« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 6 janvier 2017

Les "amis" sur Facebook ne sont pas des amis

Les "amis" sur Facebook ou sur tout autre réseau social ne sont pas des amis. A dire vrai, l'arrêt rendu par la 2è Chambre civile de la Cour de cassation ne fait que formuler ce que tout le monde savait déjà. Si on y croise parfois des amis, ce n'est certes pas le réseau social qui crée le lien d'amitié. Celui-ci suppose une connaissance intime, une proximité, qu'un réseau social ne peut parvenir à susciter. C'est du moins comme cela que la Cour de cassation définit l'amitié.

Un avocat a été poursuivi en matière disciplinaire par le Conseil de l'Ordre. A l'occasion de l'instance disciplinaire, il a déposé une requête en récusation mettant en cause l'impartialité de certains de ses confrères membres de la formation de jugement au motif qu'ils étaient "amis" sur un réseau social. Cette requête a été rejetée, rejet confirmé par la Cour d'appel de Paris, et la Cour de cassation est donc appelée à se prononcer sur cette étrange amitié.

Le conseil de discipline


Le conseil de discipline de l'Ordre des avocats a un fondement de nature législative. Il est en effet organisé par l'article 22-1 de la loi du 31 décembre 1971. Dans un arrêt du 15 juin 2016, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions, estimant qu'elle était dépourvue de "caractère sérieux". En effet, aucun principe n'interdit à la loi de confier à un ordre professionnel la mission de siéger  en formation disciplinaires, à la condition que la composition et la procédure "offrent des garanties sérieuses d'impartialité". Or, selon la Cour de cassation, "tel est le cas en l'espèce".

L'impartialité


L'impartialité à laquelle la décision du 15 juin 2016 fait référence n'est donc pas l'impartialité objective, celle qui trouve son origine dans l'organisation même de l'institution. Considéré sous cet angle, le conseil de discipline a toute l'apparence de l'impartialité. Rappelons que la Cour européenne des droits de l'homme affirme, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Ce qui est vrai pour les tribunaux l'est également pour les conseils de discipline.

C'est donc l'impartialité subjective qui est invoquée par le requérant, estimant que l'amitié affichée sur sur le réseau social révèle des liens personnels entre les différents membres du Conseil de discipline et peut laisser présager une entente sur la sanction infligée au requérant. Dans ce cas, l'impartialité est dite subjective parce qu'elle ne peut être appréciée qu'en pénétrant dans la psychologie des membres du conseil de discipline, en vérifiant si, oui ou non, ils sont amis.

Pauvre Rutebeuf. Joan Baez. 1965

Et l'amitié ?


En l'espèce la Cour de cassation est donc contrainte de se demander si l'"amitié" ainsi affirmée suffit à rendre compte de cette relation si particulière qui implique une proximité réelle, une affection, tous éléments qui peuvent effectivement laisser craindre un rapprochement lors d'une délibération. La Cour répond de manière très claire que " le terme d'"ami" employé pour désigner les personnes qui acceptent d'entre en contact par les réseaux sociaux ne renvoie pas à des relations d'amitié au sens traditionnel du terme". Pour la Cour, il ne s'agit là que de "contacts entre différentes personnes par l'intermédiaire de ces réseaux (...)". Ils ne révèlent pas une amitié réelle mais simplement une "communication spécifique entre des personnes qui partagent les mêmes centres d'intérêt, et en l'espèce la même profession".

La Cour de cassation démonte ainsi le vocabulaire volontiers employé par les professionnels du secteur, les GAFA, espace virtuel où l'on est "ami" par un simple clic. Dans un arrêt du 12 février 2016, la Cour d'appel de Paris avait déjà récusé la pseudo-gratuité de Facebook en estimant que le réseau social doit être soumis au droit de la consommation. Devaient donc être sanctionnées les clauses abusives qui contraignaient les abonnés français à faire juger leurs litiges devant un tribunal californien. En même temps, la Cour de cassation nous enseigne que l'amitié n'est pas un mot qui doit être galvaudé. Imagine-t-on un instant Montaigne et La Boétie "amis" sur Facebook, avec le premier "likant" le "Discours de la servitude volontaire" du second ?

Sur la protection des données et les réseaux sociaux   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.

2 commentaires:

  1. === AIMER LE DROIT, AIMER LES FAITS ? ===

    Au-delà de son apparente extrême rigueur juridique, cet arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation laisse songeur, à y réfléchir de plus près. A bien des égards, il apparaît comme le résultat d'une construction intellectuelle à fronts renversés.

    - Hésitant sur l'interprétation du droit

    Cette décision semble (à l'instar de ce que fait le Conseil d'état en application de sa propre jurisprudence) manquer de fermeté dans la mise en oeuvre d'un principe objectif et cardinal du droit à un procès équitable, à savoir l'indépendance et l'impartialité du juge au sens de l'article de la CEDH. On serait en droit d'attendre de la juridiction suprême de l'ordre judiciaire, et à ce titre gardienne du temple, une logique inspirée de la jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg (que vous évoquez du reste dans votre post).

    - Assurance sur l'interprétation du fait

    Cette décision semble plus assurée lorsqu'il s'agit de donner une interprétation (subjective par sa nature) du concept d'amitié à travers Facebook. Elle vaut ce qu'elle vaut. Appartenir au cercle fermé des "likes" suppose un acte volontaire qui entraîne un minimum de connivence, voire de complicité entre participants de cette communauté numérique. Selon, cette approche, le critère d'impartialité objective ne serait pas rempli et l'issue du procès entièrement différente.

    En définitive, j'ai la très nette impression que la conclusion de cet arrêt n'est pas la conséquence d'un raisonnement juridique logique (du type Pascal ou Descartes) mais plutôt d'une construction intellectuelle à fronts renversés. A partir d'un résultat préétabli (donner tort au plaignant), le juge suprême construit le raisonnement qui permet de parvenir à la conclusion voulue.

    "On raisonne souvent en paroles sans même avoir les objets dans l'esprit" (Leibnitz).

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  2. Pour l'information de vos lecteurs, je signale que votre post fait l'objet d'une citation (définition de l'amitié au sens de la Cour de cassation) dans l'article intitulé : "Pour la justice, mon 'ami Facebook', n'est pas forcément mon ami" paru en page 12 de l'édition du quotidien Le Monde daté des 8 et 9 janvier 2017 sous la plume de Damien Leloup.

    Il fallait que ce soit dit !

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