« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 31 juillet 2020

Le Président de la République, garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire ?

L'article 64 de la Constitution énonce que "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Il doit donc protéger les juges contre toute ingérence, et par là même protéger le principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Sa seule compétence en matière judiciaire est mentionnée dans l'article 17 de la Constitution qui lui accorde "le droit de faire grâce à titre individuel", mesure qui ne supprime pas la condamnation mais se limite à dispenser l'intéressé de tout ou partie de la peine. En dehors de cette exception, il doit s'abstenir d'intervenir dans les affaires en cours et protéger les juges lorsque leur indépendance et leur impartialité sont mises en cause.

A mi-mandat de la présidence d'Emmanuel Macron, on dispose d'un certain nombre d'éléments permettant de comprendre la manière dont il interprète l'article 64. Disons-le nettement, le seul fil conducteur en la matière est un constant mépris pour la justice. Certes, l'Elysée a affirmé le 6 juillet dernier après la nomination de Gérald Darmanin, qu'il ne ferait "jamais de commentaires sur les affaires en cours". Mais l'entourage du Président a immédiatement atténué la portée de ce communiqué et laissé filtrer qu'il "semble que les choses vont dans le bon sens". C'est sans doute l'esprit du régime de commencer par dire que l'on ne fera pas de commentaire pour "en même temps" en ajouter un qui s'analyse précisément comme une ingérence dans une affaire en cours.

Et précisément, les ingérences sont nombreuses. On pourrait se borner à les énumérer, mais il est plus intéressant de s'interroger sur ce qu'elles révèlent de la manière dont la justice est considérée depuis 2017. Et l'on pourrait résumer la situation en invoquant un seul mot : le mépris.


Affaire Jacqueline Sauvage : La remise en cause d'une décision de justice



Le décès de Jacqueline Sauvage a suscité un tweet du Président Macron, affirmant qu'elle "était devenue le symbole de la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce combat, grande cause du quinquennat, nous continuerons sans relâche à le mener (...)". Certes, il ne s'agit pas d'une ingérence dans une affaire en cours. Il s'agit de la remise en cause de deux décisions de justice qui, toutes deux, avaient écarté la légitime défense dans le cas d'une femme qui, en 2012, avait tiré trois balles dans le dos de son mari endormi.

Il est vrai que François Hollande avait accordé une grâce partielle, puis une grâce totale en 2016. Mais il ne s'agissait pas d'une mesure destinée à remédier à une erreur judiciaire. Jacqueline Sauvage n'était pas le capitaine Dreyfus, gracié en 1899 par Emile Loubet avant d'être réhabilité par la justice en 1906. Les faits reprochés à Jacqueline Sauvage étaient parfaitement établis. Mais le Président Hollande a sans doute considéré qu'elle avait été victime d'une bien mauvaise défense. En pratiquant une défense de "rupture", en invoquant une "légitime défense différée" qui n'avait aucune chance d'être admise par les juges, ses avocates ont finalement réussi à la faire condamner à dix ans de prison, une peine bien lourde pour une femme qui subissait des violences conjugales depuis de longues années. Si les avocates avaient plaidé les circonstances atténuantes, leur cliente aurait été condamnée plus légèrement et serait rapidement sortie de prison.

En présentant Jacqueline Sauvage comme un "symbole de la lutte contre les violences faites aux femmes", le Président de la République conteste une décision de justice, usurpe une fonction de dire le droit qui ne lui appartient pas, comme s'il jouait, à lui seul, le rôle de Cour Suprême. Sur le fond, il semble considérer comme conforme au droit qu'une femme s'arroge le droit d'infliger elle-même la peine de mort à un mari violent. Or, précisément, la justice n'a rien à voir avec la vengeance privée. Il y a une justice pour punir les maris violents et c'est cette justice qui se trouve méprisée.

Le pire de l'affaire réside sans doute dans les motivations du Président. Il s'agit en fait de donner satisfaction à certains groupes féministes, largement relayés dans les médias. D'une certaine manière, le Président oppose l'opinion, ou ce qu'il croit être l'opinion, à la justice. Le problème est que l'article 64 lui impose de faire le contraire, c'est-à-dire de protéger la sérénité de la justice contre les excès de certaines campagnes médiatiques.


Affaire Sarah Halimi : l'ingérence directe dans une affaire en cours



Le 3 avril 2017, Kobili Traoré a tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Cette fois, il ne s'agit plus de circontances atténuantes mais de circonstances aggravantes, le crime étant clairement antisémite.

Or, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris a rendu, le 19 décembre 2019, une décision qui a immédiatement suscité un large débat. Se fondant sur le rapport d'un collège d'experts, elle a en effet considéré que les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal étaient remplies. Ils ont estime que Kobili Traoré était atteint, au moment des faits, d'un trouble psychique ayant aboli son discernement, et il a été déclaré irresponsable.

Certes la décision est choquante, dans la mesure où l'état de démence de Traoré était dû à l'importance et à l'ancienneté de sa consommation de stupéfiants. Mais on ne doit pas incriminer les juges qui ne faisaient qu'appliquer le droit en vigueur. C'est si vrai qu'une mission "responsabilité pénale" pluridisciplinaire a été créée le 8 juin 2020, avec pour mission de s'interroger sur la nécessité de modifier le droit positif.

Quoi qu'il en soit, en décembre 2019, le Président de la République n'a pas hésité à intervenir dans l'affaire en cours. Et il l'a fait de Jérusalem, lors des cérémonies pour le 75e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau. Il a alors évoqué la décision de la chambre de l'instruction et a estimé que "le besoin de procès était là". C'est évidemment une pression directe sur la Cour de cassation, saisie d'un pourvoi dans cette affaire. Elle ne s'y est d'ailleurs pas trompée. La Première Présidente Chantal Arens et le Procureur général François Mollins ont immédiatement publié un communiqué, aussi bref que sévère à l'égard du Président de la République, dans lequel ils "rappellent que l'indépendance de la justice, dont le président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie. Les magistrats de la Cour de cassation doivent pouvoir examiner en toute sérénité et en toute indépendance les pourvois dont ils sont saisis ».

Une nouvelle fois, le Président Macron a donc privilégié l'opinion, ou du moins une partie d'entre elle, au détriment de l'indépendance de la justice. Il s'est cru autorisé à faire une pression directe sur la juridiction suprême de l'ordre judiciaire, pression qu'elle n'a pas vraiment apprécié.




Affaire François Fillon : L'ingérence à des fins politiques



L'ingérence dans l'affaire Fillon est d'une nature un peu différente, car il ne s'agit pas d'une infraction commise par un délinquant encore inconnu la veille de son crime. Il s'agit d'une infraction de détournement de fonds publics commise par le principal adversaire d'Emmanuel Macron lors des présidentielles de 2017.

Le 10 juin 2020, Eliane Houlette, ancienne Procureur de la République Financier. était entendue à l'Assemblée nationale par la Commission d'enquête parlementaire sur les obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire. En réponse à une question, elle a affirmé que, durant l'enquête préliminaire concernant François Fillon et son épouse, le PNF avait fait l'objet de multiples demandes de "remontées d'informations" par le Parquet général. Les propos d'Eliane Houlette ont immédiatement été détournés par les nostalgiques de la candidature Fillon et par certains médias ayant le goût du scandale. Ils ont vu dans l'attitude du Parquet général une volonté d'accabler François Fillon alors qu'il s'agissait au contraire d'obtenir du PNF l'ouverture rapide d'une information judiciaire.

En l'espèce, le Président de la République, garant de l'indépendance de la justice, aurait dû protéger les magistrats et protéger le Parquet financier, l'une des institutions qui fonctionne le mieux dans l'institution judiciaire. La lutte qu'il mène contre les pratiques de corruption n'a-t-elle pas rapporté à l'Etat plus de dix milliards depuis 2013 ?

Mais le Président ne semble pas aimer le PNF, ni avoir beaucoup de respect pour son travail. Loin de protéger les magistrats du Parquet, il a fait une demande d'avis au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), lui demandant si le PNF avait pu exercer son activité en toute sérénité et à l'abri de toute pression. Il interrogeait donc le CSM sur l'affaire Fillon qui est loin d'être close, car l'intéressé fait évidemment appel contre la lourde condamnation prononcée contre lui. Si le Président de la République décide la publication de l'avis du CSM, il commettra une nouvelle ingérence dans une affaire en cours.

Cette fois, les mobiles politiques ne font guère de doute, d'autant que les avocats, à leur tour, se sont directement attaqués au PNF. Dans l'affaire "Bismuth-Sarkozy", ils ont prétendu être victimes d'écoutes téléphoniques. La réalité est que, dans une affaire connexe destinée à rechercher qui avait pu informer Nicolas Sarkozy de certains éléments du dossier, le PNF avait procédé à quelques géolocalisations et s'était fait communiquer non pas des écoutes, mais des fadettes. Mais peu importe la vérité, peu importe qu'il n'y ait jamais eu d'écoutes et peu importe que l'affaire ait été classée sans suite. L'important était de lancer l'offensive contre le PNF, à quelques mois du procès Sarkozy. Et ils ont obtenu une victoire importante lorsque le Président de la République a nommé Garde des Sceaux un avocat qui a dû retirer, le matin même de sa nomination, la plainte qu'il avait déposée contre le Parquet financier.

Depuis 2017, on ne trouve pas d'exemple du soutien du Président de la République aux magistrats qui font leur travail dans des conditions souvent extrêmement difficiles. Pour satisfaire les médias, pour se donner un rôle de "grande conscience" auprès de l'opinion, voire pour des motifs de basse politique, le Président ignore purement et simplement les responsabilités que lui impose l'article 64 de la Constitution. Hélas, cette obligation qui pèse sur le Président d'être le "gardien de l'indépendance de l'autorité judiciaire" n'est assortie d'aucune sanction. Sans doute conviendrait-il de créer une infraction de "mépris des juges", sorte de "Contempt of Court" à la française ? Nul doute que le Président de la République serait alors perçu comme un multi-récidiviste.



mardi 28 juillet 2020

Le Conseil constitutionnel saisi de la loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes


Le Président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, saisit le Conseil constitutionnel de la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine. L'initiative peut surprendre, car ce texte est une "fausse" proposition de loi. Comme bien souvent sous le présent quinquennat, un parlementaire LaRem est chargé de déposer une proposition de loi qui, dans les faits, émane de l'Exécutif. L'avantage réside dans le fait que la proposition est dispensée d'étude d'impact. En l'espèce, Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois, a été chargée de cette mission. On peut dès lors se demander pourquoi le président de l'Assemblée nationale, lui-même issu de LaRem, saisit le Conseil constitutionnel d'un texte voté par la majorité LaRem. Quoi qu'il en soit, on annonce qu'il sera rejoint par un groupe de sénateurs socialistes.


La libération de 150 condamnés pour terrorisme



La proposition de loi trouve son origine dans une situation qui suscite des craintes, d'ailleurs légitimes : la libération prochaine d'environ 150 détenus condamnés pour des faits liés au terrorisme islamiste. Le gouvernement souhaite exercer un contrôle sur ces personnes, dans le but d'empêcher la récidive. La finalité poursuivie est donc tout à fait louable, et même le Garde des Sceaux qui s'était opposé à ce texte à l'époque où il était avocat, y est désormais favorable expliquant aux sénateurs que sa "pensée est un cheminement".

Le texte, très court, ajoute au code de procédure pénale un nouvel article 706-25-15 prévoyant que lorsqu'une personne est condamnée à une peine supérieure ou égale à cinq ans pour des faits liés au terrorisme (ou à trois ans dans le cas d'une récidive légale), la juridiction de la rétention de sûreté peut, sur réquisitions du procureur de la République, ordonner une mesure de sureté à la fin de l'exécution de la peine. Encore faut-il que la personne condamnée "présente une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme". Une ou plusieurs mesures peuvent être prises, telles que le placement sous surveillance électronique, l'obligation de pointage régulièrement auprès des autorités de police, l'obligation de résidence dans un lieu déterminé, l'interdiction de se livrer à certaines activités ou de fréquenter certains lieux, voire le respect d'une prise en charge éducative ou psychologique "destinées à permettre la réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté".


Le précédent de la rétention de sûreté



Les auteurs de la proposition s'appuient sur un précédent texte, pur produit du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La loi du 25 février 2008 modifiée par celle du 10 mars 2010 crée en effet une rétention de sûreté. Elle consiste à maintenir enfermé, à l’issue de sa peine, un criminel présentant un risque élevé de récidive, en raison notamment de son état psychiatrique.  Elle peut s'appliquer aux personnes condamnées à un emprisonnement d'une durée égale ou supérieure à quinze ans, pour des crimes particulièrement odieux, ceux qui sont commis sur une victime mineure, mais aussi l'assassinat ou le meurtre, les actes de torture ou de barbarie, l'enlèvement ou la séquestration.

Concrètement, la rétention de sûreté n'a abouti à rien, ou à pas grand-chose. Ses effets utiles ont été largement remis en cause par des jurisprudences convergentes de la Cour européenne des droits de l'homme et du Conseil constitutionnel. Du côté du juge européen, un arrêt du 24 novembre 2011 OH c. Allemagne, la CEDH énonce qu’une telle rétention doit être considérée comme une peine pénale et prononcée par un juge. Du côté du Conseil constitutionnel, la décision du 21 février 2008 précise qu'une décision de rétention, étant une peine, ne saurait être rétroactive. Autrement dit, la rétention de sûreté ne s'est appliquée qu'aux personnes condamnées après l'intervention de la loi de 2008, et elles se comptent sur les doigts d'une seule main.

Ce précédent ne semble pas avoir été étudié par les auteurs du texte aujourd'hui déféré au Conseil constitutionnel, car il pose le même type de problèmes, d'ailleurs mis en lumière par le Conseil d'Etat dans son avis.


Le placement sous surveillance électronique mobilie (PSEM)


Concrétisé par le port d'un bracelet électronique, le placement sous surveillance électronique mobile est effectivement une mesure de sûreté, mais il ne s'applique que pendant la durée de la peine. Il s'inscrit dans une procédure de liberté conditionnelle et de suivi socio-judiciaire ou de surveillance judiciaire. Géré par l'administration pénitentiaire, le dispositif permet de s'assurer que l'intéressé respecte les obligations qui lui ont été imposées par le juge.

Dans le cas du placement sous surveillance électronique prévu par la présente loi, la décision est certes prise par la juridiction de la rétention, celle-là même qui est compétente pour les rétentions décidées sur le fondement de la loi de 2008. On peut donc en déduire qu'il s'agit d'une peine. Le problème est que le champ d'application temporel de cette peine dépasse la durée de la peine initiale prononcée par le juge lors de la condamnation pour faits de terrorisme. Elle peut en effet être renouvelée jusqu'à dix ans après que l'individu ait purgé sa peine. On doit donc se demander si la personne n'est pas condamnée deux fois pour les mêmes faits, ce qui pourrait entrainer une atteinte au principe non bis in idem.

Pour tenter de résoudre le problème, une solution serait de considérer le PSEM comme une peine complémentaire, mais cette solution viderait la loi de son intérêt immédiat. Dans ce cas en effet, la peine complémentaire doit être prononcée en même temps que la peine principale, ce qui signifie que le PSEM ne s'appliquerait pas aux 150 détenus qui doivent être prochainement libérés. En tout état de cause, s'il s'agit d'une peine pénale, elle ne saurait être rétroactive.


Les Indégivrables. Xavier Gorce. 23 septembre 2010

La nécessité du dispositif



Si l'on considère, non plus le seul PSEM mais l'ensemble du dispositif, on peut s'interroger sur sa nécessité. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 février 2008 sur la rétention de sûreté, rappelle que le législateur doit opérer une conciliation entre les atteintes aux libertés nécessitées par la sauvegarde de l'ordre public et l'exercice des libertés constitutionnellement garanties.

Dans le cas présent, il est évident que la lutte contre le terrorisme peut fonder des atteintes à la liberté de circulation des personnes. Il n'en demeure pas moins que les instruments normatifs destinés à assurer sa prévention sont déjà fort nombreux. Dans son avis, le Conseil d'Etat ne manque pas de les énumérer, mentionnant que le délit d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste est devenu "l'instrument essentiel" de cette prévention. Il dresse aussi une liste importante de procédures de surveillance et de suivi socio-judiciaire susceptibles d'être imposées à une personne soupçonnée de liens avec l'islam radical. La loi du 3 juin 2016 permet ainsi un suivi socio-judiciaire des personnes condamnées pour terrorisme très proche de ce qui figure dans la loi soumise au Conseil.

Est-il nécessaire d'ajouter un dispositif supplémentaire à un ensemble déjà conséquent ? Il est difficile de prédire ce que sera la position du Conseil constitutionnel. Tout au plus peut-on observer que, dans sa décision QPC du 10 février 2017, il a considéré que le délit de consultation de sites internet terroristes n'était pas nécessaire, car il existait d'autres moyens de contrôler les sites terroristes et ceux qui les consultent.

D'autres interrogations apparaissent sur ce nouveau dispositif. Est-il réellement adapté à son objet ? Il est sans doute utile de contrôler les personnes condamnées pour terrorisme, mais ce dispositif législatif ne s'étend pas aux personnes condamnées pour des infractions de droit commun, alors même qu'elles sont identifiées comme radicalisées et proches de mouvements terroristes. Or nul n'ignore que bon nombre d'actes de terrorisme sont commis par des individus connus des services de police pour des actes de délinquance et même de petite délinquance.


La mise en oeuvre du dispositif



Si le Conseil examine la mise en oeuvre de ce dispositif, la question posée est cette fois celle de la sécurité juridique. Les auteurs de la loi semblent se référer au précédent de la loi de 2008 comme si les deux procédures étaient parfaitement identiques, la dangerosité d'un individu permettant, dans les deux cas, de justifier ces mesures de sûreté.

Mais les situations sont bien différentes. Dans le cas de la rétention de sûreté issue de la loi de 2008, la dangerosité de la personne est appréciée à travers sa situation psychiatrique, le risque de récidive étant apprécié par des experts. Dans la présente loi, il ne s'agit pas d'évaluer le risque de récidive mais la persistance d'une adhésion à un projet terroriste. Mais comment peut-on effectuer cette évaluation ? On sait que les terroristes sont entraînés à pratiquer la Taqîya, pratique consistant à dissimuler ses convictions pour faire aboutir son projet. Surtout, et c'est le point essentiel, les personnes condamnées pour terrorisme ne sont pas nécessairement atteintes de maladie mentale et l'expertise psychiatrique n'est pas un instrument pertinent pour évaluer leur dangerosité.

Cette dangerosité ne peut donc être évaluée qu'au moment du procès, à partir des faits qui ont eu lieu, et non pas à partir d'une menace hypothétique. Cette constatation pourrait conduire le Conseil constitutionnel à considérer que les mesures de sûreté envisagées devraient l'être dès la condamnation initiale, comme peines complémentaires. Le seul problème est que l'objectif initial de la loi, à savoir la surveillance des 150 condamnés qui vont sortir de prison, disparaît alors totalement.

La saisine du Conseil constitutionnel devrait permettre de lever quelques incertitudes, du moins on l'espère. Mais cette loi instaurant des mesures de sûreté constitue un nouvel exemple d'une législation rédigée rapidement, sur un coin de pupitre.  Personne n'a regardé les débats juridiques qui ont entouré la loi de 2008, conduisant à la vider de son contenu. Même si la majorité actuelle est constituée de parlementaires de qualité qui savent tout sans avoir jamais rien appris, il n'est pas mauvais, parfois, de consulter les précédents, de poser les questions en termes juridiques et non pas électoraux.


vendredi 24 juillet 2020

Une querelle d'allemand

La Cour administrative d'appel de Nancy (CAA) a rendu le 9 juillet 2020 une décision affirmant clairement qu'une décision administrative ne saurait trouver son fondement juridique dans un texte rédigé en langue allemande et dépourvu de traduction officielle. Le litige trouve en effet son origine dans l'application du droit local applicable, pour certaines de ses dispositions, dans les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle.


Le droit local



Le droit local comprend des lois allemandes adoptées par l'Empire allemand entre 1871 et 1918, des dispositions propres à l'Alsace-Moselle adoptée par les collectivités locales de l'époque (notamment le régime juridique de la chasse) et enfin des lois françaises postérieures à 1918 et seulement applicables dans ces trois départements. Après la première guerre mondiale, un tri a été effectué, et il a été décidé de maintenir un certain nombre de ces textes dans le droit positif local, deux lois du 1er juin 1924 ayant ainsi garanti la permanence du droit local. Il n'a pas disparu, en particulier en matière de liberté des cultes, toujours organisée selon le régime concordataire.

L'affaire soumise à la CAA de Nancy par l'Association d'éducation populaire de l'Ecole Notre-Dame de la Sainte Espérance à Mulhouse porte sur l'enseignement, même si la dimension religieuse est loin d'être absente. L'association requérante demande l'annulation d'un jugement du tribunal administratif de Strasbourg admettant la légalité du refus du préfet du Haut-Rhin d'accorder à Madame C., l'autorisation d'enseigner en école primaire. Les causes de cette décision ne sont pas mentionnées mais elles importent peu, dès lors que l'association fonde son recours sur un autre moyen.

Dès lors qu'il s'agit d'une école privée hors contrat, le droit applicable est le droit local, en l'occurrence la loi du 12 février 1873 sur l'enseignement et l'article 9 de l'ordonnance du Chancelier du 10 juillet 1873. La loi place l'enseignement sous le contrôle de l'Etat, et l'ordonnance organise une procédure d'autorisation de recrutement, le chef d'établissement devant apporter des pièces justificatives constatant " l'âge et les bonnes vie et moeurs de la personne présentée, ainsi que son aptitude à l'enseignement qui doit lui être confié".

Sag Warum. Camillo Felgen. 1959


Un défaut de traduction



Ces deux textes, cités dans les visas de la décision de la CAA, sont issus du droit allemand impérial. Mais il y a tout de même un problème : Contrairement à la loi, l'ordonnance du Chancelier n'a jamais donné lieu à une traduction officielle. L'association se fonde donc sur le défaut d'intelligibilité de la loi et demande à la CAA, soit l'annulation de la décision refusant l'autorisation d'enseigner à Mme C., soit la transmission au Conseil d'Etat d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur précisément sur la conformité à la Constitution de l'article 9 de l'ordonnance du Chancelier.

En l'occurrence, la CAA reconnaît directement l'inconstitutionnalité de ces disposition et annule donc sur ce fondement la décision individuelle qui lui est déférée. De fait, elle n'a pas besoin de renvoyer la QPC au Conseil d'Etat.


Le précédent de 2012



Le Conseil constitutionnel lui-même avait indiqué la voie à suivre dans sa décision QPC Christian S. rendue le 30 novembre 2012.  Il s'agissait déjà d'apprécier la conformité à la Constitution de certaines dispositions du droit d'Alsace-Moselle, en l'espèce l'affiliation obligatoire des artisans de ces départements, qu'ils soient chefs d'entreprise ou salariés, à des corporations. Le Conseil constitutionnel avait déclaré inconstitutionnelle cette règle qui portait atteinte à la liberté d'entreprendre, la corporation étant compétente pour imposer à ses membres des sujétions très lourdes pour l'exercice de leur profession. Mais, là encore, la règle était rédigée en allemand et, alors même que le texte était déjà abrogé sur un autre fondement, le Conseil a précisé que l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi pourrait, à titre exceptionnel, être invoqué lors d'une QPC s'il s'analysait comme une violation de l'article 2 de la Constitution, selon lequel "la langue officielle de la République est le français".

Cette formulation comportait une menace à peine voilée. Si les autorités françaises ne se donnaient pas le peine de traduire le droit local, le Conseil envisageait sérieusement son inconstitutionnalité. L'affaire jugée par la CAA Nancy le 9 juillet 2020 montre clairement qu'aucune traduction n'a pourtant été entreprise. Le juge fait observer qu'il existe certes une traduction réalisée en 1918 par le 2ème bureau de l'état-major général du ministère de la guerre et qu'elle est accessible sur Gallica, mais elle ne saurait être considérée comme une traduction authentique, dotée d'une valeur juridique et régulièrement publiée. La CAA s'appuie à l'évidence sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour conclure à l'inconstitutionnalité de l'article 9 de l'ordonnance de 1873.

On peut se demander pourquoi la CAA ne se borne pas à transmettre la QPC au Conseil d'Etat, dès lors qu'il existence un "doute sérieux" sur la constitutionnalité de la norme. Elle préfère vraisemblablement annuler une décision individuelle prise sur son fondement plutôt que remettre frontalement en cause le droit local. En effet, dans sa décision du 5 août 2011, le Conseil constitutionnel avait affirmé que son maintien dans les trois départements du Bas Rhin, du Haut Rhin et de la Moselle était un principe fondamental reconnu par les lois de la République, c'est à dire un principe à valeur constitutionnelle. Il s'agit donc finalement de ne pas toucher au droit local. On sait que la population d'Alsace Moselle y est attachée, et qu'il contribue notamment à une cohabitation harmonieuse entre les religions. Et obliger les autorités françaises à le traduire constitue finalement un bon moyen pour le conforter, l'ancrer encore plus solidement dans notre système juridique.


dimanche 19 juillet 2020

Le Privacy Shield enterré par la CJUE

L'avocat autrichien Maximilian Schrems est certainement l'un des acteurs européens les plus engagés dans la protection des données personnelles. Depuis des lustres, il combat inlassablement les GAFA, et plus spécialement Facebook, qui envoient aux Etats Unis les données personnelles de leurs utilisateurs européens. Et ils le font en toute légalité, dès lors que l'Union européenne a accepté de passer des accords avec les Etats Unis, accords reposant sur une fiction juridique selon laquelle les données personnelles feraient l'objet d'une protection équivalente de part et d'autre de l'Atlantique. Le problème est que rien n'est plus faux. Pour le droit européen, les données personnelles sont des éléments de la vie privée. Pour le droit américain, elles sont des biens susceptibles d'échanges et d'appropriation.


La décision Schrems 2 et le Privacy Shield



Saisie par Maximilian Schrems, la Grande Chambre de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a invalidé, dans un arrêt du 6 juillet 2020, la décision 2016/1250 de la Commission déclarant l'"adéquation" de la protection des données assurée par l'accord Privacy Shield. Entré en vigueur le 1er août 2016, cet accord entre l'UE et les Etats Unis supposait en effet une décision de la Commission déclarant que la protection des données personnelles par le droit américain était "adéquate", c'est-à-dire d'une efficacité équivalente à celle exigée par le droit européen. Les firmes américaines pouvaient alors conduire un processus d'auto-certification et s'inscrire sur un registre géré par le ministère du commerce américain. Les entreprises européennes étaient alors autorisées à transférer leurs données personnelles aux firmes figurant sur cette liste, une autre décision de la Commission prévoyant des "clauses types" pour ce type d'échanges. C'est ce que faisait Facebook, dont la filiale irlandaise transférait massivement les données des abonnés européens du réseau social à la maison mère américaine.


La décision Schrems 1 et le Safe Harbor



L'arrêt du 6 juillet 2020 s'inscrit dans un contentieux initié en 2013 par Maximilian Schrems devant l'autorité irlandaise de protection des données, puis devant la justice irlandaise. Invoquant les révélations d'Edward Snowden, il demande  alors la cessation des transferts de données personnelles de Facebook Irlande à Facebook Etats Unis, dès lors qu'il apparaît que ces données conservées sur des serveurs américains sont accessibles aux services de renseignements des Etats Unis, la NSA en particulier. Le requérant s'appuyait alors sur le droit européen de l'époque, c'est-à-dire sur la directive de 1995 sur la protection des données.

Il conteste donc une première décision d'adéquation de la Commission, datée du 26 juillet 2000. A l'époque, elle trouvait son origine dans un premier accord intervenu entre l'UE et les Etats Unis, le Safe Harbor. Maximilian Schrems obtient satisfaction, et la CJUE, dans un premier arrêt du 6 octobre 2015, rendu sur question préjudicielle, déclare cette décision non conforme au droit européen de la protection des données, faisant en quelque sorte exploser le Safe Harbor.

Mais le lobby des GAFA est décidément très puissant, et l'accord Privacy Shield, adopté après l'arrêt Schrems 1, ressemble étrangement à Safe Harbor. Et il est écarté pour les mêmes motifs.

David vainqueur de Goliath
Kaspar van der Hoecke, circa 1585

Le RGPD



La décision Schrems 2 ne se distingue guère de la décision Schrems 1 que par le fondement juridique du droit de l'Union. A la directive de 1995 a succédé le règlement général de protection des données (RGPD), adopté en 2016 et en vigueur depuis mai 2018. Or, le Privacy Shield n'est pas plus conforme au RGPD que Safe Harbor n'était conforme à la directive de 1995.

La lacune essentielle du Privacy Shield, mise en lumière par l'arrêt du 8 juillet 2020, réside dans l'oubli total de la loi américaine. Il organise en effet l'échange de données personnelles entre les entreprises américaines et les entreprises européennes, échange reposant sur l'affirmation d'une équivalence de protection dans les deux systèmes. Mais les relations entre les entreprises américaines et l'administration des Etats Unis ne sont pas évoquées, sauf par une dérogation très générale figurant dans une annexe II de la décision. Et cette dérogation affirme simplement que des ingérences dans les données personnelles ayant ainsi transité de l'Europe vers les Etats Unis sont possibles, fondées notamment sur "des exigences relatives à la sécurité nationale et à l’intérêt public ou sur la législation interne des États-Unis". Autrement dit, les données des internautes européennes peuvent faire l'objet d'une collecte, et même d'une collecte de masse, par l'administration américaine, collecte qui, au regard du droit européen, s'analyse comme une ingérence dans la vie privée. Dans le cas de Facebook, objet du litige initié par le requérant, on imagine mal Mark Zuckerberg refusant à la NSA, ou à tout autre service américain, la communication de données sur les utilisateurs européens du réseau social.

La CJUE invalide donc le Privacy Shield comme elle avait invalidé l'accort Safe Harbor. Cette décision ne signifie pas que les transferts de données de part et d'autre de l'Atlantique doivent immédiatement cesser. Elle se borne à imposer aux autorités de contrôle, y compris au commissaire irlandais à la protection des données bien passif durant toute l'affaire, d'interdire les transferts lorsque les clauses types de protection des données ne peuvent pas être respectées aux Etats Unis. En d'autres termes, les transferts demeurent licites s'ils sont conformes au RGPD.

De manière très concrète, la décision devrait théoriquement susciter une réforme de la surveillance des données par l'administration américaines pour que les firmes puissent de nouveau prétendre au statut privilégié reposant sur l'équivalence de la protection des données personnelles. On à du mal à croire que l'administration Trump se soumette volontiers à une telle exigence. Quant aux GAFA, ils se sont toujours efforcés d'échapper au droit de l'Union européenne et il ne fait guère de doute que le Privacy Shield était le produit d'un lobbying particulièrement efficace. On peut donc penser que nous sera bientôt imposée une troisième mouture de ces accords d'équivalence. On se prend à rêver qu'un jour, les citoyens des Etats membres soient consultés sur les normes qui leurs sont appliquées. On se prend aussi à rêver que les associations françaises de protection des droits de l'homme s'intéressent à ces questions. Mais heureusement, Maximilian Schrems veille.




mercredi 15 juillet 2020

Etat d'urgence sanitaire : une sortie masquée

Déclarée conforme à la Constitution par une décision rendue le même jour par le Conseil constitutionnel, la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'urgence sanitaire a été publiée au Journal officiel du 10 juillet. Elle est entrée en vigueur le 11, à point nommé puisque l'état d'urgence sanitaire a précisément pris fin ce même 11 juillet.

Le calendrier était si bien organisé que peu de commentateurs ont songé à étudier le contenu de ce texte. La tendance actuelle est plutôt à l'oubli du Covid-19, de la menace sanitaire qu'il représente et des contraintes qu'il impose. On renonce joyeusement aux gestes barrières et l'on se précipite dans les Rave Parties, les restaurants, les lieux de rencontres en tous genres. Bref, on se déconfine avec jubilation.

La loi du 9 juillet 2020, quant à elle, n'oublie pas les gestes barrières, car l'état d'urgence sanitaire revient masqué. Il est maintenu à Mayotte et en Guyane, collectivités dans lesquelles le virus demeure très actif. Sur le reste du territoire, il est remplacé par une période transitoire qui ne s'achèvera que le 30 octobre, sauf évidemment si le législateur décide une prorogation. Les pouvoirs dévolus au Premier ministre par l'état d'urgence sanitaire sont à la fois confirmés et banalisés, énumérés dans l'article 1er de la loi. En tout état de cause, plusieurs libertés publiques peuvent être mises en quarantaine durant cette période transitoire.


La liberté de circulation



Le chef du gouvernement est d'abord autorisé à réglementer la circulation des personnes et des véhicules, ainsi que l'accès aux transports collectifs. De même, le déplacement par avion peut être subordonné à la présentation d'un certificat attestant d'un dépistage virologique préalable. Il est tout de même précisé que ces mesures peuvent être prises "dans certaines parties du territoire dans lesquelles est constatée une circulation active du virus", On doit donc en déduire que le confinement général de l'ensemble de la population n'est plus juridiquement autorisé. Cette restriction est aisément consentie, car les scientifiques affirment aujourd'hui qu'une telle mesure serait inutile en cas de "seconde vague" du virus.

Les sénateurs auteurs du recours devant le Conseil constitutionnel ont contesté cette disposition qui serait susceptible de conduire à une interdiction générale et absolue de la liberté de circulation, alors même que les conditions de recours à l'état d'urgence sanitaire ne seraient plus réunies.

Le moyen n'est cependant guère recevable. Certes, l'état d'urgence sanitaire ne peut être décidé qu'en "cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population", et une éventuelle "seconde vague", sans doute plus localisée et moins dévastatrice, ne pourrait sans doute pas être considérée comme une "catastrophe sanitaire". Le problème est que cette condition de mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire est définie par l'article L3131-12 du code de la santé publique, et que ces dispositions n'ont qu'une valeur législative. Le Conseil constitutionnel se réfère donc à l'objectif constitutionnel de protection de la santé, figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946. Il précise qu'il appartient au législateur de définir les moyens de gérer un risque sanitaire, et qu'il n'appartient pas au Conseil de remettre en cause son appréciation, sauf si elle se révélait "manifestement inadéquate au regard de la situation présente". En l'absence d'erreur manifeste, la restriction à la liberté d'aller et venir est donc déclarée conforme à la Constitution. 

Medley du confinement. Les Goguette, en trio mais à quatre, 1er juillet 2020


La liberté du commerce et de l'industrie et la liberté de réunion



La sortie de l'état d'urgence s'accommode aussi d'une interdiction d'exercer une activité commerciale (art. 1er, al. 2). Le Premier ministre peut en effet "réglementer l'ouverture au public, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou de plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion". Les seules exceptions prévues sont les locaux à usage d'habitation ainsi que ceux qui permettent l'accès aux biens et aux services de première nécessité, exceptions identiques à celles qui existaient dans l'état d'urgence sanitaire.

Dans le cas des lieux de réunion, le législateur a adopté une formulation extrêmement compréhensive qui permet au Premier ministre ou au préfet d'ordonner la fermeture "lorsqu'ils accueillent des activités qui, par leur nature même, ne permettent pas de garantir la mise en œuvre des mesures de nature à prévenir les risques de propagation du virus ou lorsqu'ils se situent dans certaines parties du territoire dans lesquelles est constatée une circulation active du virus". 

Devant le Conseil constitutionnel, les sénateurs invoquent cette fois le caractère redondant de ces dispositions. En effet, l'alinéa 3 de l'article 1er de la loi autorise le Premier ministre à interdire les rassemblements ou les réunions de personnes à partir d'un certain seuil, disposition qui pourrait s'appliquer aux activités commerciales et aux lieux de réunion. Mais ce caractère redondant n'est pas un cas d'inconstitutionnalité, et le Conseil ne s'y arrête pas, préférant se référer une nouvelle fois à l'objectif constitutionnel de protection de la santé. Il observe que ces fermetures peuvent être ordonnées lorsque les établissements en cause sont situés dans certaines parties du territoire dans lesquelles est constatée une circulation active du virus, ce qui constitue une donnée facilement vérifiable. L'objet de ces mesures est donc de remédier au risque de contamination que présente la fréquentation publique de ces lieux. Ces mesures répondent donc à l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé.


La liberté de manifestation



Reste évidemment cet alinéa 3 qui autorise l'Exécutif à "réglementer les rassemblements de personnes, les réunions et les activités sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public". Le mot "manifestation" n'est pas mentionné, mais il est clair que la liberté de manifester est perçue comme une modalité particulière de la liberté de réunion, qui s'exerce à des fins revendicatives sur la voie publique, c'est-à-dire dans des lieux "ouverts au public". Cette restriction au droit de manifester a été vivement dénoncée pendant les débats parlementaires, certains parlementaires, notamment Insoumis, soupçonnant le gouvernement d'utiliser cette loi pour empêcher les manifestations. Il s'agit sans doute d'un procès d'intention. Il n'en demeure pas moins que le régime de déclaration préalable qui caractérise la liberté de manifestation depuis 1935 est clairement mis en cause, puisque la "réglementation" prévue par la loi peut se traduire par la mise en place d'un régime d'autorisation.

Cette fois, le Conseil constitutionnel invoque l'objectif constitutionnel de protection de la santé, mais il se fonde également sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui garantit « La libre communication des pensées et des opinions". Conformément à sa jurisprudence traditionnelle, le Conseil exerce un contrôle de proportionnalité pour s'assurer que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté et de ce droit doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi. Il s'appuie cette fois sur les travaux préparatoires de la loi pour affirmer que le législateur n'a pas entendu autoriser le Premier à substituer un régime d'autorisation préalable au régime déclaratoire existant. Comme toujours dans ce type d'analyse, l'argumentaire n'est pas convaincant. Car le juge administratif, juge de la légalité de l'éventuelle interdiction d'une manifestation, n'est pas tenu de se référer à l'intention du législateur et il peut affirmer la légalité d'une interdiction, en se fondant sur le texte de la loi qui ne l'interdit pas.

Précisément, l'une des faiblesses de la loi réside dans le paragraphe IV de l'article 1 qui énonce que actes pris par le Premier ministre ou l'autorité préfectorale "peuvent faire l'objet d'un référé-suspension ou d'un référé-liberté devant le juge administratif ". Hélas, car ce que le Conseil constitutionnel considère comme une garantie de protection des libertés s'analyse plutôt comme une menace pour les libertés. Les décisions du juge des référés du Conseil d'Etat durant l'état d'urgence sanitaire ont été globalement marquées par un soutien indéfectible à l'Exécutif. Les seules exceptions, fort modestes, sont intervenues pour autoriser l'usage du vélo pendant le confinement, réglementer celui des drones dans la surveillance du déconfinement et permettre en même temps la réouverture des églises. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, n'a rien à dire sur le sujet. Puisque le Conseil d'Etat est le juge des libertés, il est évident qu'il protégera les libertés pendant cette période transitoire. Comme il l'a fait durant l'état d'urgence sanitaire. Doit-on parler de dialogue des juges ou de connivence entre membres du Conseil d'Etat ?




samedi 11 juillet 2020

Conditions de détention : la Cour de cassation et le dialogue des juges

Dans un arrêt du 8 juillet 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte un recours dirigé contre une ordonnance du juge des libertés et de la détention (JLD) refusant sa mise en liberté à une personne placée en détention provisoire. L'intéressé, mis en examen pour meurtre commis en bande organisée et divers autres chefs d'accusation, fondait sa demande sur le caractère indigne des conditions d'incarcération dans l'établissement pénitentiaire où il était détenu.

Le rejet de cette demande semble s'inscrire dans une jurisprudence constante, mais il n'en est rien car la Cour amorce en réalité un revirement de jurisprudence directement lié à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme rendu le 20 janvier 2020.


Conditions de détention et mise en liberté



Jusqu'à une date récente, et cette jurisprudence a encore été affirmée dans un arrêt du 18 septembre 2019, la Cour de cassation estimait que l'indignité des conditions de détention ne pouvait constituer un obstacle au placement en détention provisoire. En revanche, l'atteinte à la dignité de la personne était sanctionnée par une action en responsabilité fondée sur le mauvais fonctionnement du service public de la justice. Une exception à ce principe était toutefois admise dans l'hypothèse où l'état de santé de l'intéressé était jugé incompatible avec des conditions de détention particulièrement dégradées (Crim., 29 février 2012). La loi du 15 août 2014 avait repris cette jurisprudence, en créant un nouvel article 147-1 du code de procédure pénale, qui dispose que, " à tous les stades de la procédure, sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la mise en liberté d’une personne placée en détention provisoire peut être ordonnée, d’office ou à la demande de l’intéressé, lorsqu’une expertise médicale établit que cette personne est atteinte d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que son état de santé physique ou mentale est incompatible avec le maintien en détention".

Par sa décision du 8 juillet 2020, la Chambre criminelle décide que les conditions indignes de détention peuvent constituer le fondement direct d'une mise en liberté, à la condition toutefois que le demandeur fournisse une description suffisamment précise de ses propres conditions de détention. Cette description est alors considérée comme un commencement de preuve de ce caractère indigne, et il appartient alors au ministère public ou à la chambre de l'instruction de procéder à des vérifications complémentaires. En l'espèce, le demandeur s'était borné à des considérations très générales sur la situation de l'établissement pénitentiaire où il était détenu, sans évoquer ses propres conditions d'incarcération. Le pourvoi est donc rejeté, mais le revirement a bien eu lieu : la mise en liberté peut désormais être prononcée en raison de l'indignité des conditions de détention.

Si l'on considère l'état des prisons dans notre pays, on peut penser qu'une telle jurisprudence risque de contribuer à vider les prisons. Elle est pourtant la simple conséquence d'une jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Choeur des prisonniers O Welche Lust, Fidelio, Beethoven



La CEDH



Le 30 janvier 2020, saisie par trente-deux détenus de différents établissements pénitentiaires, la CEDH a sévèrement condamné la France sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitement inhumains et dégradants. Aux yeux de la Cour, les conditions de détention dans ces prisons s'analysaient comme de tels traitements.

Dans la même décision, la CEDH sanctionne également l'absence de recours préventif existant en droit français. Puisque le juge judiciaire ne pouvait ordonner qu'exceptionnellement, et pour une raison de santé immédiate, la mise en liberté, la seule possibilité offerte au détenu était de saisir le juge administratif d'une demande de référé-liberté enjoignant à l'administration pénitentiaire de prendre des mesures pour mettre fin au caractère indigne des conditions de détention. C'est ainsi que, par une ordonnance du 22 décembre 2012, le juge des référés du Conseil d'Etat avait ordonné la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes. 

La CEDH observe que le pouvoir d'injonction du juge administratif a une portée limitée. Il ne peut exiger des mesures de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un problème conjoncturel. Surtout, dans le cas de la surpopulation carcérale, le pouvoir du juge se heurte tout simplement à la loi qui oblige un directeur de prison à incarcérer toute personne mise sous écrou. Enfin, la CEDH observe que les injonctions du juge des référés sont parfois exécutées avec une lenteur étudiée, d'autant que les budgets consacrés au service public pénitentiaire sont notoirement insuffisants. De tous ces éléments, la Cour déduit que le référé offert aux personnes détenues n'est pas un recours suffisant, au sens de l'article 13 de la Convention.

La Cour de cassation affirme, quant à elle, que ce recours préventif appartient au juge judiciaire, et qu'elle a bien l'intention de le rendre effectif. Elle s'engouffre ainsi dans une brèche ouverte par l'Exécutif. En effet, dans sa décision de janvier 2020, la CEDH avait émis diverses recommandations, dont celle d'établir un tel recours. Mais aucune déclaration n'a annoncé un projet de loi en ce sens, et les autorités ont semblé se désintéresser de la question. Le revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation peut ainsi être présenté comme un moyen de remédier aux carences des autorités. C'est d'ailleurs en ces termes qu'elle le présente : "Il appartient au juge national, chargé d’appliquer la Convention, de tenir compte de la décision de la Cour européenne sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires".


Le Conseil constitutionnel



Dans une seconde décision du 8 juillet 2020, la Cour de cassation renvoie au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution des dispositions du code de procédure pénale relatives à la détention provisoire. Il ne leur est pas fait grief de leur contenu, mais plutôt de ce qu'elles ne contiennent pas. En effet, il n'est pas prévu que le JLD soit compétent pour redresser la situation dont sont victimes les détenus dont les conditions d'incarcération constituent un traitement inhumain et dégradant.

Là encore, la Cour de cassation n'hésite pas considérer comme négligeable le pouvoir d'injonction du juge des référés de l'ordre administratif. Elle estime en effet que la QPC présente un caractère sérieux car "il n’existe pas de recours ni de faculté d’injonction reconnue à une juridiction, permettant de mettre un terme à toute atteinte à la dignité de la personne incarcérée, résultant des conditions de sa détention". La formulation laisse clairement entendre que le juge des référés n'est pas une "juridiction".

Si la Cour de cassation revendique la place du juge judiciaire dans le contrôle des conditions de détention, elle n'entend pas davantage soumettre son appréciation au bon vouloir exclusif du Conseil constitutionnel. Elle précise en effet qu'elle n'a pas à surseoir à statuer en attendant le résultat de la QPC. Rien ne lui interdit d'exercer son contrôle de conventionnalité, et c'est exactement ce qu'elle fait.

La décision de la Cour de cassation suscite ainsi une double réflexion. En ce qui concerne les conditions d'incarcération dans les prisons françaises, elle entend exercer pleinement sa compétence, et exploite avec intelligence l'inaction du législateur. Les choses vont-elles évoluer avec l'arrivée d'Eric Dupont-Moretti au ministère de la justice ? On sait que sa première visite de ministre fut celle d'un établissement pénitentiaire mais sera-t-il en mesure d'engager une réforme d'ampleur dans ce domaine ? Pour le moment, rien n'est acquis, et la Cour de cassation en profite pour exercer sa compétence, sur le seul fondement de la jurisprudence de la CEDH. Mais au-delà de ce problème concret, les deux décisions du 8 juillet 2020 montrent que la Cour de cassation est entrée dans une phase de reconquête des compétences perdues au profit du Conseil d'Etat. On l'a observé dans sa jurisprudence sur l'état d'urgence "ordinaire", sur l'état d'urgence sanitaire, et aujourd'hui sur les conditions de détention. Gardien de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution, le juge judiciaire entend occuper le terrain dans ce domaine. Et c'est une bonne nouvelle pour l'Etat de droit.

mardi 7 juillet 2020

Le Garde des Sceaux v. Maître Dupond-Moretti

Eric Dupond-Moretti est Garde des Sceaux, ministre de la justice. Sa désignation est un véritable évènement en termes de communication, et si l'objet était de faire un "coup", la réussite est totale. S'il s'agit d'accentuer les clivages entre les professionnels du droit, là encore le succès est au rendez-vous. Certains avocats, surtout pénalistes, se réjouissent de voir l'un d'entre eux devenir ministre de la justice. Du côté des magistrats, le ton est plutôt celui de la consternation, le sentiment est celui de l'humiliation, car ils n'oublient pas l'agressivité de l'avocat Dupond-Moretti à leur égard. L'Union syndicale des magistrats (USM) évoque même une "déclaration de guerre" à la magistrature.

Personne ne reprochera à Eric Dupond-Moretti d'avoir été l'avocat de Jérôme Cahuzac, Alexandre Djouhri ou Patrick Balkany, parmi tant d'autres. Tous les justiciables ont le droit d'être défendus, y compris ceux qui sont poursuivis pour des faits de fraude fiscale ou de corruption.

Mais, au-delà de la défense individuelle de ses clients, Eric Dupond-Moretti, avocat, a pris des positions militantes soigneusement médiatisées, témoignant d'une franche hostilité à l'égard des institutions chargées de la lutte contre la corruption. En 2015, lors du procès de l'ancienne ministre Yamina Benguigui, accusée d'avoir dissimulé des éléments de son patrimoine dans sa déclaration, il avait qualifié la Haute autorité pour la transparence pour la vie publique (HATVP) de "truc populiste". Tout récemment, il avait porté plainte contre X pour «violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances» et «abus d'autorité», à la suite de la révélation des investigations menées par le Parquet national financier (PNF) pour identifier la personne susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans une affaire de corruption. Bien entendu, Maître Dupond-Moretti avait accompagné sa plainte de déclarations tonitruantes, dénonçant notamment une "enquête barbouzarde".

La plainte a été retirée le matin de la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme Garde des Sceaux, retrait annoncé, de manière un peu surprenante, par l'Elysée. Il n'en demeure pas moins que le nouveau ministre va devoir gérer l'ancien avocat.


Des écoutes sans écoute



La plainte d'Eric Dupond-Moretti s'inscrivait dans une longue suite de postures militantes revendiquant une conception absolutiste du secret professionnel. Pour les avocats, le secret professionnel devrait les mettre à l'abri de toute enquête, de toute ingérence d'un juge, et particulièrement par des écoutes téléphoniques. Cette revendication ne rencontre cependant aucun écho dans le droit positif, et l'article 100 alinéa 7 du code de procédure pénale énonce qu' "aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction". Cette disposition signifie que les interceptions sont possibles, sous la seule condition d'information du bâtonnier. Dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, la Cour européenne des droits de l'homme refuse, quant à elle, de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 mars 2016, avait, elle aussi, refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog.

Le problème, et Eric Dupond-Moretti ne peut davantage l'ignorer est que, dans le cas de l'enquête connexe dirigée par le PNF, une confusion est soigneusement entretenue, par les avocats mais aussi par le presse, entre les écoutes, parfaitement licites, qui ont existé et qui visaient Nicolas Sarkozy et son avocat, et l'enquête connexe qui, elle, n'a donné lieu qu'à une communication des "fadettes" (c'est à dire des coordonnées des correspondants) et à des géolocalisations. Autrement dit, ce "scandale des écoutes" se caractérise par le fait qu'aucune conversation n'a été écoutée. La plainte déposée par Maître Dupond-Moretti est donc dépourvue de fondement juridique sérieux, et ne pouvait prospérer bien longtemps. Il est vrai que son objet n'était pas d'obtenir une condamnation mais de disqualifier le travail du PNF, dans le but d'affaiblir l'institution.

Confronté à l'agitation de l'avocat, que va faire le ministre ?





Le rapport demandé au procureur général



Il va d'abord devoir gérer le cadeau empoisonné laissé par Nicole Belloubet. Confrontée au lobby des avocats et manifestement incapable de défendre efficacement les magistrats, elle avait demandé au procureur général de Paris "« un rapport circonstancié sur la nature précise » de l'enquête diligentée par le PNF. Ce rapport devrait porter « notamment sur les modalités des réquisitions effectuées, leur étendue et leur durée » et il devrait "« permettre de vérifier si le Parquet national financier a agi dans le cadre des dispositions du Code de procédure pénale ».

Passons sur le fond, puisque, à l'évidence, rien dans le code de procédure pénale ne permet de conclure à l'illégalité de l'enquête du PNF.  La procédure suivie devrait en revanche intéresser le nouveau ministre, qui vient de se déclarer fort attaché à la procédure contradictoire lors de son allocution d'entrée en fonctions. N'est-il pas surprenant, en effet, que l'enquête soit confiée au Procureur général de Paris, qui précisément, est le supérieur hiérarchique du  Procureur financier ? La situation est d'autant plus grave que, dans son audition devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, Eliant Houlette a clairement désigné le procureur général comme l'auteur des incessantes demandes d'informations qui lui ont été adressées durant l'affaire Fillon. De toute évidence, le procureur général est à la fois juge et partie dans cette enquête. Le Garde des Sceaux, s'il est réellement attaché au droit au juste procès, devrait rapidement mettre fin à une procédure qui viole les principes généraux de la procédure pénale.


Les remontées d'informations



Précisément, la question des remontées d'informations prend une acuité nouvelle avec la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme ministre de la Justice.

La presse annonce qu'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été tout récemment posée lors de l'instruction en cours devant le juge Tournaire dans l'affaire Solère. La question porterait donc sur la conformité à la Constitution des dispositions relatives aux remontées d'informations. Certes, si ce n'est que le fondement législatif des remontées d'information n'est pas clairement établi. Il convient, sur ce point, de distinguer entre deux niveaux de remontées d'information.

La loi, plus exactement l'article 35 du code de procédure pénale, précise que le Procureur général, ayant pour mission d'animer et de coordonner l'action des procureurs de la République, établit des rapports généraux sur la politique pénale et des "rapports particuliers" transmis au ministre de la justice. Ces "rapports particuliers" peuvent-ils s'analyser comme des "remontées d'information" sur une affaire en cours ? Derrière cette question de procédure en apparaît une autre, celle de l'indépendance de la justice. La circulaire du 31 janvier 2014 énonce en effet que le Garde des Sceaux, afin de pouvoir répondre aux questions des autorités indépendantes ou des parlementaires, doit « être renseigné sur les procédures présentant une problématique d’ordre sociétal, un enjeu d’ordre public, ayant un retentissement médiatique national (…) ». Mais il s'agit d'une circulaire qu'Eric Dupond-Moretti pourrait abroger, s'il est attaché au principe d'indépendance de la Justice.

Le second type de remontées d'informations sont celles demandées au procureur de la République par le Procureur général, celles que Eliane Houlette a jugées quelque peu excessives dans l'affaire Fillon. Celles là ne trouvent leur fondement juridique que dans la circulaire de 2014, plus précisément dans son paragraphe 3 consacré à « la transmission hiérarchique de l’information ». Il y est précisé que cette remontée hiérarchique doit répondre à des « nécessités clairement identifiées ». En quoi la transmission du détail des auditions dans l’affaire Fillon répond-elle à une « nécessité clairement identifiée » au regard des compétences du PG liées à la politique pénale ? A moins que cette "nécessité" soit celle d'informer le Procureur général pour qu'il puisse, à son tour, informer le ministre ?

On imagine aisément le malaise provoqué par ces remontées d'informations, avec Eric Dupond-Moretti Garde des Sceaux. Les procureurs de la République ne pourront manquer de se demander l'objet des demandes d'informations adressées par les procureurs généraux. S'agit-il d'informer le ministre ou, peut-être, son cabinet, et plus précisément son cabinet d'avocat ? Même si ce n'est pas le cas, même si Eric Dupont-Moretti entend renoncer, au moins provisoirement, à sa vie d'avocat, il n'est pas en mesure de lutter contre le soupçon. Sauf en supprimant les remontées d'informations...

Le nouveau Garde des Sceaux doit donc faire oublier l'avocat. Sur ce point, son intervention lors de sa prise de fonctions n'est guère rassurante. Certes, il a voulu apaiser, et a clairement dit qu'il n'était pas en guerre contre les magistrats. Mais il a donné l'impression de ne s'intéresser qu'aux affaires pénales et pénitentiaires, oubliant que la justice est un ensemble beaucoup plus vaste et que la justice civile est la justice de proximité des citoyens, cruellement abandonnée par les budgets successifs. Quoi qu'il en soit, il ne sera pas jugé par ses propos, mais par ses actes. Obligé d'agir rapidement car la seconde partie du quinquennat va être très brève, il a quelques mois pour renoncer aux prises de positions clivantes qu'il affectionne tant, et pour montrer qu'il n'est pas le ministre des avocats pénalistes mais le ministre de la Justice.