« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 28 février 2019

Les discours de haine sur internet

Dans son discours au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), le Président de la République a confirmé qu'une proposition de loi serait bientôt déposée, probablement au mois de mai, pour lutter contre les discours de haine sur internet.


Une proposition du Président



On pourrait évidemment s'interroger sur l'étrangeté d'une telle annonce. En principe, une proposition de loi émane d'un parlementaire alors qu'un projet de loi émane du gouvernement. En annonçant lui-même le dépôt d'une proposition de loi, le Président de la République admet implicitement une certaine forme d'instrumentalisation de l'initiative parlementaire. Ce n'est cependant pas la première fois, et la loi "Fake News" sur la manipulation de l'information comme la loi du 30 juillet 2018 sur le renforcement du secret des affaires ont toutes deux été attribuées à l'initiative d'un député alors qu'elles étaient le produit de l'Exécutif, le parlementaire LREM étant invité à porter un texte qu'il n'a pas rédigé.  

En l'espèce, la parlementaire désignée est Laetitia Avia (Paris, LREM). Avec l'écrivain Karim Amellal et le président du Crif Gil Taieb, elle est déjà l'auteur d'un rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet, remis au Premier ministre en septembre 2018. Il suggère un certain nombre de mesures concrètes que le Président Macron reprend, au moins en partie, à son compte. Alors que la proposition de loi n'est pas encore déposée, la seule question qui se pose est de savoir si elle est utile.


L'étendue de la "haine", en termes juridiques



Doit-on d'abord intégrer cette notion de "haine" dans le droit positif ? Son emploi peut surprendre, tant il est vrai que le droit a vocation à contrôler des comportements, pas des sentiments. Le rapport Avia/Amellal/Taieb ne se pose pas de question de ce type et mentionne la "lutte contre le racisme et l'antisémitisme" parmi ce qu'il dénonce comme "des discours de haine multiformes". Aucune définition de la haine n'est donc proposée, comme si elle se limitait au racisme et à l'antisémitisme. Dans son discours au Crif, le Président Macron reprend cette notion qu'il ne questionne pas davantage. Or elle trouve son origine dans le droit américain qui parle de "crime de haine" ou de "discours de haine", le plus souvent sanctionnés par des mécanismes de responsabilité civile. Au niveau fédéral, un discours de haine désigne un propos motivé, au moins en partie, par des considérations liées à la race, à la religion, à l'ethnie, au genre, à la préférence sexuelle ou au handicap. La liste n'est pas exhaustive et renvoie à toute volonté de discrimination, quel qu'en soit le fondement. Elle dépasse donc largement le champ du racisme et de l'antisémitisme.

C'est précisément cette étroitesse qui rend la notion de "haine" inutile en droit français. Le principe de non-discrimination est plus efficace, car il fait partie de notre système juridique et il est loin de se limiter au racisme et à l'antisémitisme. L'article 1er de notre Constitution affirme ainsi que la France "assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion", liste que le droit français considère comme non exhaustive. Le Conseil constitutionnel évoque désormais régulièrement l'interdiction de toute discrimination, "de quelque nature qu'elle soit" entre les personnes. Cette position est également celle de la Cour européenne des droits de l'homme et des juges du fond.

Une loi réservant le discours de haine aux seuls propos racistes et antisémites pourrait susciter un effet pervers particulièrement redoutable. Des propos discriminatoires liés à la religion, au sexe ou à la préférence sexuelle, au handicap ou à tout autre élément de l'identité d'une personne ne seraient pas considérés comme haineux. On serait alors conduit à reconnaître des degrés dans les discriminations, entre celles qui sont haineuses et celles qui ne le sont pas, avec le risque que certains considèrent que tel ou tel type de discrimination n'est pas si grave, puisqu'il ne relève pas du discours de haine.

 Ah les salauds ! Ridan 2012

Le retrait des contenus 

 

Le contenu de la future proposition de loi n'est pas encore connu, mais certaines pistes sont déjà explorées, tant par le rapport Avia/Amellal/Taieb que par les déclarations de certains membres du gouvernement.  L'essentiel réside dans une volonté de contraindre les réseaux sociaux à retirer rapidement les "contenus haineux" qui se propagent très rapidement sur ces supports. Emmanuel Macron s'est borné à affirmer que ce retrait devrait intervenir "dans les meilleurs délais" mais le rapport se montre plus précis et évoque un délai de 24 heures.

La loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 prévoit déjà une procédure de retrait des contenus illicites qui ne pèse sur les fournisseurs d'accès qu'à partir du moment où ils ont connaissance de ce caractère illicite de l'information, c'est à dire concrètement à partir du moment où une notification très détaillée leur a été remise. Ils doivent alors, aux termes de la loi, agir "promptement pour retirer ces données", formule qui manque de précision, même si le juge judiciaire peut intervenir en référé pour prescrire un tel retrait dans un délai plus précis.

Il est certainement important de supprimer le plus rapidement possibles des réseaux sociaux les messages discriminatoires qui risquent de s'y répandre de manière virale. La mise en oeuvre risque toutefois d'être délicate.

D'une part, le rapport suggère de limiter cette contrainte aux seuls réseaux et moteurs de recherche de grande taille, de type Facebook, Google, Twitter etc. Cette réserve risque de susciter une rupture de l'égalité devant la loi que la seule taille du réseau ne suffit pas à justifier : si un contenu est considéré comme illicite, il doit disparaître aussi rapidement que possible d'internet, quel que soit le site ou le réseau sur lequel il peut être lu.

D'autre part, la distinction entre le licite et l'illicite n'est pas toujours nette et des débats peuvent surgir à ce propos. Le rapport suggère alors une "mise en quarantaine" du contenu litigieux en attendant qu'une autorité de régulation, qui devrait être créée par le législateur, se prononce sur ce cas. La tentation sera grande d'utiliser cette procédure pour envoyer en quarantaine des propos qui déplaisent mais qui n'ont rien de discriminatoire. Et le temps que l'autorité de régulation se prononce, le message aura perdu de son acuité. Compte tenu de la rapidité de la circulation de l'information sur internet, mettre en quarantaine un message revient à le faire disparaître, sans aucun contrôle. Dans ces conditions, ne serait-il pas plus simple et surtout plus respectueux des droits de la défense de renforcer les pouvoirs du juge des référés dont l'intervention est toujours sur le fondement de la loi de 2004 ? 


La responsabilité des plateformes



La menace d'une très forte amende s'ils ne retirent pas suffisamment rapidement les contenus discriminatoires devrait conduire les réseaux sociaux à renforcer leurs procédures de modération. Mais la loi française, aussi volontariste soit-elle, serait elle réellement en mesure d'imposer à Twitter ou à Facebook de s'intéresser à une fonction de modération que, pour le moment, les réseaux sociaux n'exercent qu'a minima ? On peut en douter, et les autorités françaises reconnaissent indirectement cette difficulté. Edouard Philippe, dans un discours prononcé lors de la remise du Prix Ilan Halimi le 12 février, a annoncé le lancement d'une expérimentation avec Facebook dans un but de régulation des contenus. De son côté, le rapport Avia/Amellal/Taieb suggère la création d'un "Observatoire de la haine en ligne" qui serait chargé d'identifier le phénomène et d'analyser les mécanismes de propagation. Il n'en demeure pas moins que l'action préventive ne peut exister sans la coopération des réseaux sociaux eux-mêmes. 

D'autres éléments de la future proposition demeurent, pour le moment, très incertains. Emmanuel Macron affirme ainsi que sera envisagée la possibilité de lever l'anonymat sur les réseaux sociaux. La formule n'est pas claire. En réalité, il n'existe pas d'anonymat total dans ce domaine, mais seulement une possibilité de recourir à un pseudonyme. Dans l'état actuel du droit, les juges peuvent donc demander au gestionnaire du réseau l'identité de la personne qui se cache derrière un pseudonyme, permettant ainsi d'engager des poursuites pénales en cas de contenu discriminatoire. L'anonymat n'est donc pas un moyen de soustraire à la justice, à la condition toutefois que la justice engage des poursuites.

La future proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet n'est pas encore prête à être discutée, ni même déposée. Les notions employées ne sont pas clairement définies, les procédures restent floues. L'ensemble laisse, du moins pour le moment, une forte impression d'improvisation. La recrudescence de l'antisémitisme constatée ces dernières semaines suscite une certaine fébrilité, une volonté de réagir à chaud, mais la précipitation est souvent mauvaise conseillère en matière législative.   Comme toute proposition de loi, celle-ci ne s'accompagnera d'aucune étude d'impact, et la question ne sera sans doute pas posée de son utilité. Avant d'empiler les dispositifs législatifs, il conviendrait pourtant de dresser le bilan des textes applicables en matière de discrimination, et de voir s'il ne suffirait pas, tout simplement, de les mettre en oeuvre avec rigueur.


Sur la lutte contre les discriminations : Chapitre 9 section 3 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 24 février 2019

CEDH : Le droit d'accès à l'héritage culturel n'existe pas

La protection des libertés ne repose pas sur des progrès constants et linéaires. Elle évolue avec des mouvements désordonnés, mouvements qui font alterner reculs et avancées, selon un rythme dépourvu de logique apparente. L'arrêt Ahunbay et autres c. Turquie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 21 février 2109 témoigne des difficultés auxquelles se heurte toute revendication en faveur de l'émergence d'un droit nouveau. En l'espèce en effet, la CEDH refuse de consacrer l'existence d'un droit individuel à l'héritage culturel, considéré comme un élément du droit à l'instruction.

Les requérants sont cinq ressortissants turcs impliqués, à des titres divers, dans l'exploitation et la protection du site archéologique d'Hasankeyf situé en Anatolie et dont les vestiges les plus anciens remontent au paléolithique. Depuis presque trente ans, ils contestent le projet de construction d'un barrage et d'une centrale électrique sur le fleuve Tigre, projet qui a pour effet d'ensevelir sous les eaux l'ensemble du site. Il est certes prévu le déplacement et la reconstruction de trois mosquées mais le reste du patrimoine archéologique est irrémédiablement perdu. Hélas, les lenteurs de la justice turque ont fini par rendre purement symbolique le recours devant la CEDH : au moment où intervient l'arrêt Ahunbay, la construction du barrage est achevée à 90 %.


Droit à l'instruction et droit d'accès à l'héritage culturel


Le principal problème auquel les requérants sont confrontés est le fondement de la requête. Ils invoquent essentiellement l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme sur le droit au respect de la vie privée et l'article 2 de son Protocole n° 1 qui consacre le droit à  l'instruction. Ils estiment en effet que la destruction de l'héritage culture entraine une atteinte au droit à l'instruction de l'humanité d'aujourd'hui mais aussi des générations à venir. De son côté, le gouvernement turc invoque l'article 35 de cette même Convention qui prévoit qu'une requête est irrecevable lorsqu'elle est "incompatible avec les dispositions de la Convention". C'est précisément le choix que fait la Cour, mettant fin aux espoirs des requérants. 

Il est évident que les dispositions de la Convention européenne ne comportent aucune référence à un droit individuel d'accès à l'héritage culturel. Mais la CEDH observe une "prise de conscience progressive des valeurs liées à la conservation de l'héritage culturel et à l'accès à dernier", qui a abouti à la création d'un cadre juridique international, même si il est loin d'être achevé. C'est ainsi que les Etats parties à la Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique, signée à La Valette en janvier 1992, s'engagent à entreprendre une action éducative en vue d'éveiller et de développer auprès de l'opinion la conscience de la valeur du patrimoine archéologique et de promouvoir l'accès à celui-ci. Au plan universel, la Convention de l'Unesco sur le patrimoine mondial culturel et naturel imposait dès 1972 aux Etats l'obligation d'assurer "la conservation, la mise en valeur et la transmissions aux générations futures" de ce patrimoine. Il est vrai que la Convention se montre moins résolue lorsque sont évoqués les moyens qu'il convient d'employer. Elle affirme seulement que l'Etat "s'efforce d'agir (...) par son propre effort au maximum de ses ressources disponibles". 

La visite du château. Jacques Dufilho. 1957


La Convention européenne à la lumière des autres traités


Rien n'interdit à la CEDH d'interpréter et d'appliquer les dispositions de la Convention européenne à la lumière d'autres textes de droit international. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités précise que l'interprétation d'une convention doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties ». C'est ainsi que, dans l'arrêt Nada c. Suisse du 12 septembre 2012, la Cour européenne interprète le principe de libre circulation au regard des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies imposant aux Etats de prendre des mesures restreignant la liberté d'aller et de venir des personnes soupçonnées de participer au financement de mouvements terroristes. D'autres exemples bien différents pourraient être pris, et l'on sait que, dans ses arrêts Mennesson et Labassee de 2014, la CEDH a reconnu aux enfants nés par GPA le droit d'obtenir un état-civil français en interprétant l'article 8 de la Convention européenne qui protège le droit de mener une vie familiale normale à la lumière de la Convention sur les droits de l'enfant qui impose que chaque décision soit prise dans l'intérêt supérieur de l'enfant.

Un "sujet en évolution", ou pas

 


En l'espère, la CEDH aurait sans doute pu interpréter la Convention européenne, et notamment les dispositions du Protocole n°1 relatives au droit à l'instruction à la lumière des traités relatifs au patrimoine. Il lui suffisait en effet de considérer qu'il s'agissait là d'un "sujet en évolution", formule qu'elle emploie lorsqu'elle décide de reconnaître une liberté qui ne figure pas expressément dans son corpus textuel. Dans son arrêt Bayatyan c. Arménie du 7 juillet 2011, elle consacre ainsi un droit à l'objection de conscience, "sujet en évolution" puisque la plupart des Etats membres du Conseil de l'Europe mettaient en place une protection juridique des objecteurs de conscience.

La Cour refuse pourtant de franchir ce pas. Elle observe qu'il existe bien une "communauté de vue" européenne et internationale sur la nécessité de protéger ce droit, mais cette protection concerne le plus souvent le droit des minorités de jouir librement de leur propre culture et de protéger leur héritage culturel. Dans l'affaire Chapman c. Royaume-Uni du 18 janvier 2001, elle reconnaît ainsi l'existence d'une culture spécifique de la minorité tsigane en Grande Bretagne, culture qui mérite d'être protégée. Sans doute, mais la Cour refuse d'aller plus loin. L'héritage culturel est présenté comme un devoir de l'Etat, mais ce n'est pas un droit des individus. De fait, les Etats restent libres de leur politique culturelle, et aucun ne garantit une protection absolue de l'héritage culturel. C'est ainsi qu'ils s'efforcent de concilier l'évolution de l'urbanisme avec la protection du patrimoine, notamment en imposant des fouilles préventives avant tout chantier important.

L'arrêt laisse tout de même un sentiment d'insatisfaction. On doit saluer en effet les efforts de la communauté internationale pour protéger le patrimoine culturel des conséquences de la guerre. Dès 1954, la Convention de La Haye sur la protection des biens culturels en cas de conflit armé imposait le respect de ces biens par les belligérants, sans pour autant évoquer l'existence d'un droit des personnes en ce domaine. Plus récemment, les actes barbares commis par Daesh ont suscité deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. En 2015, la résolution 2199 mentionne la nécessité de protéger le patrimoine culturel du danger que représente l'action des groupes terroristes en Irak et en Syrie. Plus récemment, le 24 mai 2017, une autre résolution 2347 définit un cadre juridique pour la protection du patrimoine abîmé par ces mêmes groupes dans le but notamment de lutter contre la dispersion des objets pillés. Bien entendu, il s'agit aussi de préciser les devoirs de l'Etat et non pas les droits des personnes.. Il n'empêche que les requérants turcs ont dû penser que la communauté internationale pourrait aussi s'intéresser à la protection du patrimoine en temps de paix.



mercredi 20 février 2019

Conseil constitutionnel : petits arrangements entre amis

Les propositions de nomination au Conseil constitutionnel ont été rendues publiques le 17 février 2019. Proposé par le Président de la République, Jacques Mézard, ancien sénateur, fut ministre de la cohésion des territoires jusqu'en octobre 2018, et laissera surtout le souvenir de la très controversée loi ELAN. Proposé par le Président du Sénat, François Pillet est du même sérail, sénateur du Cher et vice-président de la Commission des lois. Enfin il est inutile de présenter Alain Juppé, ancien Premier ministre, proposé par le Président de l'Assemblée nationale. Après avoir renoncé à être candidat aux élections présidentielles de 2017 à la suite de la mise en examen de François Fillon, il renonce aujourd'hui à la mairie de Bordeaux pour devenir membre du Conseil.


La politisation du Conseil



La désignation d'Alain Juppé éclipse dans les médias celles des deux sénateurs. Les projecteurs ne sont pas braqués sur eux et leur arrivée au Conseil ne suscite pas le même émoi. Ces trois personnalités ont pourtant un point commun : toutes trois sont des politiques, même si les deux anciens sénateurs ont exercé la profession d'avocat, il y a bien longtemps. De toute évidence, les compétences juridiques ne sont plus un élément pris en compte par les autorités de nomination. Résumant la pensée des décideurs politiques, Christophe Barbier déclarait ainsi que la désignation d'Alain Juppé était une "récompense méritée". C'est dire clairement que le Conseil est perçu une prestigieuse maison de retraite, réservée aux amis politiques. 

Cette politisation n'a rien de nouveau. même si elle surprendra peut-être ceux qui espéraient en 2017 une autre manière de faire de la politique et un retour à la méritocratie. Les autres se bornent à observer que le Conseil constitutionnel du doyen Vedel ou de Robert Badinter a disparu depuis longtemps. On se souvient que Nicolas Sarkozy avait nommé Michel Charasse en 2010, et en 2014 Claude Bartolone avait désigné Lionel Jospin. Deux exemple, parmi tant d'autres.

Conformément à l'article 56 de la Constitution, les propositions doivent être soumises à la Commission des lois de chaque assemblée, celle de l'Assemblée nationale se prononçant seule sur la proposition faite par son président, comme celle du Sénat se prononce seule sur la proposition faite par son président. Il est précisé que "Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions". Cette procédure ne peut en aucun cas être considérée comme une soupape de sûreté permettant d'éviter des désignations politiques. Une telle majorité qualifiée est pratiquement impossible à réunir, d'autant que l'on imagine mal que les membres d'une commission parlementaire aillent à l'encontre du choix fait par leur Président. Cette procédure de confirmation apparaît donc largement cosmétique.

Il n'est pas question ici de faire un procès d'intention aux membres en cours de désignation. Sans doute s'efforceront-ils d'exercer leurs fonctions avec honnêteté et ils seront au moins dans une excellente position pour se familiariser avec le contentieux constitutionnel. Le problème n'est pas tant dans leur désignation que dans ses conséquences sur la révision constitutionnelle en cours. 

Xavier Gorce. Les Indégivrables. 17 février 2019



Remplacer les anciens Présidents par les anciens premiers ministres



Comment peut-on envisager de supprimer les membres de droit du Conseil, c'est-à-dire les anciens Présidents de la République, pour les remplacer par les anciens premiers ministres ? On se souvient que le 9 mai 2018, un projet de loi "pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace" a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale. Les débats en commission ont ensuite été interrompus par les suites parlementaires de l'affaire Benalla, mais l'Exécutif annonce régulièrement la reprise de cette procédure de révision constitutionnelle, à une date indéterminée. 

Quoi qu'il en soit, le projet prévoit la suppression pure et simple des membres de droit du Conseil constitutionnel. Le rapport précise que cette mesure est "en faveur d'une justice plus indépendante". La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ayant pour effet de faire participer le Conseil constitutionnel au contentieux de droit commun, soit devant le juge judiciaire, soit devant le juge administratif, la présence des anciens présidents de la République en son sein devient en effet de plus en plus indéfendable. Leur présence même risque de mettre en cause l'impartialité objective de l'institution, au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Le problème est que la présence d'anciens premiers ministres suscite exactement les mêmes craintes. Il semble donc bien délicat de supprimer les membres de droit trop politiques et de désigner "en même temps" des anciens premiers ministres tout aussi politiques.

Sur un plan plus concret, on voit se développer des situations absurdes, illustrées par la multitude des recours déposés par Nicolas Sarkozy pour retarder autant que possible son passage devant le juge pénal. On se souvient qu'il avait vainement contesté, en juillet 2013, le refus de valider son compte de campagne devant le Conseil constitutionnel dont il était membre de droit. Aujourd'hui, et cette fois, dans le cadre de l'affaire Bygmalon, la Cour de cassation vient de renvoyer au Conseil une QPC, déposée par le même Nicolas Sarkozy, invoquant le non respect du principe non bis in idem. Il estime que la sanction prononcée par le Conseil constitutionnel lorsqu'il a refusé de valider son compte de campagne devrait rendre irrecevables des poursuites pénales engagées dans le cadre de Bygmalion. Ses chances de succès sont fort modestes, et il s'agit probablement d'un nouveau recours dilatoire. Mais une nouvelle fois, le requérant Nicolas Sarkozy engage une procédure devant le Conseil dont il est membre de droit, même s'il a renoncé à siéger. L'absurdité de la situation n'échappera à personne. 

Le problème est que des situations comparables peuvent se développer à propos des membres nommés, dès lors qu'ils sont également issus du monde politique. Lionel Jospin a été candidat aux élections présidentielles, et Alain Juppé a participé aux primaires de la droite. Il n'est pas impossible qu'un jour un ancien ministre battu aux élections présidentielles se trouve confronté à un refus de validation de son compte de campagne, et la question de son recours devant le Conseil constitutionnel serait posée en termes identiques.

Les trois propositions de nomination au Conseil constitutionnel mettent ainsi en lumière une pratique totalement incohérente. Tout en affirmant son indépendance et son impartialité, on reproduit les errements anciens, ceux d'une société de connivence. On désigne des amis politiques en espérant qu'ils sauront se montrer reconnaissants. Peu importe qu'ils soient honnêtes, car leur crédibilité est déjà atteinte et, avec elle, celle de l'institution elle-même. La première victime de ces désignations est donc le Conseil constitutionnel lui-même, sacrifié à des petits arrangements entre amis. Or l'intérêt de l'institution voudrait qu'elle soit transformée en une véritable cour suprême constitutionnelle, composée de magistrats incontestables et désignés selon une procédure garantissant son indépendance. On en est bien loin.



Sur le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.










dimanche 17 février 2019

Revue de la défense nationale : Enquête sur une disparition inquiétante

Un article a disparu. Dans la Revue de la Défense nationale de février 2019, le colonel Legrier, commandant de la Task Force Wagram en Irak, a publié "La bataille d'Hajin : victoire tactique, défaite stratégique". S'il figure toujours dans la revue diffusée sur papier, l'article ne figure plus dans sa version en ligne et même dans le sommaire également diffusé sur internet.

Un magnifique Effet Streisand



On pourrait évidemment se borner à constater un magnifique Effet Streisand. La disparition de l'article lui confère une notoriété exceptionnelle, alors que s'il n'avait pas fait l'objet d'une telle censure, le nombre de ses lecteurs n'aurait guère dépassé le cercle des abonnés de la RDN, militaires et spécialistes des questions de défense.

Aujourd'hui, il est repris sur de nombreux sites internet, et les lecteurs se précipitent. Ils cherchent quels propos effroyables ou scandaleux pouvaient justifier une telle mesure de censure, et ils sont déçus. Puisant son analyse dans son expérience de terrain, l'auteur observe qu'en acceptant la conception américaine de la guerre, la France s'est placée sous l'autorité des États Unis pour sa conduite.  Le choix de bombardements massifs détruisant les infrastructures a certes permis une victoire tactique, mais a "donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l'occidentale, laissant derrière nous les germes d'une résurgence prochaine d'un nouvel adversaire". Les choix faits par les Etats Unis dans la conduite des opérations sont clairement mis en cause, et c'est sans doute l'origine de cet autodafé virtuel.

Le communiqué publié par le rédacteur en chef de la Revue ne fait que conforter cette impression. Il reconnait que la Revue ne "souhaite pas publier des articles relatifs à des opérations en cours sans avoir obtenu une approbation des autorités en charge de ces opérations". En l'espèce, "le processus de validation du texte n'a pas respecté ce principe essentiel", et il assume donc la décision de retrait du texte, même s'il n'est pas exclu qu'il lui ait été demandé par de hautes autorités civiles ou militaires. On doit donc comprendre que les articles publiés sont soumis à un régime d'autorisation qui, en l'espèce, n'a pas été respecté.

Ceci nous conduit à préciser les problèmes juridiques que pose cette étrange disparition.

Une mesure disciplinaire ?


Le premier d'entre eux est la nature juridique de la mesure de retrait. De toute évidence, il ne s'agit pas d'une mesure disciplinaire. En effet, la disparition d'un article n'est pas une mesure figurant dans l'échelle des sanctions concernant les militaires. Prévues par l'article 41 du Statut des militaires, elles vont de l'avertissement à la radiation des cadres, sans passer par la censure des écrits.

Pour pouvoir condamner le colonel Legrier à une sanction disciplinaire, il faudrait démontrer l'existence d'une faute disciplinaire. Le seul fondement possible serait le manquement à l'obligation de réserve. Celle-ci est définie de manière extrêmement floue par les textes en vigueur. L'article L 4121-2 du code de la défense énonce que "les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres". Toutefois, elles ne peuvent être exprimées " qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". L'article censuré ne révélait, à l'évidence, ni des opinions philosophiques ni des convictions religieuses. 

Peut-on considérer que la position prise par l'auteur affirmait des "opinions politiques" ? La réponse est loin d'être simple. Force est de constater que les contours de l'obligation de réserve sont suffisamment imprécis pour permettre au supérieur hiérarchique de considérer comme manquement à la réserve toute expression d'une conviction qui ne reflète pas la position officielle française. Autrement dit, tout ce qui n'entre pas dans la langue de bois en usage lorsque les membres des forces armées s'adressent au public extérieur à la Grande Muette peut être considéré comme un manquement à l'obligation de réserve.

Mais si l'autorité hiérarchique entend poursuivre sur ce fondement le colonel Legrier, elle doit engager une procédure disciplinaire, et garantir à l'intéressé l'exercice des droits de la défense qui lui sont attachés. Il pourra aussi bénéficier du droit au recours contre l'éventuelle sanction prise à son égard, et, sur ce point, il convient d'observer que le juge administratif exerce un contrôle maximum de l'adéquation entre la sanction et le manquement à la discipline. On se souvient que, dans un arrêt du 12 janvier 2011, le Conseil d'Etat a considéré que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly avait violé l'obligation de réserve en publiant  différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction avait estimé disproportionnée par rapport aux faits qui l'ont motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre. 

On peut se demander quelle sanction serait jugée proportionnée dans le cas d'un officier supérieur publiant un article de "retour d'expérience" (RETEX) dans une revue spécialisée. Celui-ci pouvait d'ailleurs s'estimer autorisé à écrire, dès lors que François Lecointre, chef d'état-major des armées (CEMA) avait tout récemment, en janvier 2018, déploré le "mutisme militaire", et invité les militaires d'active à écrire. Ces propos étaient tenus à l'occasion de la sortie d'un livre édité sous la direction du CEMA lui-même.

Le colonel pouvait donc sincèrement se croire autorisé à écrire, et le droit positif va dans ce sens. Contrairement à une idée reçue, le statut des militaires n'exige plus d'autorisation de publier donnée par le supérieur hiérarchique. L'article L 4122-2 du code de la défense énonce même que "la production des oeuvres de l'esprit s'exerce librement". Ces dispositions ne signifient pas qu'un militaire qui publie ne peut être sanctionné pour manquement à la réserve, mais plus simplement que le contrôle ne sera exercé qu'a posteriori. En l'espèce, l'article est retiré alors même que son auteur n'a fait l'objet d'aucune poursuite disciplinaire pour manquement à la réserve. Il est retiré, nous dit-on, parce que la procédure de validation n'a pas été respectée, c'est-à-dire sur le fondement d'un régime d'autorisation préalable.

 Sound of Silence. Simon and Garfunkel. Concert de Central Park. 1982


Une mesure intérieure à la Rédaction ?



Le communiqué du rédacteur en chef de la Revue nous invite donc à considérer le retrait de l'article comme une mesure prise par la Rédaction, dans l'intérêt de la revue. Ce n'est pourtant pas si simple car cette mesure a été prise parce que l'article n'avait pas été soumis à autorisation, et cette fois il s'agit bien d'une autorisation délivrée par l'administration. Nous sommes donc dans le cas d'un acte de droit privé fondé sur le non respect d'une procédure administrative.

La nature juridique de l'acte est donc peu claire, moins que les mesures d'ordre intérieur dont les militaires peuvent faire l'objet. A la suite d'une intervention marquée par sa franchise devant une commission d'enquête parlementaire, puis de la publication d'un livre "Tout ce qu'il ne faut pas dire. Insécurité, justice : un général de Gendarmerie ose la vérité", le générale de gendarmerie Soubelet a ainsi été placé en position hors-cadre. Il s'agit là d'une situation, certes peu confortable, car l'intéressé s'est retrouvé "chargé de mission"... sans mission réellement définie, mais il n'était pas victime d'une sanction disciplinaire. Sa fonction, ou plutôt son absence de fonction, était officiellement justifiée par l'intérêt du service. 

En l'espèce, le colonel Legrier n'a fait l'objet d'aucun changement d'affectation et la seule mesure qui le frappe, du moins on l'espère, est la censure de son article, censure réalisée par un acte de droit privé. On apprend ainsi que le régime de la liberté de presse à la RDN est totalement dérogatoire au droit commun. Alors que celui-ci permet à chacun de s'exprimer librement dans la presse, sauf à rendre des comptes a posteriori et devant le juge pénal en cas d'infraction, le régime en cours à la RDN est un régime d'autorisation qui soumet les publications à un contrôle a priori des autorités supérieures, sans que l'on sache s'il s'agit des autorités civiles et/ou militaires.


Une insécurité juridique



La conséquence de ce système est une double insécurité juridique.

D'une part, les critères de l'autorisation sont loin d'être clairs. On apprend que l'article du colonel Legrier a été retiré car il évoquait une opération en cours. Certes, mais la lecture des sommaires de la Revue nous apprend que le général Cholley avait publié, dans la livraison d'octobre 2018, un article intitulé "la guerre contre Daesh au Levant, paradigme des opérations extérieures".  A l'époque, aucune censure préalable n'avait été exercée, alors même qu'il portait sur la même opération. Il est vrai qu'il se montre plus indulgent à l'égard de la conduite américaine du conflit.

D'autre part, et d'une manière plus générale, les auteurs militaires de la Revue se trouvent placés devant un conflit de normes bien difficile à gérer. D'un côté, le statut des militaires, et même le Chef d'État-Major, les incite à écrire, à participer au débat. De l'autre côté, un régime d'autorisation les replace dans une position de stricte soumission hiérarchique. La mesure prise par la RDN leur rappelle donc qu'ils ont le droit d'écrire, à la condition d'écrire ce qui est autorisé par leur supérieurs hiérarchiques. Autant dire qu'il ne s'agit plus de réfléchir mais tout simplement de communiquer. Considérée sous cet angle, l'affaire illustre parfaitement l'incertitude pesant sur la liberté d'expression des militaires. Ces derniers ont l'impression d'être incités à écrire, mais ils sont finalement rattrapés par la censure à l'issue de leur travail. Leur position est donc pour le moins inconfortable et incite à souhaiter une réflexion nouvelle sur la liberté d'expression des membres des forces armées.

Le débat pose évidemment la question de la place des revues académiques dans le système militaire. La RDN est un périodique traditionnellement dirigé par un officier général en 2e section, mais en principe indépendant. Elle affirme qu'elle "ne dépend d'aucun groupement économique, d'aucun pouvoir financier, ni d'aucun institution officielle (...) Elle vit de ses abonnements, de ses recettes de publicité et des ses ressources propres. Son indépendance est ainsi garantie". Elle revendique dans sa mission "la diffusion d'idées nouvelles", mission qui ne saurait être exercée efficacement sans indépendance. Jusqu'à tout récemment, l'idée générale était que les forces armées françaises sont suffisamment fortes pour supporter le débat, pour écouter un retour d'expérience un peu transgressif, même si, ensuite, les décideurs font d'autres choix.

Hélas, la diffusion d'idées nouvelles n'est plus à l'ordre du jour. Depuis la révocation très brutale de l'ancien CEMA, l'autorité politique ne veut voir qu'une seule tête et exige un silence absolu des membres des forces armées. L'article du colonel Legrier va à l'encontre de cette tendance, et il n'a pas tardé à disparaître. Cette mesure témoigne d'un risque de repli sur soi de la pensée militaire, d'un isolement nuisible à son rayonnement et conduisant à l'exclure des débats académiques. La RDN est ainsi la seconde victime de l'affaire car elle demeurait l'un des rares espaces de débat académique sur les questions défense, ouverte aux militaires mais aussi à tous ceux qui réfléchissent sur les questions de défense, en particulier au sein des Universités. En assumant la décision de retrait, elle accepte d'être considérée comme un simple outil de communication institutionnelle et de perdre la collaboration d'auteurs attachés à la liberté académique.



Sur la liberté de presse : Chapitre 9 section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

mercredi 13 février 2019

La liberté de manifestation au coeur du débat

Le présent article est le texte original de la tribune publiée par Le Monde du 5 février 2019, sous l'intitulé : "Loi anticasseurs : "Il s'agit d'empêcher qu'une manifestation se transforme en émeute". Le titre d'origine a été rétabli de même que les intertitres, également modifiés par le journal. 


Le parlement débat actuellement de la proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs. Les échanges sont très vifs dans l’hémicycle comme dans les médias, et l’invective prend souvent le pas sur l’analyse juridique. Peu importe le contenu du texte, dès lors qu’il s’agit de mobiliser l’opinion. On a vu ainsi un parlementaire déclarer que l’on « se croirait revenu au régime de Vichy », oubliant sans doute que ce dernier avait purement et simplement supprimé la liberté de manifestation. 


Le spectre de la loi anti-casseurs




La disqualification du texte se retrouve dans une référence constante à la loi « anti-casseurs », comme s’il s’agissait de son nom officiel. Cette formulation permet d’agiter le spectre d’une ancienne loi de 1970, depuis longtemps abrogée mais tristement célèbre pour avoir organisé une responsabilité pénale collective, grossièrement anticonstitutionnelle. L’actuelle proposition, déposée par Bruno Retailleau et un groupe de sénateurs LR, avait opté pour une responsabilité collective, civile et non pas pénale, en matière de dommages causés par les manifestants violents. Mais cette disposition a été retirée devant l’Assemblée nationale, lorsque le gouvernement a repris à son compte la proposition. Le texte actuel n’a donc plus aucun rapport, même lointain, avec la célèbre loi anti-casseurs, mais son nom lui demeure attaché comme un signe d’infamie.

Sa lecture conduit pourtant à un jugement plus nuancé. Il ne mérite sans doute pas un tel opprobre, mais ses huit articles ne suscitent pas davantage un enthousiasme excessif.

Après son passage devant la commission des lois de l’Assemblée, il ne subsiste guère de dispositions pénales dans le texte. La peine attachée à l’infraction de dissimulation du visage au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation, déjà constitutive d’une contravention, est alourdie : il s’agit désormais d’un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Cette disposition n’emporte aucune atteinte à la liberté de manifester, car un manifestant pacifique n’a évidemment pas besoin de se cacher le visage. Est également créée une peine spécifique d’interdiction de participer à une manifestation, qui ne peut excéder une durée de trois ans et qui est prononcée par le juge pénal, à l’issue d’une procédure contradictoire. Quant à l’élargissement des poursuites aux simples participants à une manifestation non déclarée, et non plus aux seuls organisateurs, cette disposition, pourtant annoncée par le Premier ministre, ne figure pas dans le texte.


Pendant les grèves de 1938 chez Citroën. Willy Ronis.

Entre le préfet et le juge administratif




L’essentiel du texte est donc consacré à la prévention des violences et il s’agit d’empêcher qu’une manifestation se transforme en émeute. La disposition la plus contestée est l’interdiction individuelle de manifester prévue par l’article 2. Certes, elle figure déjà dans l’ordre juridique, mais comme peine complémentaire prononcée par le juge pénal. L’actuelle proposition confère cette fois à l’autorité administrative, c’est-à-dire au préfet, une compétence spécifique en ce domaine, lorsqu’ « il existe des raisons sérieuses de penser » que le comportement de la personne « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». La formulation a quelque chose de déjà vu : c’était exactement celle utilisée pour justifier une mesure d’assignation à résidence sur le fondement de l’état d’urgence. Le texte donne toutefois quelques précisions en ajoutant que cette interdiction pourra s’appliquer à une personne, soit qui s’est déjà rendue coupable d’infractions violentes lors de manifestations, soit qui « appartient à un groupe ou entre en relation de manière régulière » avec des individus incitant ou facilitant ce type d’infractions.

Le flou de ces notions n’échappe à personne. Mais la décision du préfet de police sera soumise au contrôle du juge administratif et il sera possible d’obtenir en référé, c’est-à-dire en 48 heures, la suspension de l’arrêté d’interdiction. En matière d’assignation à résidence décidée sur le fondement de l’état d’urgence, les juges n’ont pas hésité à prononcer de telles suspensions lorsque la menace que représentait la personne ne leur semblait pas suffisamment grave ou lorsque ses relations avec un groupe terroristes étaient trop ténues. Rien ne permet de penser que la juridiction administrative sera moins protectrice en matière d’interdiction de manifester qu’elle l’a été dans son contrôle de l’état d’urgence. Le texte précise d’ailleurs que l’étendue géographique de l’interdiction doit être limitée et « proportionnée aux circonstances », formulation qui invite le juge à exercer son contrôle maximum, c’est-à-dire à apprécier si cette interdiction est justifiée au regard des circonstances.


Pas d’autonomie de la liberté de manifestation



On aurait évidemment pu espérer que le contentieux de l’interdiction de manifester soit confié au juge judiciaire, gardien des libertés individuelles selon l’article 66 de la Constitution, mais cette méfiance du législateur à son égard n’a malheureusement rien de nouveau.

Reste la question sensible du fichage des personnes interdites de manifestation. La proposition de loi se borne à ajouter un élément à la liste des mentions figurant dans le fichier des personnes recherchées, technique comparable à celle qui existe déjà pour gérer les interdictions de stade des supporters violents. Il aurait été certainement bien utile de rappeler que le droit commun impose l’existence d’une procédure d’effacement ou de rectification à la demande de la personne fichée. Il aurait été tout aussi judicieux de préciser les modalités d’accès de la personne à la fiche qui la concerne. Le rôle du législateur est aussi de rappeler que toute atteinte à une liberté, toute mesure de police administrative, doit être contrôlée par le juge.

Au stade actuel du débat, au-delà de ces lacunes ponctuelles qui sont autant de maladresses, la déception réside plutôt dans l'absence de réflexion globale sur la liberté de manifester. Celle-ci n'a pas eu la chance d'être consacrée par une grande loi de la IIIè République comme la liberté de presse ou la liberté d'association. Elle est issue d'un décret-loi du 1935 qui se borne à décrire une procédure de déclaration des manifestations, aujourd'hui codifiée dans le code de la sécurité intérieure. Bien que consacrée par le droit positif, elle n'est pas réellement autonome, considérée comme un sous-produit, tantôt de la liberté de réunion, tantôt de la liberté d'expression.

L’actuelle proposition de loi ne pourrait-elle être l’occasion de mener à bien cette réflexion ? 




Roseline Letteron
Professeur à Sorbonne Université



Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


dimanche 10 février 2019

L'accès aux algorithmes de Parcoursup

Le tribunal administratif de Basse-Terre, dans un jugement du 4 février 2019, enjoint à l'Université des Antilles de communiquer à l'UNEF les algorithmes utilisés par l'Université dans le cadre du système Parcoursup d'orientation des étudiants ainsi que les codes sources correspondants. Sont donc considérés comme communicables les critères pris en compte ainsi que leur articulation. On se souvient que la première expérience de Parcoursup pour la rentrée universitaire de 2018 s'était caractérisée par l'opacité des critères utilisés pour gérer les voeux d'affectation des jeunes bacheliers. Il n'est donc pas surprenant qu'un syndicat étudiant ait demandé communication de ces éléments.


Algorithmes et transparence administrative



L'UNEF se fonde tout simplement sur la loi du 17 juillet 1978 désormais codifiée dans les articles L 311-1 et L 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, loi qui consacre l'existence d'un droit d'accès aux documents administratifs. Depuis un avis du 8 janvier 2015 DGFIP, la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) estime ainsi que le code source utilisé pour le calcul de l'impôt sur le revenu est un document communicable, principe confirmé par le tribunal administratif de Paris, dans un jugement du 10 mars 2016. Par la suite, dans un avis du 23 juin 2016, Association Droits des Lycéens, la CADA s'est déclarée favorable à une transparence de même nature pour le code source du logiciel d'admission post-bas (APB), système qui a précédé Parcoursup.

La loi Lemaire pour une République numérique du 7 octobre 2016 a intégré ce principe dans la loi, en ajoutant les codes sources à la liste des documents administratifs communicables. Le décret du 14 mars 2017 précise ensuite que toute personne à laquelle est appliquée une décision issue d'un traitement algorithmique doit pouvoir obtenir communication des règles définissant ce traitement ainsi que des caractéristiques principales de sa mise en oeuvre. Pour faire bonne mesure, l'article L 312-1-3 du code des relations entre le public et l'administration (crpa) impose aux administrations la publication en ligne de ces algorithmes, lorsqu'ils fondent des décisions individuelles. L'État a effectivement rempli cette obligation en mai 2018 pour le système centralisé Parcoursup.

La transparence devrait donc s'imposer, si ce n'est qu'en l'espèce la CADA a rendu le 10 janvier 2019 un avis défavorable à la communication, avis écarté par le TA de Basse-Terre.

Nous participons, ils sélectionnent. Affiche Atelier populaire de Reims, mai 1968

Loi spéciale et loi générale



La loi du 8 mars 2018, celle qui précisément est à l'origine de Parcoursup, écarte en effet l'obligation générale de transparence imposée par la loi Lemaire dans le cas particulier de la mise en oeuvre de Parcoursup par les Universités. Son article 1er énonce en effet : "Afin de garantir la nécessaire protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques chargées de l'examen des candidatures", les obligations de transparence "sont réputées satisfaites dès lors que les candidats sont informés de la possibilité d'obtenir, s'ils en font la demande, la communication des informations relatives aux critères et modalités d'examen de leurs candidatures ainsi que des motifs pédagogiques qui justifient la décision prise".

Une distinction est ainsi établie entre les deux étapes du traitement de Parcoursup par les Universités. Une première phase est d'abord menée à terme, à partir d'algorithmes, conduisant à un premier classement des étudiants candidats. Une seconde phase se conclut ensuite par une décision définitive prise par une équipe pédagogique. Les algorithmes ne sont donc qu'un outil de première phase, d'aide à une décision qui intervient en seconde phase. L'obligation d'information des candidats ne concerne que cette seconde phase, celle de la "délibération des équipes pédagogiques". Aux yeux de la CADA, ces dispositions excluent toute communication des algorithmes, que ce soit aux étudiants concernés ou aux tiers.

Le TA raisonne tout autrement car il considère que la loi de mars 2018 ne s'applique pas à l'UNEF qui n'est pas "candidat" dans la procédure Parcoursup. Le syndicat peut donc fonder sa requête sur la loi générale, c'est à dire la loi Lemaire qui reste applicable dans le cas d'une demande formulée par un tiers à la procédure. Sa demande de communication est donc parfaitement légale, dès lors qu'elle s'appuie sur la loi Lemaire. Cette analyse du juge administratif est conforme au principe général d'interprétation étroite de la loi spéciale.

La solution donnée par le tribunal est donc fondée en droit, mais elle présente la caractéristique de mettre en lumière un certain nombre de problèmes liés à la mise en oeuvre de Parcoursup.

Sur le plan juridique, cette distinction entre les deux phases de la procédure devant les Universités heurte directement les principes posés par le règlement général de protection des données (RGPD), entré en vigueur le 25 mai 2018. Ce texte précise en effet que le responsable du traitement doit "pouvoir expliquer, en détail et sous une forme intelligible, à la personne concernée la manière dont le traitement a été mis en œuvre à son égard". Il impose donc à l'Université d'expliquer en détail à un étudiant pourquoi il a été évincé de la filière choisie. Cette explication peut-elle être considérée comme suffisante si la motivation ne concerne que la seconde phase de la procédure, l'étudiant étant tenu dans l'ignorance des critères mis en oeuvre par l'algorithme durant la première phase ? Sur le plan strictement juridique, la communication des algorithmes s'analyse pourtant comme un élément de la motivation des actes administratifs, puisque celle-ci doit inclure tous les éléments de fait et de droit qui fondent la décision. Or les algorithmes sont un élément lié à cette décision, même si l'on sait qu'elle ne peut être prise sur son seul fondement.

Sur le plan pratique, la distinction formulée par le TA de Basse-Terre semble largement illusoire. Dès lors que l'UNEF, ou n'importe quel groupement, peut avoir communication de ces algorithmes sur le fondement de la loi générale, rien ne lui interdit de les communiquer ensuite à un candidat évincé et qui n'aura pas pu avoir accès aux algorithmes en raison du blocage posé par la loi spéciale. Rien n'interdit même à l'UNEF de publier ces algorithmes sur internet. La restriction établie par la loi du 8 mars 2018 est alors largement vidée de son sens. Ce ne serait sans doute pas une mauvaise chose, s'il l'on considère qu'il il est surprenant qu'un syndicat soit mieux traité qu'une personne privée directement concernée par une décision qui lui fait grief.


Un retour du secret




Il ne reste qu'à attendre que la question des algorithmes de Parcoursup donne lieu à une décision du Conseil d'État pour lever ces incertitudes. Pour le moment, Force est de constater une tendance actuelle du législateur à réduire le champ de la transparence administrative. De la directive secret des affaires à l'Open Data des décisions de justice, une série de textes vont toujours dans le même sens, celui d'un rétablissement du secret administratif et la loi du 8 mars 2018 s'inscrit dans ce mouvement. Les Universités, quant à elles, n'ont pas intérêt à exiger le secret de leurs propres algorithmes. Au contraire, leur diffusion devrait seulement montrer qu'elles s'efforcent de remplir la mission liée à Parcoursup avec honnêteté, dans des conditions difficiles, et sous le contrôle d'un État qui n'hésite pas à bouleverser totalement les choix des établissements. Il est vrai que l'autonomie des Universités n'a jamais été autre chose qu'un élément de langage destiné à justifier le désengagement financier de l'État, tout en maintenant un contrôle absolu la procédure d'inscription des étudiants.

lundi 4 février 2019

Le viol par surprise, une nouvelle définition

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 23 janvier 2019 marque une évolution sensible de la définition du viol par surprise. On sait que l'absence de consentement, dans le cas des violences sexuelles et particulièrement du viol, peut être caractérisée soit par la violence, soit par la contrainte, soit par la menace, soit enfin par la surprise. En l'espèce, la Cour estime que le recours à un stratagème pour dissimuler l'apparence physique de l'auteur peut caractériser cet élément de surprise. 


Surprise et défaut de consentement


Encore faut-il s'entendre sur la définition juridique de la surprise. Celle-ci ne relève pas du domaine du sentiment, n'est pas de l'ordre de l'étonnement ou de la stupéfaction mais de celui du consentement. Elle consiste à surprendre le consentement de la victime, quelle que soit le sentiment exprimé par celle-ci. Dans un arrêt du 25 avril 2001, la Cour casse ainsi une décision de la Cour d'appel d'Angers qui "s'est bornée à constater, pour caractériser la surprise, que la plaignante "était tombée des nues", sans caractériser une quelconque attitude du mis en examen suggérant l'usage de violence, contrainte, menace ou surprise". 

En l'espèce, la plaignante n'est pas "tombée des nues" avant l'acte sexuel, ni même pendant, mais après. L'auteur des faits était inscrit sur un site de rencontres, où il se présentait comme Anthony L., un homme de 37 ans, 1, 78 m., architecte d'intérieur à Monaco. Avec l'annonce, une photo très avantageuse d'un homme séduisant, en réalité l'image d'un mannequin trouvée sur internet. Intéressée par l'annonce, la plaignante prend contact et finit par accepter un étrange jeu de rôle. Dévêtue, les yeux bandés, les mains attachées, elle accepte un rapport sexuel durant lequel elle ne voit pas son partenaire. Ensuite, il lui détache les mains, lui ôte son bandeau, et elle découvre, selon sa propre description un "vieil homme voûté et dégarni à la peau fripée et le ventre bedonnant". La stupéfaction intervient donc après l'acte sexuel, quand l'intéressée découvre que le prince charmant n'était ni prince ni charmant.

L'intéressé a reconnu avoir usé de ce subterfuge avec un grand nombre de femmes, entre 2009 et 2015. Il estime qu'il n'y a pas eu viol puisque, au moment du rapport sexuel, elles étaient parfaitement consentantes, aucune violence ou contrainte n'ayant été exercée. Toutes ont accepté l'étrange scénario, aucune n'a demandé à retirer le bandeau pour voir à quoi ressemblait cet étrange monégasque. Les juges du fond ont donc appliqué la jurisprudence de 2001. Ils ont estimé que la stupéfaction de la plaignante en découvrant leur partenaire ne faisait pas disparaître le fait qu'elle avait librement consenti au jeu de rôle et accepté le rapport sexuel.

Tu m'as possédée par surprise. Gaby Montbreuse. 1929


Surprise et prudence


Mais la Cour de cassation, en janvier 2019, adopte une définition plus large de la surprise. La plaignante fait valoir qu'elle n'aurait évidemment jamais consenti à un rapport sexuel, si elle n'avait pas pensé avoir une relation avec l'homme séduisant de la photo. La Cour estime donc que "constitue un viol le fait de profiter, en connaissance de cause, de l'erreur d'identification commise par une personne pour obtenir d'elle un rapport sexuel". L'élément de surprise est donc constitué par le stratagème minutieusement élaboré pour obtenir le consentement.

Cette analyse s'inspire directement d'une jurisprudence initiée en matière d'agression sexuelle sur mineur. Dans un arrêt du 22 janvier 1997, la Cour de cassation s'était ainsi prononcée sur le cas d'un adulte qui avait entrainé chez lui un enfant de quinze ans sous le prétexte de visiter sa propriété, avant d'organiser une véritable mise en scène, avec projection de films pornographiques. En l'espèce, les juges avaient vu dans ces pratiques un "stratagème de nature à surprendre le consentement d'un adolescent de l'âge de l'intéressé" et à constituer la surprise (...)". Comme élément de nature à altérer le consentement, la surprise s'apprécie donc à l'aune de l'absence de maturité de la victime, de sa capacité à repérer un prédateur. Dans l'arrêt du 23 janvier 2019, il est ainsi précisé que l'auteur des faits s'adressait à des femmes certes majeures, mais le plus souvent "fragilisées par une rupture". Elles étaient sensiblement dans la situation du mineur incapable de mesurer le risque qu'il prenait.

On ne doit pas en déduire que l'imprudence de la victime n'a pas de conséquences judiciaires. La  question de la surprise concerne les éléments constitutifs de l'infraction, et la faute de la victime concerne son indemnisation. Autrement dit, il y a effectivement viol, dès lors que l'élément de surprise affecte le consentement. Ensuite, il appartiendra à la justice de tenir compte de l'imprudence  éventuelle de la victime dans le calcul des dommages et intérêts.

Considéré sous cet angle, l'arrêt du 23 janvier 2019 marque une évolution qui n'a pas d'autre but que protéger la victime. La Cour de cassation renvoie l'affaire à la Cour d'appel de Montpellier et il sera certainement intéressant de voir comment cette jurisprudence sera mise en oeuvre. Ceci étant, la présente affaire est tout de même relativement caricaturale, tant le stratagème est évident. Elle risque de devenir très délicate à appliquer dans d'autres cas. A chaque fois, les juges devront mettre en balance les techniques employées par l'auteur des faits au regard de la crédulité de sa victime, appréciation qui conduit à pénétrer dans la psychologie de chacun des acteurs. On attend l'arrêt qui se demandera sérieusement si le fait d'inviter une personne à "prendre le dernier verre" peut être considéré comme un stratagème de nature à caractériser une surprise.





vendredi 1 février 2019

Prostitution : la pénalisation du client devant le Conseil constitutionnel

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 1er février 2019 Médecins du monde et autres déclare conformes à la Constitution les dispositions du code pénal sanctionnant le fait de recourir aux services d'une personne prostituée.

La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) porte en effet sur l'article 611-1 du code pénal qui punit d'une contravention de 5e classe "le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage" ainsi qui celles qui répriment la récidive ou le recours à la prostitution des personnes mineures ou vulnérables. Sont également visés les textes qui prévoient une peine complémentaire consistant en un "stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels", accompli par la personne condamnée, éventuellement à ses frais. 

Cet ensemble est issu de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutter contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, loi qui fut défendue en son temps devant le parlement par Najat Vallaud-Belkacem. A l'époque, le texte n'avait pas été déféré au Conseil constitutionnel. Aucun parlementaire n'aurait en effet osé prendre une telle initiative, au risque d'être présenté comme un défenseur de la prostitution. Certains juristes pourtant émettaient quelques doutes sur la constitutionnalité de ces dispositions, doutes formulés mezzo voce dans l'ombre des couloirs des facultés de droit ou des palais de justice. Le fait de sanctionner une activité qui n'est pas interdite peut en effet susciter quelques interrogations juridiques.

La décision du Conseil s'inscrit dans un contentieux largement associatif regroupant une vingtaine de parties intervenantes, d'un côté des associations défendant les droits des personnes prostituées, notamment le syndicat du travail sexuel, de l'autre différentes associations qui considèrent la pénalisation du client comme un premier pas vers l'abolition de la prostitution. Celle-ci devrait en quelque sorte disparaître à terme comme devrait disparaître le proxénétisme, faute de clients. 

Les auteurs de la QPC invoquaient une triple atteinte aux droits et libertés, au droit au respect de la vie privée, à la liberté d'entreprendre et enfin au principe de nécessité et de proportionnalité des peines. Ces trois moyens avaient été jugés sérieux par le Conseil d'État, dans sa décision de renvoi du 12 novembre 2018. Le Conseil constitutionnel rend une décision un peu surprenante dans sa construction même. Il développe ainsi le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle, et écarte très rapidement les autres moyens.


Liberté personnelle et vie privée



La question posée ne manque pas de sérieux. On pourrait considérer en effet qu'une relation sexuelle tarifée qui se déroule entre deux adultes consentants relève de leur vie privée. Dès l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, la Cour européenne des droits de l'homme affirmait ainsi le droit de chacun de mener la vie sexuelle de son choix. 

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, rattache le droit au respect de la vie privée à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit la "liberté individuelle". Il refuse cependant de consacrer un principe général de liberté sexuelle impliquant le droit de recourir à la prostitution. Il se borne à exercer son contrôle de proportionnalité, à partir d'une interprétation des objectifs poursuivis par le législateur : (...) "En faisant le choix de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l'asservissement de l'être humain".  

L'objectif de la loi est d'abord de sauvegarder la dignité de la personne humaine contre l'asservissement que représente la prostitution, et l'on sait que ce principe de dignité  qui figure dans le préambule de 1946 a été repris par le Conseil constitutionnel, par exemple dans sa décision QPC du 16 septembre 2010, pour rappeler la nécessité de le respecter dans les enquêtes et les informations judiciaires. Le principe de dignité est donc repris dans la décision du 1er février 2019. La pénalisation du client est donc perçue comme une mesure motivée par la volonté du législateur de garantir le respect de la dignité de la personne prostituée. Pourquoi pas ? Si ce n'est que si la prostitution est considérée comme une atteinte à la dignité, on peut se demander s'il n'aurait pas été logique d'aller au bout de la logique abolitionniste en interdisant purement et simplement de se livrer à cette activité. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel considère la dignité comme un élément de l'ordre public, et estime que la pénalisation du client n'est pas disproportionnée par rapport à cet objectif. 

A cela s'ajoute, mais ce n'est qu'un rappel, qu'il s'agit aussi de prévenir les infractions, et le Conseil fait ici directement référence au proxénétisme. Il estime donc que le législateur n'a pas fait une appréciation disproportionnée de la situation en considérant que la pénalisation du client permettra de lutter efficacement contre cette forme d'asservissement de la personne. 


En maison. Damia. 1934


La liberté d'entreprendre



Quant à la liberté d'entreprendre, elle ne donne pas lieu à une analyse substantielle. Le Conseil se borne à affirmer, dans une formulation stéréotypée, qu'"il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l'article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi". 

Certes, mais ce moyen aurait mérité une analyse plus approfondie. En l'état actuel du droit, la prostitution est, qu'on le veuille ou non, une activité licite. Dans son  arrêt Tremblay c. France du 11 septembre 2007, la Cour européenne considère ainsi comme conforme à la Convention le système fiscal français qui ponctionne le produit de la prostitution et contraint les personnes prostituées à s'acquitter des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). Sauf à considérer l'Etat comme proxénète, on doit estimer que la prostitution est une activité non illicite, dès lors qu'elle est soumis aux prélèvements fiscaux et sociaux. Toujours réaliste, le fisc estime que ces revenus sont des bénéfices non commerciaux, mais il lui y arrive de les requalifier en salaires lorsqu'il est démontré que la personne prostituée exerçait son activité sous le contrôle d'un proxénète. De la même manière, dans son arrêt jany du 20 novembre 2001, la Cour de justice de l'Union européenne énonce que la prostitution est une activité indépendante, comme n'importe quelle autre.

Certes, le Conseil constitutionnel admet, depuis sa décision du 16 janvier 1982, que la liberté d'entreprise n'est ni générale ni absolue. Il considère néanmoins que ce libre exercice d'une activité économique suppose le droit de gérer son entreprise à sa guise, et de mettre en oeuvre tous les moyens loyaux pour attirer la clientèle. Il existe bien entendu des activités globalement illicites, comme la contrebande et, dans ce cas, le client peut aussi être condamné, pour recel. Mais dans le cas de la prostitution, il s'agit de sanctionner le client d'une activité qui demeure licite. Le Conseil écarte tout simplement ce problème qui risque d'être reposé, dans un avenir plus ou moins proche, devant la Cour européenne des droits de l'homme.

La décision du Conseil constitutionnel illustre ainsi l’ambiguïté d'une loi qui déclare vouloir supprimer la prostitution sans l'abolir, lutter contre le proxénétisme sans l'affronter directement. Dans ce type de situation, le Conseil dispose ainsi d'une solution de repli qui a l'avantage d'être parfaitement licite : il affirme qu'il ne lui appartient pas de substituer au législateur dans ses choix, dès lors que ces derniers reposent sur des motivations d'ordre public, et le tour est joué.