« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 décembre 2019

Le Conseil constitutionnel et l'ubérisation de la loi

Le 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel, sur saisine parlementaire, a rendu sa décision sur la loi d'orientation des mobilités, texte qui consiste largement à afficher de bonnes résolutions pour développer une politique de transports moins polluants, sans pour autant fixer des objectifs trop contraignants.

La lecture de la décision du Conseil constitutionnel laisse une légère impression d'étrangeté. Car si le Conseil censure la délégation par le parlement du pouvoir normatif à des personnes privées en matière de contrat de travail, il accepte en revanche que le gouvernement délègue la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact d'un projet de loi à d'autres personnes privées. Le refus de l'ubérisation du contrat de travail s'accompagne ainsi d'une acceptation de l'ubérisation de la loi.


La privatisation du contrat du travail



L'article 44 de la loi déférée visait les entreprises privées telles que Uber, exerçant leur activité comme opérateur de plateforme, c'est à dire mettant en relation par internet des personnes en vue de fournir des services de conduite avec chauffeur ou de livraison. Les dispositions nouvelles leur offraient la possibilité d'établir une charte organisant leurs relations avec les travailleurs indépendants fournissant ces prestations. Concrètement, il s'agissait, conformément au voeu exprimé par ce secteur d'activité, sans doute relayé par de puissants lobbies, de passer outre une jurisprudence qu'ils n'appréciaient guère.

Les conseils de prud'hommes, compétents en ce domaine, avaient en effet une fâcheuse tendance à requalifier en contrat de travail le recours à un salarié auto-entrepreneur, lorsque le lien de subordination était évident, en particulier lorsque le malheureux auto-entrepreneur n'avait qu'un seul client, Uber ou autre. La Chambre sociale de la Cour de cassation, par exemple, dans un arrêt du 22 mars 2018, avait validé cette jurisprudence, appliquée à Uber par les juges du fond, en particulier la Cour d'appel de Paris 10 janvier 2019. Pire, la Chambre criminelle n'avait pas hésité, le 10 janvier 2017, à considérer qu'une entreprise détournant ainsi le statut d'auto-entrepreneur pouvait être condamnée pour travail dissimulé.

L'article 44 de la loi avait donc pour objet de mettre fin à une jurisprudence que les opérateurs de plateforme jugeaient outrecuidante. On a donc eu l'idée de les laisser établir eux-mêmes une charte organisant leurs relations avec les auto-entrepreneurs, sous le contrôle du juge civil (car il faut tout de même prévoir un recours), mais en excluant les conseils de prud'hommes qui n'avaient décidément pas compris les beautés de cette utilisation novatrice de l'auto-entreprenariat.

Le Conseil constitutionnel censure le dispositif, pour incompétence négative. Le législateur en effet n'a pas exercé pleinement la compétence que lui confère l'article 34 de la Constitution. Aux yeux du Conseil, les caractéristiques essentielles du contrat de travail figurent au nombre des "principes fondamentaux du droit du travail" qui relèvent du domaine de la loi. Une telle décision aurait peut-être pu être anticipée, si les rédacteurs de l'article 44, quels qu'ils soient, avaient consulté la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans une décision du 11 avril 2014, il avait déjà censuré une disposition législative qui permettait d'organiser les relations contractuelles en matière de portage salarial, par un simple accord interprofessionnel. Le Conseil avait alors estimé que la détermination des droits collectifs des travailleurs relevait de la loi, et pas des entreprises. Les lobbyistes vont donc devoir consacrer quelques études au droit constitutionnel, et trouver de nouveaux "plaidoyers" avant d'envisager une nouvelle offensive.

Si le Conseil refuse la privatisation des normes relatives au contrat de travail, celle de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi ne le dérange pas.



Les rédacteurs de la loi
Les marchands du Temple. Frantz Brun. 1565

La privatisation de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact




Le 12 janvier 2018, la ministre des transports Elisabeth Borne lance un appel d'offres pour la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact du projet de loi Mobilités. La situation semble très urgente, car le marché est doté d'un délai de consultation de dix jours (il faut soumissionner avant le 22 janvier) et d'un délai d'exécution de quinze jours. C'est finalement Dentons qui obtient le marché, cabinet qui se revendique comme le "plus grand cabinet du monde". Mais le monde est petit et l'un des principaux associés à Paris est Marc Fornacciari, membre honoraire du Conseil d'Etat. En quinze jours, il va donc réussir à rendre les deux documents. 

L'Etat a finalement investi 30 000 € pour les obtenir, alors qu'ils auraient sans doute pu être rédigés par la direction juridique du ministère des transports. Les sénateurs, dans leur lettre de saisine, précisent d'ailleurs, qu'un autre cabinet d'avocats avait été chargé de dresser un "état des lieux de la fiscalité transports et à une analyse exploratoire des propositions formulées par les assises de la mobilité", le contrôleur budgétaire ayant finalement noté le caractère exceptionnel d'un projet de loi rédigé avec une assistance juridique dont le coût est évalué à 600 000 €.

Ces chiffres seraient-ils surévalués par des sénateurs d'opposition pratiquant les Fake News ? Il n'en est rien, et ils sont confirmés par la Cour des comptes, dans sa note d'analyse de l'exécution budgétaire 2018 pour la Mission Ecologie, développement et mobilités. Et la Cour, dans cette même note, "s'inquiète de voir que les administrations ont recours à des marchés de prestations intellectuelles pour la réalisation de ce qui constitue leur coeur de métier, la production normative, a fortiori sur des sujets régaliens tels que la fiscalité. Cela soulève la question des ressources disponibles en interne pour ce faire, et crée des risques potentiels de conflits d'intérêt pour le cabinet sollicité". Tout est dit, mais le Conseil constitutionnel n'en a cure.

Le Conseil, pourtant si attaché à l'élargissement constant de son contrôle de proportionnalité et peu avare de ses réserves d'interprétation, se limite ici à une analyse textuelle aussi étroite que possible. Certes, l'article 39 de la Constitution prévoit que les projets de loi sont adoptés en conseil des ministres après avoir été rédigés par le gouvernement. Certes, la loi organique du 15 avril 2009 se borne à dire que "les projets de loi sont précédés de l'exposé de leurs motifs" (art. 7) et qu'ils font l'objet d'une étude d'impact dont le contenu est exposé avec précision (art. 8). A priori, rien n'interdit donc au gouvernement de s'adresser à qui il veut, même à un ami avocat, pour rédiger ces éléments. C'est exactement ce qu'affirme le Conseil.

Sans doute, mais il faut aussi poser la question autrement : ces éléments sont-ils détachables ou non de la procédure législative ?  Dans sa décision du 9 avril 2009, le Conseil constitutionnel précise que ces documents, qui doivent être déposés en même temps que le projet sur le bureau de la première assemblée saisie, "définissent les objectifs poursuivis par le projet de loi, recensent les options possibles en dehors de l'intervention des règles de droit nouvelles et exposent les motifs du recours à une nouvelle législation". Il s'agit de montrer à la fois l'utilité et la nécessité de la loi, éléments indispensables à l'information du parlement. Considérés sous cet angle, l'exposé des motifs comme l'étude d'impact participent de l'exercice de la fonction législative. S'ils sont rédigés par des cabinets privés, les parlementaires ne pourront manquer de soupçonner d'éventuels conflits d'intérêt, d'autant que rien n'oblige le gouvernement à leur dire par qui ces textes ont été écrits.

Sans doute, il n'existe aucune disposition dans la Constitution de 1958 interdisant cette forme de privatisation de la loi. Pouvait-on imaginer un instant le général de Gaulle ou Michel Debré faisant rédiger un exposé des motifs par un cabinet aux multiples branches internationales, gérées par une structure de droit suisse ? L'idée même était alors impensable. Mais il y a un autre texte qui figure dans le bloc de constitutionnalité et que le Conseil aurait pu invoquer. L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce en effet que "la loi est l'expression de la volonté générale". Et la volonté générale trouve sa légitimité en elle-même et ne saurait être sous-traitée ou "ubérisée".




dimanche 22 décembre 2019

Affaire Halimi : L'abolition du discernement de la Chambre de l'instruction

La chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris a rendu, le 19 décembre 2019, une décision très controversée. Elle considère que Kobili Traoré, qui a tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures, est pénalement irresponsable. Aux yeux des juges, sont réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal, aux termes duquel "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Un collège d'experts s'était prononcé en ce sens, à l'issue d'une procédure complexe, un premier expert s'étant prononcé en faveur de la responsabilité pénale de Traoré.


Les Assises et l'abolition du discernement



Ces querelles d'experts auraient pu conduire Traoré devant la Cour d'assises, compétente pour apprécier l'abolition du discernement. Depuis la loi du 25 février 2008, l'irresponsabilité peut en effet être constatée à deux stades bien distincts de la procédure. A l'issue de l'instruction, et une déclaration d'irresponsabilité pénale peut être prononcée, soit par le juge d'instruction, soit, à sa demande ou à celle du procureur ou des parties civiles, par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel. Mais l'irresponsabilité peut aussi être déclarée par la Cour d'assises elle-même, lors d'une audience publique, procédure qui, en 2008, avait été vivement souhaitée par les associations de victimes.

Les juges des juridictions pénales ne montrent cependant pas le même intérêt pour cette procédure, peut-être parce qu'ils préfèrent que la décision soit prise par un magistrat professionnel que par un jury populaire. La présente décision est-elle l'expression de cette réticence ? On ne saurait l'affirmer, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait été préférable d'offrir aux parties civiles le procès qu'elles attendaient.


Drogue et discernement



Sur le fond, on doit reconnaître que le droit positif manque singulièrement de clarté. La notion de "trouble psychique ou neuropsychique" est l'objet de controverses entre les experts, et c'est finalement l'absence de discernement qui constitue le critère essentiel de sa définition. Mais qu'en est-il du trouble d'origine toxicologique lié à la consommation d'alcool ou de drogue ? Dans ce cas en effet, la cause du trouble se trouve dans la volonté du consommateur qui a lui-même altéré son discernement. 

A la lecture de l'article 122-1 du code pénal, il ne fait guère de doute que l'alcool ou la drogue peuvent abolir le discernement, et l'imputabilité disparaît donc. C'est ce qu'a jugé la chambre de l'instruction le 19 décembre, à propos de Kobili Traoré. Mais la doctrine, quant à elle, propose une distinction plus subtile. Lorsque la personne a ingéré une substance à son insu, l'exonération de responsabilité est une évidence. En revanche, quand elle l'a ingérée pour se donner le courage de commettre l'infraction, sa responsabilité ne saurait être écartée, principe qui semble évident si l'on considère que le code pénal fait souvent de l'emprise alcoolique ou de stupéfiants une circonstance aggravante.

Enfin, il reste une troisième hypothèse, celle précisément qui concerne Kobili Traoré, consommateur régulier de cannabis depuis très longtemps, tant et si bien que cette consommation l'a placé dans une situation délirante durant laquelle il a tué Sarah Halimi. La doctrine propose de distinguer dans ce cas entre infraction intentionnelle et non intentionnelle. La consommation de substances ne serait une cause d'irresponsabilité que dans l'hypothèse d'une infraction intentionnelle puisque, dans le cas des infractions non intentionnelles, l'auteur de l'infraction ne voulait pas causer un dommage mais s'est seulement montré imprudent. Avouons que la distinction n'est pas facile à comprendre, car elle conduit à exonérer la responsabilité des auteurs des crimes les plus graves pour condamner ceux qui n'ont commis qu'une imprudence fautive.

Le Chat. Philippe Gelück



Evolution jurisprudentielle



Certes, mais la jurisprudence n'a pas repris cette analyse. Heureusement, car on pourrait en conclure que Kobili Traoré pourrait être condamné s'il avait écrasé Sarah Halimi en conduisant sous l'emprise de cannabis (avec circonstance aggravante), alors qu'il ne pourrait être condamné pour l'avoir torturée et défenestrée. La Cour de cassation, depuis une ancienne jurisprudence du 5 février 1957 considérait que, dans ce type de cas, la responsabilité pénale est une question de fait qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Cette position a souvent été réaffirmée, par exemple dans un arrêt du 2 septembre 2014.

Mais cette jurisprudence a aujourd'hui évolué, sans doute liée à la sévérité accrue à l'encontre des auteurs d'infractions commises sous l'emprise de substances toxiques. Un arrêt du 22 juin 2016, à propos d'un accident causé par un conducteur sous la double emprise de l'alcool et du cannabis, la Cour de cassation  ensanctionne les juges du fond qui avaient écarté sa responsabilité pour l'infraction de violences volontaires. La Chambre criminelle fait observer que "le prévenu a bu et a consommé volontairement des stupéfiants avant de prendre le volant pour conduire à vitesse excessive au volant d'un véhicule devenu une arme par destination ; qu'un tel comportement est un acte intentionnel (...) et n'a pu être adopté qu'avec la conscience du caractère prévisible du dommage".

On sait que les parties civiles vont déposer un pourvoi en cassation contre la décision de Chambre de l'instruction de la Cour d'appel. Sans doute vont-elles s'appuyer sur cet arrêt pour montrer que Kobili Traoré avait consommé volontairement de la drogue et qu'il ne pouvait en ignorer les effets dévastateurs ? Si Traoré n'avait pas son libre arbitre au moment de la mort de Sarah Halimi, il l'avait lorsqu'il a pris la drogue qui est à l'origine du drame. On peut espérer que la Cour de cassation entendra cette analyse.

Reste que le législateur devrait certainement intervenir sur cette question, car la situation juridique est réellement trop instable. Imaginons un instant, rien qu'un instant, que la Cour de cassation confirme la décision de la Cour d'appel. Dans ce cas, il est probable que Kobili Traoré fera l'objet d'un arrêté d'internement psychiatrique sans son consentement. Sans doute, mais le problème est qu'il n'est atteint d'aucune affection psychiatrique, ce qu'ont d'ailleurs déjà affirmé les experts. Il sera donc impossible de le maintenir en internement psychiatrique et les médecins ne pourront faire autre chose que le libérer... Veut-on vraiment que Kobili Traoré soit libre et puisse se lancer dans une belle carrière de porte-parole d'une association militant en faveur de la légalisation de l'usage du cannabis à des "récréatives" ?



vendredi 20 décembre 2019

Les 13 arrêts sur le droit à l'oubli : des armes contre Google

Le 6 décembre 2019, le Conseil d'Etat a rendu treize décisions relatives aux modalités d'exercice du droit à l'oubli. Il figure dans l'article 17 du Règlement général de protection des données (RGPD) qui affirme que "la personne a le droit d'obtenir du responsable du traitement l'effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant".  En ce qui concerne les moteurs de recherches, ce droit à l'oubli prend la forme d'un déréférencement des données personnelles sur le domaine concerné (par exemple Google.fr) et d'une désindexation qui interdit au moteur de diffuser comme résultat d'une recherche un lien pointant vers les données personnelles qui sont l'objet du droit à l'oubli.

Ces treize décisions ont été rendues après l'arrêt du 24 septembre 2019 de la Cour de justice de l'Union européenne, réponse à une question préjudicielle précisément posée par le Conseil d'Etat. Cette décision impose le droit à l'oubli dans le cadre européen, en laissant toutefois aux autorités compétentes des Etats membres le soin d'en préciser les conditions de mise en oeuvre. De toute évidence, le Conseil d'Etat prend ce rôle au sérieux, et ces treize arrêts sont autant de directives données à la fois à la CNIL et aux juges du fond.
Le Conseil d'Etat rappelle que le déréférencement est un droit de la personne, "également dénommé droit à l'oubli". Comme tous les droits, il s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, tant le RGPD que la loi du 6 janvier 1978, dans son actuelle rédaction. Si le droit à l'oubli protège les données personnelles, c'est-à-dire la vie privée de la personne, il doit se concilier avec le droit à l'information du public. Il appartient donc à la CNIL et au juge d'apprécier cet équilibre. Sur ce point, le Conseil d'Etat rejoint la Cour de cassation qui, le 27 novembre 2019, a également confié aux juges du fond le soin de réaliser cet arbitrage.

Précisément, ces treize décisions définissent un critère d'appréciation, à partir du degré de sensibilité des données personnelles à l'origine de la demande de droit à l'oubli.

Les données sensibles, et les autres



Sont considérées comme particulièrement sensibles, depuis l'origine de la loi du 6 janvier 1978, les données qui touchent le plus à l'intimité de la vie privée, comme la santé, la vie intime, les convictions religieuses ou politiques etc. Dans l'affaire 409212, le requérant demande ainsi le déréférencement d'un compte-rendu littéraire faisant état de son homosexualité. 

Dans la plupart des arrêts du 6 décembre 2019, les données personnelles dont le requérant à demandé l'effacement renvoient à une affaire pénale, soit qu'il ait été mis en examen (407776 - 397755- 399999 - 407776), soit qu'il ait été condamné pour attouchements sexuels sur mineurs (401258), pour apologie de crimes de guerre ou contre l'humanité (405464), voire pour violences conjugales (429154). Les données judiciaires sont donc des données sensibles, au sens du RGPD.

Reste qu'il existe des données personnelles qui ne sont pas spécialement sensibles. Celles-là peuvent certes faire l'objet d'une demande de droit à l'oubli, mais cette demande pourra être écartée si le droit à l'information du public peut être utilement invoqué. Dans l'affaire 403868, un médecin demandait ainsi l'effacement de données le concernant sur une page du site Yelp. Les commentaires des internautes sur sa pratique ayant été effacés, il ne reste donc que des données faisant état de son activité de généraliste et précisant l'adresse et le numéro de téléphone de son cabinet. Il s'agit certes de données personnelles, mais ce sont globalement celles qui figurent dans n'importe quel annuaire. Aux yeux du Conseil d'Etat, cette publication est donc justifiée par "l'intérêt prépondérant du public à avoir accès à ces informations" à partir d'une recherche sur le nom du requérant.

La durée poignardée. René Magritte. 1938

Les critères utilisés



Le Conseil d'Etat indique trois critères susceptibles d'être utilisés, tant par la CNIL que par le juge, pour apprécier le bien fondé de la réponse positive ou négative de Google.

Le premier d'entre eux est lié aux données en cause. Il convient alors d'apprécier leur contenu, leur exactitude et leur ancienneté, ainsi, bien entendu, que les conséquences de leur accessibilité sur internet pour la personne concernée. Dans l'affaire 393769, Google avait ainsi refusé le déréférencement d'un article de presse de 2008, mentionnant, après le suicide d'un adepte, l'appartenance de l'intéressé à l'Eglise de Scientologie. Or les faits sont anciens et se traduits par un non-lieu. Quant à l'intéressé, il a quitté l'Eglise depuis plus de dix ans au moment de sa demande. Contrairement à Google, le juge estime donc qu'il n'existe plus "d'intérêt prépondérant" du public à connaître ces informations.

Le second critère se rapporte plus directement à la personne concernée, et plus précisément à sa notoriété. Il ne distingue guère de la jurisprudence traditionnelle qui protège avec davantage de rigueur la vie privée du simple quidam que celle de la célébrité habituée à vivre sous la pression de la presse. Dans l'affaire 409212, le Conseil d'Etat opère ainsi une distinction très claire.  Il estime que la révélation de l'homosexualité d'un auteur justifie un déréférencement, dès lors que l'intéressé n'exerce plus aucune activité littéraire et que le roman autobiographique dont il est question n'est plus publié. Sur ce plan, l'intéressé est redevenu un simple quidam. En revanche, la recension de ce même roman sur un autre site, sans aucune mention personnelle sur son auteur, est justifiée par "l'intérêt prépondérant du public" qui a le droit d'être informé sur cet ouvrage. En écrivant un livre, il a, en quelque sorte, accepté que cet ouvrage soit livré au public.

Le troisième critère repose, quant à lui, sur l'analyse de l'offre d'information sur internet, sur la possibilité d'accéder aux mêmes données à partir d'une recherche ne mentionnant pas le nom de l'intéressé, et aussi sur le rôle de ce dernier. Dans l'affaire 395335, le Conseil d'Etat estime ainsi fondée la demande d'effacement de données relatives à la liaison entretenue par la requérante avec un Chef d'Etat étranger, alors même que celle-ci est bien connue dans ce pays. En effet, ce n'est pas elle qui a donné ces informations à un journal français, et elle peut donc légitimement invoquer le droit à l'oubli sur Google.fr.

Ces trois éléments seront certainement précisés au fil de la jurisprudence, mais ils s'analysent d'ores et déjà comme des armes redoutables dans le conflit qui oppose les autorités européennes et françaises à Google. Il n'a échappé à personne en effet que toutes les demandes de déréférencement étaient dirigées contre le moteur de recherches américain. Or celui-ci donne l'apparence de se conformer au droit à l'oubli en ouvrant aux internautes un formulaire permettant de matérialiser leur demande d'effacement. Mais les critères de la décision finalement prise par Google demeurent d'une remarquable opacité. En permettant à la CNIL et aux juges d'appliquer leurs propres critères, et de les utiliser pour sanctionner des pratiques opaques, le Conseil d'Etat empêche Google de créer son propre droit, opposable aux internautes sans qu'ils puissent réellement le connaître. Ces treize arrêts sont donc autant de pierres posées sur un chemin qui devrait permettra d'imposer aux GAFA le standard européen de protection des données.



Sur le droit à l'oubli : Chapitre 8 Section  5 § 1 B , 3,  du manuel de Libertés publiques sur internet

dimanche 15 décembre 2019

La CJUE et la rédemption du parquet

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu trois décisions jointes dans lesquelles elle affirme que les parquets français, suédois et belge répondent aux exigences requises pour émettre un mandat d'arrêt européen (MAE). En ce qui concerne le parquet français, la décision est une surprise, car l'avocat général avait estimé, au contraire, qu'il n'avait pas l'indépendance imposéepar les textes européens, dès lors qu'il reçoit des instructions de politique pénale du ministre de la justice. 

En l'espèce, le tribunal d'Amsterdam a posé à la Cour une question préjudicielle le 5 avril 2019. Elle concerne deux mandats d'arrêt européen émis par les procureurs de Tours et de Lyon. Chacun d'entre eux vise une personne soupçonnée d'avoir participé à différentes infractions liées à une organisation criminelle, la première arrêtée aux Pays-Bas et la seconde au Luxembourg. Les juges hollandais et luxembourgeois interrogent la Cour sur l'interprétation qu'il convient de donner de l'article 6 § 1 de la décision cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remises entre Etats membres. Il énonce simplement que "l'autorité judiciaire d'émission est l'autorité judiciaire de l'État membre d'émission qui est compétente pour délivrer un mandat d'arrêt européen en vertu du droit de cet État".


L'autorité judiciaire d'émission



Pour la CJUE, la notion d'"autorité judiciaire d'émission" englobe les juges, mais aussi des autorités d'un Etat membre qui, sans nécessairement être des juges ou des juridictions, participent à l'administration de la justice pénale. Dans ce cas, il est toutefois exigé que des règles statutaires et organisationnelles garantissent l'indépendance de ces autorités. Dans un arrêt du 27 mai 2019 Parquets de Lübeck et de Zwickau, la CJUE précise ainsi qu'elles ne doivent recevoir de l'Exécutif aucune instruction individuelle.


Les garanties d'indépendance du parquet français



Se fondant sur cette jurisprudence, la Cour considère donc que le parquet français exerce sa compétence en toute indépendance, du moins lorsqu'il apprécie le caractère proportionné de l'émission d'un MAE. La Cour fait ainsi observer que l'article 64 de la Constitution française garantit l'indépendance de l'autorité judiciaire, composée à la fois des magistrats du siège et de ceux du parquet. En outre l'article 30 du code de procédure pénale énonce que le ministre de la justice ne peut adresser aux membres du parquet que des instructions générales de politique pénale, qui ne peuvent pas priver un magistrat de sa liberté d'appréciation d'un mandat d'arrêt spécifique. Ces motifs sont ceux développés par les autorités françaises devant la Cour. 

Celle-ci ajoute toutefois un autre élément de son cru, issu de cette même jurisprudence Parquets de Lübeck et de Zwickau : lorsqu'un MAE est pris par une autorité qui n'est pas une juridiction, il est indispensable que sa décision puisse être soumise à un recours juridictionnel respectant toutes les exigences des droits de la défense. Tel est le cas en France, puisque le MAE, considéré comme un acte de procédure, peut faire l'objet d'une action en nullité sur la base de l'article 170 du code de procédure pénale.

Les raboteurs de parquet. Gustave Caillebotte, 1875

 

Les conclusions de l'avocat général


Ce label d'indépendance ainsi attribué au parquet français ne surprendrait guère, si la décision n'allait directement à l'encontre des conclusions de l'avocat général Manuel Campos Sanchez-Bordona. Celui-s'appuyait aussi sur la jurisprudence Parquets de Lübeck et de Zwickau ainsi que sur la décision du même jour sur le Parquet de Lituanie. Certes, les trois décisions énonçaient déjà que l'autorité d'émission ne devait pas être exposée au risque d'être soumise, "directement ou indirectement, à des ordres ou à des instructions individuels de la part du pouvoir exécutif". Et nul ne conteste que le ministre français de la justice n'a plus le droit de donner des instructions individuelles aux membres du parque depuis la loi du 25 juillet 2013. 

Mais ce n'était pas suffisant aux yeux de l'avocat général, car subsistait un risque de pressions indirectes. A ses yeux, les instructions d'ordre général, surtout exprimées par une voie hiérarchique, traduisent un lien de subordination qui suffit à mettre en cause l'indépendance des membres du parquet. Il affirmait ainsi : "Le juge n’est soumis qu’à la loi, et non aux orientations de politique pénale qu’un gouvernement donne". Il s'appuyait ainsi sur un arrêt Minister of Justice and Equality (défaillance du système judiciaire) rendu par la CJUE le 25 juillet 2018, qui énonçait qu'une autorité judiciaire doit exercer ses fonctions en toute autonomie, "sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit (...)". L'existence d'un lien hiérarchique, même s'exprimant par des instructions d'ordre général, suffisait donc à disqualifier le parquet français comme autorité d'émission d'un MAE.

En adoptant une vision plus compréhensive de ce lien hiérarchique, la CJUE assouplit sa jurisprudence, assouplissement déjà engagé avec les décisions Parquets de Lübeck et de Zwickau. Cette évolution trouve certainement son origine dans la volonté de s'adapter à la diversité des structures judiciaires des Etats membres, diversité dont témoigne la multiplicité des questions préjudicielles concernant certes la France, mais aussi l'Allemagne, la Lituanie etc. Il est évident qu'une rigueur excessive aurait imposé aux Etats membres des réformes de fond de leur système judiciaire, paralysant, au moins pour un certain temps, la mise en oeuvre du mandat d'arrêt européen. Or, celui-ci est un incontestable succès, notamment en matière de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité.


Le dialogue des juges

 

Il reste toutefois à s'interroger sur le futur dialogue des juges dans ce domaine. Certes, le problème n'est pas entre le droit français et le droit international. Il est entre deux normes internationales, deux systèmes qui ont chacun leur ordre juridique.

Il n'empêche que la situation juridique est loin d'être confortable. La Cour européenne des droits de l'homme, depuis ses arrêts du 28 mars 2010 Medevdyev et a. c. France et du 23 novembre 2010 Moulin c. France, n'a guère fait évoluer sa jurisprudence. A ses yeux, le ministère public français n'est pas une "autorité judiciaire" au sens de l'article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La situation a été gelée par le Conseil constitutionnel qui, dans une décision QPC du 8 décembre 2017, a considéré que le statut actuel du parquet était conforme à la Constitution, opérant un équilibre satisfaisant entre l'indépendance de l'autorité juridique et les prérogatives que détient le gouvernement, sur le fondement de l'article 20 de la Constitution. D'une certaine manière, la CJUE vient aujourd'hui au secours du Conseil constitutionnel, mais le dialogue avec la CEDH est ouvert.


Sur l'indépendance du parquet : Chapitre 4 Section 1 § 1 D du manuel de Libertés publiques sur internet

mercredi 11 décembre 2019

Le droit de propriété reprend des couleurs

La troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 novembre 2019 fait prévaloir le droit de propriété sur le droit au respect du domicile, lorsque ce domicile est occupé par un occupant sans titre. 

L'affaire illustre à la perfection la place délicate qu'occupe le droit de propriété au sein de l'ensemble des libertés publiques. D'un côté, il est directement rattaché aux valeurs libérales, et l'on sait qu'il est le seul droit affirmé à deux reprises par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, d'abord dans son article 2 qui le consacre comme "naturel et imprescriptible", ensuite dans l'article 17 qui prévoit que nul ne peut en être privé sans une juste et préalable indemnité. De l'autre côté, le droit de propriété a été de plus en plus envisagé à travers sa fonction sociale, l'intérêt général étant régulièrement invoqué pour justifié des atteintes nombreuses à son exercice.


Domicile v. Propriété



En l'espèce, des gens du voyage avaient installé en 2015 un campement sauvage sur un terrain appartenant à la commune d'Aix en Provence, situé en bordure d'autoroute. On ignore s'il s'agit du domaine public ou privé de la commune, mais la distinction n'est guère utile en l'espèce. La collectivité locale pouvait dans tous les cas saisir le juge et elle a donc assigné les occupants en référé pour obtenir leur expulsion. Mais les juges du fond, dont le jugement a été confirmé par la Cour d'appel d'Aix en juin 2017, ont estimé que l'expulsion était "de nature à compromettre l'accès aux droits", notamment en matière de prise en charge scolaire, d'emploi et d'insertion sociale, de famille "ayant établi sur les terrains litigieux leur domicile, même précaire". Pour la Cour d'appel, l'expulsion ne pouvait être envisagée qu'à la condition de proposer des mesures alternatives d'hébergement, de nature à permettre l'exercice de ces droits. 

Il est vrai que le domicile est le lieu d'exercice du droit au respect de la vie privée. Les juges se montrent très compréhensifs sur la nature de ce domicile, admettant par exemple qu'il puisse être situé dans un véhicule ou dans la caravane des gens du voyage. Abri de la vie privée, le domicile est protégé par le principe d'inviolabilité, à condition d'en faire un usage conforme aux lois et règlements en vigueur. Dans sa décision du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que l'inviolabilité du domicile a valeur constitutionnelle et doit être pris en considération lorsque le législateur se penche sur des dispositions portant atteinte au droit de propriété.


Photographie anonyme. 1871

Contrôle de proportionnalité




La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), de son côté, estime, depuis un arrêt Winterstein c. France du 17 octobre 2013, qu'une occupation, même illégale, confère à l'occupant des garanties liées à sa vie privée. En l'espèce, elle voit une violation de l'article 8 de la Convention dans le droit français autorisant l'expulsion de gens du voyage de terrains qu'ils occupaient illégalement à Herblay. Observons toutefois que cette violation ne résulte pas de l'expulsion en tant que telle, mais de l'absence de contrôle de proportionnalité de l'ingérence ainsi réalisée dans la vie privée des intéressés. Elle insiste en particulier sur la nécessité de proposer aux intéresser des solutions de relogement.

Les juges du fond se sont immédiatement saisis de ce contrôle de proportionnalité. La Chambre criminelle, dans un arrêt du 31 janvier 2017, examine ainsi la proportionnalité d'une décision de démolition d'une construction illégale au regard du droit au respect de la vie privée de celui qui est aussi l'auteur de l'infraction. Mais ce contrôle ne l'empêche pas un an plus tard, le 16 janvier 2018, de considérer comme licite la démolition d'une construction illégale en zone inondable, quelle que soit l'atteinte à la vie privée et familiale que cette mesure entraine.

La 3è Chambre civile suit en quelque sorte la chambre criminelle dans cette évolution. Dans une première décision du 4 juillet 2019, elle sanctionne, à la demande de toute une série d'associations, une décision de la cour d'appel de Montpellier qui avait écarté le recours dirigé contre l'expulsion d'un campement illégal. Elle se fondait sur le motif traditionnellement affirmé constatant l'existence d'un "trouble manifestement illicite caractérisé par l'occupation sans droit ni titre". Aux yeux de la Cour, les juges du fond doivent donc se livrer à ce contrôle de proportionnalité. Considérée sous cet angle, la décision du 28 novembre 2019 apparaît comme l'équivalent, au civil, de celle intervenue au pénal le 16 janvier 2018. Le contrôle de proportionnalité, en effet, est effectué par le juge, pour finalement conclure que l'ingérence dans la vie privée des occupants sans titre "ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété".

La décision apparaît ainsi comme un cas d'effet boomerang d'une jurisprudence de combat. En exerçant le contrôle de proportionnalité, la Cour apprécie à la fois l'ingérence dans la vie privée des occupants sans titre, mais aussi l'ingérence dans le droit de propriété. Et précisément, les juges du fond se sont exclusivement fondés sur la première, en oubliant le second.  La cour de cassation constate alors que "l'expulsion est la seule mesure de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien occupé illicitement". En refusant cette expulsion, les juges du fond ont donc conduit la Cour de cassation à affirmer haut et fort que le droit de propriété doit prévaloir sur la vie privée des occupants sans titre. Il est vrai qu'une occupation sans titre conduit à priver le propriétaire de l'ensemble des attributs du droit de propriété : l'usus, le fructus, et l'abusus.




Sur le droit de propriété : Chapitre 6 du manuel de Libertés publiques sur internet






dimanche 8 décembre 2019

Etrangers : Absence de l'avocat lors des auditions liées au placement en zone d'attente

Par une décision du 6 décembre 2019, Mme Saisda C., le Conseil constitutionnel écarte la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contestant l'absence d'assistance d'un avocat durant les auditions liées au placement d'un étranger en zone d'attente. 

Rappelons qu'une zone d'attente est une zone internationale, souvent située dans les aéroports, les ports ou les gares, dans laquelle sont placés les étrangers auxquels on refuse, au moins provisoirement, l'entrée dans l'espace Schengen. Certains sont en transit interrompu, par exemple lorsqu'ils ont été refoulés d'un autre pays et renvoyés en France. D'autres sont demandeurs d'asile et seront retenus le temps de gérer la recevabilité de leur demande. D'autres enfin, et c'est le cas de Mme Saisda C. se voient opposer un refus d'entrer sur le territoire. 

La requérante, venant du Nicaragua et dispensée de visa, entendait pénétrer en France comme touriste, pour ensuite se rendre en Espagne où elle espérait trouver un emploi. Ayant reconnu ces faits devant la police de l'air et des frontières (PAF), elle s'est donc vu opposer un refus d'entrée sur l'espace Schengen, puisqu'elle ne disposait d'aucun contrat de travail. Elle a ensuite été placée en zone d'attente, en prévision de son retour au Nicaragua.

Son avocat, soutenu par certaines associations professionnelles, met en cause la constitutionnalité de deux articles du code de l'entrée et du séjour des étrangers qui ont conduit Saisda C. à reconnaître qu'elle n'avait pas vraiment l'intention de visiter la France en touriste lors d'auditions qui se déroulées devant les agents de la PAF, sans qu'elle soit assistée d'un avocat. Ces deux articles portent sur deux moments bien distincts de la procédure. L'article L 213-2 prévoit ainsi que le refus d'entrée est notifié à l'intéressé, après une première audition devant la PAF, et que cette notification mentionne le "droit d'avertir le conseil de son choix". Quant à l'article L 221-4 de ce même code, il concerne la situation de l'étranger déjà retenu en zone d'attente, et il précise qu'il a le droit de "communiquer avec un conseil". Dans les deux cas, le rapport avec l'avocat se limite à une information, pas à une assistance lors des auditions. La requérante estime donc que ces dispositions ne sont pas conformes aux articles 7, 9 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui garantissent les droits de la défense.


Une mesure de police administrative

 

Le Conseil constitutionnel ne voit aucune atteinte aux droits de la défense dans ces deux dispositions. Toute son analyse repose sur le fait que la décision de placer une personne en zone d'attente est une mesure de police et non pas une décision relevant d'une procédure pénale.

S'il est vrai que la jurisprudence constitutionnelle récente a tendu à élargir considérablement l'exercice des droits de la défense, et notamment le droit à l'assistance d'un avocat, cette exigence ne dépasse guère le champ de la procédure pénale. Elle trouve son origine dans la décision QPC du 30 juillet 2010, Daniel W. et autres, l'une des toutes premières QPC, qui a imposé la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue et on la retrouve dans la récente décision QPC du 8 février 2019 Berket S. qui sanctionne l'absence de garanties des droits de la défense en matière d'audition libre des mineurs. Celle-ci a lieu en effet lorsqu'il existe des indices selon lesquels la personne a commis ou tenté de commettre une infraction. Même la sanction de l'absence des droits de la défense en matière de retenue douanière, avec la décision Samir M. du 22 septembre 2010, concerne une procédure donnant compétence aux agents des douanes pour constater une infraction.

Rien de tel en l'espèce, et le Conseil constitutionnel précise que ces auditions devant la PAF "n'ont pour objet que de permettre de vérifier que l'étranger satisfait aux conditions d'entrée en France et d'organiser à défaut son départ. Elles ne relèvent donc pas d'une procédure de recherche d'auteurs d'infractions. (...) La décision de refus d'entrée, celle de maintien en zone d'attente et celles relatives à l'organisation de son départ ne constituent pas des sanctions ayant le caractère de punition mais des mesures de police administrative". Sur ce point, le Conseil ne se distingue pas de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui estime que l'éloignement des étrangers pour des motifs d'ordre public, et notamment l'expulsion, ne relève pas de la "matière pénale" et ne donne donc pas lieu aux garanties posées par le volet pénal de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CEDH, 5 octobre 2000, Maaouia c. France).

Hit the road Jack. Ray Charles. 1961


La liberté de circulation



L'élément déterminant pour le Conseil est donc l'absence de caractère incriminant de la décision de refus d'entrée sur le territoire. L'atteinte à la liberté d'aller et venir n'est pas considérée comme un élément pertinent, dès lors que cette liberté s'exerce dans le cadre des lois qui l'organisent, y compris évidemment le droit de l'Union européenne, en l'espèce le règlement du 9 mars 2016. Et précisément, dès lors qu'elle avait avoué vouloir trouver un emploi en Espagne, l'intéressée n'était plus en situation légale. Certes, depuis une décision du 25 février 1992, le Conseil reconnaît que le maintien en zone d'attente affecte la liberté individuelle. Mais c'est uniquement pour reconnaître un droit au recours, et la personne qui se voit refuser l'entrée sur le territoire peut évidemment contester cette décision devant le juge administratif, y compris par la voie du référé.

Là encore, la jurisprudence du Conseil constitutionnel rejoint celle de la CEDH qui, dans deux décisions récentes du 21 novembre 2019, a considéré que le maintien d'un étranger en zone d'attente, ou de transit selon le vocabulaire employé, entraine une restriction à la liberté de circulation qui ne saurait s'analyser comme une privation de cette liberté, à la condition que la rétention ne dépasse pas le temps nécessaire à l'organisation du départ.

De toute évidence, le Conseil constitutionnel entend limiter l'élargissement des droits de la défense au strict domaine pénal. C'est évidemment un frein mis à une jurisprudence qui semblait imposer la présence de l'avocat dans des procédures de plus en plus nombreuses et diversifiées. Il est probable que cette décision sera critiquée, notamment parce qu'elle fait peu de la réalité de cette procédure. En effet, les auditions devant les agents de la PAF ressemblent beaucoup à une audition pénale, le but étant de faire avouer à l'étranger qu'il ne vient pas faire du tourisme. Une fois l'aveu obtenu, celui-ci se retrouve en situation irrégulière et peut donc faire l'objet d'une mesure de refoulement.

Cette décision s'inscrit ainsi dans un mouvement général de rétractation des droits des étrangers, à un moment où les services de police éprouvent de grandes difficultés à gérer une immigration de masse. Le Conseil constitutionnel semble ainsi vouloir faire peser sur le législateur le moins de contraintes possibles dans le domaine particulier des mesures d'éloignement, évolution que l'on constate dans l'ensemble du droit des étrangers. 


Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5 Section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet


mardi 3 décembre 2019

Le CSA vent debout contre Zemmour et CNEWS

Par une décision du 27 novembre 2019, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a prononcé une mise en demeure à l'encontre de CNews, chaîne du groupe Canal+. Le 3 décembre 2019, le groupe a publié un communiqué annonçant un recours devant le Conseil d'Etat contre cette mise en demeure, au nom du pluralisme de la presse et de la liberté d'expression.

Personne ne sera surpris d'apprendre que ce contentieux trouve son origine dans une émission de CNEWS, un talk-show intitulé Face à l'Info, dans lequel Eric Zemmour intervient régulièrement. Peu importe ce que dit Eric Zemmour, son ton polémique et volontiers provocateur suffisent à offrir un double bénéfice, pour la chaine qui voit son audience croître sensiblement, mais aussi pour tous ceux qui entendent contrôler ce que le téléspectateur a le droit d'entendre. Ne convient-il pas de le traiter comme un enfant mineur dont il faut surveiller les lectures et les loisirs, et qu'il convient d'orienter vers des contenus édifiants ? 


La mise en demeure

 


La mise en demeure est une procédure prévue par l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986  qui prévoit que "les éditeurs et distributeurs de services de radio ou de télévision (..) peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires". En l'espèce, CNEWS est accusée de manquement à l'article 15 de cette même loi de 1986 qui impose aux médias audiovisuels de veiller "à ce que les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de moeurs, de religion ou de nationalité". S'y ajoute un manquement à ses obligations contractuelles, l'article 2-2-1 de la convention du 19 juillet 2015 passée avec le CSA impose à l'entreprise "de ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, du sexe, de la religion ou de la nationalité ; de promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République".

Observons que la mise en demeure n'est pas sanction. C'est une décision administrative qui fait grief à l'entreprise dans la mesure où elle lui impose une obligation de comportement, mais, n'étant pas une sanction, elle n'a pas a être précédée d'une procédure contradictoire. Dans un arrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'est pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, si la chaîne ne respecte pas l'obligation qui lui est imposée par la mise en demeure, elle risque une sanction qui, elle, sera soumise au contradictoire, qu'il s'agisse d'une sanction pécuniaire, voire, dans les cas extrêmes d'une résiliation de l'autorisation d'exploitation.


"Ont pu être perçues"



Mais que reproche donc le CSA à CNEWS ?  L'autorité indépendante se réfère aux propos tenus par Eric Zemmour dans Face à l'Info, les 14, 21 et 23 octobre 2019. La lecture de la décision laisse subsister une large incertitude sur le poids respectif de chacune de ces émissions. Celles des 14 et 21 octobre sont évoquées dans un passage titré : "Le contexte". On y apprend que les interventions du chroniqueur dans la première émission sur l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation "ont pu être perçues comme stigmatisant des personnes homosexuelles", et que celles du 21 octobre "ont pu être perçues comme minimisant le rôle joué par l'Etat français dans la déportation des Juifs français pendant la seconde guerre mondiale".

"Ont pu être perçues"... Etrange formulation. Si Eric Zemmour a prononcé des propos discriminatoires envers les femmes homosexuelles, il doit être poursuivi sur le fondement de l'article 225-1 du code pénal qui punit d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende toute discrimination liée à l'identité de genre. Les articles 32 et 33  de la loi du 29 juillet 1881 répriment également l'injure et la diffamation commises envers une personnes ou un groupe de personnes en raison de leur identité de genre. De même, s'il a tenu des propos négationnistes, doit-il est poursuivi sur le fondement de l'article 24 bis de cette même loi de 1881. Aucun problème donc pour poursuivre Eric Zemmour si les propos tenus violent la loi. 

Mais la décision du CSA se garde bien d'affirmer qu'Eric Zemmour a violé la loi. Tout au plus dit-elle que ses interventions "ont pu être perçues" comme discriminatoires ou négationnistes. Perçues par qui ? Sa culpabilité, comme celle de la chaîne qui lui a donné la parole, est déduite, non pas de données objectives mais de la perception subjective de celles et ceux qui l'ont entendu. Autrement dit, une chaine de télévision ne devrait pas seulement apprécier la légalité de ce qui est dit sur son antenne, mais évaluer aussi la manière dont les propos seront compris, ou pas compris.

La mauvaise réputation. Georges Brassens. 1952


Eloge de Bugeaud 



L'essentiel de l'accusation du CSA se trouve dans l'émission du 23 octobre, consacrée au "risque de l'islam radical".  Cette fois Eric Zemmour a déclaré que "l'islam est par essence une religion politique, ça a toujours été comme ça (...) l'immigration, l'islam et l'islamisme, tout ça c'est le même sujet", avant de livrer une interprétation toute personnelle de l'histoire : "(...) Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer des musulmans et même certains juifs. Eh bien moi, je suis aujourd'hui du côté du général Bugeaud". In fine, Eric Zemmour a finalement appelé de ses voeux des "mesures radicales", sans trop préciser lesquelles.

Discours délirant ? Peut-être, mais il devrait tout de même donner lieu à une véritable analyse juridique, dès lors que le CSA engage la responsabilité de la chaîne. Si le discours sur Bugeaud peut s'analyser comme une incitation à la haine et à la violence, sans doute faut-il poursuivre leur auteur. Mais le CSA ne se prononce pas sur ce point. Là encore, il se réfère aux interprétations possibles, se bornant à écrire que ces propos "ont pu, (...) être perçus, en raison tant du contexte, et notamment de l'absence de distanciation, que du lexique utilisé, non seulement comme une légitimation des violences commises par le passé à l'encontre de personnes de confession musulmane mais aussi comme une incitation à la haine ou à la violence à l'égard de cette même catégorie de la population". Observons que le CSA ne retient que la violence à l'égard de la population musulmane, sans noter le fait que le chroniqueur avait aussi évoqué le massacre de "certains juifs". Surtout, en se référant à la perception subjective du discours, le CSA prend la liberté d'affirmer une "absence de distanciation" et de dénoncer "le lexique utilisé". Sans plus de précision. La distanciation brechtienne serait-elle une obligation imposée par la loi de 1986 ? 

Par ailleurs, le CSA ajoute des éléments d'appréciation totalement détachés des propos eux-mêmes. Ils sont considérés comme plus graves car "émanant d'une personne bénéficiant d'une large exposition médiatique". Les discours discriminatoires doivent-ils être moins sanctionnés lorsqu'ils sont tenus par une personne moins célèbre qu'Eric Zemmour ? Sont-ils aussi moins graves à trois heures du matin, car le CSA se plaint qu'ils aient été tenus "à un horaire de diffusion susceptible d'attirer des audiences significatives" ? Enfin, il ajoute que la journaliste qui animait le débat s'est bornée à constater un désaccord et n'a pas eu l'idée de faire taire l'importun, ignorant sans doute qu'il s'agissait d'une obligation légale.

CNEWS annonce un recours devant le Conseil d'Etat, et on peut penser que ses chances de succès sont loin d'être négligeables. D'une part, toute l'analyse du CSA repose sur des éléments subsjectifs. D'abord, la manière dont les propos sont susceptibles d'être perçus par les spectateurs, ensuite la manière dont le CSA lui-même les interprète. Ainsi considère-t-il que les "mesures radicales" envisagées par Eric Zemmour seraient nécessairement discriminatoires, affirmation qui relève tout de même du procès d'intention.

Surtout, la Cour européenne des droits de l'homme considère depuis longtemps que la liberté d'expression concerne aussi bien les opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles "qui heurtent, choquent ou inquiètent", formulation reprise dans de multiples décisions. Or précisément Zemmour heurte, choque et inquiète. C'est un fait mais cela n'interdit pas aux médias de l'accueillir à l'antenne. Au spectateur ensuite de se forger son opinion, en utilisant son libre arbitre.



Sur la liberté d'expression : Chapitre 9  du manuel de Libertés publiques sur internet

samedi 30 novembre 2019

Les juges du fond et le droit à l'oubli

Dans une décision du 27 novembre 2019, la première chambre civile de la Cour de cassation précise l'étendue du contrôle des juges du fond sur le droit à l'oubli.

Rappelons qu'en droit français, le droit à l'oubli est une notion bien antérieure à internet. Il apparaît précisément en droit de la presse, lorsqu'une personne réinsérée dans la société demande l'oubli de ses erreurs et fautes du passé. 



Les fondements du droit à l'oubli

 


Tel est précisément le cas du requérant, M.  X. , qui exerce la profession d'expert-comptable et qui a été condamné pour escroquerie en 2011 par le tribunal correctionnel de Metz, condamnation à dix mois de prison avec sursis confirmée en appel en 2013. Archivée sur le site du Républicain lorrain, deux articles de presse relatant ces deux audiences sont toujours accessibles. Le fait de taper le nom de M. X. sur Google, en 2017, renvoie ainsi immédiatement à ces deux articles. Invoquant le droit à l'oubli, M. X. a demandé au moteur de recherches leur désindexation, opération qui ne fait pas disparaître les articles concernés des archives du journal, mais seulement les liens qui y renvoient. Quoi qu'il en soit, Google a refusé de procéder à cette désindexation, et M. X. a donc assigné le moteur de recherche en invoquant son droit à l'oubli. 

Le fondement juridique de la demande de M. X. se trouve dans la directive européenne du 24 octobre 1995  qui consacrait un droit de rectification des données inexactes, incomplètes ou qui ne sont plus pertinentes. C'est ce texte qui était en vigueur au moment du recours, en 2017. Il était d'ailleurs directement inspiré de l'article 6 al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978, qui mentionne que les données inexactes doivent être effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé. 

Aujourd'hui, le droit à l'oubli est formellement garanti par l’article 17 du Règlement général de protection des données (RGPD), qui affirme que « la personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant et le responsable du traitement a l’obligation d’effacer ces données à caractère personnel ». La loi du 20 juin 2018 a fait de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) l'autorité de contrôle du RGPD. Celle-ci a mené, au nom de l'Union européenne, une véritable bataille contentieuse, dans le but d'imposer à Google le respect de ce droit. Elle a obtenu des succès dans ce domaine, succès renforcée par l'arrêt Google Spain du 13 mai 2014 qui reconnaît expressément le droit à l'oubli sur internet. Depuis lors, Google a accepté de faire figurer sur son site le formulaire qui a permis à M. X. de faire sa demande de désindexation. 

L'oubli. Lynda Lemay


Le contrôle des motifs


Le problème est que la firme Google fait ce qu'elle veut, dans la plus grande opacité. En effet, elle réalise elle-même une appréciation de l'équilibre entre le droit à l'information et le droit à l'oubli et ne diffuse aucun élément sur les motifs qu'elle prend en compte pour accepter ou écarter la demande. Prend-elle en considération l'ancienneté de la condamnation ? sa gravité ? la notoriété de l'affaire ou celle des organes de presse, voire les liens commerciaux qu'elle entretient avec tel ou tel média ? Nul n'en sait rien. Elle fait ce qu'elle veut et n'entend pas communiquer aux juges internes les motifs de ses décisions. 

Précisément, par son arrêt du 27 novembre 2019, la Cour de cassation confère aux juges du fond une compétence générale pour apprécier le choix fait par la firme. Ils doivent ainsi apprécier de manière concrète la demande de déréférencement, se prononcer "sur son bien-fondé" et "vérifier (...)  si l’inclusion du lien litigieux dans la liste des résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, répond à un motif d’intérêt public important, tel que le droit à l’information du public, et si elle est strictement nécessaire pour assurer la préservation de cet intérêt". En l'espèce, les juges du fond sont sanctionnés pour avoir seulement fait référence au droit à l'information des internautes, sans se pencher sur la protection des données personnelles de M. X

La Cour de cassation, en l'espèce, se fonde directement sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans une décision du 24 septembre 2019, celle-ci énonce en effet que le responsable du traitement est, en principe, tenu de faire droit aux demandes de désindexation de liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données personnelles. Et l'exploitant d'un moteur de recherches ne peut se soustraire à cette obligation que si l'inclusion du lien dans la liste de résultats s'avère "strictement nécessaire pour protéger la liberté d'information des internautes". Il lui appartient donc d'exprimer clairement cette mise en balance entre l'ingérence dans les données personnelles et le droit à l'information. S'il ne le fait pas, cette mission incombe au juge du fond qui risque de sanctionner systématiquement Google, si l'entreprise persiste à refuser de motiver ses décisions.

Les juges français s'efforcent donc d'imposer à Google le respect du droit européen. Ils ne sont pas les seuls et le tribunal de Karlsruhe vient de renvoyer aux juges du fond allemands une affaire très semblable, leur imposant de se livrer à une appréciation identique. Certes, nul n'ignore le cadre territorial du droit à l'oubli. Dans une seconde décision du 24 septembre 2019, la CJUE a ainsi précisé que la territorialité du droit européen limitait les effets du désindexation aux résultats de recherches effectuées sur les moteurs européens du Google. Les données couvertes par le droit à l'oubli demeurent donc accessibles par les moteurs non européens, à commencer par le moteur américain. Il n'empêche que l'Europe entend toujours imposer à Google le respect de la vie privée, dans sa définition européenne : les données personnelles ne sont pas des biens dont on fait commerce, mais des éléments liés à la vie privée sur lesquels l'intéressé doit conserver une certaine maîtrise.



Sur le droit à l'oubli : Chapitre 8 Section  5 § 1 B , 3,  du manuel de Libertés publiques sur internet




jeudi 28 novembre 2019

La proposition Avia sur la "cyberhaine" torpillée par la Commission européenne

La proposition de loi défendue par Laetitia Avia visant à "lutter contre les contenus haineux sur internet" fait aujourd'hui l'objet d'une critique extrêmement rude de la Commission européenne qui estime que le texte n'est pas conforme au droit de l'Union, critique relayée par le site Next INpact.

Ce texte offre à chacun la possibilité de dénoncer un "contenu haineux" sur internet et d'exiger son retrait ou son déréférencement dans les 24 heures. Il devrait être débattu au Sénat le 17 décembre 2019, après avoir été adopté par l'Assemblée nationale le 9 juillet 2019. Rappelons qu'il a fait l'objet d'une procédure accélérée et que le vote du Sénat devrait donc permettre son entrée en vigueur. Rappelons aussi, et c'est important, qu'il s'agit d'une proposition de loi, même si elle téléguidée par l'Exécutif, et qu'elle est ainsi dispensée d'étude d'impact. 

Précisément, une étude d'impact n'aurait pas été inutile, et, faute d'avoir donné lieu à une analyse sérieuse, la proposition de loi se heurte aujourd'hui à un obstacle de taille révélé par le site Next INpact. La directive européenne du 9 septembre 2015 impose en effet une procédure de notification à la Commission de tout texte relatif à la société de l'information. Il appartient ensuite à la Commission d'informer l'Etat concerné si elle considère que certaines dispositions ne sont pas conformes au droit de l'Union européenne. En l'espèce, la proposition Avia a été notifiée par les autorités françaises après le vote de l'Assemblée, le 21 août 2019 et la réponse de la Commission est accablante. Le texte est en effet présenté comme largement incompatible avec le droit européen.

La Commission commence par rappeler que la proposition modifie la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, loi qui elle-même transposait la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques de la société de l'information et notamment au commerce électronique. Dans la mesure où les dispositions de la proposition de loi relèvent du champ d'application de la directive sur le commerce électronique, elle est donc considérée comme mettant en oeuvre le droit de l'Union, et notamment la Charte européenne des droits fondamentaux.

Or précisément, la Commission estime que la proposition est incompatible avec trois articles de la directive sur le commerce électronique. 


Atteinte à la libre circulation de l'information 



Son article 3 § 1 et 2 tout d'abord, reprend le principe traditionnel "du pays d'origine" qui s'applique au fonctionnement du marché intérieur. Il précise que les prestataires de services établis sur le territoire d'un Etat membre doivent respecter la législation en vigueur. En même temps, le droit de cet Etat ne saurait restreindre leur libre circulation. Or la proposition Avia impose aux plate-formes en ligne, y compris celles établies dans d'autres Etats membres, toute une série d'obligations : obligation de nommer un représentant légal sur le territoire français, nécessité de mettre un place un formulaire de notification dans la langue de l'utilisateur, obligation de prendre des dispositions techniques pour empêcher la rediffusion de "contenus haineux", obligation de se conformer aux recommandations du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). 

Pour la Commission, ces contraintes entrainent des restrictions à la libre prestation de services de la société de l'information depuis un autre Etat membre. Le fait que les autorités françaises déclarent que ces obligations ne concerneront que les entreprises atteignant un certain seuil de connexions depuis le territoire français ne change rien à l'affaire. 

Certes, le § 4 de ce même article 3 autorise les Etats membres à restreindre la libre circulation pour empêcher les "atteinte à la dignité de la personne", mais il précise que cette restriction doit être proportionnée à l'objectif poursuivi. Or, la proposition Avia concerne potentiellement toutes les plateformes en ligne, sans distinguer entre celles qui présentent un risque particulier pour la dignité de la personne et celles qui ne présentent aucun risque. Sur ce point, la Commission s'étonne implicitement de l'absence d'étude d'impact, et constate que les autorités françaises ne se sont jamais posé la question de savoir si la lutte contre les "contenus haineux" ne pouvait pas être engagée par d'autres moyens, moins attentatoires à la libre circulation de l'information.


 La proposition Avia évaluée par la Commission européenne


Les contraintes liées à la notification



Surtout, la proposition de loi réduit considérablement les exigences nécessaires à l'envoi d'une notification aux plateformes. Il ne serait plus nécessaire d'identifier l'emplacement du "contenu haineux", obligeant ainsi l'entreprise concernée à parcourir tous ses contenus pour retrouver celui qui est illicite, le tout dans un délai inférieur à 24 heures. Il ne serait plus nécessaire non plus de préciser les dispositions prétendument enfreintes, discrimination, négationnisme, apologie du terrorisme etc. C'est donc à la plateforme de s'assurer du caractère illicite du contenu.

Or l'article 14 de la directive commerce électronique prévoit une exclusion de responsabilité des fournisseurs de service, s'ils agissent promptement pour retirer ou rendre inaccessible les contenus illicites. La Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision de juillet 2011 L'Oréal c. EBay, estime que leur responsabilité ne peut être engagée si la notification est insuffisamment précise et étayée. En l'espèce, la proposition français s'exonère de la jurisprudence européenne en autorisant une notification imprécise, sans doute parce que ses rédacteurs ignoraient tout de cette jurisprudence.


La liberté d'expression



Cette impression ne peut qu'être renforcée par le choix d'un délai unique de 24 heures pour retirer les "contenus haineux", alors même que ce même article 14 de la directive impose une obligation d'agir "promptement". Pour la Commission, cette rigidité risque d'avoir des conséquences "néfastes". Elle risque de conduire à une suppression excessive de contenus, parce qu'il est plus simple de les supprimer que d'apprécier leur caractère réellement illicite, surtout lorsque la notification est imprécise. Cette fois c'est la liberté d'expression qui est en cause, le contrôle du CSA n'intervenant qu'a posteriori.

Elle est également au coeur de l'article 2 § 5 bis de la proposition Avia, qui impose au plateformes en ligne de mettre en oeuvre des moyens pour empêcher la rediffusion de tout contenu supprimé ou déréférencé. Or l'article 15 § 1 de la directive européenne interdit aux Etats membres d'imposer aux prestataires de services sur internet une obligation générale de surveillance des informations qu'ils transmettent ou stockent. Certes, cette fois les autorités françaises invoquaient une jurisprudence de la CJUE, l'arrêt Facebook c. Irlande du 3 octobre 2019. Mais précisément, cette décision concerne l'obligation d'empêcher la rediffusion d'un contenu diffamatoire jugé illicite par un tribunal. Elle n'impose, en aucun cas, une obligation générale de surveillance des contenus. 

S'il est possible de surveiller des contenus faciles à identifier, par exemple les images pédopornographiques, il est moins aisé de surveiller en permanence des contenus dont l'illicéité s'apprécie au regard de leur contexte, par exemple en comparant les images et le texte. Peu désireuses d'investir dans des systèmes complexes d'intelligence artificielle, les plateformes pourraient être tentées de "ratisser large" en utilisant des systèmes simples de reconnaissance, notamment par mots-clés, ce qui conduirait à effacer des contenus illicites, mais aussi de nombreux contenus licites. Aux yeux de la Commission, l'existence d'un tel risque emporte une atteinte trop élevée à la liberté d'expression sur internet.
La Commission se place ainsi au coeur du problème. Elle ne critique pas la proposition pour des erreurs de procédure mais bel et bien pour la menace qu'elle fait courir aux libertés. Surtout, elle dénonce l'absence d'articulation de cette proposition avec les initiatives européennes dans ce domaine. C'est ainsi que la proposition Avia devrait s'appliquer au plateformes de partage de vidéos, mais n'est pas présentée comme une transposition de la directive SMA (services de médias audiovisuels) du 14 novembre 2018. Or ce texte européen, qui devrait être transposé avant septembre 2020 impose, lui aussi, des mécanismes de signalement de contenus illicites. Dans le cas spécifique des contenus vidéos, il fait donc double emploi avec la loi Avia sans qu'aucune articulation entre les deux textes soit prévue. 

Des constatations analogues pourraient être faites  à propos de la proposition de règlement sur la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne qui devrait être rapidement adoptée. Là encore des procédures de notification sont prévues ainsi que des obligations de suppression de contenu. Or, une fois que ce règlement sera en vigueur, les autorités françaises, comme celles des autres Etats membres, n'auront plus la possibilité de réglementer les questions relevant de son champ d'application. Quel est alors l'intérêt de voter une loi qui se heurte directement à un texte européen dont l'adoption est imminente ? 

L'impression générale, et l'on ne doute pas que ce fut aussi celle de la Commission, est donc celle d'une proposition "hors sol", rédigée à la hâte par des juristes amateurs, ignorant tout du contexte européen d'un ensemble normatif relevant pourtant du droit de l'Union. Il est probable que la Commission a dû être agacée par cette situation, comme elle a dû être agacée par la maladroite tentative de lui forcer la main en lui transmettant le texte extrêmement tardivement, après son vote par l'Assemblée nationale. Devant la fermeté de sa réponse, les autorités françaises peuvent essayer de rendre le texte conforme au droit européen par des amendements déposés devant le Sénat. Elles peuvent aussi laisser la majorité sénatoriale le saborder joyeusement, et ne rien faire, le laisser tomber dans les oubliettes du Palais du Luxembourg. C'est sans doute ce qui peut arriver de mieux à cette intempestive proposition de loi.

Sur les "discours de haine" : Chapitre 9 Section 3 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet