N'est ce pas exactement la conception de l'information qui a force de droit dans les pays anglo-saxons ?

Sur le droit à l'oubli numérique : Chapitre 8, section 5 du manuel de libertés publiques.

mardi 10 janvier 2017

Les filles à la piscine ou le refus du communautarisme religieux

L'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) rendu le 10 janvier 2017 Osmanoglu et Koçabas c. Suisse va certainement susciter beaucoup de commentaires. En effet la Cour affirme que le refus de dispenser des fillettes musulmanes de leçons de natation ne porte pas atteinte à la liberté religieuse, décision qui porte un coup d'arrêt à la perception communautariste de cette liberté. Alors même que l'affaire concerne la Suisse, il ne fait pas de doute que la conception française du principe de laïcité se trouve renforcée. 


Les cours de natation et la liberté religieuse



Les requérants sont un couple de ressortissants suisses possédant également la nationalité turque. Ils résident à Bâle et ont trois filles, nées entre 1999 et 2006. La requête ne concerne que les deux aînées, inscrites à l'école primaire. Alors que le droit du Canton de Bâle-Ville impose des cours de natation obligatoires aux enfants des deux sexes, les requérants invoquent leur pratique de la religion musulmane pour refuser d'envoyer leurs filles à la piscine pour suivre cet enseignement mixte. Ils ont été condamnés à une amende de 1400 francs suisses (soit environ 1300 €) pour violation de la réglementation scolaire du Canton. En mars 2012, cette condamnation a été confirmée par le tribunal fédéral, et le couple se porte donc devant la CEDH en invoquant une violation de l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A leurs yeux, le fait d'imposer à leurs enfants des cours de natation obligatoires et mixtes porte atteinte à la liberté de religion.

Il est vrai que l'article 9 de la Convention énonce que la liberté de religion implique "la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites". Rappelons que le droit interne d'un Etat peut autoriser une ingérence dans l'exercice de cette liberté religieuse, à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle poursuive un but légitime, et qu'elle lui soit proportionnée. 

La question de l'existence même d'une ingérence dans la liberté religieuse de la famille Osmanoglu Koçabas n'est contestée par personne. La Cour fait tout de même observer que les requérants s'opposent surtout au refus de dispenser leurs filles des cours de natation, le motif religieux apparaissant "en creux". La piscine n'est pas, en effet, un lieu de culte ni même un lieu où manifester sa religion. Reste évidemment que le refus des parents repose sur l'interprétation qu'ils font des préceptes du Coran.


La base légale cantonale

 


La base légale de la décision de refuser une dispense ne suscite pas davantage le doute. La constitution fédérale suisse garantit seulement le droit à l'enseignement de base, et renvoie aux cantons son organisation matérielle. Rien n'interdisait donc au canton de Bâle-Ville de prévoir un enseignement obligatoire de natation, enseignement mixte comme l'ensemble de la scolarité, au moins jusqu'à l'âge de douze ans. Conformément à sa jurisprudence traditionnelle, la CEDH estime qu'un texte cantonal assorti d'une directive constitue une base légale suffisante. Selon la jurisprudence Sunday Times c. Royaume-Uni du 26 avril 1979, peut être considérée comme une "loi" toute norme édictée par une autorité compétente et qui est "énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite". Tel est bien le cas en l'espèce, d'autant que le "plan d'études" disponible sur internet informait les parents de l'existence de la règle et de l'amende prévue en cas de non-respect. 
 

Des buts légitimes : intégration et égalité des sexes



La question du but légitime de la législation est beaucoup plus intéressante, car ce but légitime n'est rien d'autre que l'intégration des enfants dans la société suisse. 

Pour les requérants, l'intégration de leurs filles ne dépend pas des cours de natation. Au contraire, dès lors que l'école publique suisse ne donne pas satisfaction à leur revendication, ils vont devoir, disent-ils, se tourner vers un établissement musulman. La CEDH considère au contraire, comme le gouvernement suisse, l'assistance obligatoire aux cours de natation a "pour but l'intégration des enfants étrangers de différentes cultures et religions, ainsi que le bon déroulement de l'enseignement, le respect de la scolarité obligatoire et l'égalité entre les sexes". La formule est importante : l'égalité entre les sexes peut constituer un but légitime de limitation de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses. Il y a à peine quelques mois, certains "experts" français affirmaient d'un ton docte que la Cour européenne sanctionnerait certainement toute mesure visant à interdire le port du burkini dans l'espace public, surtout s'il s'appuyait sur l'égalité des sexes... 

Maximilien Luce. Baignade à Méricourt. Circa 1930.


 Le contrôle de proportionnalité


 
Reste évidemment le contrôle de proportionnalité, c'est-à-dire l'opération par laquelle le juge s'assure que ce dispositif est effectivement "nécessaire dans une société démocratique".

Pour les parents, la question ne se pose évidemment pas. L'obligation de suivre un cours de natation n'a rien à voir avec l'intégration de leurs filles. Ils ajoutent d'ailleurs que le port du burkini ne résoudrait rien, car il contribuerait à la stigmatisation de leurs enfants. Cette observation laisse songeur si l'on considère le discours développé en France lors du débat de l'été 2016, selon lequel ce vêtement serait une invention géniale, permettant la socialisation de femmes qui, si elles ne pouvaient le porter, resteraient enfermées chez elles. 

Quoi qu'il en soit, la Cour européenne commence par affirmer que la démocratie ne se ramène pas à la suprématie de l'opinion d'une majorité mais implique au contraire que les individus minoritaires, par exemple en raison de leur religion, puissent bénéficier d'un traitement juste (CEDH, 26 avril 2016, Izzetin Dogan et autres c. Turquie. D'une manière générale, l'Etat n'a donc pas à apprécier la légitimité des croyances religieuses des uns ou des autres (CEDH, 26 octobre 2000 Hassan et Tchaouch c. Bulgarie).

Cette abstention dans le jugement porté sur les religions n'empêche pas cependant que l'Etat ait des obligations positives pour faire respecter les droits issus de la Convention européenne des droits de l'homme. L'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention consacre ainsi un "droit des parents à l'instruction de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques". Cette disposition ne peut pas être invoquée en l'espèce, car la Suisse n'a pas ratifié le Protocole n° 2. En revanche, la CEDH y fait référence pour montrer qu'il appartient aux Etats d'organiser le droit à l'instruction, dans le respect des convictions de chacun, mais aussi dans celui de l'intérêt général.

En l'espèce, l'intérêt général invoqué par la Suisse réside d'abord dans l'objectif d'intégration. La Cour énonce qu'elle "partage l'argument du Gouvernement selon lequel l'école occupe une place particulière dans le processus d'intégration sociale, place d'autant plus décisive s'agissant d'enfants d'origine étrangère". La phrase est importante, car la Cour s'engage clairement dans une démarche de refus d'une vision communautariste de la liberté religieuse. Elle ne dit pas qu'elle "respecte" le choix suisse d'intégration, elle dit qu'elle le "partage". Dans ces conditions, les autorités cantonales pouvaient parfaitement choisir d'imposer des cours de natation mixtes aux enfants des écoles, dès lors que "l'intérêt de l'enseignement de la natation ne se limite pas à apprendre à nager, mais réside surtout dans le fait de pratiquer cette activité en commun avec tous les autres élèves, en dehors de toute exception tirée de l'origine des enfants ou des convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents" (§ 98). 


Le refus du communautarisme religieux



Ce refus du communautarisme religieux trouve un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne relative aux droits suisse et français, tous deux dominés par le principe de neutralité. Dans l'affaire Dahlab c. Suisse du 15 février 2001, la CEDH fonde ainsi l'interdiction du port du foulard par les institutrices sur l'article 14 de la Convention sur les droits de l'enfant qui contraint les Etats à garantir la liberté de religion de chaque enfant. Pour la Cour, il s'agit, avant tout, de protéger "le droit des élèves de l'enseignement public à recevoir une formation dispensée dans un contexte de neutralité religieuse". De manière très comparable, l'arrêt Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 évoque un "modèle français de laïcité" reposant, lui aussi, sur le respect du principe de neutralité.

La référence à un "modèle" ne doit pas être mal interprétée. La Cour n'entend pas imposer le système français à l'Europe entière. Le principe est que chaque Etat dispose dans ce domaine d'une large marge d'interprétation. Il n'empêche que la décision Osmanoglu et Koçabas c. Suisse constitue une avancée non négligeable, car la Cour marque des limites aux revendications communautaristes. La liberté religieuse ne consiste pas à afficher son appartenance religieuse dans l'ensemble de sa vie sociale, nous dit-elle. Et elle ajoute que l'Etat peut intervenir, pour protéger l'intégration et l'égalité des sexes. Une décision qui devrait mettre du baume au coeur à ceux qui s'efforcent, sous les critiques et parfois les injures, de promouvoir le respect du principe de laïcité.


Sur la laïcité : Chap 10 du manuel de libertés publiques sur internet

vendredi 6 janvier 2017

Les "amis" sur Facebook ne sont pas des amis

Les "amis" sur Facebook ou sur tout autre réseau social ne sont pas des amis. A dire vrai, l'arrêt rendu par la 2è Chambre civile de la Cour de cassation ne fait que formuler ce que tout le monde savait déjà. Si on y croise parfois des amis, ce n'est certes pas le réseau social qui crée le lien d'amitié. Celui-ci suppose une connaissance intime, une proximité, qu'un réseau social ne peut parvenir à susciter. C'est du moins comme cela que la Cour de cassation définit l'amitié.

Un avocat a été poursuivi en matière disciplinaire par le Conseil de l'Ordre. A l'occasion de l'instance disciplinaire, il a déposé une requête en récusation mettant en cause l'impartialité de certains de ses confrères membres de la formation de jugement au motif qu'ils étaient "amis" sur un réseau social. Cette requête a été rejetée, rejet confirmé par la Cour d'appel de Paris, et la Cour de cassation est donc appelée à se prononcer sur cette étrange amitié.

Le conseil de discipline


Le conseil de discipline de l'Ordre des avocats a un fondement de nature législative. Il est en effet organisé par l'article 22-1 de la loi du 31 décembre 1971. Dans un arrêt du 15 juin 2016, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions, estimant qu'elle était dépourvue de "caractère sérieux". En effet, aucun principe n'interdit à la loi de confier à un ordre professionnel la mission de siéger  en formation disciplinaires, à la condition que la composition et la procédure "offrent des garanties sérieuses d'impartialité". Or, selon la Cour de cassation, "tel est le cas en l'espèce".

L'impartialité


L'impartialité à laquelle la décision du 15 juin 2016 fait référence n'est donc pas l'impartialité objective, celle qui trouve son origine dans l'organisation même de l'institution. Considéré sous cet angle, le conseil de discipline a toute l'apparence de l'impartialité. Rappelons que la Cour européenne des droits de l'homme affirme, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Ce qui est vrai pour les tribunaux l'est également pour les conseils de discipline.

C'est donc l'impartialité subjective qui est invoquée par le requérant, estimant que l'amitié affichée sur sur le réseau social révèle des liens personnels entre les différents membres du Conseil de discipline et peut laisser présager une entente sur la sanction infligée au requérant. Dans ce cas, l'impartialité est dite subjective parce qu'elle ne peut être appréciée qu'en pénétrant dans la psychologie des membres du conseil de discipline, en vérifiant si, oui ou non, ils sont amis.

Pauvre Rutebeuf. Joan Baez. 1965

Et l'amitié ?


En l'espèce la Cour de cassation est donc contrainte de se demander si l'"amitié" ainsi affirmée suffit à rendre compte de cette relation si particulière qui implique une proximité réelle, une affection, tous éléments qui peuvent effectivement laisser craindre un rapprochement lors d'une délibération. La Cour répond de manière très claire que " le terme d'"ami" employé pour désigner les personnes qui acceptent d'entre en contact par les réseaux sociaux ne renvoie pas à des relations d'amitié au sens traditionnel du terme". Pour la Cour, il ne s'agit là que de "contacts entre différentes personnes par l'intermédiaire de ces réseaux (...)". Ils ne révèlent pas une amitié réelle mais simplement une "communication spécifique entre des personnes qui partagent les mêmes centres d'intérêt, et en l'espèce la même profession".

La Cour de cassation démonte ainsi le vocabulaire volontiers employé par les professionnels du secteur, les GAFA, espace virtuel où l'on est "ami" par un simple clic. Dans un arrêt du 12 février 2016, la Cour d'appel de Paris avait déjà récusé la pseudo-gratuité de Facebook en estimant que le réseau social doit être soumis au droit de la consommation. Devaient donc être sanctionnées les clauses abusives qui contraignaient les abonnés français à faire juger leurs litiges devant un tribunal californien. En même temps, la Cour de cassation nous enseigne que l'amitié n'est pas un mot qui doit être galvaudé. Imagine-t-on un instant Montaigne et La Boétie "amis" sur Facebook, avec le premier "likant" le "Discours de la servitude volontaire" du second ?

Sur la protection des données et les réseaux sociaux   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 3 janvier 2017

Le don d'organe ou les difficultés de la présomption de consentement

Le 1er janvier 2017 est entré en vigueur le décret du 11 août 2016 relatif aux modalités d'expression du refus de prélèvement d'organe après décès. Il met en oeuvre l'article 192 de la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016. Sans modifier réellement les conditions du don d'organe, ces nouvelles dispositions visent à rendre la procédure plus efficace. La présomption de consentement au don formulée par le dispositif est cependant largement tempérée et les conséquences de la réforme risquent de se révéler fort modestes.

Le principe d'indisponibilité du corps humain


Le don d'organes est autorisé par notre système juridique depuis exactement quarante ans. C'est en effet la loi Caillavet du 22 octobre 1976 qui définit les conditions dans lesquelles il est possible de déroger au principe d'indisponibilité du corps humain. Observons que l'indisponibilité n'est pas un droit mais plutôt un principe de protection qui impose des devoirs. Le premier d'entre eux est de placer le corps humain "hors du commerce juridique". Cette notion signifie qu'il ne peut faire l'objet d'une convention ou de tout acte qui aboutirait à l'aliéner, ou simplement à consacrer sa patrimonialité. 

Son fondement juridique se trouve essentiellement dans l'article 16 al. 3 du code civil qui affirme que "le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial". Il est sous-jacent dans d'autres dispositions, dont celles de la loi bioéthique du 6 août 2004 qui précise que le corps humain, dans les différents stades de son développement, n'est pas brevetable. De manière plus précise, le principe d'indisponibilité constitue le fondement de l'interdiction de l'esclavage et de l'exploitation de la prostitution d'autre, ainsi que, dans l'état actuel du droit, de celle de la gestation pour autrui.

Les principes gouvernant les dons


Aussi rigoureux soit-il, le principe d'indisponibilité du corps humain n'est pas absolu. Les impératifs de la santé publique justifient le don d'organes et la loi Caillavet, jamais remise en cause sur ce point, l'autorise à la condition qu'il intervienne dans le cadre d'une "greffe ayant un but thérapeutique sur un être humain". Depuis la loi Caillavet, les progrès médicaux ont justifié un élargissement des produits du corps humains susceptibles d'être donnés, en particulier les cellules souches dont le don a été autorisé par la loi du 7 juillet 2011

Le principe de gratuité en revanche demeure absolu et affirmé par l'article 16 al. 6 du code civil. Il précise "qu'aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête au prélèvement d'éléments de son corps (...)". Un organe ou un produit du corps humain ne peut donc être vendu, et la loi empêche ainsi le développement d'un "marché". Le don d'organes, en droit français, est donc nécessairement altruiste et désintéressé. 

L'anonymat, troisième principe gouvernant le don d'organes est plus relatif. Certes, l'article 16 al. 8 du code civil énonce que "le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle du donneur". Mais cette règle simple connaît une dérogation "en cas de nécessité thérapeutique", par exemple en matière de greffe de moelle osseuse, lorsque le donneur est nécessairement un membre de la famille du receveur. 



Le consentement 


Reste la question du consentement du donneur, condition sine qua non à toute dérogation au principe d'indisponibilité du corps humain. Il ne pose pas de réel problème lorsque celui-ci est vivant, et donc apte à donner un "consentement éclairé" devant le tribunal de grande instance. La question devient plus délicate lorsque le don d'organe prend la forme d'un prélèvement sur une personne décédée.

En 1976, la loi Caillavet énonçait déjà que le prélèvement était possible sur le cadavre d'une personne "n'ayant pas fait connaître de son vivant son refus d'un tel prélèvement". A l'époque, ces dispositions n'ont pas été interprétées comme mettant en oeuvre une présomption. En l'absence de volonté clairement exprimée par écrit, les médecins consultaient la famille du défunt pour tenter de connaître les intentions du défunt. En 1994, le législateur a cette fois clairement affirmé la présomption de consentement, créant en même temps un registre national des refus de dons dans lequel chacun pouvait formuler son opposition à une telle pratique. L'existence de ce registre est cependant demeurée largement ignorée. En l'absence d'inscription, les médecins ont donc continué à consulter les proches, selon une procédure ressemblant étrangement à celle de 1976. Et ils ont donc continué à essuyer des refus relativement nombreux, situation catastrophique si l'on considère la croissance des besoins.

Depuis l'an 2000, selon des chiffres cités par Les Décodeurs, le nombre global de donneurs a doublé et même quintuplé pour les seuls donneurs vivants ( Environ 1800 donneurs décédés et 570 donneurs vivants). Même en augmentation, ces chiffres sont pourtant loin de couvrir les besoins. En 2015, 21 000 personnes étaient en attente de greffe et seulement 5 888 ont pu être greffées. Dans la même année, 553 patients sont malheureusement décédés alors qu'ils étaient en attente de greffe. On s'apercevait en même temps que l'intervention des familles conduisait à environ un tiers de refus de dons, alors que les sondages montraient que 79 % des Français se déclaraient favorables à un tel don.

Intervention de la famille

Le dispositif en vigueur depuis janvier 2017 vise à appliquer plus vigoureusement le principe de présomption. Désormais, chacun d'entre nous est présumé accepter le don, sauf s'il a pris la précaution de s'inscrire sur le registre des refus ou de confier à l'un de ses proches un document signé de sa main. 
Si l'on appliquait cette présomption à la lettre, les médecins pourraient pratiquer le don sans avoir à solliciter l'accord de la famille. Ce n'est pourtant pas le cas, et le décret prévoit l'intervention de cette dernière. Elle peut en effet faire valoir un refus de prélèvement manifesté par l'intéressé de son vivant. Contrairement à la pratique antérieure, cette intervention ne saurait intervenir oralement mais doit prendre la forme d'un texte écrit. Cette exigence de l'écrit vise, à l'évidence, à responsabilité la famille, à lui faire prendre la mesure des conséquences d'une éventuelle opposition, et à l'obliger à mener une réflexion réelle, détachée du premier choc du deuil et de la demande de don. 
Il n'empêche que le décret est muet sur les effets juridiques de cette intervention de la famille. S'il est vrai qu'il vise à mettre en oeuvre une présomption, on ne voit pas pourquoi on autoriserait l'intervention familiale pour ne pas en tenir compte. On doit donc en déduire qu'une famille particulièrement hostile au don, par exemple pour des motifs religieux, pourra toujours s'y opposer efficacement. La déontologie médicale n'incite d'ailleurs pas les médecins à s'opposer frontalement à une famille en deuil.

La réforme intervenue en janvier 2017 est finalement relativement modeste. On peut regretter que le décret affirme une présomption, tout en prévoyant des procédures la mettant en échec. Ces hésitations montrent que le droit avance sur ces questions à petits pas, en essayant de faire changer les mentalités plutôt qu'en imposant des dispositifs susceptibles de susciter des conflits. Mais, pour changer les mentalités, il n'est peut être pas nécessaire de se référer à des contraintes juridiques. Il suffirait peut-être que chacun, ne serait-ce qu'un instant, s'imagine non pas dans le rôle du donneur mais dans celui du receveur.



Sur le don d'organes   : Chapitre 7 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.