« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 30 novembre 2019

Les juges du fond et le droit à l'oubli

Dans une décision du 27 novembre 2019, la première chambre civile de la Cour de cassation précise l'étendue du contrôle des juges du fond sur le droit à l'oubli.

Rappelons qu'en droit français, le droit à l'oubli est une notion bien antérieure à internet. Il apparaît précisément en droit de la presse, lorsqu'une personne réinsérée dans la société demande l'oubli de ses erreurs et fautes du passé. 



Les fondements du droit à l'oubli

 


Tel est précisément le cas du requérant, M.  X. , qui exerce la profession d'expert-comptable et qui a été condamné pour escroquerie en 2011 par le tribunal correctionnel de Metz, condamnation à dix mois de prison avec sursis confirmée en appel en 2013. Archivée sur le site du Républicain lorrain, deux articles de presse relatant ces deux audiences sont toujours accessibles. Le fait de taper le nom de M. X. sur Google, en 2017, renvoie ainsi immédiatement à ces deux articles. Invoquant le droit à l'oubli, M. X. a demandé au moteur de recherches leur désindexation, opération qui ne fait pas disparaître les articles concernés des archives du journal, mais seulement les liens qui y renvoient. Quoi qu'il en soit, Google a refusé de procéder à cette désindexation, et M. X. a donc assigné le moteur de recherche en invoquant son droit à l'oubli. 

Le fondement juridique de la demande de M. X. se trouve dans la directive européenne du 24 octobre 1995  qui consacrait un droit de rectification des données inexactes, incomplètes ou qui ne sont plus pertinentes. C'est ce texte qui était en vigueur au moment du recours, en 2017. Il était d'ailleurs directement inspiré de l'article 6 al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978, qui mentionne que les données inexactes doivent être effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé. 

Aujourd'hui, le droit à l'oubli est formellement garanti par l’article 17 du Règlement général de protection des données (RGPD), qui affirme que « la personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant et le responsable du traitement a l’obligation d’effacer ces données à caractère personnel ». La loi du 20 juin 2018 a fait de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) l'autorité de contrôle du RGPD. Celle-ci a mené, au nom de l'Union européenne, une véritable bataille contentieuse, dans le but d'imposer à Google le respect de ce droit. Elle a obtenu des succès dans ce domaine, succès renforcée par l'arrêt Google Spain du 13 mai 2014 qui reconnaît expressément le droit à l'oubli sur internet. Depuis lors, Google a accepté de faire figurer sur son site le formulaire qui a permis à M. X. de faire sa demande de désindexation. 

L'oubli. Lynda Lemay


Le contrôle des motifs


Le problème est que la firme Google fait ce qu'elle veut, dans la plus grande opacité. En effet, elle réalise elle-même une appréciation de l'équilibre entre le droit à l'information et le droit à l'oubli et ne diffuse aucun élément sur les motifs qu'elle prend en compte pour accepter ou écarter la demande. Prend-elle en considération l'ancienneté de la condamnation ? sa gravité ? la notoriété de l'affaire ou celle des organes de presse, voire les liens commerciaux qu'elle entretient avec tel ou tel média ? Nul n'en sait rien. Elle fait ce qu'elle veut et n'entend pas communiquer aux juges internes les motifs de ses décisions. 

Précisément, par son arrêt du 27 novembre 2019, la Cour de cassation confère aux juges du fond une compétence générale pour apprécier le choix fait par la firme. Ils doivent ainsi apprécier de manière concrète la demande de déréférencement, se prononcer "sur son bien-fondé" et "vérifier (...)  si l’inclusion du lien litigieux dans la liste des résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, répond à un motif d’intérêt public important, tel que le droit à l’information du public, et si elle est strictement nécessaire pour assurer la préservation de cet intérêt". En l'espèce, les juges du fond sont sanctionnés pour avoir seulement fait référence au droit à l'information des internautes, sans se pencher sur la protection des données personnelles de M. X

La Cour de cassation, en l'espèce, se fonde directement sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans une décision du 24 septembre 2019, celle-ci énonce en effet que le responsable du traitement est, en principe, tenu de faire droit aux demandes de désindexation de liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données personnelles. Et l'exploitant d'un moteur de recherches ne peut se soustraire à cette obligation que si l'inclusion du lien dans la liste de résultats s'avère "strictement nécessaire pour protéger la liberté d'information des internautes". Il lui appartient donc d'exprimer clairement cette mise en balance entre l'ingérence dans les données personnelles et le droit à l'information. S'il ne le fait pas, cette mission incombe au juge du fond qui risque de sanctionner systématiquement Google, si l'entreprise persiste à refuser de motiver ses décisions.

Les juges français s'efforcent donc d'imposer à Google le respect du droit européen. Ils ne sont pas les seuls et le tribunal de Karlsruhe vient de renvoyer aux juges du fond allemands une affaire très semblable, leur imposant de se livrer à une appréciation identique. Certes, nul n'ignore le cadre territorial du droit à l'oubli. Dans une seconde décision du 24 septembre 2019, la CJUE a ainsi précisé que la territorialité du droit européen limitait les effets du désindexation aux résultats de recherches effectuées sur les moteurs européens du Google. Les données couvertes par le droit à l'oubli demeurent donc accessibles par les moteurs non européens, à commencer par le moteur américain. Il n'empêche que l'Europe entend toujours imposer à Google le respect de la vie privée, dans sa définition européenne : les données personnelles ne sont pas des biens dont on fait commerce, mais des éléments liés à la vie privée sur lesquels l'intéressé doit conserver une certaine maîtrise.



Sur le droit à l'oubli : Chapitre 8 Section  5 § 1 B , 3,  du manuel de Libertés publiques sur internet




jeudi 28 novembre 2019

La proposition Avia sur la "cyberhaine" torpillée par la Commission européenne

La proposition de loi défendue par Laetitia Avia visant à "lutter contre les contenus haineux sur internet" fait aujourd'hui l'objet d'une critique extrêmement rude de la Commission européenne qui estime que le texte n'est pas conforme au droit de l'Union, critique relayée par le site Next INpact.

Ce texte offre à chacun la possibilité de dénoncer un "contenu haineux" sur internet et d'exiger son retrait ou son déréférencement dans les 24 heures. Il devrait être débattu au Sénat le 17 décembre 2019, après avoir été adopté par l'Assemblée nationale le 9 juillet 2019. Rappelons qu'il a fait l'objet d'une procédure accélérée et que le vote du Sénat devrait donc permettre son entrée en vigueur. Rappelons aussi, et c'est important, qu'il s'agit d'une proposition de loi, même si elle téléguidée par l'Exécutif, et qu'elle est ainsi dispensée d'étude d'impact. 

Précisément, une étude d'impact n'aurait pas été inutile, et, faute d'avoir donné lieu à une analyse sérieuse, la proposition de loi se heurte aujourd'hui à un obstacle de taille révélé par le site Next INpact. La directive européenne du 9 septembre 2015 impose en effet une procédure de notification à la Commission de tout texte relatif à la société de l'information. Il appartient ensuite à la Commission d'informer l'Etat concerné si elle considère que certaines dispositions ne sont pas conformes au droit de l'Union européenne. En l'espèce, la proposition Avia a été notifiée par les autorités françaises après le vote de l'Assemblée, le 21 août 2019 et la réponse de la Commission est accablante. Le texte est en effet présenté comme largement incompatible avec le droit européen.

La Commission commence par rappeler que la proposition modifie la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, loi qui elle-même transposait la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques de la société de l'information et notamment au commerce électronique. Dans la mesure où les dispositions de la proposition de loi relèvent du champ d'application de la directive sur le commerce électronique, elle est donc considérée comme mettant en oeuvre le droit de l'Union, et notamment la Charte européenne des droits fondamentaux.

Or précisément, la Commission estime que la proposition est incompatible avec trois articles de la directive sur le commerce électronique. 


Atteinte à la libre circulation de l'information 



Son article 3 § 1 et 2 tout d'abord, reprend le principe traditionnel "du pays d'origine" qui s'applique au fonctionnement du marché intérieur. Il précise que les prestataires de services établis sur le territoire d'un Etat membre doivent respecter la législation en vigueur. En même temps, le droit de cet Etat ne saurait restreindre leur libre circulation. Or la proposition Avia impose aux plate-formes en ligne, y compris celles établies dans d'autres Etats membres, toute une série d'obligations : obligation de nommer un représentant légal sur le territoire français, nécessité de mettre un place un formulaire de notification dans la langue de l'utilisateur, obligation de prendre des dispositions techniques pour empêcher la rediffusion de "contenus haineux", obligation de se conformer aux recommandations du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). 

Pour la Commission, ces contraintes entrainent des restrictions à la libre prestation de services de la société de l'information depuis un autre Etat membre. Le fait que les autorités françaises déclarent que ces obligations ne concerneront que les entreprises atteignant un certain seuil de connexions depuis le territoire français ne change rien à l'affaire. 

Certes, le § 4 de ce même article 3 autorise les Etats membres à restreindre la libre circulation pour empêcher les "atteinte à la dignité de la personne", mais il précise que cette restriction doit être proportionnée à l'objectif poursuivi. Or, la proposition Avia concerne potentiellement toutes les plateformes en ligne, sans distinguer entre celles qui présentent un risque particulier pour la dignité de la personne et celles qui ne présentent aucun risque. Sur ce point, la Commission s'étonne implicitement de l'absence d'étude d'impact, et constate que les autorités françaises ne se sont jamais posé la question de savoir si la lutte contre les "contenus haineux" ne pouvait pas être engagée par d'autres moyens, moins attentatoires à la libre circulation de l'information.


 La proposition Avia évaluée par la Commission européenne


Les contraintes liées à la notification



Surtout, la proposition de loi réduit considérablement les exigences nécessaires à l'envoi d'une notification aux plateformes. Il ne serait plus nécessaire d'identifier l'emplacement du "contenu haineux", obligeant ainsi l'entreprise concernée à parcourir tous ses contenus pour retrouver celui qui est illicite, le tout dans un délai inférieur à 24 heures. Il ne serait plus nécessaire non plus de préciser les dispositions prétendument enfreintes, discrimination, négationnisme, apologie du terrorisme etc. C'est donc à la plateforme de s'assurer du caractère illicite du contenu.

Or l'article 14 de la directive commerce électronique prévoit une exclusion de responsabilité des fournisseurs de service, s'ils agissent promptement pour retirer ou rendre inaccessible les contenus illicites. La Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision de juillet 2011 L'Oréal c. EBay, estime que leur responsabilité ne peut être engagée si la notification est insuffisamment précise et étayée. En l'espèce, la proposition français s'exonère de la jurisprudence européenne en autorisant une notification imprécise, sans doute parce que ses rédacteurs ignoraient tout de cette jurisprudence.


La liberté d'expression



Cette impression ne peut qu'être renforcée par le choix d'un délai unique de 24 heures pour retirer les "contenus haineux", alors même que ce même article 14 de la directive impose une obligation d'agir "promptement". Pour la Commission, cette rigidité risque d'avoir des conséquences "néfastes". Elle risque de conduire à une suppression excessive de contenus, parce qu'il est plus simple de les supprimer que d'apprécier leur caractère réellement illicite, surtout lorsque la notification est imprécise. Cette fois c'est la liberté d'expression qui est en cause, le contrôle du CSA n'intervenant qu'a posteriori.

Elle est également au coeur de l'article 2 § 5 bis de la proposition Avia, qui impose au plateformes en ligne de mettre en oeuvre des moyens pour empêcher la rediffusion de tout contenu supprimé ou déréférencé. Or l'article 15 § 1 de la directive européenne interdit aux Etats membres d'imposer aux prestataires de services sur internet une obligation générale de surveillance des informations qu'ils transmettent ou stockent. Certes, cette fois les autorités françaises invoquaient une jurisprudence de la CJUE, l'arrêt Facebook c. Irlande du 3 octobre 2019. Mais précisément, cette décision concerne l'obligation d'empêcher la rediffusion d'un contenu diffamatoire jugé illicite par un tribunal. Elle n'impose, en aucun cas, une obligation générale de surveillance des contenus. 

S'il est possible de surveiller des contenus faciles à identifier, par exemple les images pédopornographiques, il est moins aisé de surveiller en permanence des contenus dont l'illicéité s'apprécie au regard de leur contexte, par exemple en comparant les images et le texte. Peu désireuses d'investir dans des systèmes complexes d'intelligence artificielle, les plateformes pourraient être tentées de "ratisser large" en utilisant des systèmes simples de reconnaissance, notamment par mots-clés, ce qui conduirait à effacer des contenus illicites, mais aussi de nombreux contenus licites. Aux yeux de la Commission, l'existence d'un tel risque emporte une atteinte trop élevée à la liberté d'expression sur internet.
La Commission se place ainsi au coeur du problème. Elle ne critique pas la proposition pour des erreurs de procédure mais bel et bien pour la menace qu'elle fait courir aux libertés. Surtout, elle dénonce l'absence d'articulation de cette proposition avec les initiatives européennes dans ce domaine. C'est ainsi que la proposition Avia devrait s'appliquer au plateformes de partage de vidéos, mais n'est pas présentée comme une transposition de la directive SMA (services de médias audiovisuels) du 14 novembre 2018. Or ce texte européen, qui devrait être transposé avant septembre 2020 impose, lui aussi, des mécanismes de signalement de contenus illicites. Dans le cas spécifique des contenus vidéos, il fait donc double emploi avec la loi Avia sans qu'aucune articulation entre les deux textes soit prévue. 

Des constatations analogues pourraient être faites  à propos de la proposition de règlement sur la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne qui devrait être rapidement adoptée. Là encore des procédures de notification sont prévues ainsi que des obligations de suppression de contenu. Or, une fois que ce règlement sera en vigueur, les autorités françaises, comme celles des autres Etats membres, n'auront plus la possibilité de réglementer les questions relevant de son champ d'application. Quel est alors l'intérêt de voter une loi qui se heurte directement à un texte européen dont l'adoption est imminente ? 

L'impression générale, et l'on ne doute pas que ce fut aussi celle de la Commission, est donc celle d'une proposition "hors sol", rédigée à la hâte par des juristes amateurs, ignorant tout du contexte européen d'un ensemble normatif relevant pourtant du droit de l'Union. Il est probable que la Commission a dû être agacée par cette situation, comme elle a dû être agacée par la maladroite tentative de lui forcer la main en lui transmettant le texte extrêmement tardivement, après son vote par l'Assemblée nationale. Devant la fermeté de sa réponse, les autorités françaises peuvent essayer de rendre le texte conforme au droit européen par des amendements déposés devant le Sénat. Elles peuvent aussi laisser la majorité sénatoriale le saborder joyeusement, et ne rien faire, le laisser tomber dans les oubliettes du Palais du Luxembourg. C'est sans doute ce qui peut arriver de mieux à cette intempestive proposition de loi.

Sur les "discours de haine" : Chapitre 9 Section 3 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet

dimanche 24 novembre 2019

La CEDH et les zones de transit

Dans deux décisions du 21 novembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) précise le cadre juridique applicables aux zones de transit, destinées à la rétention des étrangers, le temps d'apprécier la recevabilité de leur demande d'asile. 

L'affaire Z.A. c. Russie met en cause le confinement prolongé, entre 2013 et 2015, de quatre demandeurs d'asile, un Irakien, un titulaire d'un passeport délivré par l'Autorité palestinienne, un Somalien et Syrien. Ils ont été retenus entre cinq mois et deux ans à Moscou-Sheremetyevo, avant de quitter la zone de transit, les uns réinstallés par le HCR au Danemark et en Suède, les autres repartis en Egypte et en Somalie. En l'espèce, la Cour condamne les conditions de ce qui constitue un véritable enfermement. Les intéressés n'ont reçu aucune aide pour formuler leur demande d'asile et ont été retenus pendant une très longue durée, dans des conditions matérielles déplorables.

L'arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie concerne deux ressortissants bangladais qui, en 2015, ont passé vingt-trois jours dans une zone de transit située, non pas dans un aéroport, mais à Röszke, près de la frontière serbe. Après le rejet de leur demande d'asile, ils furent reconduits en Serbie. Cette fois, les autorités hongroises sont sanctionnées pour s'être bornées à justifier cette reconduite par le fait que la Serbie est considérée par l'Union européenne comme un pays sûr, sans procéder à l'examen particulier de chaque dossier. En revanche, La CEDH précise que la rétention de courte durée dans une zone de transit, en attendant le résultat d'une demande d'asile, ne doit pas s'analyser comme une privation de liberté, d'autant que les intéressés pouvaient à tout moment quitter cette zone pour rentrer en Serbie.

La situation juridique des deux États défendeurs n'est évidemment pas identique. Les demandeurs d'asile sont gérés en Russie sur le fondement de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés et du droit interne russe. La Hongrie est membre de l'Union européenne et applique donc les directives de 2013 sur l'octroi et le retrait de la protection internationale. Elle est également liée par l'accord de réadmission passé entre l'Union et la Serbie.

Au-delà de ces différences dans le droit applicable, l'analyse en miroir des deux décisions dessine ainsi un cadre juridique exigeant sur les conditions matérielles de rétention, mais finalement assez compréhensif à l'égard des contraintes qui sont celles d'Etats confrontés à un flux important de demandeurs d'asile.


De la restriction à la privation de liberté



Dans l'affaire russe, la CEDH sanctionne une violation de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme, selon lequel "nul ne peut être privé de sa liberté", sauf "s'il s'agit de l'arrestation ou de la détention régulières d'une personne pour l'empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d'expulsion ou d'extradition est en cours".

Selon un principe affirmé dans l'arrêt De Tommaso c. Italie du 23 février 2017, " Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité". Dès l'arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, la CEDH avait ainsi jugé que le maintien en zone de transit dans un aéroport était une restriction à la liberté, mais pas une privation, à la condition qu'il n'ait pas une durée excessive et qu'il se déroule sous le contrôle du juge.


Les choix des intéressés 



Pour apprécier si une personne est "privée de sa liberté", la Cour examine donc sa situation concrète, et d'abord les choix qu'elle a faits. En l'espèce, les quatre personnes retenues à Moscou-Sheremetyevo sont entrées en Russie non pas à la suite d'un danger immédiat pesant sur leur vie et leur santé, mais de manière involontaire, au hasard de leur périple. Il est donc naturel que la Russie procède aux vérifications nécessaires avant de les admettre ou non sur le territoire. Les requérants ont ensuite accepté de rester en zone de transit, en attendant le résultat de leur demande d'asile.

Dans l'arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie, la CEDH élargit cette analyse aux zones de transit situées à la frontière d'un Etat. En l'espèce, les deux ressortissants bangladais, venant de Serbie, ont franchi la frontière hongroise de leur propre chef. Ils ont accepté de demeurer dans la zone de transit le temps que leur demande d'asile soit examinée et aucun danger ne pesait directement sur leur vie et leur santé.

Dimanche à Orly. Gilbert Bécaud. 1963


La durée de rétention en zone de transit

Le problème est que, selon cette même jurisprudence Amuur, le temps passé dans la zone de transit ne doit pas dépasser, de manière significative, la durée d'instruction d'une demande d'asile. Or les autorités russes ont refusé toute assistance juridique aux demandeurs, et ont géré les demandes en multipliant retards et atermoiements. De leur côté, les requérants n'ont rien fait pour retarder la procédure, contrairement par exemple à l'arrêt Mahdid et Haddar du 8 décembre 2005, dans laquelle les demandeurs avaient détruit leurs papiers pour tenter de contraindre les autorités autrichiennes à les accueillir. Au contraire, la Cour fait observer que les requérants retenus à Moscou-Sheremetyevo n'avaient pas réellement le droit de quitter la Russie, puisqu'ils n'avaient pas la possibilité de faire la moindre démarche, par exemple pour obtenir le visa d'un pays tiers.

La situation est très différente dans l'affaire hongroise, car les autorités sont parvenues à gérer les demandes d'asile en moins de vingt-trois jours, même au prix d'une motivation stéréotypée, à une époque où ce pays était confronté à un afflux massif de demandeurs. Quoi qu'il en soit, la durée de restriction de liberté est jugée par la Cour suffisamment brève pour ne pas s'analyser comme une privation de liberté, d'autant que les intéressés avaient toujours la possibilité de quitter la Hongrie pour retourner en Serbie, ce pays étant lié à l'Union européenne par un accord de réadmission.

L'exigence d'un fondement juridique



Aux termes de l'article 5, une privation de liberté ne saurait intervenir que "selon les voies légales". L'arrêt Khlaifia et autres c. Italie du 15 décembre 2016 rappelle ainsi que la loi interne doit définir précisément les conditions de rétention. Or, en l'espèce, le droit russe ne contient aucune disposition précisant la durée de détention en zone de transit, et pas davantage de norme relative à l'information des demandeurs sur la procédure d'asile. Ces lacunes emportent donc une violation de l'article 5.

Il n'en est pas de même en Hongrie, où les requérants ont été traités conformément au droit positif, selon les procédures imposées par le droit de l'Union européenne.

Le traitement inhumain et dégradant


Les conditions de détention des requérants emportent également une condamnation de la Russie pour violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. Selon un principe déjà affirmé, en particulier dans la décision Khlaifia et autres c. Italie, la CEDH examine les conditions concrètes de détention des requérants, notant qu'ils étaient contraints "de dormir à même le sol d’une zone de transit aéroportuaire constamment éclairée, bondée et bruyante, sans libre accès à des douches ni à des équipements de cuisine, sans aucune possibilité d’aller prendre l’air et sans pouvoir bénéficier de la moindre assistance médicale ou sociale". Conjuguée à une durée de rétention excessivement longue, cette situation emporte une violation de l'article 3 de la Convention. 

Dans l'affaire hongroise, la zone de transit est présentée par la CEDH comme un espace, certes "composée d'une dizaine de conteneurs", mais offrant un confort suffisant, chauffage, sanitaires avec eau chaude, espace extérieur, salle commune équipée, service de trois repas par jour, assistance médicale. L'installation avait d'ailleurs été visitée par le Comité européen pour la prévention de la torture qui n'avait décelé aucun élément emportant un traitement inhumain ou dégradant.

Les autorités hongroises ont tout de même violé l'article 3 de manière plus abstraite, parce qu'elles ont omis de s'assurer que le renvoi en Serbie des requérants ne leur faisait pas courir un risque de traitement inhumain et dégradant, se bornant, dans une formule stéréotypée, à affirmer que ce pays était un pays sûr. 

Une jurisprudence réaliste


De ces deux décisions, on doit déduire que la Cour européenne construit une jurisprudence très réaliste. Elle fait preuve d'une grande rigueur pour tout ce qui concerne la dignité de la personne, et elle sanctionne donc les autorités russes qui ont retenu des demandeurs d'asile dans une zone non aménagée à cette fin, dans des conditions indignes et dépourvues de toute protection, en particulier juridique et médicale. En revanche, la Cour se montre plus souple dans l'organisation de l'accueil des étrangers dans les pays confrontés à un flux considérable de demandeurs d'asile. Elle admet ainsi que le régime juridique des zones de transit ouvertes aux frontières soit calqué sur celui de celles ouvertes dans les aéroports, à la condition évidemment que les personnes y soient traitées avec humanité. 

En définitive, deux décisions qui ont le mérite de satisfaire tout le monde. Les ONG salueront la sanction de traitements inhumains et dégradants. Les Etats, quant à eux, retiendront qu'une rétention en zone de transit n'est pas nécessairement une privation de liberté.
 


Sur le droit d'asile : Chapitre 5 Section2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet








mardi 19 novembre 2019

"Flashmob" et réunion pacifique devant la CEDH

Dans sa décision Oboto c. Russie du 19 novembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)  affirme que les "Flashmobs", définies comme des réunions pacifiques, sont protégées par l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le requérant est un ressortissant russe, condamné pour avoir participé, en janvier 2009, à un rassemblement qui n'avait pas été déclaré. Certes, l'amende était modeste, 1000 roubles, soit 22 € à l'époque des faits, mais la sanction pose une question de principe. Car l'intéressé ne participait pas à une manifestation, au sens traditionnel du terme. Il ne s'agissait pas d'arpenter la voie publique en déclamant slogans et revendications. Au contraire, les participants, au nombre de sept, se tenaient debout devant le siège du gouvernement russe. Ils avaient recouvert leurs lèvres de ruban adhésif et brandissaient des feuilles de papier blanc. Compte tenu de ces particularités du rassemblement lui-même, M. Oboto estimait donc qu'il n'entrait pas dans le cadre de la loi russe sur la notification préalable des manifestations. Les autorités russes, au contraire, estimaient qu'il s'agissait d'une manifestation statique, mais d'une manifestation tout de même.


De minimis non curat praetor



La première question posée est évidemment celle de l'admissibilité d'une requête dont l'enjeu pratique est finalement fort mince. L'article 35 § 3 de la convention autorise en effet la CEDH à déclarer irrecevable tout requête individuelle, lorsqu'elle estime "que le requérant n'a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l'homme (...) exige un examen de la requête au fond, et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n'a pas été dûment examinée par un tribunal interne". 

En l'espèce, la question qui se pose est celle du caractère important ou non du préjudice subi, mise en oeuvre européenne du principe traditionnel "De minimis non curat praetor". De manière traditionnelle, et notamment dans sa décision Korolev c. Russie du 1er juillet 2010, la CEDH estime que l'appréciation du caractère important ne saurait reposer sur le seul critère financier du montant de l'amende infligée au requérant. En l'espèce, comme dans son arrêt Berladir et autres c. Russie du 10 juillet 2012, la Cour estime que, nonobstant le caractère dérisoire de l'amende, la requête de M. Oboto pose une question de principe, la liberté de réunion pacifique protégée par l'article 11 étant directement en cause. 


Flashmob et manifestation



En déclarant la requête recevable, la CEDH rattache donc le rassemblement statique à la liberté de réunion. Pour parvenir à ce résultat, elle doit d'abord écarter la qualification de "Flashmob" donnée par le requérant. Il est vrai que cette notion ne fait l'objet d'aucune définition juridique. Le requérant semble ainsi définir la "Flashmob" à travers son caractère statique, le faible nombre de ses participants, et l'absence de slogans. 

La doctrine française, du moins celle du maintien de l'ordre car les juristes ne se sont guère intéressés à ce phénomène, préfère, quant à elle, évoquer les "nouveaux rassemblements de personnes" (NRP), notion qui n'a pas davantage de contenu juridique, mais qui est beaucoup plus englobante. Les NRP, qu'il s'agisse de Flashmobs, d'Apero géants, voire des Gilets jaunes, se définissent comme des mobilisations discontinues avec des objectifs ponctuels. Une Flashmob se réunira ainsi pour faire une bataille de polochon ou pour danser, et les Gilets jaunes se réuniront pour occuper un rond-point ou un péage. Le nombre de participants importe peu, et l'on a vue des Rave Parties en rassembler plusieurs milliers. L'absence de slogans n'est pas davantage un critère essentiel du NRP, et les Gilets jaunes se sont bien souvent exprimés bruyamment. 

Pour la doctrine française, le NRP se définit essentiellement par deux critères cumulatifs. D'une part, un refus de respecter la procédure déclaratoire gouvernant le droit des manifestations depuis le décret-loi du 23 octobre 1935. D'autre part, une organisation en rhizôme, c'est-à-dire évoluant en permanence et sans organisateurs précisément identifiés, la mobilisation s'effectuant largement par les réseaux sociaux. 

On voit donc que la "Flashmob" ne saurait faire l'objet d'une définition juridique consensuelle, et il n'est donc pas surprenant que la CEDH ait préféré écarter cette notion, préférant rattacher une manifestation statique à la liberté de réunion.

Voutch



La liberté de réunion



En affirmant que le rassemblement auquel a participé M. Oboto relevait de la liberté de réunion pacifique protégée par l'article 11 de la Convention, la CEDH rattache ce type de rassemblement à un cadre juridique parfaitement connu. Elle estime que la manière dont il a été en l'espèce dispersé et que les poursuites engagées à l'encontre du requérant s'analysent comme une ingérence dans la liberté de réunion pacifique. Pour être licite, selon la formulation de l'article 11, cette ingérence doit donc être prévue par la loi, poursuivre un but d'intérêt général et se révéler nécessaire dans une société démocratique. 

Il ne fait aucun doute que la procédure engagée contre le requérant s'appuyait sur la loi russe. En revanche, la CEDH, comme elle l'avait fait dans sa décision Navalnyy c. Russie du 15 novembre 2018 refuse de considérer que les autorités poursuivaient un but d'ordre public en dispersant un rassemblement de quelques personnes. Le contrôle de proportionnalité fait ainsi disparaître la recherche du but légitime : la mesure prise est si disproportionnée, s'agissant d'une réunion pacifique, que le but d'ordre public n'est plus pertinent.

La loi russe autorise en effet les autorités à considérer comme manifestation statique un rassemblement de plus de deux personnes tenant "tout élément visuel" de nature à manifester leurs convictions. Pour la CEDH, la loi russe porte ainsi atteinte à la liberté de réunion pacifique. S'appuyant sur sa jurisprudence Kudrevičius c. Lituanie du 15 octobre 2015, elle affirme que les autorités doivent montrer "un certain degré de tolérance" envers les rassemblements pacifiques, quand bien même les organisateurs n'auraient pas respecté l'obligation de déclaration préalable. Il appartient donc aux autorités de créer un équilibre entre le respect des procédures et le danger pour l'ordre public. Cela signifie que que, de manière très concrète, elles doivent considérer avec indulgence les manquements à la procédure déclaratoire si les participants, peu nombreux, n'ont aucunement menacé l'ordre public. C'est précisément ce que les autorités russes n'ont pas fait, et elles sont donc condamnées pour violation de l'article 11. 


Réunion et manifestation



La décision semble remplie de bon sens, mais on doit tout de même observer que le droit français n'est pas tout à fait conforme à cette analyse. La loi du 30 juin 1881 affirme en effet que "les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique". Or les NRP utilisent de préférence la voie publique, leur logique reposant sur un investissement en apparence spontané de l'espace public. De fait, le régime juridique des NRP se trouve naturellement rattaché, en France, à la liberté de manifestation et non pas à celle de réunion. La cour de cassation, dans un arrêt du 9 février 2016, définit ainsi la manifestation par "l'expression collective et publique d'une opinion", quel que soit l'instrument de cette expression, avec ou sans slogans et banderoles. Une manifestation silencieuse, comme celle à laquelle participait M. Oboto, demeure donc, en droit français, une manifestation. 

La différence entre le droit de la convention européenne et le droit français n'est pas surprenante si l'on considère que l'article 11 de la convention ne distingue pas réellement entre réunion et manifestation. Cette différence pourrait certes offrir une voie de droit aux participants à un rassemblement pacifique effectivement victimes de violence policières. Mais pour pouvoir s'appuyer sur l'article 11, il faut être réellement pacifique, ne pas livrer à des actes violents, ne pas accepter la présence des Black Blocs, ne pas casser le mobilier urbain et les monuments commémoratifs, etc etc.

 

Sur les nouveaux rassemblements de personnes : Chapitre 12 Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet






jeudi 14 novembre 2019

Censure et autodafés à l'Université : la nouvelle Inquisition

La liberté d'expression est aujourd'hui menacée, et la menace ne vient pas d'un Etat dictatorial. Elle vient de petits groupes militants, désireux de faire taire ceux qui ne professent pas leurs idées, ou tout simplement d'une condamnation prononcée sur les réseaux sociaux et dans les médias. Le plus inquiétant est que cette nouvelle Inquisition s'exerce, au nom d'une vertu auto-proclamée, à l'encontre de l'Université, espace qui ne peut vivre sans liberté d'expression.


Des actes de censure



Le 25 mars 2019, La pièce d'Eschyle, Les Suppliantes, n'a pu être jouée en Sorbonne. Conformément à la tradition antique, certains acteurs portaient des masques noirs, et des groupuscules se réclamant de l'anti-racisme ont purement et simplement empêché le spectacle. Fin octobre, l'université de Paris 1 annulait la conférence de Mohamed Sifaoui, qui devait faire une conférence sur la prévention de la radicalisation. Il était évidemment accusé d'"islamophobie". En même temps, le 25 octobre, l'université de Bordeaux annulait une intervention de Sylviane Agacinski sous la pression de groupuscules féministes. Enfin, François Hollande, invité à l'université Lille 2 pour présenter son livre "Répondre à la crise démocratique" a dû annuler son intervention, l'amphithéâtre ayant été envahi par des groupes violents qui se sont livrés à un véritable autodafé en déchirant les exemplaires de l'ouvrage. 

Dans certains cas, les présidents d'université ont cédé facilement à l'intimidation en annulant l'intervention contestée sans trop essayer de résister et parfois même en affichant une belle compréhension à l'égard des inquisiteurs. Dans d'autres hypothèses, et notamment celles de la représentation des Suppliantes et de l'intervention de François Hollande, ils ont cédé à la force, n'ayant pas les moyens matériels de maintenir l'ordre.

Le sentiment est alors celui de l'impuissance de l'Université, incapable de protéger la liberté d'expression.  Or rien ne lui interdit de demander l'aide de la force publique pour imposer son respect.


La "franchise universitaire"

 

La notion de "franchise universitaire" est souvent invoquée, à l'appui d'une affirmation selon laquelle les forces de police n'auraient pas le droit de pénétrer dans une enceinte universitaire. Il est vrai qu'au XIIè siècle, l'Eglise accorda à l'Université le privilège d'exercer sa propre police, la mettant à l'abri du pouvoir temporel exercé par les archers royaux. A la suite d'une grève estudiantine de 1229, (il y en avait déjà), la bulle Parens scientarum fulminée par le pape Grégoire IX en 1231 a ensuite donné un fondement juridique à ce privilège. Encore s'agissait-il d'un fondement de droit canon, lié aux origines religieuses de l'Université parisienne, et plus précisément de la Sorbonne. La sécularisation de cette franchise universitaire intervient avec le décret du 15 novembre 1811 portant régime de l'Université impériale. Son article 157 énonce que "hors les cas de flagrant délit, d'incendie ou de secours réclamés de l'intérieur, (...) aucun officiel de police ne pourra s'y introduire s'il n'en a l'autorisation spéciale de nos procureurs". La police peut ainsi pénétrer dans l'université, à la condition que son intervention soit demandée, soit par les autorités académiques, soit par les procureurs du roi.

La situation n'a finalement guère changé. La loi Pécresse du 10 août 2007 que le président de l'université "est responsable du maintien de l'ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat" (art. L 712-2 c. éduc.). Elle donne ainsi un fondement législatif au décret du 31 juillet 1985 relatif à l'ordre dans les enceintes et locaux des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel qui précise que "le Président d'Université (...) est responsable de l'ordre et de la sécurité dans les enceintes et locaux affectés à titre principal à l'établissement dont il a la charge".


"Toutes mesures utiles"

 

Dans le cadre de cette police spéciale, le président de l'université peut prendre "toutes mesures utiles". Il peut donc demander l'aide des forces de police, mais il peut aussi annuler la conférence qui fait débat ou la pièce de théâtre contestée. Le problème est que le choix entre les deux décisions n'est pas totalement discrétionnaire. Le juge administratif, conformément à la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, exerce en effet un contrôle maximum sur une décision administrative portant une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté. 

Il estime qu'une telle interdiction ne peut intervenir que si, et seulement si, l'autorité n'a pas d'autre moyen pour garantir l'ordre public. En l'espèce, il ne fait guère de doute que l'annulation d'une conférence ou d'une pièce de théâtre sous la menace physique de manifestants violents est certainement légale, dès lors que le président de l'université n'avait pas nécessairement pu anticiper l'attaque contre la liberté d'expression. Il se trouve alors dépourvu de moyens efficaces pour ramener l'ordre et peut donc annuler.

Le plus souvent, hélas, les présidents cèdent à la première menace. Voulant à tout prix éviter désordres et destructions, ils font état de plaintes d'étudiants, voire d'enseignants sans doute peu attachés à la liberté d'expression. Parfois même, ils déclarent les comprendre et suppriment une liberté pour, soi-disant, apaiser l'esprit. Derrière ce discours désormais bien rodé, sa cache une capitulation en rase campagne. En cédant à l'intimidation, ces présidents donnent une victoire à des petits groupes qui ne représentent qu'eux-mêmes et qui entendent installer leur terreur sur les campus.

Le problème est que cette attitude est illégale, précisément parce qu'à ce moment là, il est encore temps de placer la représentation théâtrale ou la conférence sous protection policière. Si le président ne le fait pas, cela signifie qu'il n'a pas usé de tous les moyens possibles pour garantir l'ordre public, attitude qui peut être sanctionnée par le juge administratif.

Elle peut même être sanctionnée en référé, dès lors que la liberté d'expression est évidemment une "liberté fondamentale" au sens de l'article L 521-1 du code de la justice administrative. En mars 2015, le président de l'université Paris 1 avait préféré annuler une exposition d'oeuvres d'étudiants en arts plastiques, parmi lesquelles deux "ayant un rapport avec l'islam". Le président invoquait des menaces relayées par la préfecture de police, mais s'il a fait appel aux forces de police, c'était pour protéger le décrochage des oeuvres. Les artistes victimes de cette annulation ont donc saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris.

Courage Fuyons, 1979, Yves Robert. Affiche de Savignac



Un éléphant terrorisé par une souris

 

Dans une ordonnance du 16 mars 2015, celui-ci observe que les échanges de courriels avec la préfecture de police ne mentionnent aucune menace réelle pour l'ordre public et que les oeuvres contestées "n'apparaissent pas comme susceptibles de provoquer des réactions de même nature que celles ayant été constatées à la suite de la publication des caricatures de Mahommet", d'autant qu'elles étaient exposées "par un artiste dont la notoriété est encore faible, dans une galerie s'adressant à un public averti". Autant dire que le président de Paris 1 est présenté par le juge comme un éléphant terrorisé par une souris. In fine, il se voit enjoindre d'organiser l'exposition et donc de garantir la liberté d'expression artistique.

Cette décision est importante. Elle montre que la liberté d'expression ne doit pas être abandonnée à autrui. Les victimes de telles atteintes ne doivent pas hésiter à saisir le juge car elles ne protègent pas seulement leur liberté contre de petits inquisiteurs mais aussi celle des autres. Le débat démocratique ne peut  en effet se développer qui si chacun peut s'exprimer sans craindre la dictature d'une minorité. En même temps, les présidents d'université seront sans doute moins tentés de céder aux pressions s'ils ont le sentiment que l'ensemble de la communauté universitaire est prête à résister. L'Université doit désormais montrer qu'elle n'est pas un ventre mou, et qu'elle ne peut tolérer censure et autodafés car, comme l'écrivait justement Henrich Heine, "là où l'on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes".


Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de Libertés publiques sur internet



lundi 11 novembre 2019

arrêtés anti-pesticides : la guerre des polices, saison 2

Par deux ordonnances du 8 novembre 2019, le juge des référés du tribunal de Cergy a refusé de suspendre les arrêtés pris par les maires de Sceaux et de Gennevilliers, interdisant l'épandage du glyphosate et d'autres substances chimiques sur certains espaces du territoire de leur commune.

Observons qu'il s'agit d'une décision de référé qui ne saurait faire jurisprudence, en l'absence de décision au fond. Contrairement à ce qu'a affirmé, avec une belle unanimité, l'ensemble de la presse, le juge n'a donc pas "validé" ces arrêtés, puisque, précisément, il ne se prononce pas sur leur légalité.

L'intérêt de la décision réside donc dans la question de compétence. Le juge était en effet saisi d'une procédure de déféré, ce qui signifie que la demande de suspension émanait du préfet qui considérait l'arrêté illégal. Les élus locaux s'étaient en effet fondés sur le pouvoir de police générale conféré par l'article L 2212-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) : « Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l’Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution des actes de l’Etat qui y sont relatifs ». Or, le préfet invoquait l'existence d'une police spéciale en ce domaine. 


Le jugement Langouët



Il est exact qu'une police spéciale phytosanitaire est consacrée par les articles L 253-7 du code rural et de la pêche maritime (CRPM). Elle relève des ministres chargés de l'agriculture, de la santé, de l'environnement et de la consommation. Au plan local, elle peut donc être exercée par le préfet. C'est ainsi que, dans une décision du 7 août 2008, le Conseil d'Etat a engagé la responsabilité de l'Etat, qui n'avait pas usé de ce pouvoir de police spéciale pour empêcher une épidémie qui affectait des vergers et dont l'origine se situait dans une souche de virus, échappée d'un établissement de recherche de l'INRA. 

Dans une affaire identique, concernant cette fois un arrêté interdisant les pesticides sur le territoire de sa commune, pris par le maire de Langoüet (Ille-et-Vilaine), le juge des référés du tribunal administratif de Rennes, intervenant le 27 août 2019 avait décidé de faire prévaloir cette police spéciale, estimant que l'élu n'était pas compétent pour intervenir dans ce domaine. Tout récemment, le 25 octobre 2019, ce même tribunal administratif, jugeant cette fois au fond, a déclaré illégal l'arrêté du maire de Langouët au motif que les dispositions du code rural "ne sauraient permettre au maire d'une commune de s'immiscer dans l'exercice de cette police spéciale par une réglementation locale".

Cette formulation s'inspire directement de l'arrêt Commune de Valence du 24 septembre 2012, rendu par le Conseil d'Etat dans une affaire similaire. En l'espèce, l'élu, se fondant, notamment, sur le principe de précaution, avait interdit en plusieurs parties du territoire de la commune la culture en plein champ de plantes génétiquement modifiées, pour une durée de trois ans. Le juge administratif, confronté ainsi à une concurrence entre les deux polices, a alors estimé que, bien que responsable de l'ordre public sur son territoire, l'élu "ne saurait en aucun cas s'immiscer dans l'exercice de cette police spéciale par l'édiction d'une réglementation locale". Cette jurisprudence est finalement assez traditionnelle, le principe étant que la police spéciale doit prévaloir sur la police générale.

Deux semaines après le jugement Langoüet du tribunal de Rennes, le juge des référés de Cergy prend une ordonnance qui va résolument à l'encontre de cette analyse. Il choisit en effet de faire prévaloir la police générale détenue par l'élu sur la police spéciale assurée par l'Etat.



Tom et Jerry, Powerful Poison, 1947

Le principe de précaution



L'avocate de la commune invoquait le principe de précaution pour justifier l'usage par le maire de son pouvoir de police générale. Le principe de précaution figure en effet dans l'article 5 de la Charte pour l'environnement, elle-même intégrée dans le bloc de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel lui a reconnu valeur constitutionnelle dans sa décision du 19 juin 2008, et a même admis qu'il puisse être invoqué dans une QPC le 11 octobre 2013. Il n'empêche que le Conseil constitutionnel ne s'est jamais appuyé sur le principe de précaution pour déclarer l'inconstitutionnalité d'une norme législative. 
Le Conseil d'Etat ne fait pas davantage preuve d'audace et a déclaré illégaux, dans trois arrêts du 26 octobre 2011, des arrêtés municipaux interdisant le déploiement d'antennes téléphoniques sur le territoire de la commune, décisions fondées sur le principe de précaution. On peut en déduire que le principe de précaution figure dans le droit positif comme figure rhétorique, et que les juges font preuve d'une belle unanimité pour ne pas s'en servir. 

Les juges internes, mais précisément pas le juge européen. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision toute récente du 1er octobre 2019, rappelle en effet l'importance du principe de précaution, dans une affaire portant sur une autorisation de mise sur le marché de produits phytosanitaires. La Cour se fonde directement sur le droit de l'Union européenne, et notamment sur le règlement du 21 octobre 2009 qui énonce, à propos de cette autorisation que "le principe de précaution devrait être appliqué et (...) assurer que l’industrie démontre que les substances ou produits fabriqués ou mis sur le marché n’ont aucun effet nocif sur la santé humaine ou animale ni aucun effet inacceptable sur l’environnement".

Une carence de la police spéciale



En l'espèce, le juge des référés du tribunal de Cergy estime que l'abstention de l'Etat qui n'a pas usé de son pouvoir de police spéciale constitue une carence fautive. Dans une telle situation, le maire est donc fondé à utiliser son pouvoir de police générale pour protéger ses administrés.

L'argument n'est pas sans fondement. Précisément, le juge des référés s'appuie sur la décision rendue par le Conseil d'Etat le 26 juin 2019, par laquelle il annule un arrêté de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques. En effet, l'arrêté ne prévoyait aucune mesure de protection des riverains, alors qu'il reconnaissait leur exposition "aux pesticides sur le long terme". Ces produits sont donc présumés dangereux pour la santé publique et l'environnement. Le juge des référés considère donc que "dans ces conditions, (...) et en l'absence de mesures réglementaires suffisantes prises par les ministres titulaires de la police spéciale", les maires de Gennevilliers et de Sceaux ont pu "à bon droit considérer que les habitants étaient exposés à un danger grave", justifiant l'exercice de la police générale.

L'analyse est particulièrement sévère, car elle repose tout entière sur la constatation d'une carence de l'Etat, d'une négligence dans la protection de la santé publique. Sur ce point, on est évidemment tenté de suivre le juge des référés.


Le contentieux de la responsabilité 



Il fait pourtant peu de cas des règles générales gouvernant l'articulation entre la police générale et la police spéciale. Or, elle repose sur l'idée que la police spéciale permet de prendre en compte les impératifs d'ordre public dans un secteur donné, rendant inutile l'exercice de la police générale. Le principe est donc celui de l'exclusivité. Depuis un arrêt du 30 juillet 1935, il est ainsi acquis que le maire ne peut exercer la police générale dans les gares et sur les voies ferrées, régis par la police spéciale des chemins de fer. Plus récemment, le juge a considéré qu'un élu ne peut réglementer l'implantation des antennes de téléphonie mobile sur le territoire de sa commune, ces antennes faisant l'objet d'une police spéciale (CE, 26 octobre 2011, commune de Saint-Denis). Cette jurisprudence est précisément celle qui fut appliquée en 2012 dans la décision Commune de Valence, à propos de la réglementation de la culture des OGM.

Le Conseil d'Etat acceptera-t-il de revenir sur cette jurisprudence ? Rien de moins certain, car il demeure attaché au principe selon lequel la carence du pouvoir de police peut être invoquée, mais doit être examinée dans le cadre du contentieux de la responsabilité. Dans une décision du 27 juillet 2015, le Conseil d'Etat, a ainsi engagé la responsabilité d'un élu qui n'avait pas usé de son pouvoir de police pour faire cesser une pollution provoquée par une installation d'assainissement défectueuse. Rien n'interdirait de s'appuyer sur cette jurisprudence pour engager la responsabilité de l'Etat qui n'a pas utilisé son pouvoir de police spéciale pour protéger les citoyens exposés à des produits dangereux.

Cette voie de droit est moins spectaculaire que l'usage du pouvoir de police générale, mais force est de constater qu'elle pourrait se révéler plus efficace dans un système dans lequel l'intérêt général n'est plus le ressort de l'action administrative, la norme juridique étant le produit d'une confrontation entre différents lobbies. La menace d'une lourde indemnisation pourrait ainsi faire peser sur l'Etat une contrainte beaucoup plus lourde qu'une annulation contentieuse. en lui imposant de faire prévaloir son intérêt financier sur celui des fabricants de substances chimiques.


vendredi 8 novembre 2019

Accès aux données : Le Conseil d'Etat et le droit d'accès indirect

Dans un arrêt du 24 octobre 2019, le Conseil d'Etat délivre, une nouvelle fois, une lecture aussi étroite que possible de l'obligation de transparence pesant sur l'administration. Par une interprétation très restrictive de la loi, il affirme que l'accès aux données personnelles contenues dans des fichiers peut, dans certains cas, être mis en oeuvre par consultation et non par communication. 

La différence n’est pas anodine. Dans un cas, le demandeur peut seulement regarder, dans l'autre, il peut obtenir une copie. Or il a souvent besoin de ces informations pour nourrir un dossier contentieux, et il se trouve alors dans une situation beaucoup plus délicate, car le contenu de ces informations ne peut plus être attesté que par son seul témoignage.


Le droit d’accès indirect



La demande intervient dans le cadre de la procédure qualifiée de "droit d'accès indirect", utilisée pour obtenir communication et, éventuellement, rectification ou effacement des données personnelles contenues dans des fichiers particulièrement sensibles, en particulière les fichiers de police. Entendons-nous bien : ce "droit d'accès indirect" n'a rien d'un droit d'accès. La notion ne figure pas dans la loi et l’on pourrait même être surpris que le Conseil d’Etat l’emploie dans la rédaction de l’arrêt.

Lorsqu'une personne craint de figurer dans un fichier intéressant la "sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique", elle peut saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui désigne parmi ses membres un magistrat, pour procéder aux investigations utiles ainsi qu'aux modifications éventuellement nécessaires si le contenu de la fiche n'est pas conforme à la loi. Tel est le cas lorsque les informations qui y figurent apparaissent "inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées". Lorsque la Commission constate, en accord avec le gestionnaire du fichier, que les données stockées ne mettent pas en cause les finalités du traitement, elles peuvent être communiquées au requérant.

En l’espèce, le requérant, M. B., appuyait sa demande sur l’ancien article 41 de la loi du 6 janvier1978, mais les procédures n’ont guère changé et l’article 17 de la directive européenne « Police Justice » autorise aujourd'hui les Etats à maintenir ce droit d’accès indirect. Tout au plus observe-t-on que le décret du 1er août 2018 permet à la personne qui pense être fichée sur certains fichiers de police comme le Traitement des antécédents judiciaires (TAJ) d’adresser au ministère de l’intérieur une demande d’accès direct. Mais, en cas de refus, elle devra ensuite porter la question devant la CNIL, revenant ainsi au droit d’accès indirect.

M. B. a effectué ces démarches, en vue d’accéder aux informations le concernant, figurant dans un « fichier d’informations générales » géré par le ministère de l’intérieur. Il a obtenu un avis favorable de la CNIL, demeuré lettre morte. Il a ensuite obtenu du tribunal administratif une injonction sous astreinte à l’encontre du ministère. Celui-ci a finalement permis à M. B. de consulter sa fiche à la préfecture, mais il a refusé de lui en délivrer copie. Estimant que l’administration n’avait pas respecté son obligation de transparence, le requérant est donc retourné devant les juges, et il a, de nouveau, obtenu satisfaction. Le tribunal administratif, puis la Cour administrative d’appel (CAA) ont décidé de liquider l’astreinte et de donner au ministre une nouvelle injonction de délivrer copie des documents demandée. Heureusement pour le ministère de l’intérieur, il y a le Conseil d’Etat, qu’il a saisi en cassation.



 Administré cherchant à avoir copie de ses données personnelles
Labyrinthe de Paphos


Le pouvoir discrétionnaire du ministre



La question posée est assez simple : le droit d’accès peut-il s’exercer par simple consultation, sans communication du document demandé ?

La réponse du Conseil d'Etat est claire :  "Le responsable du traitement communique les informations sollicitées à la personne concernée selon les modalités qu'il définit". Et s'il limite l'information à une simple consultation, le demandeur doit tout simplement renoncer à obtenir copie du fichier. Le Conseil d'Etat attribue ainsi au ministre de l'intérieur le pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer des données personnelles concernant l'intéressé, alors même que celui-ci a obtenu de la CNIL et de la juridiction administrative une décision déclarant que ces informations ne sont couvertes par aucun secret et doivent lui être communiquées.

Le Conseil d'Etat heurte ainsi directement les principes généraux du droit de l'accès aux données. L'article L311-9 du code des relations avec le public prévoit ainsi qu'un document disponible sous forme électronique doit être communiqué "par courrier électronique et sans frais". Et la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique ajoute que « toute mise à disposition effectuée sous forme électronique en application du présent livre se fait dans un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé ».

En l'espèce, le demandeur, au moment où il demande la liquidation de l'astreinte, n'est plus soumis au régime du droit d'accès indirect, puisque la CNIL comme les juges du fond ont estimé que les informations demandées étaient parfaitement communicables à l'intéressé. Ces dispositions législatives, concernant la procédure de droit commun de l'accès aux données, auraient donc dû être applicables. Mais le Conseil d'Etat a préféré ramener ce contentieux dans la procédure dérogatoire du droit d'accès indirect, offrant ainsi au ministère de l'intérieur le pouvoir de déroger au droit commun.

On pourrait ne voir dans cette décision que l'illustration d'une tendance traditionnelle du Conseil d'Etat à refuser la transparence administrative. A ses yeux, et ce n'est pas nouveau, le droit à l'information du citoyen est une prérogative inutile et même nuisible, dès lors que le juge administratif, protecteur-des-libertés-publiques, est le seul en mesure de comprendre l'action de l'administration et de la contrôler. Le citoyen est invité à dormir tranquille et ne pas ennuyer l'administration par des demandes intempestives, pendant que le Conseil d'Etat le protège.

En l'espèce, la décision profite essentiellement au juge administratif lui-même. Revenons en effet à la situation d'origine, et au cas d'une personne qui veut accéder à la fiche le concernant pour engager un contentieux contre l'administration. Après l'avoir empêché de se procurer la preuve incontestable d'un comportement illicite de l'administration, le Conseil d'Etat pourra agir en toute liberté dans le contentieux qui suivra. S'il veut écarter le recours, il lui suffira d'invoquer l'absence de preuve, absence incontestable puisque c'est sa propre jurisprudence qui empêche l'intéressé de se la procurer. SI le Conseil d'Etat veut en revanche accueillir le recours, il pourra se faire communiquer la fiche demandée et l'utiliser comme élément de preuve. Mais rien ne l'y contraint, et le juge administratif pourra donc protéger les libertés, quand il en aura envie.


Sur la protection des données : Chapitre 7 Section 5 du manuel de Libertés publiques sur internet

dimanche 3 novembre 2019

Le droit de ne pas avoir de convictions religieuses

L'arrêt Papageorgiou et autres c. Grèce rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 31 octobre 2019 n'a rien d'inattendu ni d'imprévisible. Il rappelle que les autorités ne peuvent contraindre les citoyens à dévoiler leurs convictions religieuses. Chacun est donc libre de les maintenir dans le for intérieur, et chacun est également libre de ne pas avoir de convictions religieuses. Ce simple rappel se révèle très utile. Alors que la liberté religieuse est aujourd'hui de plus en plus invoquée pour affirmer le droit d'afficher ses convictions, le droit de les taire ou de ne pas en avoir n'est même plus évoqué.

L'affaire Papageorgiou concerne l'enseignement religieux, obligatoire dans tous les établissements scolaires grecs. Les requérants résident dans deux îles grecques de très petite taille, Milos et Sifnos. Leurs enfants sont scolarisés sur place, l'une en terminale au lycée de Milos, l'autre à l'école primaire de Sifnos. Pour dispenser leurs enfants de l'enseignement religieux obligatoire, ils doivent déclarer solennellement qu'ils ne sont pas chrétiens orthodoxes. Ils contestent cette procédure en s'appuyant à la fois sur l'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantir le droit à l'instruction et sur l'article 9 de la Convention elle-même qui protège la liberté de conscience.

A la lecture de la décision, il ne fait guère de doute que les requérants auraient aussi pu invoquer une atteinte au droit à un procès équitable protégé par l'article 6. En effet, les juges grecs ont fait tout ce qu'ils ont pu pour retarder l'affaire, estimant d'abord que l'affaire n'était pas suffisamment importante pour qu'ils se prononcent en urgence, avant la rentrée scolaire, contraignant de facto les enfants à suivre l'enseignement religieux une année supplémentaire. Surtout, l'audience fut repoussée huit fois, jusqu'à ce qu'une seconde année soit commencée. En même temps, l'Eglise orthodoxe grecque faisait de nombreuses démarches auprès des autorités pour que le statu quo soit maintenu, thème qu'elle a également pu développer comme partie intervenante devant la juridiction administrative.

Quoi qu'il en soit, la question posée est celle du droit à l'instruction, examiné au regard de la liberté de conscience, et la CEDH estime que le droit grec viole sur ce point la Convention européenne.


Ni Dieu ni Maître, La Canaille, 2009


Le respect des convictions religieuses



Il est acquis depuis fort longtemps, et en particulier l'arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Petersen c. Danemark du 7 décembre 1976 que les parents peuvent exiger de l'Etat que l'éducation de leurs enfants respecte leurs convictions religieuses. L'Etat, selon la formule figurant dans l'arrêt de Grande Chambre Lautsi c. Italie du 18 mars 2011, donc doit veiller "à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens critique à l’égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme".

Cela ne signifie pas qu'un Etat ne puisse pas prévoir un enseignement religieux dans les établissements publics. Il peut le faire, mais de manière à ne pas créer de conflit entre cette éducation religieuse et les convictions de leurs parents. Dans un arrêt du 9 octobre 2007 Hasan et Elyem Zengin c. Turquie, la CEDH impose ainsi aux Etats qui ont choisi de dispenser un enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques d'adopter l'une des trois pratiques suivantes : soit prévoir une procédure d'exemption, soit offrir un autre cours à la place de l'enseignement religieux, soit encore rendre ce dernier optionnel.


Les conditions de dispense



La CEDH doit ainsi se livrer à une évaluation extrêmement pragmatique de la situation des enfants et de leurs parents. Il ne suffit pas d'examiner si les enfants sont soumis à un enseignement religieux obligatoire et il n'est pas utile d'apprécier le contenu de ce dernier. Il faut surtout apprécier les conditions dans lesquelles ils peuvent en être dispensés, et si les conditions mises à cette dispense ne sont pas trop rigoureuses au point de devenir dissuasives.

En l'espèce, il n'est pas contesté que les autorités grecques ont mis en oeuvre une procédure d'exemption, puisqu'il suffit d'affirmer leur non-appartenance à la religion orthodoxe pour dispenser les enfants. Mais précisément, il s'agit d'une déclaration solennelle, contresignée par le professeur chargé de l'enseignement religieux. Et le directeur de l'établissement a la possibilité de vérifier la véracité de cette déclaration, en consultant l'acte de naissance des enfants, sur lequel figure leur religion. S'ils ont été déclarés orthodoxes à leur naissance, les parents peuvent ainsi être pénalement poursuivis pour fausse déclaration.

Devant une telle situation, la CEDH estime donc que la procédure choisie par les autorités grecques fait peser une charge beaucoup trop lourde sur les parents. L'un des éléments essentiels de leur vie privée, leurs convictions religieuses, ou leur absence de convictions religieuses, est ainsi divulgué. Le risque de stigmatisation est bien réel, surtout sur de petits îles comme Sifnos et Milos où l'écrasante majorité de la population se déclare orthodoxe. La CEDH fait également observer que cette procédure n'est pas davantage satisfaisante au regard du système scolaire car les enfants ainsi exemptés de l'enseignement religieux ne se voient proposer aucun cours de remplacement. Ils se voient donc privés d'heures d'enseignement au seul motif de leur convictions, ou de leur absence de convictions religieuses.

Athéisme et laïcité



Surtout, la CEDH rappelle, et il s'agit cette fois d'une position de principe, que la liberté des convictions religieuses implique le droit de ne pas en avoir. Dans la célèbre affaire Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, la Cour affirme ainsi clairement que la liberté de pensée, de conscience et de religion protégée par l'article 9 est "un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents". Et dans l'arrêt de 1986 Angelini c. Suède, elle précise que l'athéisme ne fait "qu'exprimer une certaine conception métaphysique de l'homme qui conditionne sa perception du monde et justifie son action". Il doit donc être protégé par l'article 9, comme n'importe quelle autre conviction.

La CEDH considère ainsi que le droit grec porte atteinte aux droits garantis par les articles 2 et 9 de la Convention. Ce rappel de l'importance du droit de ne pas avoir de conviction vient à point pour montrer les dangers d'une idéologie qui met l'accent sur la liberté de religion, pour ensuite crier à la discrimination dès que l'Etat intervient pour empêcher un culte de s'exprimer dans l'espace public, voire d'y faire du prosélytisme. C'est oublier rapidement que chacun a le droit de choisir sa conviction spirituelle, y compris le droit de ne pas en avoir. Sur ce point le principe de laïcité apparaît comme le seul moyen de rassembler, d'unir une société en l'affranchissant de la tutelle religieuse. Le strict opposé du communautarisme qui conduit à la division et qui a suscité dans l'histoire bien des guerres de religion.



Sur le principe de laïcité : Chapitre 10, Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet