« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 31 octobre 2013

Géolocalisation dans l'enquête pénale : le procureur n'est pas un juge indépendant

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 22 octobre 2013, deux décisions essentielles, dont l'objet est de définir des principes fondamentaux gouvernant l'utilisation des techniques de géolocalisation dans l'enquête pénale. Le "suivi" d'une personne à travers son téléphone portable, voire la pose d'une puce sur son véhicule, apparaît désormais comme un élément essentiel de l'enquête, tant pour trouver des preuves de l'infraction que son auteur. 

La première décision porte sur l'utilisation de la géolocalisation, en même temps d'ailleurs que d'autres moyens d'investigation comme les écoutes téléphoniques, dans une enquête ouverte pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme. Dans la seconde décision, c'est cette fois un trafic de stupéfiants qui a fondé une enquête impliquant un "suivi dynamique" du requérant c'est à dire un repérage permanent par géolocalisation. Dans les deux cas, les officiers de police judiciaire ont saisi l'opérateur téléphonique à la demande du procureur de la République. Dans les deux cas, la Cour de cassation annule les procédures. Constituant une ingérence grave dans la vie privée des personnes, la géolocalisation doit impérativement être autorisée par un juge indépendant.

La géolocalisation n'est pas dépourvue de fondement légal

Contrairement à ce qui a été parfois affirmé dans la presse, ce n'est pas l'utilisation de la géolocalisation lors de l'enquête pénale qui est sanctionnée par la Cour de Cassation. D'une manière générale, la Cour ne refuse pas l'utilisation des nouvelles technologies, et elle le démontre en l'espèce en refusant de sanctionner la prolongation de la garde à vue par visio-conférence, lorsque le juge ne peut matériellement être présent.

Le recours à la géolocalisation dans le cadre de l'enquête pénale n'est donc pas illicite en soi, à la condition toutefois qu'elle s'appuie sur un fondement légal et soit soumise à une procédure faisant un intervenir un juge du fond.

En matière de fondement légal, la Cour se montre assez souple. Les requérants auraient souhaité que la Cour prononce la nullité de la procédure au motif que le recours à la géolocalisation dans l'enquête pénale devait impérativement être encadrée par une loi spécifique. Sur ce point, ils invoquaient le célèbre arrêt Klass c. RFA rendu par la Cour européenne le 6 septembre 1978, à propos des écoutes téléphoniques. Le juge européen avait alors condamné le système juridique allemand qui autorisait les écoutes téléphoniques publiques, sans qu'une loi définisse leurs conditions d'organisation et d'autorisation. Sur ces mêmes motifs, la France avait ensuite été condamnée par les arrêt Kruslin et Huvig de 1990. On se souvient que cette jurisprudence est à l'origine de la loi du 10 juillet 1991, plusieurs modifiée depuis cette date, et définissant le cadre juridique des écoutes téléphoniques administratives et judiciaires dans notre pays.

La Cour de cassation n'a pas cru bon d'adapter cette jurisprudence au domaine de la géolocalisation dans l'enquête pénale. Agissant ainsi, elle serait en effet allée au-delà des exigences de la Cour européenne dans ce cas précis. Dans une décision Uzun c. Allemagne du 2 septembre 2010, la Cour estime que l'équipement du véhicule d'un suspect dans le cadre d'une enquête pénale constitue effectivement une ingérence dans la vie privée des personnes. Cette ingérence est néanmoins licite, dans la mesure où cette ingérence est prévue par la loi et répond à un "besoin social impérieux", compte tenu de la gravité des infractions en cause. En droit français, la géolocalisation n'a pas donné lieu à une législation particulière. La loi du 9 mars 2004 autorise cependant le juge d'instruction à utiliser des procédés techniques d'intrusion ou de sonorisation, lorsque l'enquête porte sur une infraction grave, par exemple liée à la criminalité organisée.

Sur ce point, les décisions du 22 octobre 2013 se situent dans la ligne de celle du 22 novembre 2011 qui valide "la mise en place d'un dispositif de géolocalisation sur un véhicule (...) utilisé par les suspects aux fins d'en déterminer les déplacements". Dès lors qu'il s'agissait de prouver une infraction grave de trafic de stupéfiant, l'ingérence dans la vie privée était donc proportionnée aux intérêts en cause.

Maigret et les sept petites croix. Jérôme Boivin. 2004. Bruno Crémer


Le Procureur, exclu de la procédure

Le problème posé dans les deux décisions du 22 octobre 2013 n'est donc pas celui du fondement légal du recours à la géolocalisation, mais celui de l'autorité qui prend la décision. S'appuyant sur l'article 8 de la Convention européenne, la Chambre criminelle commence par observer que la géolocalisation constitue, en soi, une ingérence dans la vie privée des personnes. Elle ajoute ensuite que cette ingérence n'est pas nécessairement illicite, si elle est placée "sous le contrôle d'un juge garant des libertés individuelles". Et tel n'est pas le cas du Procureur de la République, qui n'est pas un "juge indépendant" au sens où l'entend la Cour européenne.

Ces décisions conduisent donc à opérer une distinction simple. D'un côté, les techniques de géolocalisation sont parfaitement licites lorsqu'elles sont décidées par un juge d'instruction, de l'autre elles sont illicites dans le cadre de l'enquête préliminaire, car elles sont alors placées sous le contrôle du procureur de la République. Sur ce point, la Cour de cassation se borne à tirer les conséquences des arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin du 23 novembre 2010 rendus par la Cour européenne. Celle-ci refuse en effet de considérer les membres du parquet comme appartenant à l'autorité judiciaire, dès lors qu'ils sont hiérarchiquement soumis à l'Exécutif.

Depuis l'arrêt Moulin, le système juridique français est dans l'attente d'une réforme désormais indispensable. Hélas, on sait que le Président de la République ne dispose pas de la majorité des 3/5è au Congrès pour faire voter une réforme du Conseil supérieur de la magistrature permettant de garantir l'indépendance des membres du parquet. Et l'opposition est bien incapable d'envisager une trêve politique, le temps de mettre le droit français en conformité avec les exigences de la Cour européenne, et surtout celles de la séparation des pouvoirs. De fait, le droit se borne à des corrections ponctuelles. L'une d'elles, issue de la loi du 14 avril 2011, transfère la compétence en matière de prolongation de la garde à vue du procureur au juge de la liberté et de la détention (JLD) ou au juge d'instruction, si une information à été ouverte. Les décisions du 22 octobre 2013 imposent un autre de ces petits ajustements. La Chambre criminelle prononce en effet la nullité de la procédure, au motif que la géolocalisation n'a pas été décidée par un juge indépendant.

Pour le moment, il y a urgence, car toutes les procédures de géolocalisation actuellement mises en oeuvre risquent la nullité. On peut penser évidemment que les avocats n'hésiteront pas à s'engouffrer massivement dans la brèche ainsi ouverte et les officiers de police judiciaire se voient ainsi privés d'un instrument indispensable à l'enquête pénale. Le législateur va donc devoir intervenir rapidement, sans doute pour transférer le pouvoir de décision au JLD. Reste que le problème essentiel n'est pas résolu. Le lent grignotage des compétences du procureur durant l'enquête préliminaire n'apporte pas de solution réelle à la question de son statut, qui demeure celui d'une autorité hiérarchiquement subordonnée à l'Exécutif.

mardi 29 octobre 2013

Diffamation envers une collectivité locale et droit au recours

En décembre 2011, l'hebdomadaire Le Point publie un article accusant la commune du Pré Saint Gervais d'être au coeur d'un scandale immobilier. La collectivité locale ainsi mise en cause souhaite engager des poursuites pour diffamation, mais elle se heurte aux dispositions combinées des articles 47 et 48 de la loi du 29 juillet 1881

Aux termes de celles-ci, les autorités publiques dotées de la personnalité morale autre que l'Etat, en particulier les collectivités locales, ne peuvent obtenir réparation du préjudice subi du fait d'une injure ou d'une diffamation, que lorsque l'action publique a été engagée par le ministère public. Autrement dit, elles ne peuvent mettre en oeuvre l'action pénale de leur propre initiative, et pas davantage agir directement devant le juge civil pour obtenir réparation. Leur seule solution est donc de se constituer partie civile, à la condition bien entendu que procureur, seule autorité compétente dans ce cas, ait décidé d'engager l'action pénale. Ces deux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 font donc l'objet d'une QPC posée par le maire du Pré Saint Gervais, et transmise au Conseil constitutionnel par une décision de la Cour de cassation du 26 août 2013.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 25 octobre 2013, déclare non conformes à la Constitution l'article 47 et le dernier alinéa de l'article 48 de la loi du 29 juillet 1881. De fait, il permet aux collectivités territoriales de porter plainte pour diffamation, comme n'importe quel citoyen.

L'article 72, le grand absent de la décision

Observons d'emblée que, contrairement à ce que lui demandait l'avocat de la commune, le Conseil constitutionnel refuse de se placer sur le fondement de l'article 72 de la Constitution qui consacre le principe de libre administration des collectivités territoriales. L'argument n'était pourtant pas sans valeur, dès lors qu'imposer à une collectivité locale le filtre du parquet pour obtenir réparation d'une injure et d'une diffamation revient à la mettre sur le même plan qu'une administration de l'Etat, définie précisément par le lien hiérarchique qui la soumet pouvoir central.

A l'examen, cet argument n'emporte pourtant pas la conviction. Le principe de libre administration n'est pas un principe absolu, loin de là, et il s'applique essentiellement à trois domaines : d'abord, à l'organisation des collectivités, qui repose sur l'élection,  ensuite à leurs finances qui imposent le vote d'un budget autonome, enfin au principe général de compétence sur les "affaires locales". Selon le Conseil constitutionnel, le principe de libre administration n'exclut pas un contrôle de l'Etat, qu'il s'exerce par le déféré préfectoral (décision du 28 décembre 1982), par une dérogation à la liberté contractuelle (décision du 30 novembre 2006) ou d'un droit de préemption du préfet à l'égard des communes qui n'ont pas respecté leur engagement de construire des logements sociaux (décision QPC 26 avril 2013).

Dans ces conditions, on comprend que le Conseil ait préféré écarter le principe de libre administration, auquel le législateur peut déroger. En l'espèce, la dérogation trouve son origine dans la loi de 1881 sur la presse. Cette dernière prend d'ailleurs la précaution de créer une infraction spécifique de diffamation à l'égard des "corps constitués et des administrations publiques", punie de 45 000 € d'amende. Depuis une décision du 7 novembre 1995 rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, il est acquis que les collectivités territoriales peuvent entrer dans cette catégorie, dès lors qu'elles disposent d'un organe délibérant et exercent "une portion de l'autorité ou de l'administration publique". Pour le Conseil constitutionnel, le législateur a donc mis en place un régime juridique particulier pour les collectivités territoriales en matière d'injure et de diffamation. Il repose sur l'idée que la liberté d'expression doit être garantie de manière encore plus scrupuleuse, lorsqu'elle s'exerce à l'encontre des personnes publiques.


Picasso. Verre, bouteille, poisson sur journal. 1922

Le principe d'égalité, non retenu

Le principe d'égalité devant la loi n'est pas davantage retenu par le Conseil constitutionnel, sans d'ailleurs qu'il motive clairement son raisonnement. Tout au plus peut-on penser qu'il est délicat, pour une collectivité publique, d'invoquer une rupture d'égalité par rapport aux simples citoyens qui peuvent engager directement l'action pénale lorsqu'ils sont victimes de diffamation. Selon une jurisprudence constante, il n'y a pas rupture d'égalité lorsque les situations juridiques sont différentes dès l'origine, et c'est bien le cas en l'espèce. En tant que citoyen, le maire d'une commune peut porter plainte pour diffamation, selon les règles du droit commun. En revanche, lorsque c'est la commune qui est diffamée, le maire n'intervient qu'après délibération du Conseil municipal, non plus comme simple citoyen mais comme représentant de sa commune, pour qu'elle se porte partie civile. Les situations juridiques sont donc différentes, dans leur essence même.

Le droit à un recours effectif

Finalement, le Conseil constitutionnel choisit de censurer les dispositions de la loi de 1881 pour violation du droit à un recours effectif, garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Certes, l'article 16 se borne à affirmer que "Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Le Conseil constitutionnel a cependant considéré, dans sa décision du 9 avril 1996 que ces dispositions permettaient de fonder le droit de saisir le juge.  De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dès sa décision Airey du 9 octobre 1979, se réfère à un "droit d'accès à un tribunal".

En invoquant l'absence de droit à un recours effectif, le Conseil constitutionnel s'appuie sur une jurisprudence abondante qui repose sur l'appréciation très concrète des procédures. Il considère ainsi que "si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales (...)" (décision QPC du 23 juillet 2010, Région Languedoc Roussillon et autres). En l'espèce, il est clair que les collectivités locales peuvent être privées de tout recours en matière de diffamation ou d'injure, si le parquet refuse d'engager l'action pénale. Rappelons en effet qu'il ne leur est même pas possible de saisir le juge civil pour obtenir réparation du préjudice subi.

On pourrait évidemment considérer que cette décision met fin à un système qui reposait sur l'idée que la liberté de critique à l'égard des collectivités locales doit être aussi large que possible, dans le cadre du débat démocratique. La présente décision ne remet pourtant pas substantiellement en cause ce principe, car elle ne vise que les délits d'injure et de diffamation. La Cour de cassation, le 25 février 1986, affirme ainsi que le délit de fausse nouvelle de nature à troubler la paix publique n'entre pas dans le champ d'application de cette procédure dérogatoire, une collectivité locale pouvant dans ce cas, mettre en oeuvre l'action pénale de sa propre initiative. Sur ce plan, l'injure et la diffamation apparaissaient comme dotées d'une procédure particulière, dont la justification ne sautait pas aux yeux
La décision du 25 octobre 2013 se borne donc à réintégrer dans le droit commun le recours des collectivités locales en matière d'injure et de diffamation. A une époque où des rumeurs absurdes circulent sur certaines collectivités qui auraient accepté de l'argent pour accueillir des populations immigrées sur leur territoire, la précision n'est peut être pas inutile. Certes, la presse peut, et c'est d'ailleurs ce qu'elle fait très largement, lutter contre ces rumeurs en démontrant leur absence de fondement. Mais si certains organes de presse s'aventuraient à reprendre ces rumeurs avec complaisance, peut-être à des fins électorale, les collectivités concernées pourraient alors porter plainte pour diffamation. Il n'est donc pas inutile que les communes puissent directement mettre en oeuvre l'action pénale. 

dimanche 27 octobre 2013

Egalité des sexes : le Conseil d'Etat fait de la gymnastique

Dans un arrêt du 10 octobre 2013 Fédération française de gymnastique, le Conseil d'Etat revient sur le principe posé par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". En matière d'égalité des sexes, ce texte est complété par l'article 1er de la Constitution, qui énonce que "la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales".

Comment doit-on aujourd'hui interpréter ces dispositions ? Formulent-elles une simple mise en oeuvre du principe d'égalité devant la loi ? Dans ce cas, elles se bornent à interdire toute discrimination à l'égard des hommes et des femmes dans les procédures de désignation aux fonctions électives et de responsabilité. Autorisent-elle une politique de discrimination positive ?

Dans cette hypothèse, les pouvoirs publics imposent une véritable obligation de résultat. L'accès à ces fonctions doit être plus largement ouvert au sexe considéré comme non représenté, afin d'imposer l'équilibre en les sexes dans l'accès aux postes de responsabilité, ceux-là même qui sont concernés par le "plafond de verre". Dans son arrêt du 10 octobre 2013, le Conseil d'Etat offre des éléments de réponse à ces questions. S'appuyant sur les dispositions constitutionnelles, il estime qu'une politique d'inégalité compensatrice n'est pas, en soi, illicite, mais qu'elle doit être définie par la législateur et donner lieu à une interprétation étroite.

La compétence législative

En l'espèce, il s'agit de favoriser l'accès des femmes aux instances dirigeantes des fédérations sportives, dont on sait qu'il s'agit de personnes privées ayant une mission de service public. L'article L 131-8 du code du sport, dans sa rédaction issue de la loi du 16 juillet 1984 les soumet donc à un agrément ministériel. Il leur impose d'adopter des statuts comportant certaines dispositions obligatoires et un règlement type en matière disciplinaire. Un décret du 7 janvier 2004 définit ensuite les normes concernées, parmi lesquelles le principe selon lequel "la représentation des femmes est garantie au sein de la ou des instances dirigeantes en leur attribuant un nombre de sièges en proportion du nombre de licenciées éligibles ".

La Fédération française de gymnastique a vainement demandé, en 2012, au ministre chargé des sports d'abroger cette disposition qu'elle estime discriminatoire. A ses yeux, une telle pondération au niveau de ses instances dirigeants conduit à réduire considérablement les droits de vote et d'éligibilité des hommes, dès lors qu'ils ne peuvent plus être candidats que sur un nombre très réduit de poste disponibles. En outre, le système repose sur l'idée que les femmes votent pour les femmes, et les hommes pour les hommes, principe largement dépourvu de fondement juridique.


Affiche de la 43è Fête fédérale de gymnastique. 1921

Le Conseil d'Etat décide d'annuler le refus d'abroger le décret de 2004. L'intérêt de sa décision réside bien davantage dans le choix de ses motifs que dans son dispositif. En effet, il ne fait guère de doute que le décret du 7 janvier 2004 était entaché d'incompétence. Rappelons que l'article 1 al. 3 de la Constitution énonce que "la loi" favorise l'égal accès des hommes et des femmes. Et pour la jurisprudence du Conseil d'Etat, la "loi", c'est l'acte voté par le parlement, et rien d'autre. L'incompétence étant un moyen d'ordre public, le juge aurait pu annuler le décret pour incompétence, "sans qu'il soit nécessaire" d'évoquer les autres moyens de la fédération requérante.

Le Conseil va cependant plus loin, et se prononce sur l'interprétation qui doit être donnée aux dispositions de l'alinéa 2 de l'article 1er de la Constitution. Rappelons que la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 avait introduit ces dispositions qui prévoient l'égal accès des femmes "aux mandats électoraux et fonctions électives", celle du 23 juillet 2008 ajoutant ensuite "les responsabilités professionnelles et sociales" aux fonctions ainsi concernées. L'évolution n'est pas sans conséquence, car la possibilité de développer des discriminations positives est désormais ouverte au secteur privé, sous condition de l'intervention d'une loi. Et précisément, une fédération de gymnastique est une personne privée.

L'évolution constitutionnelle est spécialement importante dans la décision Fédération française de gymnastique, car le décret qui organise la désignation de ses instances dirigeantes, et la pondération très favorable aux femmes est intervenu en 2004, après la révision de 1999 et avant celle de 2008.

L'interprétation étroite

Bien entendu, le Conseil d'Etat ne peut se borner à estimer que le décret de 2004 était illégal au moment où il a été publié. A l'époque en effet, la discrimination positive n'était ouverte "aux mandats électoraux et fonctions électives", c'est à dire des fonctions publiques. Le juge examine donc, tout à fait normalement, le décret de 2004 à la lumière de la nouvelle rédaction de l'article 1er al. 2 de la Constitution qui ouvre la discrimination positive aux "responsabilités professionnelles et sociales". Nul doute que l'élection aux instances dirigeantes d'une fédération sportive constitue une telle responsabilité.


Ces politiques de discrimination positive doivent cependant donner lieu à une interprétation étroite. Le Conseil constitutionnel lui-même l'a affirmé dans sa décision du 30 mai 2000 relative à l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux. Il rappelle alors que le constituant peut toujours, poser des règles dérogatoires aux principes garantis par la Constitution.

La formule semble sortir tout droit du manuel de droit constitutionnel de M. de Lapalice, dès lors que le pouvoir souverain, celui du peuple, est parfaitement libre de réviser la Constitution comme il l'entend, et de prévoir toutes les dérogations qui lui conviennent. Mais en usant de cette formulation, le Conseil constitutionnel entend rappeler que ces règles dérogatoires, parce qu'elles sont dérogatoires, doivent donner lieu à une interprétation étroite.

La précision n'est pas neutre.. Certes, dans l'affaire Fédération française de gymnastique, le décret ne pouvait qu'être annulé, le pouvoir législatif n'étant pas intervenu dans ce cas précis. Mais ce rappel de la nécessité d'une interprétation étroite offre au Conseil d'Etat l'opportunité d'affirmer que la Constitution n'autorise ces discriminations positives, dans le secteur privé, que pour les "aux mandats électoraux et fonctions électives" ainsi que les "responsabilités professionnelles et sociales". Dans le secteur public, elle ne concerne que les fonctions issues d'une élection et non pas l'accès à l'ensemble des emplois publics, même supérieurs. Dans le secteur privé, elle ne vise que les emplois les plus élevés et notamment l'accès aux conseils d'administration. Autant dire qu'il n'est pas question de généraliser les politiques de quota dans l'ensemble de l'administration et du secteur privé, et que le Conseil d'Etat veillera au respect de ces principes.

mardi 22 octobre 2013

La triste et édifiante histoire de la très malheureuse et très méritante Léonarda

Depuis quelques jours, la presse et le monde politique  ne s'intéressent plus à la dette, pas davantage au régime des retraites, encore moins à la crise syrienne ou la future grande coalition allemande. La star de la semaine, c'est Léonarda.

La construction médiatique d'une histoire

Les journaux nous font pleurer sur le sort de l'adolescente méritante, bien intégrée, arrachée à ses professeurs et à ses camarades de classe par des vilains policiers et gendarmes qui l'ont extraite manu militari d'un bus scolaire pour l'emmener à l'aéroport prendre un avion pour le Kosovo. Pour nous jouer ce mélo, la presse ne recule devant aucun sacrifice, jusqu'à expédier des envoyés spéciaux à Mitrovica, ville dont le nom même évoque l'épuration ethnique, la haine raciale entre les communautés serbes et kosovares albanaises. On oublierait presque que la guerre est finie depuis quatorze ans..

L'une des caractéristiques essentielles de "l'affaire Leonarda" est sans doute la construction médiatique d'une histoire. Celle-ci était accueillie comme une bénédiction par les experts en manipulations de toutes sortes. Les lycéens ont ainsi été jetés dans la rue, et tous ceux qui souhaitaient affaiblir le ministre de l'intérieur, dans l'apposition mais aussi dans sa propre majorité, ont exploité autant que possible l'histoire de Leonarda. Quant au gouvernement, il était manifestement pris de cours par l'ampleur de la réaction, ayant sous doute oublié de se doter d'experts en communication de crise.

Le rapport de l'IGA

Quelques jours après, la perception de l'affaire évolue. Médiatiquement tout d'abord, avec l'image du père de Leonarda admettant tranquillement devant les caméras qu'il avait acheté pour 50 € un faux certificat de mariage et que Leonarda était née en Italie et non pas au Kosovo, comme il l'avait affirmé aux autorités françaises. Il était désormais plus difficile d'afficher la famille Dibrani comme la malheureuse victime de mauvais traitements.

Juridiquement ensuite, car l'information sur cette affaire, l'information sur le parcours administratif et judiciaire de Leonarda et de ses parents dans notre pays, est enfin connue, grâce au rapport de l'Inspection générale de l'administration. Certains objecteront évidemment que ce rapport est précisément fait à la demande du ministre de l'intérieur, mais il n'en demeure pas moins que le déroulement des procédures administratives et contentieuses est aisément vérifiable.

La demande d'asile

M. Dibrani est rentré irrégulièrement sur le territoire en 2009 et il a demandé, à trois reprises, le statut de réfugié. Aux termes de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, à laquelle la France est partie, ce statut s'applique aux personnes menacées de persécutions dans leur pays d'origine. Encore faut-il qu'elles parviennent à en faire la preuve, ce qui n'est pas si simple. Il semble que M. Dibrani n'y soit pas parvenu, car le statut lui a été refusé à trois reprises et ses recours devant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) n'ont pas prospéré. On sait aujourd'hui que ses demandes étaient mensongères, dès lors qu'il affirmait la nationalité kosovare de l'ensemble de la famille, ce qu'il reconnait aujourd'hui comme faux.

Quoi qu'il en soit, ses demandes d'asile présentaient au moins un intérêt pour M. Dibrani. Durant leur instruction, le demandeur d'asile peut en effet demeurer sur le territoire, quand bien il y aurait pénétré de manière irrégulière. Tel fut donc le cas de M. Dibrani, et de sa famille, qui ont été hébergés dans un centre d'accueil prévu pour les demandeurs d'asile à Levier (Doubs), dans lequel ils sont d'ailleurs restés après le refus de demande d'asile, jusqu'à leur loignement.

Des hommes d'influence. Barry Levinson. 1998. Kirsten Dunst.


Les obligations de quitter le territoire

Au moment des faits, la famille Dibrani, qui compte six enfants, est l'objet d'une obligation de quitter le territoire (OQTF). La loi du 24 juillet 2006 permet au préfet, lorsqu'il refuse un titre de séjour pour des motifs autres que l'ordre public, et c'est évidemment le cas pour un refus de la qualité de réfugié, d'accompagner sa décision d'une OQTF. L'étranger dispose d'un mois pour quitter effectivement le territoire avec sa famille. S'il ne respecte pas ce délai, il peut être renvoyé vers une destination déjà précisée dans la décision initiale. En attendant le départ, le préfet peut éventuellement décider d'une rétention administrative ou d'une assignation à résidence.

C'est précisément le cas de la famille Dibran. Le père a fait l'objet d'une OQTF le 19 juin 2013, et la mère le 21 juin. Le 22 août, la famille, n'ayant évidement pas quitté le territoire, est assignée à résidence dans le centre d'accueil où elle était hébergée. La première assignation a ensuite été prolongée le 25 septembre, pour un mois.

Quelques jours après son assignation à résidence dans le Doubs, le 26 août, M. Dibrani est arrêté, lors d'un contrôle d'identité effectué par la police de l'air et des frontières, à la gare de Mulhouse. Dépourvu de tout document d'identité et de voyage, il apparaît qu'il n'avait pas respecté les obligations liées à son assignation à résidence, et d'ailleurs qu'il n'avait pas davantage respecté une précédente mesure d'éloignement intervenue en 2011. Pour toutes ces raisons, il est placé au rétention au Centre de rétention administrative de Geipolsheim.

Les mesures d'éloignement

A ce stade, il utilise tous les recours qui lui sont offerts. Le tribunal administratif de Strasbourg rejette sa demande d'annulation du placement en rétention. La Cour d'appel de Colmar ne lui donne pas davantage satisfaction, le 31 août 2013, lorsqu'il conteste la prolongation de cette rétention. Ce passage de la compétence administrative à la compétence judiciaire pourrait sembler étrange. Elle s'explique par le fait que le préfet doit saisir le juge des libertés et de la détention (JLD) pour prolonger la mesure de rétention.

Quoi qu'il en soit, le résultat est que la situation de M. Dibrani relève désormais de la préfecture du Haut Rhin, le reste de la famille demeurant toujours dans le Doubs. De fait, M. Dibrani fait l'objet de tentatives d'éloignement les 11 et 27 septembre 2013, qui se soldent pas un refus d'embarquement. Il finit cependant par accepter son éloignement vers le Kosovo le 8 octobre.

Il devient alors urgent, pour la préfecture du Doubs, d'organiser l'éloignement du reste de la famille, le principe étant de permettre le regroupement de la famille aussi rapidement que possible. Mme Dibrani a été informée, le 8 octobre, que son mari était au Kosovo et invitée à se préparer au départ. Différentes personnes du comité local de soutien aux sans papiers sont intervenues par l'assister, en contact étroit avec la préfecture du Doubs. Le 9 octobre, les agents de la PAF et les gendarmerie arrivent dans l'appartement à 6 h 30 pour procéder à l'éloignement. Ils constatent l'absence de la jeune Leonarda, absence d'ailleurs déjà constatée le 8 au soir par les membres du comité de soutien aux sans papiers.

On connait la suite.  Le contact est établi avec Leonarda par téléphone, qui déclare être dans un bus se dirigeant vers Sochaux. Après différents contacts avec les professeurs accompagnant la sortie scolaire, il est décidé que le bus s'arrêtera sur un parking à proximité d'un collège. La jeune fille est  conduite dans les locaux par son professeur, afin de la maintenir à l'abri des regards. Elle est  alors prise en charge, sans aucune difficulté, par la PAF accompagnée d'un membre du comité de soutien aux sans papiers. L'opération d'éloignement est alors menée à son terme, et la famille rejoint M. Dibrani à Mitrovica.

Une procédure régulière

L'affaire est évidemment pitoyable... comme toutes les reconduites à la frontière. On se prend à penser que si la police avait renoncé à arrêter le bus, la famille aurait été reconduite le lendemain, ou quelques jours après, sans que les médias y attachent la moindre importance. Quoi qu'il en soit, même si l'arrêt de ce bus est une maladresse psychologique, et surtout politique, il n'est absolument pas illicite.

Sur le plan juridique, la très malheureuse et très méritante Léonarda est donc l'objet d'une procédure parfaitement régulière. Le rapport insiste évidemment sur les mensonges du père de famille, et l'absence de réelle intégration. Il nous cite pêle-mêle le mauvais état dans lequel la famille laisse l'appartement qui leur avait été prêté à titre gratuit, ou le manque d'assiduite scolaire de Léonarda. Sans doute, mais ces considérations de fait ont déjà été prises en considération par l'administration et par les juges. Elles ne sont plus pertinentes alors qu'il s'agit de faire respecter une OQTF déjà prononcée.

Que va devenir Leonarda ?

Que va devenir Léonarda ? A dire vrai, personne n'en sait rien, et, pour le moment, elle s'efforce sans doute de maintenir la pression médiatique. Le Président de la République, quant à lui, propose à la jeune fille de revenir étudier en France, sans sa famille. Sur le plan juridique, la suggestion a de quoi surprendre. Il est évidemment hors de question d'accorder à la jeune fille un titre de séjour "étudiant", réservé à ceux qui s'inscrivent dans des études supérieures. Ce n'est évidemment pas son cas. Il semble également difficile de lui accorder un titre de séjour individuel, car il paraît peu conforme au droit positif de séparer une mineure de quinze ans de sa famille.

Ceci étant, même de retour en France, par exemple chez un oncle ou un cousin, elle ne pourrait pourrait demander le regroupement familial, réservé aux étrangers qui disposent de ressources stables et suffisantes pour assurer l'accueil de leur famille. Doit-on alors autoriser toute la famille Dibrani à rentrer en France, en passant l'éponge sur les mensonges du père ? Ce serait un message bien maladroit à envoyer aux demandeurs d'asile, mais aussi au monde politique. En tout cas, une chose est certaine. Si la mise en oeuvre des décisions concernant les étrangers en situation irrégulière peut parfois être maladroite, leur traitement médiatique est bien pire.



dimanche 20 octobre 2013

Des aumôniers Témoins de Jéhovah dans les prisons

Dans un arrêt du 16 octobre 2013, le Conseil d'Etat annule la décision implicite du directeur des services pénitentiaires acquise le 3 mars 2008,  rejetant la demande d'agrément en qualité d'aumônier des établissements pénitentiaires parisiens déposée par un Témoin de Jéhovah. Observons d'ailleurs que l'administration de la justice a fait preuve d'une remarquable constance dans son refus, successivement annulé par le tribunal administratif en 2010, puis par la Cour administrative d'appel de Paris du 30 mai 2011. 

Assez habilement, le ministre de la justice ne justifiait pas son refus par le caractère sectaire du groupement en question, mais par l'insuffisance du nombre de détenus déclarant appartenir aux Témoins de Jéhovah et souhaitant donc les services d'un aumônier.

Le refus d'agrément 

Sur ce point, la position du ministre peut sembler conforme au droit positif qui ignore la notion de secte, et ne connaît que celle de "dérive sectaire". Le droit français se refuse à apprécier les convictions affirmées par les groupements. Peu importe qu'ils déclarent adorer le soleil, vouer un culte à un animal, ou attendre placidement la fin du monde.. Seules sont sanctionnées les infractions commises, comme l'abus de faiblesse, ou l'escroquerie en bande organisée qui a permis tout récemment de sanctionner lourdement l'Eglise de Scientologie. En refusant une aumônerie aux Témoins de Jéhovah, le ministre déclarait se placer dans le droit commun, et invoquait le paragraphe 2 de la règle pénitentiaire européenne n° 29. Ce dernier invite les Etats à proportionner le nombre d'agréments donnés aux aumôniers au nombre de détenus pratiquant une religion. C'est donc le nombre des ouailles qui fonde la présence de l'aumônier.

Ces règles pénitentiaires européennes ne sont pourtant que des recommandations, dépourvues de toute valeur normative. Le Conseil d'Etat refuse donc de les prendre en considération, et se tourne vers les règles organisant le service des aumôniers pénitentiaires.

La liberté de culte dans les prisons

La norme essentielle est évidemment l'article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Il est complété par l'article 1er de la Constitution qui affirme que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. (…) . Ces dispositions ne concernent pas seulement la liberté des convictions religieuse, liberté purement individuelle, voire intime. Elles garantissent aussi la liberté de culte qui a une dimension collective, ses manifestations avec les nécessités de l'ordre public et le respect du principe de laïcité. Dès lors que la Constitution pose un principe de non discrimination dans ce domaine, il est clair que les personnes détenues ne peuvent se voir priver d'aucune de ces deux libertés.

L'article 26 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 ne fait que reprendre ces principes lorsqu'il énonce que "les personnes détenues ont droit à la liberté d'opinion, de conscience et de religion. Elles peuvent exercer le culte de leur choix, selon les conditions adaptées à l'organisation des lieux, sans autres limites que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l'établissement". L'organisation des cultes en prison repose ainsi sur la présence d'aumôniers agréés par l'administration, et qui "consacrent tout ou partie de leur temps à cette fonction, selon le nombre des détenus de leur confession qui se trouvent dans l'établissement auprès duquel ils sont nommés" (art. D 439-1 cpp). Les textes en vigueur prévoient donc de moduler la durée de la présence de l'aumônier en fonction du nombre de personnes détenues se revendiquant de sa religion. Mais ils n'autorisent pas l'administration pénitentiaire à refuser purement et simplement l'agrément d'un aumônier Témoin de Jéhovah. Le Conseil d'Etat précise, à ce propos, qu'il n'est pas interdit de désigner des bénévoles, solution particulièrement économe des deniers publics.

Certains déploreront peut être que cette décision constitue un pas de plus vers la consécration des Témoins de Jéhovah comme mouvement religieux, alors que cette association est régulièrement citée comme auteur de dérives sectaires, notamment à travers son refus des transfusions sanguines. Il est vrai que la Cour européenne des droits de l'homme, dans sa décision rendue le 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah contre France, avait déjà estimé qu'un redressement fiscal imposé à cette association portait atteinte, compte tenu de son ampleur (plusieurs dizaines de millions d'euros), à la liberté religieuse. Un redressement fiscal n'est pas un agrément d'aumôniers, mais les deux décisions vont néanmoins dans le même sens.


Siné. Dessin paru dans Charlie Hebdo

 L'indispensable lutte contre le prosélytisme

La lutte contre les dérives sectaires impose-t-elle une lutte contre toute reconnaissance de ces mouvements par les autorités publiques ? On peut se demander si l'agrément d'aumôniers Témoins de Jéhovah n'est pas une meilleure solution qu'un refus systématique. D'une part, l'enjeu est minime dès lors que, comme le soutient l'administration, il y a très peu de personnes détenues parmi les adeptes de ce mouvement. D'autre part, nul n'ignore que les mouvements religieux sont très présents dans les établissements pénitentiaires et qu'ils y font du prosélytisme, parfois même ouvertement. Et ce n'est peut être pas le prosélytisme des Témoins de Jéhovah le plus dangereux. L'agrément des aumôniers devrait donc susciter de nouvelles réflexions. Cette procédure administrative pourrait en effet être utilisée pour imposer un véritable contrôle de l'activité de prosélytisme dans les établissements pénitentiaires. Car un agrément qui est délivré peut aussi être retiré ou non renouvelé.

mardi 15 octobre 2013

La Cour européenne et la responsabilité des hébergeurs

L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 10 octobre 2013, Delfi AS v. Estonia, apporte des précisions attendues sur les obligations qui sont celles des gestionnaires de sites internet, et plus particulièrement sur la nécessité de mettre en place un dispositif de modération.

En l'espèce, un portail d'information estonien, Delfi, a publié sur internet en 2006 un article relatif au changement d'itinéraire décidés par SKL, une entreprise de ferries. Or, cet itinéraire nouveau était accusé d'endommager des "routes de glace", dont on sait qu'elles sont créées par l'homme pour circuler sur des cours d'eau ou des lacs gelés. L'Estonie les utilise largement, et la plus longue en Europe, plus de vingt-six kilomètres, est précisément aménagée dans ce pays. Les Estoniens sont particulièrement attachés à ce réseau glacé, moins cher que la circulation par ferry. Certains d'entre eux, particulièrement furieux, ont déposé des commentaires injurieux contre la compagnie SLK, accusée de vouloir mettre en place un véritable monopole du transport par ferry.

SLK a finalement obtenu des gestionnaires du site le retrait des commentaires considérés comme diffamatoires. Entre leur publication et leur retrait, il s'était cependant écoulé six longues semaines, et l'entreprise a saisi la justice estonienne. Celle-ci a reconnu la responsabilité du site et l'a condamné à s'acquitter de 5000 couronnes estoniennes, soit 320 €. Le portail Delfi voit dans cette décision de justice, confirmée le 10 juin 2009 par la Cour suprême estonienne, une ingérence dans la liberté d'expression, c'est à dire une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Une ingérence non excessive dans la liberté d'expression...

Le portail d'information Delfi est-il fondé à invoquer sa liberté d'expression en l'espèce ? La solution n'est pas évidente, si l'on considère que l'expression mise en cause est celle des commentateurs, et ce sont leurs propos injurieux ou diffamatoires qui ont finalement été retirés. La Cour européenne estime cependant que la liberté d'expression de l'entreprise elle-même est néanmoins engagée. En lui imposant une modération des propos tenus sur son site, le droit estonien porte en effet atteinte à sa liberté de diffuser de l'information créée par les commentateurs. Autrement dit, le titulaire de la liberté d'expression n'est pas seulement l'auteur du texte, mais aussi l'entreprise qui en assure la diffusion. 

De ces éléments, la Cour européenne déduit qu'il y a bien ingérence dans la liberté d'expression de Delfi. Cette ingérence est cependant parfaitement licite.  

D'une part, elle est prévue par la loi, dès lors que le droit estonien sanctionne injure et diffamation. Sur un plan technique, Delfi avait pris la responsabilité de ne pas imposer d'inscription préalable avant le dépôt sur son site d'un commentaire. Celui-ci pouvait donc être rédigé par un auteur anonyme, dont l'identité ne pouvait être établie, sauf dans le cas d'une enquête pénale. La Cour européenne estime qu'en faisant ce choix, Delfi a accepté implicitement d'assumer la responsabilité des commentaires publiés. Elle est donc substituée à leur auteur comme responsable des infractions et des dommages éventuellement créés. La Cour fait d'ailleurs observer que Delfi aurait été bien inspiré de solliciter quelques conseils juridiques avant de se lancer dans une pratique aussi libérale. D'autre part, la Cour fait observer que l'ingérence dans la liberté d'expression poursuit un but légitime, en l'espèce la protection de la réputation et des droits des tiers. 

Enfin, l'ingérence dans la liberté d'expression doit apparaître comme "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, Delfi avait mis en oeuvre un système permettant aux internautes d'alerter l'entreprise sur les commentaires injurieux ou diffamatoires. La société SLK, et c'était parfaitement son droit, a préféré envoyer une lettre, dans une perspective sans doute contentieuse. Aux yeux des juges estoniens, la précaution prise par Delfi n'empêchait pas la publication de commentaires injurieux, et la mesure était donc insuffisante pour protéger la réputation des personnes. La Cour, conformément à sa jurisprudence Hachette Filipacchi Associés c. France du 14 juin 2007, considère donc que le droit estonien a su trouver un équilibre satisfaisant entre les droits de la personne et la liberté d'expression, d'autant que la responsabilité du portail n'a été engagée que de manière symbolique, les dommages et intérêts étant particulièrement peu élevés.

Philippe Geluck. La journée de la grossièreté.

Et la directive européenne ?

La décision apparaîtrait comme la simple mise en oeuvre d'une jurisprudence traditionnelle, s'il n'y avait la directive européenne du 8 juin 2000, évidemment applicable en Estonie et transposée en France par la loi du 21 juin 2004 relative à la confiance dans l'économie numérique. Cette directive énonce que l'hébergeur, le responsable du portail, n'est pas tenu de contrôler le contenu des informations préalablement à leur mise en ligne sur le portail. L'arrêt de la Cour européenne se trouve ainsi au coeur d'une contradiction. D'un côté, une directive qui écarte la responsabilité de l'hébergeur, de l'autre, des juges estoniens qui engagent cette responsabilité, pour sanctionner l'incapacité d'un hébergeur qui n'a pas su mettre en place des techniques de nature à garantir les droits des tiers.

La Cour s'engage résolument du côté des juges estoniens, et écarte la mise en oeuvre de la directive européenne. S'appuyant sur sa décision Cantoni c. France du 15 novembre 1996, la Cour considère que les Etats disposent d'une large marge d'appréciation pour assurer la mise en oeuvre du droit de l'Union européenne. En raison même de cette marge d'appréciation, l'Etat doit trouver les instruments juridiques d'une conciliation entre les dispositions de la directive et les principes de la Convention européenne des droits de l'homme. L'incapacité de parvenir à un tel équilibre engage donc la responsabilité de l'Etat.

Par cette décision, la Cour européenne protège ainsi la place du droit de la Convention européenne, qui ne saurait se dissoudre dans le droit de l'Union européenne. Sur un plan plus terre-à-terre, cela signifie en l'espèce que les hébergeurs européens ne doivent pas s'appuyer aveuglement sur la directive européenne. La prestation d'un service internet n'est pas une activité automatique, voire passive, principe pourtant affirmé haut et clair par les hébergeurs qui n'ont pas envie de filtrer les contenus ou de recruter des modérateurs. Ils se comparent volontiers à une sorte de tuyau diffusant de l'information, sans jamais connaître l'information qu'il diffuse. Un tuyau peut-il être responsable des dommages causés aux tiers ? Non, affirment-il. Oui répond la Cour européenne.


dimanche 13 octobre 2013

Les salles de shoot renvoyées aux Calendes

L'avis du Conseil d'Etat à propos des "salles de shoot" évoque, on le sait, ces espaces ouverts ouverts aux toxicomanes de drogues "dures". Ils y consomment leurs propres produits dans des conditions d'hygiène satisfaisante, sous la supervision d'un personnel de santé qui leur fournit des seringues. Ces espaces, officiellement désignés comme des "salles d'injection" ou comme "lieux de consommation de drogue à moindre risque" existent déjà dans certains pays, notamment aux Pays-Bas (37 salles), en Allemagne (26 salles), en Suisse (13 salles) et en Espagne (7 salles). 

Réactions et postures

Depuis longtemps, les autorités françaises évoquent l'ouverture de tels espaces dans notre pays, sans jamais franchir le pas. Une nouvelle fois, le Conseil d'Etat vient de renvoyer un tel projet aux Calendes. Même si Nathalie Kosciusko-Morizet, qui a commencé sa campagne électorale, évoque, un "désaveu pour la municipalité socialiste" parisienne, elle semble oublier que la décision n'est pas de la compétence du maire de Paris, bien que son accord soit indispensable pour la mettre en oeuvre. Sans doute a t elle également oublié que Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé et membre de l'UMP, avait envisagé de tester les "salles de shoot", avant d'être désavouée par le Premier ministre ? On le voit, les réactions du monde politique s'apparentant davantage à une posture  convenue qu'à un véritable conflit sur la question.

Quant au monde associatif, il est divisé selon un clivage traditionnel. D'un côté, les partisans de la légalisation de la vente de stupéfiants et de la remise en cause de la loi de 1970 en pénalisant l'usage, protestent énergiquement, mais, à dire vrai, dans l'indifférence générale. De l'autre, les habitants du Xè arrondissement de Paris, peu désireux de voir s'implanter ce genre d'installation en bas de chez eux, pavoisent. Ils vont même jusqu'à affirmer que l'avis du Conseil d'Etat est le fruit du recours qu'ils ont déposé, demandant l'annulation d'une "décision" du Premier ministre annonçant l'autorisation future des salles de shoot. Le problème est que lorsque le Premier ministre s'exprime, ses propos ne constituent pas un acte administratif susceptible de recours. Et l'avis du Conseil de l'Etat n'a rien à voir avec une décision contentieuse.

Miss Tic (née en 1966) La vie en dose.


L'avis du Conseil d'Etat, ou la transparence pour les Happy Few

Les commentaires émanent des politiques, des associations, des médecins, mais pas des juristes... qui constatent, une nouvelle fois, que l'accès à l'information leur est interdit. Les avis du Conseil d'Etat demeurent secrets. Une dérogation n'est possible que pour les avis sur question du gouvernement, prévus par l'article L 112-2 du code de justice administrative qui énonce que "le Conseil d'Etat peut être consulté par le Premier ministre ou les ministres sur les difficultés qui s'élèvent en matière administrative", possibilité également offerte aux collectivités territoriales. Ces avis peuvent être rendus publics, avec l'accord de l'autorité demanderesse. En revanche, les avis intervenus dans le cadre de la procédure réglementaire ou législative demeurent secrets, et la loi du 17 juillet 1978 prévoit, dans son article 6, qu'ils ne constituent pas "des documents librement communicables aux administrés", y compris après la fin de la procédure. Il est vrai que le Conseil d'Etat avait évidemment rendu un avis préalable au vote de la loi de 1978 et qu'il n'a pas manqué de réduire le champ de la transparence en fonction de son intérêt propre. Reste que l'avis sur les salles de shoot pourrait être l'occasion d'engager une nouvelle réflexion sur la mise en oeuvre par le Conseil d'Etat des principes de la transparence administrative auquel il se montre si attaché, pour les autres.

Le résultat est que certains journalistes, par des voies très opaques, ont eu accès à l'avis sur les salles de shoot. Libération titre ainsi sur "ce que dit le Conseil d'Etat", pour ensuite en citer le texte, entre guillemets comme il se doit. En revanche, ceux qui n'ont pas de liens privilégiés avec la Haute Juridiction ou tel ou tel de ses membres, n'ont pas accès aux avis et doivent se contenter de ce qui filtre dans la presse. La transparence administrative n'est pas pour demain.

La compétence législative

Les salles de shoot non plus, car l'avis du Conseil d'Etat renvoie la question à la compétence législative. Le ministère de la santé, dans un communiqué officiel, affirme que le Conseil d'Etat recommande "d'inscrire dans la loi le principe de ce dispositif, pour plus de garantie juridique".

La formule est sybilline, mais l'analyse juridique est, somme toute, assez simple. La loi française pose un principe simple, celui de l'interdiction de l'usage des stupéfiants, sans aucune distinction entre les drogues "douces" et les drogues "dures". Trouvant son origine dans la loi du 31 décembre 1970, l'article 3421-1 du code de la santé publique (csp) punit d'un an d'emprisonnement et de 3750 € d'amende "l'usage illicite de l'une des substances ou plante classées comme stupéfiants". Considérée sous cet angle, la création de salles de shoot conduit les pouvoirs publics à ouvrir des espaces dans lesquels chacun pourra librement commettre une infraction pénale. Sur un plan juridique, aussi bien l'autorité qui en décide l'ouverture que les professionnels de santé qui y travaillent pourraient ainsi être poursuivis pour avoir facilité l'usage illicite de stupéfiants, infraction punie de dix années d'emprisonnement et 7 500 000 € d'amende par l'article 222-37 du code pénal

Certes, les initiateurs de l'ouverture de la salle de shoot du Xè arrondissement s'appuyaient sur l'article L 3121-4 csp, issu de la loi du 13 août 2004, qui met en place une "politique de réduction des risques en direction des usagers de drogue", visant à prévenir "la transmission des infections, la mortalité par surdose par injection de drogue intraveineuse et les dommages sociaux et psychologiques liés à la toxicomanie (...)". Certes, Libération a trouvé un commentateur pour affirmer que la loi de santé publique l'emporte sur la loi pénale, mais sans doute a t il un peu confondu ses désirs avec la réalité juridique. En effet, l'article L 3121-4 csp ne déclare nulle part imposer une dérogation à la loi pénale. C'est sans doute une faiblesse du dispositif législatif, car nul ne s'est préoccupé de l'articulation entre les deux textes, mais, pour le moment, la loi pénale n'est pas écartée et s'applique donc dans toute sa rigueur.

Le Conseil d'Etat met ainsi l'accent sur l'absence de cohérence d'un dispositif juridique hésitant en permanence entre la répression et la tolérance. La création des salles de shoot est au coeur du débat, et il serait fâcheux qu'une politique de libéralisation soit initiée en catimini, par des dispositions auxquelles les citoyens et leurs représentants ne seraient pas associés. Au demeurant, ceux là même qui souhaitent la mise en place des salles de shoot ne peuvent pas décemment se montrer hostile à l'idée qu'un débat démocratique se déroule au parlement. A moins qu'ils redoutent d'y être désavoués ? Ou que les partis politiques, à l'écoute de leurs électeurs, renoncent tout simplement à mettre ce débat à l'ordre du jour ?

jeudi 10 octobre 2013

Communication audiovisuelle et petites promotions entre amis

Dans une décision du 9 octobre 2013, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, met en demeure France Télévisions de cesser des pratiques que l'on peut qualifier de publicités clandestines. Le téléspectateur un peu attentif ne peut manquer d'observer ce type de promotion réalisée au nom des liens amicaux, voire familiaux, dès lors que, dans notre société, le talent du journaliste comme celui du comédien devient de plus en plus héréditaire... 

Le service public comme société de connivence

C'est ainsi que l'ouvrage sur "les 100 histoires de légende du Tour de France" a bénéficié d'une promotion particulièrement importante sur France 2, bien entendu sans aucun rapport avait le fait qu'il ait été écrit par Gérard Holtz, journaliste sportif sur cette même chaîne, et son fils Julien Holtz. Le 30 juin 2013, le livre a été évoqué lors du journal de 13 h, de manière très laudative, avec présentation de sa couverture et de son contenu. Le 14 juillet 2013, l'auteur a pu le présenter longuement lors de l'arrivée du l'étape du Tour de France, et l'ouvrage a été plusieurs fois montré à l'écran, avec indications du prix et de l'éditeur.

Laurent Ruquier, animateur sur France 2 de l'émission "On n'est pas couché" a, quant à lui, été également invité au journal télévisé de 20 h, présenté par Laurent Delahousse le 7 juillet 2013. Il a évoqué sa carrière et fait la promotion d'un ouvrage sans doute inoubliable : "On préfère en rire". 

Certains considèrent que ce type de promotions de complaisance, de congratulations réciproques, de "renvois d'ascenseur" entre gens du même monde, est inévitable dans un milieu dominé par des liens personnels et qui ne se préoccupe guère des attentes culturelles du téléspectateur. Lorsque ce dernier est las d'admirer cette société d'admiration mutuelle, n'a t il pas toujours la solution de saisir la zapette  d'une main vengeresse et de changer de chaîne ?

Cette société de connivence se heurte cependant à quelques obstacles juridiques, et le CSA insiste sur l'un d'entre eux : la réglementation de la publicité clandestine.



Définition et prohibition de la publicité clandestine

En matière de communication audiovisuelle, la publicité clandestine est définie par le décret du 27 mars 1992 comme "la présentation verbale ou visuelle de marchandises, de services, du nom, de la marque ou des activités d'un producteur de marchandises ou d'un prestataire de service dans des programmes, lorsque cette présentation est faite dans un but publicitaire". Elle est donc prohibée, comme en droit communautaire, depuis la directive 97/36 du 30 juin 1997. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a d'ailleurs considéré, dans une décision du 9 juin 2011 Alter Channel,  qu'une publicité clandestine n'est pas nécessairement payante, ce qui fait évidemment entrer dans cette catégorie les pratiques de connivence telles qu'elles ont été pratiquées sur France 2.

Le pouvoir de sanction du CSA

En droit français, la lutte contre la publicité clandestine est de la compétence du CSA. Sur le fondement de la loi du 30 septembre 1986, celui-ci a pour mission de rappeler aux opérateurs les règles auxquelles ils sont tenus. Ce rappel est d'autant plus efficace qu'il s'accompagne d'une menace de sanction. La mise en demeure infligée à France Télévisions n'est certes pas dramatique pour l'entreprise de communication. Il s'agit concrètement d'une sorte d'avertissement, sans conséquence immédiate autre que la publicité apportée à ce comportement illicite. En revanche, en cas de récidive, le CSA serait fondé à prendre une sanction administrative. Et l'entreprise n'ignore sans doute pas que l'autorité indépendante dispose d'un large éventail de sanctions, allant de la suspension d'un programme à la résiliation unilatérale de la convention qui permet à France Télévision d'exercer son activité. La plus probable dans ce type d'affaire demeure cependant la sanction pécuniaire qui peut être très élevée. 

Dès lors que le CSA prend une sanction administrative, c'est évidemment le juge administratif qui est chargé de son contrôle. Le Conseil d'Etat a précisément eu à connaître d'une sanction prononcée pour publicité clandestine. En l'espèce, la chaîne M6 avait présenté avec complaisance et à plusieurs reprises la couverture du magazine de presse "Capital" alors que son rédacteur en chef était l'invité de l'émission homonyme. De la même manière, une série de neuf émissions, intitulées "Turbo" ont été diffusées, durant lesquelles un journaliste utilisait systématiquement une automobile "Renault Espace" dont il faisait un éloge appuyé. Dans un arrêt M6 du 18 mai 1998, le Conseil d'Etat a admis la légalité de la sanction pécuniaire et considéré que celle-ci était proportionnée à la gravité des manquements constatés. En effet, le juge avait tout simplement choisi d'en calculer le montant à partir du coût de la publicité aux heures des émissions concernées, aboutissant ainsi à une sanction de 780 000 F.

Le droit positif a donc les moyens de lutter contre ces petits arrangements entre amis. On observe cependant que les sanctions sont rares et que la publicité clandestine est malheureusement très fréquente. Les animateurs n'hésitent pas à rendre ces petits services à leurs amis, aux amis de leurs amis, voire à leur famille. Et si ces pratiques sont illicites, la plupart de ceux qui les mettent en oeuvre en ont à peine conscience. Cette société de connivence a pénétré en profondeur dans le monde de la communication audiovisuelle, au point qu'elle apparaît désormais comme naturelle. Sur ce point, le pouvoir de sanction du CSA  présente l'avantage de jouer un rôle pédagogique en rappelant aux journalistes les règles élémentaires de la déontologie. Les téléspectateurs peuvent espérer, pour le repos de leurs yeux et de leurs oreilles, une plus grande attention de sa part.


mardi 8 octobre 2013

QPC sur la clause de conscience des maires : le combat de trop

Le Conseil constitutionnel rendra, le 18 octobre, une nouvelle décision relative au mariage pour tous. Il est saisi cette fois d'une QPC transmise par le Conseil d'Etat le 18 septembre 2013. A l'origine de la procédure, un recours déposé par un certain nombre d'élus contre la circulaire du ministre de l'intérieur du 13 juin 2013 relative aux "conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d'un officier d'état civil". A dire vrai, la circulaire n'a aucun caractère réglementaire et se borne à donner l'interprétation officielle de la loi du 17 mai 2013 relative à l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. Elle a donc bien peu de chances d'être annulée par le Conseil d'Etat. Ce recours devant la juridiction administrative, et c'était probablement son objet initial, offre cependant l'opportunité de déposer une QPC visant les dispositions législatives dont le Conseil constitutionnel n'a pas examiné la conformité à la Constitution dans sa décision du 17 mai 2013.

Une "question nouvelle", dépourvue de "caractère sérieux"

Sur ce point, le Conseil d'Etat a d'ailleurs interprété de manière très libérale les dispositions du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Il y est mentionné que les juges peuvent transmettre une QPC "à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux". Les deux premières conditions sont faciles à remplir. Les dispositions contestées sont bien applicables au litige puisque la circulaire contestée les commente. Elles n'ont pas déjà été déclarées constitutionnelles, tout simplement parce que la loi de 2013 ne les modifie pas de manière substantielle. En revanche, le troisième et dernier critère impose que la question posée soit "nouvelle" ou présente un "caractère sérieux". Le Conseil d'Etat décide que la question est "nouvelle", seule solution possible pour transmettre la QPC. On doit donc en déduire que la juridiction administrative suprême adopte une conception très stricte de l'alternative. En effet, le moins que l'on puisse affirmer est que cette question "nouvelle" ne présente aucun caractère "sérieux". 

La question est "nouvelle",  parce qu'il n'était encore venu à l'idée de personne, sauf des élus de Sotteville le Val, le Chesnay, Chanin la Poterie, Thorigné d'Anjou et autres lieux, de soulever l'inconstitutionnalité des dispositions qu'ils contestent. 

Les dispositions contestées 

L'article 34-1 du code civil énonce que les actes d'état civil sont établis par les officiers d'état civil, et que ces derniers exercent leurs fonctions sous le contrôle du procureur de la république. Ce principe est très solidement ancré dans notre droit. Il figure dans l'instruction générale relative à l'état civil du 11 mai 1999, elle même inspirée d'un texte précédent du 21 septembre 1955. Le tribunal des conflits, dans une décision du 17 juin 1991, a rappelé que le "fonctionnement des services de l'état civil est placé sous le contrôle de l'autorité judiciaire" et que le juge judiciaire est donc compétent en cette matière. Le fait que le mariage soit désormais ouvert aux couples de même sexe ne change rien à cette compétence de l'ordre judiciaire. 

L'article 74 du code civil, qui est également contesté par les auteurs de la QPC, porte, quant à lui, sur le lieu du mariage, qui doit être célébré dans la commune où l'un des époux, ou l'un des parents des époux a son lieu de résidence. Il est vrai que la loi du 17 mai 2013 élargit précisément la liste des communes où il est possible de se marier à celles habitées par les parents des futurs époux. Mais, là encore, cette disposition n'a rien de spécifique au mariage des couples de même sexe. L'article 165 du code civil reprend ce principe en ajoutant que le mariage est célébré lors d'une "cérémonie républicaine" par l'officier d'état-civil. On se souvient que cette "cérémonie républicaine", formule issue d'un amendement déposé par Alain Tourret, député du Calvados, avait suscité de violentes réactions de ceux qui refusent de voir dans le mariage autre chose qu'un sacrement religieux. Il n'empêche qu'aujourd'hui la cérémonie est tout aussi républicaine pour les couples hétérosexuels que pour les homosexuels.

Enfin, l'article L 2122-18 du code général des collectivités territoriales (CGCT) autorise le maire à déléguer une partie de ses fonctions à un adjoint, ou si celui-ci est empêché, à un membre du conseil municipal. Là encore, il s'agit d'une disposition d'ordre général, que la loi de 2013 n'a en rien modifiée, et qui ne s'applique pas uniquement à la célébration des mariages mais à l'ensemble des activités municipales. 

Joseph Nicolas Jouy. Portrait de Lodi-Martin Dufour Dubergier, maire de Bordeaux. 1842


Un recours sur le silence de la loi

Les dispositions contestées ne portent donc pas réellement sur le mariage pour tous.  Et c'est bien là le problème, car le recours ne porte pas sur le contenu de ces dispositions mais sur ce que le législateur aurait dû ajouter pour imposer une clause de conscience des maires dans l'ensemble du dispositif. Autrement dit, le recours ne porte pas sur la loi, mais sur le silence de la loi. Le Conseil constitutionnel est donc sollicité pour apprécier si l'absence de clause de conscience a pour effet de rendre inconstitutionnel l'ensemble de ces dispositions. Encore faudrait-il trouver quelques arguments juridiques à l'appui de cette revendication. 

Les propos du Président de la République, ou l'absence de contrainte juridique

Ecartons d'emblée les propos du Président la République, d'ailleurs allègrement déformés par la plupart des commentateurs, qui ne sauraient servir de fondement juridique à un recours devant le Conseil constitutionnel. Qu'a t il dit précisément ? Lors du congrès des maires de France, le 20 novembre 2012, il s'est exprimé en ces termes : "Les maires sont des représentants de l'Etat. Ils auront, si la loi est votée, à la faire appliquer. Mais je le dis aussi en vous entendant : des possibilités de délégation existent. Elles peuvent être élargies. Et il y a toujours la liberté de conscience. Ma conception de la République vaut pour tous les domaines. Et d'une certaine façon, c'est la laïcité, c'est l'égalité. C'est à dire la loi s'applique pour tous, dans le respect néanmoins de la liberté de conscience." Nulle part n'est mentionnée une quelconque "clause de conscience". Aux yeux du Président, la liberté de conscience des élus est garantie par leur possibilité de déléguer le mariage à leurs adjoints. Sur ce point, le Président n'interdit pas un élargissement des possibilités de délégation, choix que le législateur n'a finalement pas fait. 

Quoi qu'il en soit, l'article 5 de la Constitution affirme certes que le Président veille au respect de la Constitution. Mais ces dispositions ne lui donnent pas compétence pour dicter le contenu de la loi au parlement. Ce serait une atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Quand bien même ses propos auraient été plus précis, ils n'auraient pu être analysés comme imposant une contrainte juridique.

Les autres moyens soulevés par les requérants ne sont pas plus sérieux. C'est ainsi que l'avocat des requérants a plaidé la supériorité du droit naturel, à la fois antérieur et supérieur au droit positif. Autrement dit, on revient purement et simplement au discours qui a rythmé les manifestations : le mariage est l'union d'un homme et d'une femme. Un point, c'est tout. C'est si évident que l'on ne va tout de même pas le discuter juridiquement. 

L'impossible assimilation aux autres clauses de conscience

De manière un peu plus concrète, les requérants s'efforcent aussi de dresser un parallèle entre la situation des maires et celle des professions qui disposent déjà d'une clause de conscience : les chirurgiens qui refusent l'IVG, les chercheurs qui ne veulent pas participer aux recherches sur l'embryon, voire les propriétaires fonciers qui ne veulent pas de chasseurs sur leurs terres, ou encore, avant la réforme du service national, l'appelé du contingent qui refusait de tenir un fusil... L'analogie se heurte pourtant à une simple constatation. Contrairement à toutes les autres personnes dotées d'une clause de conscience, l'officier d'état civil a pour unique mission d'appliquer la loi. Il n'a pas le choix de ne pas l'appliquer car la soumission à la loi n'est pas optionnelle. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il est passible de poursuites pénales s'il ne l'applique pas et se refuse à célébrer le mariage d'un couple de même sexe. 

Raisonnons a contrario et supposons, rien qu'un instant, que le Conseil constitutionnel donne satisfaction aux requérants et déclare les dispositions contestées inconstitutionnelles parce que, ne comportant pas de clause de conscience, elles violent la liberté de conscience. Dans ce cas, cela signifierait qu'un officier d'état civil s'arroge le droit d'appliquer ou de ne pas appliquer la loi. Cela supposerait aussi que le droit positif accepte une rupture d'égalité devant la loi entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels. Les seconds seraient soumis à une procédure différente, en fonction de la conviction de l'officier d'état civil qui a pour fonction de les marier. Quant au fondement de la discrimination ainsi créé, il reposerait uniquement sur la conviction religieuse des uns ou des autres, car c'est bien de cela dont il s'agit. Pourquoi, dans ce cas, accepter une clause de conscience au profit des seuls élus qui refusent le mariage des couples homosexuels ? Un tel choix susciterait évidemment d'autres revendications, d'autres refus. Pourquoi pas un refus de marier les personnes de couleur, celles de religions différentes, ou encore de remarier les divorcés ? La conscience n'a pas de limite..

On le voit, la QPC actuellement en délibéré devant le Conseil constitutionnel, présente toutes les caractéristiques d'un combat perdu d'avance. Le combat de trop, en quelque sorte.