« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 29 janvier 2022

Les cookies de Google devant le Conseil d'État


Dans un arrêt du 28 janvier 2022, le Conseil d'État confirme les légalité des deux amendes d'un montant total de 100 millions d'euros infligées à Google par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Dans sa délibération du 7 décembre 2020, l'autorité indépendante avait en effet estimé que la firme n'avait pas respecté les obligations en matière de recueil préalable du consentement des utilisateurs pour le dépôt de cookies. 

Rappelons qu'un cookie peut être rapidement défini, comme un petit fichier informatique, un traceur, déposé dans le système de l'utilisateur. Il permet de connaître ses consultations de sites internet, sa lecture de courriers électroniques, les logiciels ou applications qu'il installe. Google est évidemment un grand utilisateur de cookies, pratique qui lui permet de valoriser les données personnelles de ses utilisateurs en les vendant à diverses entreprises. Dans un contrôle réalisé au printemps 2020, la CNIL avait ainsi établi que 7 cookies étaient automatiquement installés sur les ordinateurs des utilisateurs dès leur arrivée sur le site Google, dont 4 qui n’avaient pas d'autre finalité que publicitaire.

Précisément, le droit français et européen impose le consentement des utilisateurs car les données auxquelles les cookies donnent accès sont des données personnelles. Mais Google s'est toujours efforcé de se soustraire à cette contrainte, estimant que les données personnelles de ses utilisateurs sont des biens de consommation, simple information qui peut se vendre et s'acheter. A cet égard, l'arrêt du 28 janvier 2022 a l'avantage de conforter un droit européen et français beaucoup plus protecteur de la vie privée que le droit américain. Il n'est donc guère surprenant que Google affirme depuis longtemps que ses activités relèvent du droit américain, et de lui seul.


La compétence de la CNIL


Cette revendication se heurte désormais au mur du droit européen. Les deux sociétés sanctionnées, Google LLC et Google Ireland Limited, estimaient que la CNIL n'était pas compétente pour leur infliger une sanction. A leurs yeux, cette procédure aurait dû être diligentée par le mécanisme de guichet unique européen organisé par le Règlement général de protection des données (RGPD). Il définit une autorité chef de file, chargée des questions transfrontières. Dans le cas présent, Google considérait que l'autorité chef de file était l'autorité irlandaise de protection des données. Nul n'ignore que les GAFA installent leur siège européen en Irlande, véritable paradis fiscal où l'impôt sur les sociétés ne dépasse pas 12, 5 % du chiffre d'affaires. Dans ces conditions, l'autorité irlandaise de protection des données n'est guère encline à prononcer des sanctions contre ces entreprises qui apportent au pays des revenus fiscaux importants. L'autorité de contrôle est alors plutôt une autorité d'absence de contrôle.

Certes, l'article 56 du RGPD prévoit la désignation d'une autorité chef de file, mais cette procédure ne concerne que les traitements transfrontaliers effectués par le responsable du traitement ou son sous-traitant. Mais, dans le cas présent, la CNIL n'a pas besoin de s'interroger sur le caractère transfrontalier ou non du système de gestion des cookies mis en oeuvre par Google.

La directive du 12 juillet 2002 vie privée et communications électroniques vient en effet offrir à la CNIL un fondement extrêmement solide à son pouvoir de sanction. Cette directive fait figure de texte spécial par rapport au RGPD, dans ce domaine particulier des communications électroniques. Aux termes de son article 5, "les États membres garantissent que l'utilisation des réseaux de communications électroniques en vue de stocker des informations ou d'accéder à des informations stockées dans l'équipement terminal d'un abonné ou d'un utilisateur ne soit permise qu'à condition que l'abonné ou l'utilisateur, soit muni (...) d'une information claire et complète, entre autres sur les finalités du traitement, et que l'abonné ou l'utilisateur ait le droit de refuser un tel traitement par le responsable du traitement des données". Cette obligation est reprise dans l'article 82 de la loi du 6 janvier 1978, et tout manquement peut susciter l'engagement d'une procédure de sanction. Aucun guichet unique et aucun chef de file ne sont alors prévus, puisque, précisément, ce n'est pas le RGPD qui s'applique.

Cette interprétation est celle affirmée à deux reprises par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), d'abord dans son arrêt du 1er octobre 2019 Bundesverband des Verbraucherzentralen und Verbraucherverbände c. Planet 49 GmbH, puis dans son arrêt du 15 juin 2021 Facebook Ireland Ltd. Dans les deux cas, la CJUE affirme que le consentement au recueil de données personnelles ne saurait être exprimé au moyen d'une case pré-cochée. Et elle note que si la procédure de guichet unique a bien été prévue dans le RGPD pour les opérations de lecture et d'écriture dans le terminal d'un ordinateur, c'est la directive de 2002 qui s'applique pour les opérations d'accès et d'inscription d'informations. Le caractère transfrontalier ou non du fichier n'est pas une question pertinente dans ce cas. Cette jurisprudence est suffisamment solide pour que le Conseil d'État refuse à Google la saisine de la CJUE d'une question préjudicielle portant sur ce point.

Le Conseil d'État s'inscrit ainsi dans la ligne de la jurisprudence européenne. Mais cela ne signifie pas que, dans une hypothèse où la directive de 2002 ne serait pas applicable, il déclarerait la CNIL incompétente. Les articles 16 et 20 de la loi du 6 janvier 1978, dans son écriture postérieure au RGPD, autorisent en effet la Commission à prendre des sanctions à l'encontre des responsables de traitement qui ne respectent pas le texte européen. Cette disposition est suffisamment large pour faire de la CNIL l'autorité de contrôle du respect du droit européen en France.



Who took the cookie ? Nursery Rhyme


Le contrôle de proportionnalité


La suite de l'arrêt est sans grande surprise. Le Conseil d'État juge que les amendes infligées par la CNIL ne sont pas disproportionnées, compte tenu notamment de la manne financière que les cookies rapportent à Google. Le Conseil d'État observe à ce propos un véritable refus de coopération de l'entreprise, qui a toujours refusé de communiquer à la CNIL le montant de ses revenus publicitaires.

Cette persistance de Google dans son refus d'appliquer le droit européen apparaît aussi dans le caractère cosmétique des modifications apportées en matière de cookies. 

Au moment où la procédure de sanction est engagée, 7 cookies étaient déposés sur son terminal dès que l'utilisateur accédait au site. Sur la page Google.fr, un bandeau s'affichait en pied de page, intitulé "Rappel des règles de confidentialité de Google". L'internaute avait alors le choix entre deux boutons, l'un intitulé "Me le rappeler plus tard", l'autre "Consulter maintenant". Le malheureux qui souhaitait "consulter" prenait alors connaissance d'un texte qui ne mentionnait ni les règles de confidentialités annoncées ni la possibilité de refuser les cookies. Pour parvenir à ces informations, il devait aller au bout d'une longue fenêtre de texte, surtout ne pas cliquer sur un des liens hypertextes proposés, et finalement choisir de cliquer sur un bouton "Autres options". Bien peu d'internautes devaient avoir cette patience ou cette curiosité.

Après l'engagement d'une procédure de sanction, Google a fait connaître sa volonté d'améliorer les choses. Depuis septembre 2020, l'internaute arrivant sur Google.fr voit s'ouvrir une fenêtre intitulée "Avant de continuer". Avec une information très succincte sur les cookies, deux boutons sont de nouveau proposés, l'un sobrement intitulé "J'accepte", l'autre proposant "Plus d'informations". Hélas, le Conseil d'État observe que les indications fournies n'explicitent toujours pas la finalité des cookies et ne disent toujours rien sur les moyens de s'y opposer.

Ce rappel très détaillé montre que la mauvaise volonté de Google et son refus de se plier au droit européen et français sont des éléments permettant au Conseil d'État de juger de la proportionnalité de la sanction. De même le juge valide-t-il sans davantage d'interrogation, la décision de la CNIL de rendre publique sa sanction.

Les sanctions contre Google commencent à s'accumuler, 100 millions d'Euros le 7 décembre 2020, puis 150 millions le 31 décembre 2021 pour les mêmes motifs de gestion des cookies. Le recours contre cette seconde sanction semble bien délicat si l'on considère le résultat du premier.

En l'état actuel des choses, il n'y a aucune raison pour que les sanctions ne continuent pas à se multiplier. On peut évidemment penser que le chiffre d'affaires du groupe Alphabet lui permet de surmonter facilement ces petits inconvénients. Mais Google a aussi d'autres soucis, en particulier une menace beaucoup plus grave venant directement des États-Unis. Après seize mois d'enquête, le département de la Justice ainsi que seize États américains ont décidé de ressortir le Sherman Antitrust Act de 1890. Ils accusent en effet Google d'avoir eu recours à des comportements concurrentiels pour dominer le secteur des moteurs de recherche. On pourrait voir dans cette action un premier pas vers le démantèlement du géant. Peut-être Google devrait-il songer qu'il est de son intérêt de mettre fin à son contentieux avec l'Europe pour mieux se consacrer à ces problèmes encore plus graves ? Même un géant des GAFA ne peut pas se battre sur tous les fronts à la fois.


Sur la protection des données  : Chapitre 8 du Manuel


mardi 25 janvier 2022

La loi "Halimi" entre vitesse et précipitation


La loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure se caractérise par un certain éclectisme. On y trouve un renforcement des atteintes commises à l'encontre des forces de sécurité, des dispositions sur la vidéosurveillance dans les cellules de garde à vue, d'autres portant sur le renforcement du contrôle des armes et, pourquoi pas, la création d'une réserve opérationnelle dans la police nationale.

Mais les dispositions les plus médiatisées se trouvent dans l'article 1er qui ajoute deux alinéas à l'article 122-1 du code pénal, celui-là même qui affirme "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Le premier alinéa, article 122-1-1 précise ainsi que cette irresponsabilité pénale n'est pas "applicable si l'abolition temporaire du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d'un crime ou d'un délit résulte de ce que, dans un temps très voisin de l'action, la personne a volontairement consommé des substances psychoactives dans le dessein de commettre l'infraction ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission". La longueur même de la phrase laisse déjà augurer une certaine complexité. Le second alinéa, article 122-1-1, quant à lui, reprend cette même formulation en matière d'altération temporaire du discernement.

On l'a compris, cette intervention législative a pour finalité d'écarter la jurisprudence de la Cour de cassation, rendue dans la douloureuse affaire Halimi.


Légiférer rapidement, peut-être trop


On se souvient que Kobili Traoré avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Le contexte antisémite de l'agression avait suscité une forte émotion, et la déception des parties civiles avait été grande lorsque le juge d'instruction, puis la chambre d'accusation, avaient estimé réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté, le 14 avril 2021, le pourvoi déposé par la famille de Sarah Halimi. L'irresponsabilité pénale de Kobili Traoré avait donc été confirmée.

L'affaire Traoré est aujourd'hui définitivement jugée. Mais cela n'a pas empêché le développement d'un fort mouvement en faveur d'une réforme législative. Dès janvier 2020, avant la décision de la Cour de cassation, le Président de la République avait exprimé "le besoin d'un procès". Ce propos avait alors suscité un communiqué de la Première Présidente de la Cour de cassation Chantal Arens et de l'avocat général François Molins, le rappelant à son devoir de respect de l'indépendance de la justice. Juste après l'arrêt du 14 avril, le Garde des Sceaux promettait une loi qui pourrait être votée dès la fin mai. La procédure a pris un peu plus de temps, en raison de l'agenda chargé du parlement, mais la volonté de rapidité était bien présente. On a même balayé les travaux en cours, et notamment la proposition de loi déposée en janvier 2020 par Nathalie Goulet. Il était en effet politiquement impensable de reprendre une réflexion engagée au Sénat.

Quoi qu'il en soit, il reste à se demander si le nouveau texte apporte une véritable réponse au problème posé.

 

 

Journal d'un fou. Lanskoy. 1975

 


Des questions sans réponse


Dans sa tribune au Figaro du 17 avril 2021, le grand rabbin Haïm Korsia déplorait fort justement que la loi ne permette pas "le distinguo entre l'irresponsabilité de la folie et celle découlant de prises de stupéfiants". Il faut reconnaître que l'article 122-1, tel qu'il est rédigé n'opère aucune distinction de ce type, invitant les juges à apprécier l'abolition du discernement de l'auteur de l'acte au moment des faits. La cause de cette abolition n'entre pas en considération, et c'est précisément l'origine de la décision de la Cour de cassation, qui s'est bornée à appliquer le texte. Peu importe donc que l'auteur des faits soit atteint d'une grave maladie psychiatrique ou qu'il ait lui-même provoqué cet état par une consommation de stupéfiants.

Les nouvelles dispositions introduites par la loi du 24 janvier 2022 envisagent donc l'hypothèse dans laquelle "la personne a volontairement consommé des substances psychoactives". Mais c'est pour immédiatement en réduire la portée. 

D'une part, il est exigé que cette consommation ait eu lieu "dans un temps très voisin de l'action". Il faut s'attendre à une jurisprudence pour le moins impressionniste. Faudra-t-il avoir pris de la drogue une heure avant le crime, ou la veille ? Surtout, rien n'est dit sur le degré d'intoxication de la personne, et l'on sait que Kobili Traoré se fumait du cannabis depuis de nombreuses années, en très grande quantité. Son état ne venait pas tant de la proximité temporelle avec le crime que d'une forte et ancienne imprégnation.

D'autre part, le législateur impose que la consommation de drogue ait eu lieu "dans le dessein de commettre l'infraction", ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission. La justice va donc devoir apprécier le "dessein" d'une personne droguée, ce qui signifie qu'en pratique, seul pourra être déclaré responsable celui ou celle qui a consommé de la drogue pour se donner le courage de commettre son crime. Mais qui reconnaîtra une telle chose ? Et comment prouver cette volonté par un autre moyen que l'aveu de l'intéressé ? Dans la plupart des cas, il est probable que l'intéressé reconnaîtra s'être drogué, mais sans nécessairement vouloir tuer quelqu'un. La dérogation de l'article 122-1-1 ne s'appliquera donc pas, et l'on reviendra à la mise en oeuvre de l'article 122-1, c'est-à-dire à l'irresponsabilité.

Surtout, ces dispositions sont porteuses d'une contradiction essentielle. On en vient en effet à considérer comme responsable du crime une personne, parce qu'elle s'est volontairement droguée avant de commettre un crime. Certes, mais cela ne signifie pas que son discernement n'était pas aboli au moment du crime. Le juge devra donc se débrouiller avec une disposition à peu près inapplicable.

 

Un véritable procès

 

Heureusement, le texte comporte tout de même un élément positif, d'ordre purement procédural. Il prévoit que lorsque la prise de drogue sera la cause de l'abolition temporaire du discernement de la personne, le juge d'instruction devrait renvoyer le dossier pour une audience à huis-clos qui se déroulera devant la juridiction compétente. Il y aura donc un véritable procès, durant lequel les parties civiles pourront faire entendre leur point de vue, solution plus satisfaisante que l'ancienne audience devant la Chambre de l'instruction.

Le calvaire vécu par Sarah Halimi méritait sans doute autre chose qu'un texte adopté hâtivement qui risque fort de ne satisfaire personne. Peut-être une réflexion plus globale aurait-elle pu être menée à bien, sans pression médiatique ? C'est ainsi que la consommation de drogue est une circonstance aggravante pour un délit routier, mais pas en matière de meurtre. Ce point n'a pas du tout été examiné par le législateur, sans doute trop pressé.

Sur la justice pénale : Chapitre 4, section 1 du Manuel de Libertés publiques sur internet.

samedi 22 janvier 2022

Passe vaccinal, une décision sans surprise


Dans sa décision du 21 janvier 2022, le Conseil constitutionnel déclare le passe vaccinal globalement conforme à la Constitution. La loi déférée au Conseil se présente comme un texte d'adaptation de la loi du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire, déjà modifiée à deux reprises par les lois du 5 août et 10 novembre 2021. Il était donc probable que les mêmes causes produisant les mêmes effets, le recours connaîtrait le même sort que ceux qui l'avaient précédé. A cet égard, la décision n'a évidemment rien de surprenant car elle s'inscrit dans une jurisprudence constante du Conseil.

La disposition la plus contestée est l'article 1er de la loi qui transforme le passe sanitaire en passe vaccinal pour l'accès à toute une série d'activités, restaurants et débits de boisson, foires, séminaires et salons professionnels etc. Il n'est donc plus possible d'obtenir l'accès à ces installations en présentant un simple test. Pour les députés et sénateurs auteurs de la saisine, cette disposition porte une atteinte excessive à la liberté d'aller et venir et au droit au respect de la vie privée.


Le droit à la protection de la santé

 

Le Conseil constitutionnel ne conteste pas les ingérences que la loi impose dans ces différentes libertés. Il s'interroge sur la proportionnalité de ces ingérences au regard du Préambule de 1946, alinéa 11, selon lequel "la Nation « garantit à tous … la protection de la santé ».

Ce droit à la protection de la santé se borne à imposer un devoir à l'État, et les autorités doivent ainsi développer une politique publique dirigée vers cette protection. Figurant dans le Préambule de 1946, ce droit a évidemment valeur constitutionnelle, d'ailleurs rappelé par le Conseil constitutionnel dès sa décision du 22 juillet 1980. Celui-ci reconnaît ainsi que la protection de la santé est un objectif constitutionnel que le législateur doit respecter et garantir.

Mais la jurisprudence n'a jamais consacré un droit individuel à la santé dont pourrait se prévaloir n'importe quel citoyen. Toutes les décisions du Conseil intervenues en ce domaine valident des politiques publiques en se fondant sur le droit à la protection de la santé. La politique de lutte contre le tabagisme trouve ainsi son fondement dans l'alinéa 11 du Préambule, depuis la décision du 10 janvier 1991

Surtout, dans une décision rendue sur QPC le 20 mars 2015, le Conseil déclare conforme à la Constitution la politique de vaccination obligatoire des enfants contre certaines maladies, politique reposant sur ce même alinéa. Et le Conseil précise, dans une formulation essentielle : "Considérant qu'il est loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective". La vaccination obligatoire est donc une politique publique dont le fondement se trouve dans le droit à la protection de la santé. 

Certes, le passe vaccinal n'établit pas une obligation vaccinale, même s'il contribue à inciter à la vaccination. Mais il s'inscrit de la même manière dans une politique publique clairement affirmée. Inutile donc d'aller chercher un autre fondement juridique pour le justifier. Le juge constitutionnel n'a plus alors qu'à apprécier la proportionnalité de la mesure prise au regard du droit à la protection de la santé. 

Rappelant qu'il ne lui appartient pas de se substituer au législateur pour apprécier si l'objectif de protection de la santé aurait pu être atteint par d'autres moyens, il constate que celui-ci s'est prononcé "en l'état des connaissances scientifiques dont il disposait" et qu'il a pris la précaution de préciser que les dispositions prévues ne sauraient durer au-delà de la date du 31 juillet 2022. Le passe vaccinal est donc parfaitement conforme à la Constitution, dès lors qu'il s'inscrit dans une politique de santé publique.



La porte étroite, 10 rue Bonaparte, Paris 6è (aujourd'hui fermée)

 

Les réunions politiques


La seule disposition déclarée inconstitutionnelle dans la décision du 21 janvier est celle qui permettait aux organisateurs de réunions politiques d'en subordonner l'accès à la présentation d'un passe sanitaire. Le Conseil s'appuie alors sur l'article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». 

Encore indique-t-il soigneusement au législateur à quelles conditions il pourrait prendre une nouvelle disposition soumettant l'entrée à un meeting politique à la présentation d'un passe sanitaire, ou d'ailleurs vaccinal. Il lui suffirait de mentionner qu'une mesure "est prise dans l'intérêt de la santé publique et aux seules fins de lutter contre l'épidémie de covid-19", de justifier la mesure en invoquant la situation sanitaire, et "de s'assurer qu'elle est appropriée aux circonstances de temps et de lieu". La disposition est donc annulée parce qu'elle est mal rédigée et imprécise. Cette imprécision s'étend d'ailleurs au choix de la formule "passe sanitaire" dans un texte qui met en place un passe vaccinal. Rien n'interdirait, théoriquement, de réécrire la disposition annulée. Cela semble toutefois très peu probable, en plein coeur de la campagne électorale.

Tous les autres moyens articulés contre la loi par les parlementaires requérants, ainsi que par les auteurs des 1472 pages transmises au Conseil constitutionnel, étaient déjà bien connus et avaient déjà été rejetés par des décisions antérieures. Dans son avis préparatoire à la loi, le Conseil d'État avait ainsi rappelé que,  la présentation d'un passe vaccinal ne s'analyse pas comme une obligation vaccinale, mais seulement comme une incitation à se faire vacciner.

De même, le contrôle du passe vaccinal par les professionnels n'a évidemment rien à voir avec un contrôle d'identité. Il ne saurait y avoir délégation d'un pouvoir de police administrative, car il ne s'agit pas de police administrative. Le professionnel peut seulement demander à la personne de produire un document officiel pour s'assurer de la concordance entre le passe vaccinal et les éléments d'identité figurant sur ce document. On est alors dans la même situation que celle des professionnels qui contrôlent l'identité de leurs clients lorsqu'ils paient par chèque ( art. L 131-15 du code monétaire et financier), lorsqu'ils achètent des boissons alcoolisées ( Art. L 3342-1 du code de la santé publique), lorsqu'ils vont jouer dans un casino ( art. R 321-27 du code de la sécurité intérieure) etc. La liste est loin d'être close, et aucun principe constitutionnel ou conventionnel ne s'oppose à un tel contrôle. Dans une ordonnance du 30 août 2021, le juge des référés du Conseil d'État a même jugé qu'un tel contrôle n'emportait aucune atteinte à la vie privée, dès lors qu'il se bornait à mentionner l'identité de la personne.

 

Les "portes étroites"

 

Les auteurs des 1472 pages transmises au Conseil auraient peut être pu réduire leurs contributions en lisant l'avis du Conseil d'État accompagnant la loi. Certes, il n'est pas interdit au Conseil constitutionnel d'aller à l'encontre d'un tel avis, et cela lui arrive même quelquefois. Mais en l'espèce, les chances d'une telle évolution jurisprudentielles étaient pour le moins réduites. 

Cette observation conduit à s'interroger sur les conséquences, quelque peu inattendues, de la décision de Laurent Fabius, de publier les  "portes étroites", analyses juridiques envoyées spontanément au Conseil. Cette pratique était auparavant le fait de quelques experts et professeurs de droit jouant un rôle d'amicus curiae dans la discrétion, avec, il est vrai, les inconvénients de l'opacité. Aujourd'hui, cette pratique présente tous les inconvénients de la transparence. La rédaction d'une "porte étroite" devient un élément de communication comme un autre. On y affirme volontiers sa visibilité ou son militantisme. Il ne s'agit plus d'éclairer le Conseil mais plutôt de renforcer une position de leader dans un débat public, la qualité du dossier transmis passant nettement au second plan. La décision du 21 janvier 2022 marque ainsi les limites de l'exercice. Saisi en urgence, le Conseil devait statuer en huit jours, et on imagine mal que ses membres aient eu le temps de lire 1472 pages. Soyons francs. Qui aurait ce courage ?


Sur l'urgence sanitaire : Chapitre 2 section 2 § 2 du Manuel

mercredi 19 janvier 2022

Vladimir Poutine éclaboussé par la jurisprudence européenne


La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 18 janvier 2022, un arrêt Karuyev c. Russie, qui ne risque guère d'améliorer des relations déjà tendues entre Vladimir Poutine et le Conseil de l'Europe. Elle considère en effet que la condamnation infligée au requérant pour avoir craché sur le portrait du président Poutine porte atteinte à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

L'affaire remonte au 6 mai 2012, la veille des élections ouvrant un nouveau mandat pour Vladimir Poutine, qui va redevenir Président de la Fédération de Russie. A Tcheboksary, capitale de la Tchouvachie, une opposition active décide de marquer cette date par une manifestation symbolique. Un défilé est organisé devant un faux tombeau de Poutine sur lequel est posé son portrait, et on y dépose des fleurs. L'un des participants a toutefois cru bon de cracher sur ce portrait, juste devant les policiers qui surveillaient évidemment le cortège. Ils ne l'ont pas arrêté immédiatement, mais quelques heures plus tard. Il a ensuite été condamné par le juge pénal à quinze jours d'emprisonnement pour "offense mineure à l'ordre public".

Précisément, le choix de l'incrimination est essentiel. Les juges d'appel ont certes fait observer que l'acte irrespectueux qui avait été commis "portait atteinte à l'honneur et à la dignité du Président élu au suffrage universel", mais la condamnation est fondée sur l'atteinte à l'ordre public, pas sur l'atteinte au Chef de l'État.

 

L'expression symbolique


La Cour rappelle que la liberté d'expression, telle qu'elle est garantie par l'article 10 de la Convention, ne s'applique pas seulement aux écrits ou aux paroles. Elle protège également l'expression non verbale.

La jurisprudence la CEDH n'est pas avare dans ce domaine, et les exemples sont nombreux. Relève donc de la liberté d'expression le fait de brûler le drapeau russe et la photo du président Poutine comme dans l'arrêt Parti populaire chrétien démocratie c. Moldavie du 2 février 2010. Il en est de même lorsque les manifestants étendent du linge sale sur les grilles du parlement, dans la décision Tatar et Faber c. Hongrie du 12 juin 2012, lorsqu'ils déversent des pots de peinture sur la statue d'un ancien président, dans l'affaire Ibrahimov and Mammadov c. Azerbaijan du 13 février 2020, voire lorsqu'ils font cuire des oeufs à la saucisse sur la flamme du soldat inconnu, dans Sinkova c. Ukraine du 27 février 2018

En termes d'expression non verbale, on avait déjà brûlé des portraits, y compris ceux du roi et de la reine d'Espagne dans Stern Taulats and Roura Capellera c Spain du 13 mars 2018. En France même, la Cour de cassation, le 22 septembre 2021 avait imposé aux juges du fond d'apprécier l'atteinte éventuelle à la liberté d'expression constituée par la condamnation pour vol en réunion prononcée à l'encontre des manifestant ayant décroché le portrait du président Macron. Quoi qu'il en soit, on avait brûlé, on avait volé, mais on n'avait pas encore craché.

C'est maintenant chose faite, et la CEDH s'interroge avec gravité sur le point de savoir si le fait de cracher sur le portrait d'un homme politique s'analyse comme l'expression d'une opinion politique. Dans son arrêt Shvydka c. Ukraine du 30 octobre 2014, la Cour avait affirmé que ce caractère politique se déduisait du contexte de l'affaire, à partir non seulement de l'acte commis mais encore des opinons connues de son auteur. Lorsque ce dernier est un militant, le caractère symbolique de l'expression est admis plus largement et la liberté d'expression est alors protégée avec davantage d'intensité.

Or, le requérant, M.Karuyev, est un militant de l'Autre Russie, un parti politique d'opposition qui se définit comme "national-bolchévique". La Cour en déduit donc que son acte relève de la liberté d'expression.

 


 Le temple du soleil. Hergé. 1949

 

L'"offense mineure à l'ordre public"


La CEDH doit alors se demander si la condamnation pour "offense mineure à l'ordre public" avait un fondement législatif, un but légitime, et constituait une "mesure nécessaire dans une société démocratique", selon la formule de l'article 10 de la Convention.

De manière un peu exceptionnelle, la Cour va surtout s'intéresser au fondement législatif de la condamnation du requérant à quinze jours d'emprisonnement. Il existe en Russie, un Code des infractions administratives, objet non identifié, mais qui a néanmoins valeur législative. Selon ses dispositions, et la jurisprudence qui les applique, l'"offense mineure à l'ordre public" suppose le cumul de deux éléments, d'une part une atteinte à l'ordre public témoignant d'un "irrespect flagrant pour la société", d'autre part l'un des trois éléments suivants : "langage obscène", harcèlement contre des tiers ou destruction de la propriété d'autrui.

En l'espèce, la CEDH observe que nul élément du dossier ne laisse apparaître une atteinte à l'ordre public, le rassemblement auquel participait le requérant étant pacifique et non-violent. Elle ajoute, peut-être avec un brin de malice, qu'il n'est pas fait état que l'acte auquel il s'est livré, le fameux crachat, ait suscité le moindre désordre ni le moindre commentaire négatif des passants. C'est si vrai que la police n'a pas cru bon d'interpeler tout de suite M. Karuyev, celui-ci n'ayant été arrêté que quatre heures après la fin de la manifestation.

Aux yeux de la CEDH, la condamnation du requérant pour "offense mineure à l'ordre public" est dépourvue de base légale. Elle en déduit , logiquement, que l'atteinte portée à sa liberté d'expression n'est pas justifiée.

Une nouvelle fois, la CEDH révèle une certaine influence du droit américain. Celui-ci intègre en effet, dans la protection du Premier Amendement, le Symbolic Speech qui englobe la plupart des actions provocatrices menées par des manifestants. La France elle-même a dû modifier son droit à la suite de l'arrêt du 13 mars 2013, Éon c. France. A l'époque, l'auteur du célèbre "Casse-toi pôv' con" adressé au président de la République avait obtenu que sa condamnation pour offense au chef de l'État soit considérée comme une ingérence excessive dans sa liberté d'expression. Les juges ne l'avaient pourtant condamné qu'à 30 euros d'amende, peine assortie du sursis. La décision a eu finalement pour conséquence l'abrogation du délit d'offense au Chef de l'État par la loi du 5 août 2013. Il ne reste plus qu'à espérer que la Russie suivra le même chemin, en modifiant ou en supprimant cette étrange infraction d'"offense mineure à l'ordre public".


Sur la liberté d'expression et l'ordre public : Chapitre 9, section 2, § 1, B du Manuel de Libertés publiques sur internet.


dimanche 16 janvier 2022

Le Fact Checking de LLC : Les obstacles juridiques à la vaccination obligatoire

Le débat actuel sur la passe  vaccinal, qui s'achèvera sans doute devant le Conseil constitutionnel, ne saurait faire durablement écran à une discussion plus fondamentale sur la vaccination obligatoire.

La vaccination obligatoire de toute une population contre la Covid-19 est-elle juridiquement envisageable ? Cette question est aujourd'hui largement posée, mais les réponses sont presque exclusivement apportées par un mouvement doctrinal opposé au vaccin. Il occupe largement l'espace médiatique, et livre au public un certain nombre d'affirmations présentées comme des paroles d'experts. La norme juridique est malmenée, triturée, pour lui faire dire ce qu'elle ne dit pas. Mais reprenant ces différents arguments, on aperçoit rapidement la manipulation.

 

Expérimentation et mise sur le marché

 

Tout l'argumentaire repose en effet sur une manipulation fondatrice. Elle consiste à présenter la vaccination contre la Covid-19 comme une expérimentation médicale, relevant donc d'un droit spécifique. Celui-ci s'est d'abord construit à partir de la loi Huriet-Sérusclat du 20 décembre 1988, puis de la loi du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine. Il repose sur le principe du consentement éclairé de la personne qui se prête à l'expérimentation. Le raisonnement antivax devient alors fort simple : le vaccin est en phase d'expérimentation et la vaccination obligatoire est juridiquement impossible puisque l'obligation implique, par hypothèse, l'absence de consentement.

L'analyse semble aussi séduisante que simple, mais elle est totalement fausse. Le vaccin contre la Covid-19, du moins dans ses différentes formes actuelles, n'est plus en phase d'expérimentation. L'autorisation de mise sur le marché (AMM) est certes précédée d'expérimentations pour tester un médicament, vérifier son efficacité et son innocuité, confirmer ensuite ces donnée sur des cohortes plus importantes. Durant toute cette période, les personnes qui se prêtent à l'expérimentation doivent effectivement formuler un consentement éclairé.

A l'issue de ce processus, l'AMM peut être demandée et obtenue, et c'est exactement ce qu'ont fait les laboratoires qui commercialisent les vaccins. Il demeure évidemment toujours possible de continuer à vérifier l'efficacité d'une molécule sur le long terme, après l'AMM. C'est ainsi que l'on continue certainement d'étudier les effets de l'Aspirine, médicament dont le brevet a été déposé en 1899. Rien n'interdit donc de continuer à étudier les effets du vaccin, mais, dans ce cas, seule la cohorte de volontaires pour la nouvelle expérimentation sera régie par la loi de 2012. Toutes les personnes qui se bornent à respecter l'obligation vaccinale ne sauraient donc être considérées comme les participants à essai clinique, dès lors que les vaccins ont normalement fait l'objet d'une AMM.

 


 Asterix en Hispanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1969


Le Conseil constitutionnel


D'une manière générale, les auteurs hostiles à la vaccination invoquent un "risque constitutionnel", sans préciser lequel. Parfois, ils considèrent que le droit à la dignité de la personne est violé, en l'absence de consentement à l'"expérimentation". Bien entendu, l'argument s'effondre, dès lors que la vaccination obligatoire contre la Covid ne saurait s'analyser comme une expérimentation. Le plus souvent, c'est donc le droit à la santé qui est appelé à la rescousse. Il figure dans le Préambule de la Constitution de 1946, selon lequel "La Nation garantit à tous (...) le droit à la santé". Mais le droit à la santé n'impose rien d'autre que la mise en oeuvre d'une politique publique. Et la vaccination obligatoire s'analyse précisément comme une politique publique.

La décision rendue sur QPC le 20 mars 2015 porte sur cette politique, en l'espèce la vaccination des enfants contre la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Il s'agit d'une obligation légale imposée par les articles L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp). Ces dispositions trouvent leur origine dans des textes anciens, la vaccination antidiphtérique étant obligatoire depuis la loi du 25 juin 1938, le tétanos depuis celle du 24 novembre 1940 et la poliomyélithe depuis celle du 1er juillet 1964. 

En l'espèce, le Conseil constitutionnel est saisi non pas de ces dispositions imposant la vaccination, mais de l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". Le Conseil écarte évidemment la QPC, car le code pénal sanctionne ici l'ensemble les carences dans l'exercice de l'autorité parentale, et non pas le seul manquement à l'obligation vaccinale.

Le plus important dans cette décision réside dans l'affirmation du Conseil, selon laquelle "il est loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective". Et d'ajouter aussitôt que "il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances scientifiques, les dispositions prises par le législateur ni de rechercher si l'objectif de protection de la santé que s'est assigné le législateur aurait pu être atteint par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé". On imagine mal, aujourd'hui, le Conseil constitutionnel estimer que la politique publique de vaccination obligatoire contre la Covid serait "manifestement inappropriées à l'objectif visé". Le risque constitutionnel relève donc de l'invention pure et simple.

 

Le Conseil d'État

 

Cette jurisprudence de 2015 est loin d'être abandonnée. Le Conseil d'État l'a reprise mot à mot dans un arrêt du 10 décembre 2021 portant cette fois sur la loi du pays qui soumet, en Polynésie française, à l'obligation vaccinale contre la Covid-19 les personnes exerçant certaines activités. Le Conseil d'État consacre alors un long développement à la situation catastrophique de la collectivité et déduit que "les dispositions critiquées ont apporté au droit au respect de la vie privée une restriction justifiée par l'objectif d'amélioration de la couverture vaccinale en vue de la protection de la santé publique, et proportionnée à ce but". Si la vaccination obligatoire est justifiée en Polynésie, au regard des risques de contamination pesant sur certaines personnes, on ne voit pas sur quel fondement une obligation générale de vaccination pourrait être jugée disproportionnée, au moment précis où le variant Omicron fait des ravages. 

 

La Cour européenne des droits de l'homme


L'espoir des antivax viendrait-il de la Cour européenne des droits de l'homme ? A cet égard, leur situation semble désespérée. L'arrêt de Grande Chambre Vavricka et autres c. République tchèque rendu le 8 avril 2021 affirme très opportunément que l'obligation légale de vacciner les enfants ne porte pas atteinte au droit à la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Certes, la Cour reconnaît que la vaccination obligatoire emporte une ingérence dans la vie privée, mais elle estime que cette ingérence est "nécessaire dans une société démocratique", c'est-à-dire qu'elle "répond à un besoin social impérieux". La Cour ajoute même que les États sont les mieux placés pour apprécier le contexte de l'obligation vaccinale.

L'arrêt est daté du printemps 2021, en pleine épidémie de Covid. Même s'il porte sur les vaccins des enfants, certains passages semblent directement inspirés par la situation actuelle : ""Lorsqu’il apparaît qu’une politique de vaccination volontaire est insuffisante pour l’obtention et la préservation de l’immunité de groupe, ou que l’immunité de groupe n’est pas pertinente compte tenu de la nature de la maladie (...), les autorités nationales peuvent raisonnablement mettre en place une politique de vaccination obligatoire afin d’atteindre un niveau approprié de protection contre les maladies graves".

La jurisprudence Vavricka est donc bien gênante pour les antivax. Le plus souvent, ils oublient donc de la mentionner, solution la plus simple. Parfois, ils la mentionnent, pour considérer ensuite qu'elle ne s'applique pas au vaccin Covid-19, puisque ce dernier est toujours en phase d'expérimentation.

In fine, l'argumentaire juridique s'opposant à la vaccination obligatoire repose entièrement sur la manipulation initiale, qui consiste à présenter le vaccin comme un produit expérimental. Une fois le contresens mis en lumière, tout l'argumentaire s'effondre comme un château de cartes. Lorsque l'on ne dispose pas d'arguments juridiques solides, il est évidemment tentant d'en inventer.

Pour le moment, ceux qui s'opposent au vaccin peuvent encore vivre tranquilles, à condition de rester soigneusement confinés. Les plus hautes autorités de l'État déclarent en effet vouloir "emmerder" les non-vaccinés, mais pas au point de leur imposer le vaccin. Une question de courage politique, sans doute.

 

 

 


 

mercredi 12 janvier 2022

Parrainages : les paraphes en carafe


La question des parrainages se pose de manière récurrente, à chaque élection présidentielle. La campagne actuelle ne fait pas exception. Certains candidats obtiennent très facilement les 500 promesses de signature indispensables, bien avant le 6è vendredi qui précède l'élection. Tel est le cas de Valérie Pécresse qui bénéficie du réseau très dense des élus LR dans les collectivités territoriales. Il en est de même de Anne Hidalgo. Si le PS n'a plus beaucoup d'électeurs ni d'ailleurs de militants, il conserve en effet un solide ancrage territorial. Pour ceux-là, le recueil des signatures n'est qu'une formalité rapidement remplie.

Pour d'autres, la quête se révèle longue et difficile. Jean-Luc Mélenchon d'abord se trouve dans une situation plus délicate qu'en 2017, car il ne peut puiser dans le réservoir des élus communistes, le PC ayant cette fois son propre candidat. La situation n'est pas plus favorable à l’extrémité de la droite. Si Marine Le Pen reconnait rencontrer quelques difficultés pour réunir 500 signatures, Eric Zemmour s'agite davantage. Avouant qu'il ne dispose actuellement que d'environ 300 promesses de signature, il tempête, crie au "scandale démocratique" et saisit l'Association des maires de France (AMF), à laquelle il demande de constituer un pool de signatures, sorte de réservoir dans lequel pourraient puiser tous les crédits crédits dans les sondages de 5 à 8 % des voix. Il s'est évidemment heurté à une fin de non-recevoir de David Lisnard, président de l'AMF qui lui a simplement fait observer que l'on ne change pas la loi électorale cent jours avant l'élection. 

Cette agitation reparaît à chaque élection et elle montre que la question des parrainages est loin d'être réglée. Si le principe des parrainages répond à un réel besoin, force est de constater que la procédure est loin d'être satisfaisante.

 

Un bilan contrasté

 

L'objet de la procédure est d'empêcher la multiplication des candidatures peu représentatives, voire fantaisistes. Le principe du parrainage existe depuis 1962, c'est à dire depuis l'élection du Président de la République au suffrage universel. A l'époque, il suffisait d'obtenir 100 signatures d'élus pour pouvoir se présenter. La contrainte était légère, et le nombre de candidats a rapidement augmenté, passant de 6 en 1965 à 12 en 1974. Cette croissance pouvait toutefois sembler naturelle, et atteindre une douzaine de candidats aux élections présidentielles n'aurait pas dû, a priori, susciter d'inquiétudes pour l'exercice de la démocratie.

Monsieur Giscard d'Estaing, une fois élu, a cependant estimé que ce nombre était trop élevé. En 1976, la loi électorale a été modifiée. Désormais, il faut réunir 500 signatures provenant de 30 départements différents, avec 50 signatures par département. Seuls les élus peuvent parrainer une candidature, soit les maires des 36 000 communes auxquels il faut ajouter les parlementaires, les conseillers régionaux et départementaux ainsi que les membres de l'assemblée corse et des assemblées d'outre-mer, soit un collège potentiel d'environ 42 000 signataires.

Cette réforme a empêché Jean Marie Le Pen, comme d'ailleurs Alain Krivine, de se présenter aux présidentielles de 1981, alors même qu'ils avaient pu faire acte de candidature en 1974. Pour autant, elle n'a pas réellement eu l'effet annoncé. S'il est vrai que l'on est passé de 12 candidats en 1974 à 10 en 1981 et  9 en 1988 et 1995, le nombre de candidatures remonte ensuite à 16 en 2002, pour se stabiliser à 12 en 2007, 10 en 2012, 11 en 2017. Le nombre de candidats est donc à peu près identique en 1974 et en 2017, ce qui pose question sur l'utilité de la réforme de 1976. 
 
Quant à la menace des candidatures fantaisistes, elle demeure tout-à-fait marginales. Pierre Dac, Chef du Parti d'en Rire et président du Mouvement ondulatoire unifié (MOU) a ainsi présenté sa candidature en 1965, avec comme slogan : "Les temps sont durs, vive le MOU". Il l'a rapidement retirée à la demande personnelle du général de Gaulle, qu'il avait rejoint dans la France Libre. Il n'a jamais engagé la procédure de recueil de signatures, de même que Coluche en 1981 et Dieudonné en 2002.
 

 
Le Parti d'en rire. Pierre Dac et Francis Blanche
Théâtre des Champs Élysées, 1959
Archives de l'INA
 

Un instrument de tactique politique

 

En 1962, l'obligation de parrainage était présentée comme une autorisation de se présenter, une garantie de la représentativité nationale du candidat. Il n'était pas considéré comme nécessaire que les signataires partagent l'idéal du candidat. Il suffisait qu'ils considèrent que les idées de ce dernier devaient légitimement figurer dans la compétition électorale.

La pratique s'est révélée bien différente. La signature a été perçue comme un soutien politique, ce qui explique la difficulté des extrêmes, de gauche ou de droite, à obtenir des parrainages. Les élus préfèrent s'auto-censurer pour ne pas s'attirer les foudres de leurs électeurs. Surtout, les partis politiques les plus puissants ont fait du parrainage une arme tactique, imposant une certaine forme de discipline à leurs élus.
 
N'est il pas tentant de parrainer un candidat d'opposition qui risque de mordre sur l'électorat de l'adversaire principal ? Prenons un exemple au hasard : si Valérie Pécresse décidait de laisser aux élus locaux LR la liberté de leur signature, ils pourraient ainsi apporter leur parrainage à Éric Zemmour. Ce serait une excellente opération, dans le but de diviser l'extrême-droite pour affronter Emmanuel Macron au second tour. De même, Éric Zemmour se trouvait affaibli, car il obtiendrait ses signatures d'un parti auquel il s'oppose de manière très vive.
 
 

Publication des signatures

 
 
Pour empêcher de telles manoeuvres, a été décidée la publication des signatures. A l'origine, elles étaient transmises par les candidats au Conseil constitutionnel, et celui-ci publiait les cinq cents premières reçues. Le résultat de cette pratique était un traitement très différent des signataires. En 2007, une étude a ainsi montré que un parrain de Jean-Marie Le Pen avait 90, 3% de voir son nom publié, alors que le taux chutait à 14, 3 % pour Ségolène Royal et 14, 4 % pour Nicolas Sarkozy. Par la suite, le tirage au sort a été mis en oeuvre, mais cette réforme n'a guère changé la situation. La crainte d'être publié suffisait à dissuader.

Lors de la campagne de 2012, Marine Le Pen a eu l'idée de contester la procédure en vigueur par une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur laquelle le Conseil constitutionnel s'est prononcé le 21 février. La requérante invoquait précisément une atteinte à  l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 qui consacre l'égalité devant la loi, moyen qui était loin d'être absurde. Les élus signataires se trouvaient en effet, au regard de la publicité de leur parrainage, dans une situation bien différente selon le candidat pour lequel ils signaient. Le Conseil a pourtant écarté le recours, affirmant que cette différence de traitement avait été voulue par le législateur, dans le but de permettre au Conseil constitutionnel d'effectuer plus facilement sa mission de contrôle des signatures. Le Conseil reconnaissait néanmoins une différence de traitement, mentionnant qu'il appartenait au législateur de modifier le droit existant.
 

Les lois de 2016 ou l'art de ne rien résoudre



C'est ce qu'il a fait, ou du moins prétendu faire, avec deux textes votés le 5 avril 2016, sur la "modernisation de la campagne présidentielle". Le premier est une loi organique,   le second une loi ordinaire. Le parlement a fait le choix d'une transparence totale en imposant la transmission des présentations au Conseil constitutionnel par le signataire lui-même et non plus par le candidat. Ces signatures sont ensuite publiées au fur et à mesure de leur arrivée.
 
Force est de constater l'étrangeté de ce texte. Alors que le constat général était que la publicité des signatures constituait un frein pour les partis situés aux extrêmes de l'espace politique, le législateur choisit la transparence totale. Certes, ce choix ne pose aucun problème constitutionnel, car la transparence ne peut guère été présentée comme portant atteinte, en soi, au principe de pluralisme. Mais les lois de 1976 ont pour caractéristique de ne rien changer aux difficultés des petits partis et des partis extrêmes. En revanche, il est certain que les mouvements plus solidement installés dans l'échiquier politique bénéficient de la procédure. Ils peuvent facilement imposer une discipline de signature à leurs élus et s'assurer qu'elle est respectée. On comprend mieux que Anne Hidalgo, avec des sondages autour de 4 %, ait obtenu sans difficultés 500 signatures.

Les protestations d'Éric Zemmour ressemblent donc à toutes celles qui l'ont précédé et qui proviennent de candidats qui ne parviennent pas à obtenir ces parrainages. Sa suggestion de constituer un "pool" au sein de l'AMF réunissant des signatures susceptibles ensuite d'être offertes aux candidats en difficulté manque en revanche de sérieux. En l'état actuel du droit, le parrainage est une décision individuelle que l'élu doit assumer, puisque sa signature est publiée. Il est donc inenvisageable d'utiliser sa signature pour un candidat qu'il n'a pas choisi. 
 
Il n'empêche que le problème devrait, un jour ou l'autre, susciter une nouvelle intervention législative. Pourquoi ne pas adopter un système hybride permettant aux candidats de cumuler des signatures d'élus avec des signatures d'électeurs ? Serait-il impensable qu'un candidat soit ainsi sollicité par des citoyens, des lors que des garanties de représentativité sont également exigées ? A une époque où l'on voit se multiplier les candidatures qui ne s'appuient sur aucun parti politique constitué, comme Emmanuel Macron en 2017 ou Eric Zemmour aujourd'hui, il ne serait pas absurde que les électeurs eux-mêmes soient appelés à apprécier le sérieux et la représentativité des candidatures. Mais hélas, la question des parrainages est toujours soulevée dans les mois qui précèdent l'élection, pas dans ceux qui la suivent. D'une manière générale en effet, les grands partis, ceux qui sont largement représentés au parlement, n'ont pas tellement envie que les choses changent.


lundi 10 janvier 2022

Joint-Venture dans le cannabis


Dans sa décision QPC du 7 janvier 2022, Association des producteurs de cannabinoïdes, le Conseil constitutionnel donne, pour la première, la définition juridique de la notion de "stupéfiant". Peut-être qualifiée ainsi une "substance psychotrope qui se caractérise par un risque de dépendance et des effets nocif pour la santé". A dire vrai, cette définition semble relever du simple bon sens et ne pas devoir donner lieu à des débats très vifs.

Le plus surprenant réside cependant dans le fait que le Conseil constitutionnel soit conduit à apprécier la définition du stupéfiant, appréciation qui devrait plutôt appartenir aux scientifiques. Mais le cannabis est actuellement l'objet d'un débat qui dépasse le seul espace scientifique pour pénétrer dans le champ politique. Les producteurs de cannabinoïdes et de chanvre ainsi que les industries pharmaceutiques veulent aujourd'hui commercialiser la molécule de cannabidiol (CBD). Celle-ci est présentée comme non psychotrope, et ayant des effets relaxants. 

Ce lobby doit donc, pour arriver à ses fins, faire évoluer le droit français, et il faut reconnaître qu'il y parvient, à petits pas, devant le pouvoir réglementaire. En revanche, il se heurte à une difficulté réelle devant le Conseil constitutionnel.


Le lobby et le pouvoir réglementaire


A l'origine en effet, la règle juridique lui était très défavorable. Elle interdisant la production et la vente des produits issus du cannabis, avec une seule dérogation possible issue d'un arrêté du 22 août 1990, lorsque le taux de molécule active ne dépassait pas 0, 2 % et que l'usage du chanvre était limité aux fibres et aux graines. Or, précisément, la molécule de CBD exige l'exploitation de la plante entière. Les industriels désireux de commercialiser le CBD ont donc engagé un contentieux pour obtenir l'abrogation de cette législation.

A la suite d'une question préjudicielle, ils ont obtenu de la Cour de justice de l'Union européenne une décision Kanavape du 22 août 1990. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le CBD n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à ce produit un peu particulier. A ses yeux, la législation français porte donc atteinte à cette libre circulation. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. C'était évidemment insuffisant pour les producteurs, puisque la décision permettait la commercialisation mais pas la production de la molécule.

Quoi qu'il en soit, les autorités françaises ont finalement rédigé un nouvel arrêté du 30 décembre 2021. Il accepte de considérer que le CBD  peut être cultivé et vendu. En revanche, il restera interdit de dépasser le seuil de molécule active 0, 3 %. 

 


 Viva Zapata, que viva Marijuana. Renaud. 1994

 

Le lobby devant le Conseil constitutionnel

 

La demande de QPC a été formulée devant le Conseil d'État, à l'occasion d'un recours dirigé contre le refus d'abrogation de l'arrêté de 1990. Le renvoi au Conseil constitutionnel date ainsi du 18 octobre 2021, deux mois avant la publication du nouvel arrêté. Cela ne signifie pas que la QPC soit désormais dépourvue d'intérêt, loin de là. Il s'agit en effet, pour le lobby des producteurs et vendeurs de CBD, de faire sortir cette substance de la liste des produis stupéfiants.

La QPC est dirigée contre trois dispositions législatives du code de la santé publique, les articles L 5132-1, L 5132-7 et L 5132-8.  Elles classent les "substances stupéfiantes" et les "produits psychotropes" parmi les "substances vénéneuses". Différents arrêtés opèrent ensuite un classement de ces substances selon le type de danger qu'elles représentent, et des décrets en Conseil d'État peuvent prendre toute une série de prohibitions, comme l'interdiction de leur prescription ou de leur intégration dans des spécialités pharmaceutiques. 

Cette fois pourtant, le lobby de la CBD n'obtient pas satisfaction. Il invoquait devant le Conseil l'imprécision des dispositions du code de la santé publique, le principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi étant qualifié d'objectif de valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 28 décembre 2011, celui-ci affirme ainsi que ce principe impose au législateur l'adoption de "dispositions suffisamment précises et de formules non équivoques".

Dans le cas présent, le Conseil estime que la notion de stupéfiant est pleinement définie à travers deux critères, le risque de dépendance et les effets nocifs pour la santé. En incluant les "substances stupéfiantes" et les "produits psychotropes" parmi les "substances vénéneuses", le législateur n'a donc pas adopté de dispositions imprécises. Rien ne lui interdisait ensuite de confier au pouvoir réglementaire le soin de dresser la liste de ces substances illicites. Cette opération est d'ailleurs réalisée en fonction de l'état des connaissances scientifiques et médicales, et sous le contrôle du juge administratif.

Le lobby du CBD se heurte donc à un refus du Conseil constitutionnel, qui n'évoque même pas la question de la liberté d'entreprendre et se limite à affirmer que les dispositions contestées "ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit"
 
Mais ce n'est qu'un demi-échec pour le lobby, car le Conseil constitutionnel lui indique tout de même la voie à suivre pour faire évoluer le droit. Il lui faudra en effet montrer que le CBD n'implique aucune dépendance et est dépourvu d'effets nocifs pour la santé. Soyons assurés que les professionnels du secteur ne feront pas chanvre à part dans ce combat. Ils bénéficient en effet du soutien actif des consommateurs de cannabis dit récréatif qui aspirent à une légalisation de leur produit favori. Assistera-t-on à une Joint-Venture entre les marchands de CBD et les baba cool consommateurs de haschisch ?



 

mercredi 5 janvier 2022

Bye Bye Hadopi, Bye Bye CSA, Bonjour Arcom !


Le 1er janvier 2022 marque un changement notable dans le paysage de la régulation numérique et audiovisuelle. La fusion entre la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) est désormais consommée. L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) prend ses fonctions, conformément aux dispositions de la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique (loi "RPAOCEN"). La première décision rendue par l'Arcom est datée précisément du 1er janvier, et elle concerne l'organisation de ses services.

Changement de terminologie, fusion des autorités, la réforme ne s'analyse pourtant pas comme un véritable bouleversement. Elle était nécessaire, car le droit français datait, reposant sur une distinction aujourd'hui dépassée entre la radio-télévision et internet. Aujourd'hui, les entreprises du secteur audiovisuel sont actives sur tous ces vecteurs, et la télévision à l'ancienne semble, à terme, plus ou moins condamnée, remplacée par des services de diffusion en ligne.

 

Hadopi, revu et corrigé

 

Dès mai 2013, le rapport Lescure mettait en évidence les limites du système Hadopi. Trois ans après l'entrée en vigueur de la la loi Hadopi du 12 juin 2009, le résultat était déjà décevant. La riposte graduée destinée à sanctionner les téléchargements illicites n'a pas réellement fonctionné. On se souvient qu'à la première infraction, l'internaute recevait un simple rappel à la loi par lettre simple. A la deuxième infraction intervenue dans les six mois suivant la première, le rappel à la loi avait lieu par lettre recommandée. Enfin, la troisième infraction, si elle intervenait dans l'année suivant la seconde, pouvait donner lieu à saisine du juge en vue de la condamnation de l'internaute à une amende de 1500 €.

Les internautes, peu dissuadés par le faible nombre de condamnations, ont appris à masquer leur adresse IP ou à utiliser des techniques de cryptage pour ne pas être repérés. Le rapport annuel de la Hadopi pour 2019 reconnaissait ainsi que, depuis sa création, les amendes prononcées avaient rapporté 87 000 €, alors que le coût de fonctionnement de l'autorité indépendantes était proches de 82 millions d'euros. 

Certes, la rentabilité n'est pas nécessairement le seul critère d'évaluation de la réussite de l'autorité indépendante. Il n'en demeure pas moins que le gouffre financier que représentait Hadopi n'est certainement pas sans lien avec sa disparition. 

Force est de constater pourtant que la loi du 25 octobre 2021 ne supprime pas la riposte graduée, pourtant très contestée. La procédure n'est modifiée qu'à la marge, avec la possibilité pour une personne victime de ces téléchargements illégaux de saisir directement l'Arcom d'une demande d'intervention, possibilité qui, auparavant, n'était ouverte qu'aux organismes de gestion collective. 

La loi prévoit deux procédures nouvelles destinées à lutter contre les atteintes à la propriété intellectuelle. Le premier, figurant dans l'article L 331-25 du code de la propriété intellectuelle, prévoit une "liste noire" susceptible d'être rendue publique par l'Arcom. Elle devrait lister les sites portant atteinte "de manière grave et répétée" aux droits d'auteur, à partir des infractions connues. Cette liste pourra, éventuellement, être utilisée à l'appui d'une action judiciaire des victimes.  La seconde procédure nouvelle, figurant dans l'article L 331-27 du code de la propriété intellectuelle, permet à l'Arcom d'exiger de tout service de communication au public en ligne l'interdiction d'accès à un site miroir reprenant le contenu d'un service déjà condamné. Là encore, l'Arcom pourra être saisie à cette fin par les victimes. 

Ces deux procédures sont loin d'être sans intérêt. Elles devront toutefois faire l'objet d'une évaluation, car les sites portant atteinte à la propriété intellectuelle sont bien souvent domiciliés à l'étranger, dans des paradis des données, c'est-à-dire des États dont le droit ne prévoit aucune sanction pour ce type de pratiques. Les injonctions de l'Arcom risquent alors de ressembler fort à un coup d'épée dans l'eau.

 

Comment te dire adieu ? Françoise Hardy

Archives de l'INA. 1969


L'Arcom, ou le CSA revisité

 

Pour ce qui est de l'audiovisuel, la loi du 25 octobre 2021 ne modifie pas sensiblement la situation antérieure.  Les pouvoirs de régulation audiovisuelle qui étaient ceux du CSA sont simplement transférés à l'Arcom, avec évidemment un élargissement de ses compétences à l'ensemble du secteur de communication au public par voie électronique. De fait, l'Arcom pourra agir à l'encontre des chaînes de télévision ou de radio, mais aussi à l'encontre des plateformes comme Netflix ou Disney. Le défi sera alors pour l'Arcom de réguler ces services, notamment pour leur imposer le système de financement de la création française ou européenne. Là encore, l'enjeu est de taille puisqu'il s'agit d'imposer à des multinationales américaines le respect du droit français. 

Pour le reste, l'Arcom conserve toutes les compétences du CSA, notamment, et ce n'est pas négligeable dans la période actuelle, la surveillance du respect du pluralisme des courants d'opinion dans le cadre de la campagne électorale. Jusqu'à présent, le CSA n'est guère parvenu à formuler des règles claires dans ce domaine, et il faut bien reconnaître que la concentration économique qui caractérise le paysage audiovisuel actuel risque de constituer un obstacle important dans ce domaine.

La mission de régulation, aussi bien de l'audiovisuel que de l'internet, est donc désormais confiée à l'Arcom, qui ressemble étrangement au CSA. Initialement fixé à 9 membres, le collège du CSA était passé à 7 membres avec la loi du 15 novembre 2013 sur l'indépendance de l'audiovisuel public. Aujourd'hui, le collège de l'Arcom compte de nouveau 9 membres, soit 3 désignés par le président du Sénat, 3 désignés par le président de l'Assemblée nationale et 3 désignés par le Président de la République, tous pour un mandat de six ans. 

De manière très concrète, la succession des deux autorités a été réalisée sans complication inutile. L'Arcom est composée de sept membres issus du CSA auxquels il faut ajouter deux anciens membres de Hadopi, dont son ancien président. Les mandats ne sont donc pas interrompus par la création de l'Arcom. Roch-Olivier Maistre, ancien président du CSA, devient ainsi, sans autre formalité, président de l'Arcom. 

Le changement dans la continuité, cette formule pourrait résumer le processus de création de l'Arcom. Cette impression de continuité est peut-être le principal défi auquel se heurtera la nouvelle autorité indépendante. Car Hadopi comme le CSA ne sont pas parvenus à convaincre. La première n'a pas su user efficacement de la riposte graduée, la seconde n'a pas su protéger efficacement le principe de pluralisme, pourtant objectif à valeur constitutionnelle. Pour exister, l'Arcom devra donc se démarquer de ses deux prédécesseurs. Ce ne sera pas simple, si l'on considère que les membres de l'Arcom proviennent exclusivement du CSA et de Hadopi.