« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 30 septembre 2012

La Cour européenne confirme l'accouchement sous X "à la française"

Dans un arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, la Cour européenne sanctionne la loi italienne qui interdit toute procédure d'accès aux origines au profit des enfants nés d'une femme "qui ne consentait pas à être nommée". Certains voient dans cette décision un premier pas vers la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines,  et une certaine forme de remise en cause de la jurisprudence Odièvre qui, en 2003, avait déclaré conforme à la Convention européen le dispositif français d'accouchement "sous X".  Il est vrai que l'on croit aisément ce que l'on désire. En réalité, la décision Godelli, en condamnant la loi italienne, ne fait que renforcer la loi française.

Comment résoudre un conflit de normes ? 

La Cour européenne reconnaît que les origines biologiques font partie de l'histoire personnelle de chacun. A ce titre, elles relèvent de la vie privée et familiale, garantie par l'article 8 de la Convention européenne. Comme elle l'avait déjà affirmé dans les arrêts Mikulic c. Croatie de 2002 et Odièvre de 2003, la Cour reconnaît que l'article 8 "protège un droit à l'identité et à l'épanouissement personnel", droit à l'identité dont fait évidemment partie la connaissance de celle des parents biologiques.

Ce rattachement de l'accès aux origines à l'espace de la vie privée est parfaitement conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour européenne. Il n'est pas sans conséquence, puisqu'il permet au juge européen d'admettre la recevabilité de la requête. En revanche, dès lors que l'accès aux origines est un élément de la vie privée, il ne constitue pas un droit autonome et doit être concilié avec les autres facettes du droit à la vie privée. Sur ce point, la décision Godelli pose le délicat problème des conflits de normes. Entre la vie privée de la mère et celle de l'enfant, laquelle doit l'emporter ? La réponse à une telle question peut être confiée à des comités d'éthique, ou au juge. C'est précisément ce type d'arbitrage que doit rendre la Cour européenne dans l'affaire Godelli c. Italie.



France Gall. Si Maman si. 1977



Le caractère irréversible de l'anonymat

La Cour européenne sanctionne la loi italienne parce que l'équilibre entre les différents droits en présence n'est pas respecté. En effet, l'anonymat de la mère qui "ne consentait pas à être nommée" est irrréversible en droit italien. Aucune procédure n'est organisée pour qu'ultérieurement, et notamment lorsque l'enfant aura atteint l'âge adulte, cet anonymat soit levé. Aucune instance ne peut être saisie afin de prendre contact avec la mère biologique et lui demander si elle consentirait à une levée du secret des origines. Ce n'est donc pas l'anonymat qui est sanctionné, mais son caractère irréversible.

A contrario, le système français de l'"accouchement sous X" se trouve validé par la Cour européenne. Il est vrai que la décision Odièvre avait déjà affirmé que la loi française n'emportait aucune violation de l'article 8 de la Convention. Mais l'arrêt Gardelli permet de préciser que l'accouchement sous X ne peut exister que si le droit positif met en place une procédure permettant la levée de l'anonymat, en quelque sorte par consentement. C'est effectivement la mission du Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP), créé par la loi du 22 janvier 2002. Cette autorité indépendante reçoit les demandes d'accès aux origines formulées par les enfants nés sous X. Elle prend alors contact avec la mère biologique, et lui demande si elle souhaite que son identité soit communiquée à l'enfant. Celle-ci peut refuser, ce qui montre que l'accès aux origines est une faculté, mais pas un droit.

Après l'arrêt Odièvre, après aussi la décision du Conseil constitutionnel rendue sur QPC le 16 mai 2012 qui consacrait la constitutionnalité de la loi française, la décision Gardelli renforce la procédure d'accouchement sous X. Alors même que celle-ci semblait devoir céder sous les pressions des partisans de la consécration d'un droit d'accès aux origines, elle est aujourd'hui considérée comme l'instrument d'un équilibre entre deux histoires également douloureuses, celle d'une mère,  souvent très jeune ou dans une situation précaire, qui n'a pas pu assumer sa grossesse, et celle d'un enfant à la recherche de son identité.




jeudi 27 septembre 2012

OGM, pouvoir de police et principe de précaution

Les résultats pour le moins inquiétants d'une étude menée par l'équipe du Professeur Séralini relancent le débat scientifique sur les OGM, et contribuent ainsi à occulter le débat juridique.  Un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 24 septembre 2012 vient pourtant le relancer.

Dans l'affaire soumise au Conseil d'Etat, le maire de Valence, se fondant sur le principe de précaution, a pris un arrêté, durant l'été 2008, interdisant pour une durée de trois ans la culture des OGM sur le territoire de la commune. Le Tribunal administratif de Grenoble, puis la Cour administrative de Lyon, saisis par le préfet du département en déféré, ont considéré cet arrêté illégal, solution confirmée par le Conseil d'Etat. En se fondant sur le principe de précaution, le maire est sorti du cadre de son pouvoir de police générale, et sa décision est donc entachée d'incompétence.

Une police spéciale

La loi du 13 juillet 1992 organise un régime d'autorisation préalable à la culture des OGM, notamment lorsqu'elle a lieu en plein air et emporte un risque de dissémination d'organismes génétiquement modifiés. Dans ce cas, les risques sont appréciés par le Haut conseil des biotechnologies, et l'autorisation est, éventuellement, accordée par le ministre de l'agriculture, après avis du ministre de l'environnement. Pour le Conseil d'Etat, ce régime juridique est donc celui d'une police spéciale, mise en oeuvre par l'Etat. Les élus locaux sont seulement invités à organiser des réunions d'information, dans l'hypothèse où l'on envisage d'accorder l'autorisation de cultiver des OGM sur leur commune. Ils ne sont donc pas compétents pour interdire purement et simplement cette culture.

La position du Conseil d'Etat peut sembler parfaitement logique, et on comprend qu'il s'agit d'empêcher la prolifération d'initiatives locales, qui entraveraient l'exercice de la police spéciale prévue par la loi. Il n'empêche que, sur le plan strictement juridique, la police générale du maire n'est pas incompatible avec un régime de police spéciale. L'exemple le plus connu est celui de la police du cinéma. L'octroi d'un visa d'exploitation au plan national n'empêche par le maire de prendre une décision de police générale interdisant un film sur le territoire de sa commune, lorsque cette diffusion risque de susciter des troubles à l'ordre public ou lorsque des "circonstances locales" le justifient. Dans ce cas cependant, c'est la notion d'ordre public qui est mise en avant, et non pas le principe de précaution. 

Vincent Van Gogh. Champ de blé derrière l'hospice. 1889


La méfiance des juges à l'égard du principe de précaution

Pour mettre sa commune à l'abri des OGM, le maire de Valence aurait sans doute dû se placer résolument sur le fondement de l'ordre public, et invoquer, par exemple, un risque de troubles causés par des militants écologistes "faucheurs" d'OGM. Pour le juge administratif, en invoquant le principe de précaution, le maire du Valence sort du cadre de son pouvoir de police générale. Sur ce point, la décision du Conseil d'Etat illustre la méfiance des juridictions à l'égard de ce principe de précaution, qui ne constitue pas un élément de l'ordre public susceptible de fonder une mesure de police. 

Sur ce point, l'arrêt du 24 septembre 2012 ressemble étrangement à celui du 26 octobre 2011, rendu à propos des antennes-relais de téléphonie mobile, dont certains élus refusaient l'installation sur le territoire de leur commune, en invoquant le principe de précaution. Après plusieurs décisions de combat des juges du fond, le Conseil d'Etat a brutalement mis fin à ces initiatives municipales, en estimant que l'implantation des antennes relais relèvent des autorités de l'Etat et non pas des collectivités territoriales.

En dépit de sa valeur constitutionnelle, le principe de précaution ne parvient pas à pénétrer durablement dans la jurisprudence, comme si le juge refusait de se l'approprier. Les raisons de cette réticences doivent sans doute être recherchés dans l'imprécision d'une notion intégrée dans la Constitution en février 2005 par le vecteur de la Charte de l'environnement. Depuis cette date, on n'en finit pas de se demander quel est le contenu du principe de précaution, et quel est son champ d'application. Dès lors que personne ne sait répondre à ces questions, le juge préfère sans doute oublier le principe de précaution et s'appuyer sur des fondements juridiques plus stables. 



mardi 25 septembre 2012

Accès au dossier durant la garde à vue : les avocats en route vers la Cour européenne

Dans une décision du 19 septembre 2012,, la Chambre criminelle de la Cour de cassation persiste dans son refus : la communication à l'avocat de l'ensemble du dossier pénal de la personne placée en garde à vue n'est pas un élément du droit au procès équitable, tel qu'il est consacré par l'article 6 § 3 de la Convention européenne. En l'espèce, la juridiction suprême casse une décision de la Cour d'appel d'Agen intervenue le 24 octobre 2011, jurisprudence de combat qui considérait que l'assistance de l'avocat durant toute la durée la garde à vue ne pouvait être effective que si ce dernier avait accès à l'ensemble du dossier.

Bien entendu, la décision de la Cour de cassation fait déjà l'objet de vives critiques. Les avocats y voient une atteinte aux droits de la défense durant la garde à vue, droits finalement consacrés dans la loi du 14 avril 2011. Mis dans l'impossibilité d'accéder au dossier pénal de leur client avant les auditions et les confrontations, il considèrent que le principe d'égalité des armes n'est pas respecté durant la garde à vue.

L'équilibre entre les nécessités de l'enquête et les droits de la défense

Ces arguments ne doivent pas être négligés, loin de là, mais il convient aussi d'entendre ceux du juge.   Ils reposent sur la recherche d'un équilibre entre les nécessités de l'enquête et celles du respect des droits de la défense. Dans notre procédure pénale, la garde à vue a pour finalité la recherche de l'auteur d'une infraction, dans le délai extrêmement bref de vingt-quatre heures, renouvelable une fois. Le débat contradictoire sur les éléments de preuve recueillis durant l'enquête ne se développe pas durant la garde à vue, mais intervient plupart devant le juge d'instruction, puis devant les juridictions de jugement. L'article 63-4-1 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 14 avril 2011, autorise donc l'avocat à consulter seulement le procès verbal de notification du placement en garde à vue, le certificat médical ainsi que les procès verbaux d'audition, une fois qu'elle a eu lieu. Pour la Cour de cassation, la communication de ces trois types de pièces suffit à garantir le respect des droits de la défense durant la garde à vue.

La femme à abattre. Raoul Walsh. 1951. Humphrey Bogard


Dans un arrêt du 11 juillet 2012, la Cour de cassation avait déjà considéré que ces dispositions étaient conformes à l'article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans la mesure évidemment où l'avocat du gardé à vue avait effectivement pu consulter les pièces énumérées à l'article 63-4-1 du code pénal. Sur ce point, la jurisprudence de la Chambre criminelle s'appuie sur celle du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 18 novembre 2011 rendue sur QPC, ce dernier a en effet considéré que la conciliation entre la recherche des auteurs d'infraction et les droits de la défense constitutionnellement garantis était convenablement assurée dans la loi du 14 avril 2011.

Qu'il s'agisse du contrôle de conventionnalité par la Cour de cassation, ou de constitutionnalité par le Conseil constitutionnalité, la jurisprudence est identique. Les droits de la défense n'imposent pas une règle absolue de communication de l'ensemble des pièces du dossier, du moins durant la garde à vue.

Vers la saisine de la Cour européenne

Bien entendu, les avocats ne sont pas décidés à abandonner le combat. La décision de la Cour de cassation a pour intérêt, et c'est bien le seul de leur point de vue, de marquer l'épuisement des recours internes. La voie de la Cour européenne est donc ouverte, et il faut reconnaître qu'il n'est pas sans espoir. Dans l'arrêt Sapan c. Turquie du 20 septembre 2011, la Cour déclare en effet le droit turc non conforme à l'article 6 § 3, dans la mesure précisément où l'avocat du requérant n'est pas autorisé à avoir accès aux pièces du dossier. Dans le domaine de la garde à vue, depuis l'arrêt Salduz du 27 novembre 2008, il est vrai que les condamnations de la Turquie précèdent de peu les condamnations de la France.

Certes, mais à supposer qu'intervienne une condamnation du système français par la Cour européeenne, le problème serait-il résolu pour autant ? La hiérarchie des normes incite, en effet, à considérer que la législation française dans ce domaine peut être considérée comme verrouillée par la décision du Conseil constitutionnel. Une validation constitutionnelle n'a t elle pas une valeur supérieure à une invalidation conventionnelle ? 

vendredi 21 septembre 2012

QPC : Les taureaux victimes d'une loi identitaire

La décision rendue sur QPC le 21 septembre 2012 est certainement très décevante pour ceux qui considèrent la corrida comme un spectacle barbare, mais pas inattendue. Les auteurs de la QPC, en l'espèce le Comité radicalement anti-corrida (CRAC), contestaient l'article 521-1 du code pénal. Issu d'une loi du 19 novembre 1963, celui-ci punit les actes de cruauté envers les animaux, cruauté désormais passible d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables aux courses de taureaux (et aux combats de coqs), lorsqu'une "tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Autrement dit, la loi ne nie pas que la corrida entraine effectivement des actes de cruauté envers les animaux, mais leurs auteurs ne sont pas poursuivis lorsque cette cruauté s'exerce à l'égard des taureaux, entre Nîmes et Arles. Pour satisfaire une "tradition locale", le législateur n'a donc pas hésité à établir une dérogation à la loi pénale, dans le seul but de répondre à une revendication identitaire. 

L'avocat des requérants, parmi une série d'arguments reposant sur les sondages défavorables à la corrida ou le fait qu'Afflelou avait renoncé à sponsoriser ces manifestations, a soulevé deux moyens juridiques à l'appui de l'abrogation de cette disposition.

Egalité devant la loi

Le premier, et le plus sérieux, est le non respect du principe d'égalité devant la loi, consacré par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il est vrai que l'approche identitaire, pour ne pas dire communautaire, de la disposition contestée témoigne d'une volonté de traiter les régions qui pratiquent la corrida d'une manière différente par rapport au reste du territoire. On apprend ainsi qu'un comportement puni pour cruauté dans une région ne l'est pas dans une autre.

Le problème, pour le Conseil constitutionnel, est que le principe d'égalité ne s'oppose pas "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", principe acquis depuis la décision du 16 janvier 1982. Autrement dit, le législateur est compétent pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité, y compris en matière pénale. Il ne s'en prive pas, et on sait que l'égalité devant la loi pénale s'accommode de sanctions différentes, selon l'âge du coupable ou sa qualité de récidiviste, la vulnérabilité de la victime etc.

Cette modulation de l'égalité devant la loi doit cependant répondre à deux conditions, pour être considérée par le Conseil comme conforme à l'article 6 de la Déclaration de 1789.  Elle doit être à la fois conforme à l'intérêt général et à la loi qui l'établit.

Pablo Picasso. Taureau agonisant. 1934

Dérogations 

Sur l'intérêt général d'une telle tolérance envers les zones géographiques qui pratiquent la mise à mort des taureaux, le Conseil affirme seulement que cette restriction ne concerne que quelques régions et ne porte pas atteinte à un droit constitutionnellement garanti. Les animaux ne sont pas titulaires de droit, et le devoir de ne pas se montrer cruel à leur égard n'a qu'une valeur législative. Le Conseil estime en conséquence que l'intérêt général d'une telle dérogation au principe d'égalité devant la loi repose sur l'appréciation du législateur, quand bien même elle serait le résultat d'une action de lobbying des villes et régions pratiquant la tauromachie.

Sur la conformité de cette dérogation à la loi qui l'établit, le Conseil fait observer que les dispositions contestées ne s'appliquent que dans les parties du territoire national où une tradition interrompue de corrida est établie, et pour les seuls actes qui relèvent de cette tradition. Il en déduit donc que cette dérogation est conforme à la loi qui l'établit, puisque celle-ci organise précisément le régime juridique des actes de cruauté envers les animaux. Le Conseil aurait cependant pu en juger différemment, car admettre la mise à mort d'animaux dans une loi dont la finalité est précisément la protection de ces derniers aurait pu lui  sembler incompatible avec cette finalité. Là encore, il a refusé d'intervenir dans ce qui lui apparaît comme relevant du législateur.

La "tradition locale ininterrompue"

Le second moyen soulevé par les requérants réside dans la clarté et la lisibilité de la loi. Il est juste de constater que la notion de "tradition locale ininterrompue" a été interprétée de manière particulièrement laxiste par la jurisprudence. Dans une décision du 7 février 2006, la Cour de cassation saisie d'un contentieux portant sur une demande de dissolution d'une association taurine en Haute Garonne, estime ainsi qu'il appartient aux juges du fond d'apprécier souverainement l'existence de cette "tradition locale ininterrompue". En l'espèce, celle ci est déduite de l'intérêt porté à la corrida par "un nombre suffisant de personnes", quand bien même aucune corrida n'a eu lieu à Toulouse depuis 1976. Le 16 septembre 1997, cette même Cour de cassation avait validé un jugement du tribunal correctionnel de Floirac refusant de poursuivre pour cruauté les organisateurs d'une corrida, qui s'était déroulée dans cette ville en 1993, après la reconstruction d'arènes détruites en 1961. Aux yeux du juge, la tradition locale n'est pas interrompue après trente-deux ans d'interruption. La jurisprudence évolue ainsi vers une analyse purement psychologique de cette "tradition locale". Il suffit qu'une poignée d'amateurs veuille maintenir, voire créer, des spectacles avec mise à mort, pour qu'elle soit considérée comme acquise.

Le Conseil constitutionnel n'est cependant pas compétent pour sanctionner le manque de clarté de la jurisprudence, mais seulement celui de la loi. La décision renvoie ainsi le législateur à sa compétence. C'est à lui qu'il appartient de déclarer que la mise à mort des taureaux est un spectacle barbare. Souvenons nous qu'en juillet 2010, le parlement régional de Catalogne a eu le courage de voter une loi interdisant ce type de spectacle. En France, une proposition de loi déposée par Geneviève Gaillard (PS)  devant l'Assemblée Nationale en juillet 2011, n'a toujours pas été débattue.

Derrière la question de la corrida, et du traitement cruel infligé à des animaux, se pose un problème grave. Car la loi est utilisée pour donner satisfaction à une revendication identitaire, pour ne pas dire communautaire. La loi n'est plus l'expression de la volonté générale, mais celle des différentes communautés et des lobbies qui les représentent.


Caricatures de Mahomet, "provocation ou liberté d'expression" ?

Après la publication par Charlie Hebdo de nouvelles caricatures de Mahomet, le journal "L'Express" sondait hier ses lecteurs, leur demandant si cette initiative relevait de la "provocation" ou de la "liberté d'expression". La question, d'ailleurs également formulée par d'autres médias, ne manque pas de surprendre. La provocation et la liberté d'expression seraient-elles les deux branches d'une alternative ? La liberté d'expression devrait-elle impérativement s'exercer sans aucune provocation, dans le cadre d'un discours lisse, politiquement correct et bien-pensant ? Etrange paradoxe qui conduirait à nier la  liberté d'expression pour l'exercer.

Une liberté constitutionnelle

L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme énonce que "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme". Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 11 octobre 1984, précise d'ailleurs qu'il s'agit d'une "liberté fondamentale d'autant plus précieuse que son existence est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés de la souveraineté nationale". La France est un Etat de droit dans lequel chacun peut donc publier librement, et ceux qui n'aiment pas Charlie Hebdo, ses provocations et ses caricatures, sont tout à fait libres de ne pas acheter cette publication et de préférer n'importe quel autre journal ou bulletin paroissial plus conforme à leurs convictions. 

Certes, la liberté d'expression, comme toute liberté, s'exerce dans le cadre des lois qui l'organisent. En l'espèce, c'est la loi célèbre loi du 29 juillet 1881 qui constitue le texte fondamental en la matière. Elle met en place un un régime répressif, ce qui signifie que chacun est libre de s'exprimer librement, sauf à devoir rendre des comptes devant un juge pénal s'il a commis un délit de presse. Le journaliste comme le responsable de la publication peuvent ainsi être poursuivis pour injure, diffamation, offense au Président de la République, atteinte à la vie privée ou à la présomption d'innocence, voire propos racistes et négationnistes. En dehors de ces infractions précisément énoncées par la loi de 1881 dans sa rédaction actuelle, les propos sont libres, provocateurs ou non.



Les précédents

Les plaintes déposées par différentes associations pour injure et incitation à la haine raciale ont fort peu de chance de prospérer. On se souvient que, dès 2005, Charlie Hebdo avait déjà publié les premières caricatures de Mahomet, celles dont la publication dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 avait suscité de nombreuses manifestations. Une plainte avait alors été déposée à l'encontre de Charlie Hebdo pour injure envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, délit prévu par l'article 33 al. 3 de la loi de 1881. Le tribunal correctionnel a relaxé les prévenus le 22 mars 2007 après avoir examiné en détail les différents dessins, estimant qu'ils participaient à "un débat d'idées sur les dérives de certains tenant à un Islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents". La Cour d'appel de Paris, statuant le 12 mars 2008, a confirmé cette jurisprudence, faisant observer que les dessins incriminés ne comportaient aucune attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes.

La Cour européenne

La jurisprudence de la Cour européenne n'est guère différente. Il est vrai qu'elle sanctionne le "discours de haine", mais elle le définit comme comportant nécessairement une incitation réelle et sérieuse à l'extrémisme. Tel est le cas d'un dessin publié dans un hebdomadaire basque le 13 septembre 2011, qui faisait l'apologie des  attentats de New York survenus deux jours auparavant (CEDH, 2 août 2008, Leroy c. France). Tel n'est pas le cas, en revanche, d'un dessin humoristique, simplement provocateur. La Cour estime en effet que la liberté d'expression, notamment celle des personnes publiques et des journalistes, doit s'exercer pleinement, y compris lorsque les propos  tenus risquent de "heurter, choquer ou inquiéter" autrui, lorsqu'ils "comportent une certaine dose d'exagération ou de provocation".

Provocation, le mot figure bel et bien dans la jurisprudence de la Cour européenne, et pour affirmer que le discours provocateur doit être protégé par l'article 10 de la Convention, qui garantit la liberté d'expression. Les idées peuvent circuler librement, y compris celles qui déplaisent ou qui dérangent, et celles que les croyants considèrent comme blasphématoires. Sanctionner Charlie Hebdo serait revenir à la loi dite "de justice et d'amour" de 1827, qui rétablissait la censure sur la presse, au nom des valeurs religieuses. A cet égard, Charlie Hebdo, par son discours provocateur et son humour dévastateur, mène un combat contre l'obscurantisme. Il démontre que la provocation n'est pas une alternative à la liberté d'expression, mais qu'elle en est indissociable.




mercredi 19 septembre 2012

La ronde des jurons, dans le droit positif

L'article 29 de la loi de 1881 définit l'injure comme "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait presse". C'est précisément cette absence de fait précis qui distingue l'injure de la diffamation, sans pour autant conférer un contenu précis à la notion d'injure.

En dépit de cette imprécision, l'injure suscite aujourd'hui des recours contentieux de plus en plus nombreux. Le cas le plus récent est celui intenté par Bernard Arnault contre Libération. D'autres plaintes sur ce fondement avaient été déposées auparavant contre Jean-Luc Mélenchon et Madonna par Marine Le Pen, ou contre Arnaud Montebourg par les salariés de Sea-France. Mais les politiques et les "people" ne sont que la partie apparente d'un contentieux beaucoup plus étendu. La brutalité actuelle des relations de travail suscite de nombreux recours, de plus en plus souvent fondés sur l'injure. Il est vrai que le droit est un reflet de la société comme un autre, et que l'ancien Président de la République avait donné l'exemple, avec son célèbre "Casse toi pôv' con". 

Injure au Chef de l'Etat ou injure du Chef de l'Etat

En l'occurrence, le délit d'injure est très particulier, lorsqu'il concerne le Chef de l'Etat. Lorsque celui-ci est l'auteur de l'injure, il ne peut être poursuivi en raison de son statut pénal particulier qui le met à l'abri des poursuites, du moins pour les actes liés à ses fonctions. La seule exception réside dans le cas de haute trahison, la vulgarité du langage n'entrant pas dans cette catégorie. En revanche, lorsque le Président de la République est le destinataire de l'injure, il fait l'objet d'une protection particulière par le délit d'offense au Chef de l'Etat. qui trouve son fondement légal dans l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881. Le manifestant qui avait brandi une affichette reprenant "Casse toi pôv' con" au passage de l'ancien Président Sarkozy a été condamné sur cette base, à une amende de 30 €. Cette distinction dans le régime juridique de l'injure, selon que le Président est auteur ou victime des propos incriminés, illustre la difficulté de cerner l'injure comme notion juridique unique.



Georges Brassens. La ronde des jurons. 


Injures dans le travail

Dans l'entreprise, l'injure, qu'elle s'exerce à l'égard d'un supérieur hiérarchique ou d'un collègue de travail, est considérée comme un comportement violent, et peut constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement, voire une faute grave. Cette simplicité n'est qu'apparente, et la jurisprudence fait preuve d'une grande subtilité pour qualifier un comportement d'injurieux.

L'injure est rarement sanctionnée seule, en tant que telle. C'est ainsi que la Cour de cassation écarte, dans une décision du 16 février 1987, la qualification de faute grave, lorsqu'un employé a traité son supérieur de "connard", dès lors que le premier avait une ancienneté de plus de vingt ans dans l'entreprise et bénéficiait, à ce titre, d'une grande liberté de ton à l'égard du second, l'injure ayant fusé lors d'une discussion très animée, en quelque sort dans le feu du débat. En revanche, l'injure est qualifiée de faute grave, lorsqu'elle s'accompagne d'un dénigrement de l'entreprise, par exemple quand elle est proférée en présence de clients (Cass. Sociale, 25 juin 2002). A l'inverse, lorsqu'elle est proférée par un supérieur hiérarchique à l'égard d'un subordonné, voire entre deux collègues de même place dans la hiérarchie, l'injure constitue une faute grave quand son caractère répété s'analyse finalement en harcèlement moral. L'injure est donc le plus souvent l'indice, soit d'un dénigrement, soit d'un harcèlement. 

Injures dans les médias 

La jurisprudence sur l'injure proférée dans les médias se montre tout aussi impressionniste. Les éléments constitutifs de l'injure varient selon son auteur et son destinataire. Dans un premier temps, la jurisprudence a considéré que les propos des hommes ou des femmes politiques et des journalistes doivent être considérés avec davantage d'indulgence, car le débat politique peut être vif, et tolérer des formules qui pourraient sembler injurieuses dans un autre contexte.

Aujourd'hui, cette indulgence s'étend à l'hypothèse dans laquelle l'homme ou la femme politique ou le journaliste n'est plus l'auteur des propos injurieux, mais sa victime.  Lorsqu'un rappeur évoque "ce con d'Eric Zemmour" et déclare mettre "un billet sur la tête" de celui qui le fera taire, il n'est pas condamné pour injure. Pour le juge, la victime étant "un personnage public", une "plus grande tolérance s'impose". Cette évolution trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne Prager et Oberschlik c. Autriche de 1995. Elle considère en effet qu'une certaine dose d'exagération et de provocation est admissible dans le débat public, consacrant ainsi l'idée que le pamphlet fait partie du débat politique. 

L'injure publique est donc punie avec une intensité variable selon son auteur et selon la victime. Lorsque cette dernière est une personne privée, que l'injure fait sortir de l'anonymat contre son gré, la sanction est plus lourde. Lorsque la victime est une personne publique, le juge a tendance à considérer que l'injure fait plus ou moins partie du débat public. Il ne reste donc plus qu'à réhabiliter "tous les morbleus, tous les ventrebleus, les sacrebleus et les cornegidouilles, ainsi parbleu que les jarnibleus et les palsembleus ". 


dimanche 16 septembre 2012

La première condamnation Hadopi, et la présomption de culpabilité

Trois ans après son entrée en vigueur, la loi Hadopi du 12 juin 2009 a finalement suscité une première condamnation. Le tribunal de Belfort a condamné un internaute à une amende de 150 € pour le téléchargement de deux chansons de Rihanna. C'est une sanction extrêmement modérée si l'on considère que la peine maximale est de 1500 € d'amende, et que le juge peut également prononcer une peine complémentaire de suspension de l'accès à internet pendant un mois. Cette première condamnation fait déjà l'objet de multiples critiques. 

Un dispositif trop cher ?

La première émane du ministre de la Culture, Aurélie Filipetti, qui constate une "disproportion entre les moyens énormes" de la Commission Hadopi "et le résultat concret". Il est vrai que cette autorité indépendante dispose d'un budget annuel supérieur à onze millions d'euros et emploie plusieurs dizaines de personnes. Hadopi coûte donc très cher à l'Etat, et, du moins pour le moment, rapporte très peu. Aux yeux du ministre, la Commission n'a pas convenablement fait son travail. Au lieu de se concentrer sur une répression pénale bien difficile à mettre en oeuvre, elle aurait dû promouvoir l'élargissement de l'offre légale. En clair, il suffit que l'internaute dispose d'un stock suffisamment important de téléchargements légaux pour que cela le dissuade de télécharger. Cette affirmation relève cependant de la simple hypothèse, et montre surtout que la loi Hadopi n'a pas mis fin au débat sur les différents moyens de protéger les droits liés à la propriété littéraire et artistique sur internet. 

Un dispositif sexiste ? 

La seconde critique vise le principe selon lequel l'abonné à internet est responsable de l'usage qui est fait de son ordinateur. En l'espèce, les téléchargements illégaux avaient été réalisés par l'épouse de l'abonné, ou plutôt l'ex-épouse puisqu'ils ont divorcé depuis cette date. Elle l'a pleinement reconnu, et s'est même rendue au tribunal pour assumer cette responsabilité. Mais le juge a néanmoins condamné le mari, puisque c'était lui le titulaire de l'abonnement à internet. De manière implicite, le juge estime donc que le condamné aurait dû mieux surveiller sa femme. 



Certains dénoncent joyeusement le retour à une vision du couple particulièrement archaïque, dans laquelle le mari assume la responsabilité juridique des agissements d'une femme considérée comme mineure, et qui devrait davantage s'intéresser à ses casseroles qu'à internet. Ils voient dans cette législation le retour à une époque révolue, lorsqu'une femme ne pouvait signer un contrat de travail ou ouvrir un compte en banque sans l'autorisation de son conjoint. Tout cela est certainement très amusant, mais faux. Si une épouse est titulaire d'un abonnement internet, et que son mari réalise des téléchargements illégaux, c'est évidemment elle qui risque une condamnation. Il n'y a donc aucune dimension sexiste dans la législation. 

Hadopi et la présomption de culpabilité

Reste que cette situation pose un problème au regard du principe de la présomption d'innocence. En effet, la loi Hadopi repose sur une présomption de culpabilité du titulaire de l'abonnement internet. Le Conseil constitutionnel admet une telle présomption, depuis sa décision du 16 juin 1999 rendue à propos de la disposition législative qui fait reposer sur le propriétaire d'un véhicule la responsabilité de l'excès de vitesse commis par son conducteur, quel qu'il soit. 

A cette occasion, le Conseil a posé les bornes de cette présomption de culpabilité qui ne peut intervenir que pour des peines contraventionnelles et non pas délictuelles, dès lors que les "faits induisent raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité", et que les droits de la défense sont respectés. Ces trois conditions ne posent guère de problème pour Hadopi, dès lors que le téléchargement illégal est une contravention, que l'on peut raisonnablement penser que le titulaire de l'abonnement internet est l'auteur de l'infraction, et que la sanction est prononcée par un juge. 

En revanche, le Conseil pose une quatrième condition dans sa décision du 16 juin 1999, et affirme que la présomption de culpabilité doit présenter un caractère "non irréfragable". Cela signifie concrètement que le véritable auteur de l'infraction doit être substitué à l'auteur présumé, lorsqu'il est connu. Dans sa décision du 10 mars 2011, le Conseil sanctionne ainsi une disposition qui créait une présomption irréfragable de culpabilité à l'égard des parents ou tuteurs d'un enfant n'ayant pas respecté le "couvre feu des mineurs". C'est ainsi que lorsque ce n'est pas le propriétaire du véhicule flashé par un radar qui conduit, le conducteur réel peut assumer sa responsabilité, et s'acquitter de la contravention. C'est précisément cette substitution que refuse le juge de Belfort dans cette première condamnation sur le fondement de la loi Hadopi, alors même que l'ex-épouse du condamné assumait sa responsabilité. 

Bien entendu, le condamné pourrait faire appel en se fondant sur cet argument, mais on croit comprendre que son premier désir est d'oublier toute cette affaire, le coût des honoraires d'un avocat dépassant d'ailleurs largement le montant de l'amende. 

On le voit, cette première affaire, loin de démontrer l'efficacité du dispositif Hadopi, en montre plutôt les limites. La riposte graduée ne fonctionne pas réellement, et la Commission Lescure, qui doit réfléchir sur l'avenir de cette législation, devra peut être rechercher d'autres moyens de protéger le droit de propriété sur internet. Ce n'est certainement pas une chose facile dans un domaine largement dominé par les lobbies en tous genres. 


samedi 15 septembre 2012

Mandat d'arrêt européen et non discrimination

La Cour de justice de l'Union européenne a rendu sur question préjudicielle, le 5 septembre 2012, une décision Joao Pedro Lopez da Silva Jorge, condamnant comme discriminatoire une partie du droit français transposant la procédure du mandat d'arrêt européen. Ce dernier, rappelons-le, se définit comme la demande de remise d'une personne formulée par l'autorité judiciaire d'un Etat membre à un autre Etat membre, afin de permettre l'exercice de poursuites pénales ou l'exécution d'une peine. Le principe posé par la décision-cadre du 13 juin 2002, qui met en oeuvre le mandat d'arrêt européen, est que son exécution est obligatoire. 

Une exception au caractère impératif du mandat d'arrêt européen

Dans certains cas exceptionnels, cependant, l'autorité judiciaire peut refuser de remettre la personne à l'Etat demandeur, notamment lorsque le mandat d'arrêt a été émis dans le but de faire exécuter une peine d'emprisonnement. Tel est le cas dans l'affaire Joao Pedro Lopez da Silva Jorge, l'intéressé, de nationalité portugaise, ayant été condamné en 2003 à cinq années de prison par le tribunal criminel de Lisbonne pour trafic de stupéfiants. Sans que l'on sache exactement s'il est venu en France pour échapper à l'exécution de sa peine ou s'il avait déjà des attaches dans notre pays, il s'est ensuite durablement installé en France, s'est marié à une Française et exercé la profession de chauffeur routier dans une entreprise française. Il demande donc à exécuter sa peine sur le territoire français, estimant que son renvoi dans une prison portugaise porterait atteinte à sa vie familiale, ainsi qu'à sa future réinsertion professionnelle. Ces deux éléments constituent les justificatifs essentiels de l'exception ainsi admise par le droit de l'Union européenne.

Or, les autorités françaises refusent au requérant de bénéficier d'une telle mesure, que le droit français, en l'occurrence l'article 695-24 du code pénal, réserve à ses ressortissants. C'est précisément cette restriction qui a fait l'objet de la question préjudicielle posée à la Cour de Justice de l'Union européenne. 

La Convention de 1983

Pour les autorités françaises, cette exception au seul profit des citoyens français repose sur la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées du 21 mars 1983, à laquelle la France est partie, et qui organise la coopération entre Etats, pour que les personnes condamnées puissent purger leur peine dans "leur milieu social d'origine", c'est à dire dans leur pays d'origine. Aux termes de l'article 9 de ce texte, l'Etat auquel est adressé la demande de transfèrement a le choix entre deux voies de droit : soit il transfère la personne vers le pays demandeur, soit il convertit la condamnation, et applique au condamné la sanction applicable, dans son droit pénal,  à l'infraction commise. A cette objection, la Cour de Justice répond cependant que les autorités françaises disposent certes de cette option, mais que rien ne permet d'affirmer que le critère de choix entre les deux procédures est lié à la nationalité de l'intéressé. 

Safe in Hell. William Wellman. 1931

Egalité de traitement entre les personnes extradées et celle qui font l'objet d'un mandat d'arrêt européen

De manière plus indirecte, on distingue dans la législation française une subsistance, dans le droit du mandat d'arrêt européen, du principe selon lequel la France n'extrade pas ses nationaux. Elle a ainsi pris soin de joindre à la Convention du 27 septembre 1996 relative à l'extradition entre les Etats membres de l'Union européenne une déclaration dans laquelle elle maintien son refus d'extrader ses nationaux, dans le cas précis où l'objet de cette procédure est l'exécution d'une peine privative de liberté. L'article 695-24 du Code pénal, qui transpose la décision-cadre sur le mandat d'arrêt européen, a donc pour objet d'assurer l'égalité de traitement entre les personnes extradées et celles qui font l'objet d'un mandat d'arrêt européen. 

Egalité entre les ressortissants européens

La Cour de Justice privilégie, quant à elle, un autre principe d'égalité, entre tous les ressortissants européens. Elle affirme ainsi que le choix du pays dans lequel l'intéressé purge sa peine doit essentiellement être guidé par une appréciation de ses chances de réinsertion, prenant en compte les possibilités de visites de sa famille durant son emprisonnement et ses chances de retrouver un emploi à sa sortie. Ces critères sont sans rapport avec la nationalité de la personne condamnée. 

A travers la sanction du critère de la nationalité, c'est évidemment l'automaticité de la décision qui est sanctionnée. En effet, le droit français impose le transfèrement des personnes étrangères vers le pays de leur condamnation, alors que les Français peuvent purger leur peine en France. De fait, le critère fondé sur la réinsertion n'est plus pertinent. Si le droit en vigueur avait permis aux autorités françaises d'examiner la question,  si elles avaient ensuite considéré comme préférable que le requérant exécute sa peine au Portugal, il est  fort probable que la Cour aurait validé cette décision. Mais le droit français place les autorités dans une situation de compétence liée, puisqu'il est purement et simplement interdit d'accorder aux étrangers le droit d'exécuter leur peine en France.

On pourrait débattre longuement de cette décision. Est il préférable de privilégier l'égalité de traitement entre les personnes extradées et celles faisant l'objet d'un mandat d'arrêt européenne, ou entre les citoyens de l'Union européen, quelle que soit leur nationalité ? La Cour de Justice a choisi la seconde branche de l'alternative. Agissant ainsi, elle renforce le mouvement déjà engagé de dissociation entre le droit de l'extradition et celui du mandat d'arrêt. 




mercredi 12 septembre 2012

De la démocratie dans les partis politiques

L'actualité récente des partis politiques, de droite comme de gauche, met en lumière la question de la démocratie à l'intérieur de ces organisations. A droite, on voit les candidats à la présidence de l'UMP contraints d'obtenir 8000 parrainages de militants pour participer au vote. Le seul problème est que Jean François Copé, candidat "sortant", dispose de l'ensemble des moyens logistiques du parti. Il a le contrôle du site internet de l'UMP, et surtout du fichier des militants, celui qui est indispensable pour obtenir les précieuses signatures. A gauche, on voit le Premier secrétaire, Martine Aubry, désigner tranquillement son successeur. Les statuts du PS prévoient en effet que les militants se prononcent en même temps sur un texte et sur un candidat, lors du Congrès du parti. Pour des motifs reposant sur l'"unité" du parti, il n'y aura donc qu'un seul texte, dont le premier signataire sera logiquement le Premier secrétaire. Dans les deux cas, à droite et à gauche, les militants sont finalement exclus du débat, leur rôle se bornant en entériner une décision qui leur échappe. 

L'Article 4 de la Constitution

La question posée est d'abord celle de la définition constitutionnelle du parti politique. Aux termes de l'article 4 de la Constitution, "les partis politiques concourent à l'expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie". Cette unique mention des partis politique dans la Constitution les rattache à l'exercice du pouvoir démocratique par le droit de suffrage. On observe d'ailleurs un approfondissement régulier du rôle des partis dans l'exercice du droit de suffrage. Les primaires socialistes en témoignent, qui ont permis la désignation démocratique du candidat du Parti Socialiste aux élections présidentielles.  

Rien n'est dit cependant de l'organisation interne des partis, si ce n'est pour affirmer  un principe général de liberté. Au plan constitutionnel, il s'agit seulement de garantir que chacun peut créer un parti politique pour défendre ses idées, et qu'une telle organisation peut librement développer son programme. 

Approche juridique par le financement

Les partis politiques sont donc organisés de la manière la plus banale qui soit, sous la forme d'associations. La Cour européenne considère d'ailleurs que la liberté de créer un politique politique constitue l'une des modalités de la liberté d'association, garantie par  l'article 11 de la Convention (CEDH 30 janvier 1988, Parti Communiste Unifié de Turquie).

La loi du 1er juillet 1901 a  permis le développement immédiat des mouvements politiques, puisque le parti radical a été créé en 1901, et la SFIO en 1905. Il est vrai que le législateur est intervenu, beaucoup plus récemment, pour établir un contrôle sur le financement des partis politiques et des campagnes électorales. Ces dispositions sont fort utiles, car elles ont pour objet de garantir la soumission des partis à l'Etat de droit. En revanche, elles n'ont en aucun cas pour effet de leur imposer un fonctionnement démocratique.  Ces derniers continuent, sur ce point, à s'organiser comme ils l'entendent.

Militants d'un parti politique, le jour de la désignation des dirigeants
Gustave Caillebotte. Pêcheurs au bord de l'Hyerres. 1878


Absence de contrôle interne

En soi, ce fonctionnement non démocratique n'est donc pas constitutif d'une violation du droit positif, dès lors que les associations s'organisent librement. Le système repose sur l'idée qu'il appartient aux militants de tirer les conséquences d'un fonctionnement peu satisfaisant, soit en faisant évoluer l'organisation, soit en la quittant. Hélas, l'organisation des partis n'est guère contestée par ceux leurs membres. Qu'ils agissent par fidélité à "leur" parti, ou par volonté de saisir, à leur tour, les leviers de commande, tous ont en commun de contester que fort peu le fonctionnement de l'organisation. 

Une intervention du législateur ? 

Si l'amélioration ne peut venir de l'intérieur, est-il possible de l'envisager de l'extérieur, par l'intervention du législateur ? Il est évidemment impossible d'imposer aux partis une sorte de statut-type qui ferait peser une contrainte très lourde, disproportionnée pour les organisations les plus modestes, et trop attentatoire à la liberté de tous. Mais l'Etat demeure fondé à demander à des organisations dont il assure une large partie du financement le respect d'un certain nombre de principes. Parmi ceux-ci, on peut citer l'élection par les militants, le pluralisme des candidatures, l'égalité entre les candidats, le libre accès aux fichiers et aux instruments de communication, écrite ou numérique. Le débat démocratique pourra alors se développer entre des groupements eux-mêmes démocratiques. 



lundi 10 septembre 2012

Pas d'Habeas Data au pays de l'Habeas Corpus

Le 9 mai 2012, dans son discours du Trône, la reine Elisabeth annonçait aux Britanniques l'intention du gouvernement "de proposer des mesures pour maintenir la capacité des agences de renseignement et des autorités à accéder à des données essentielles de communication, sous de strictes conditions (...)". On en sait davantage aujourd'hui, car le Interception of Communications (Admissibility of Evidence) Bill est actuellement débattu au Parlement britannique.

Certains évoquent à son propos un "Mega Big Brother", formule peut être un peu excessive, mais qui a le mérite de mettre en évidence un véritable abandon du principe même de protection des données. Le texte prévoit de contraindre les fournisseurs d'accès à internet (FAI) à conserver les données de leurs clients pendant douze mois. Seraient ainsi archivés les courriels, les appels passés par Skype, et, bien entendu, l'ensemble des pages visitées, y compris sur des sites domiciliés à l'étranger. Certes, le texte affirme que seules seront communicables les "méta-données", c'est à dire la liste des correspondants, le nombre des communications et leur fréquence etc.. Mais les experts du renseignements affirment que ces informations sont largement suffisantes pour établir le profil d'une personne, connaître ses relations et ses opinions.

Habeas Corpus

Ce texte porte une atteinte particulièrement grave au principe d'Habeas Data, qui s'analyse comme une adaptation de l'Habeas Corpus à la société numérique. L'Habeas Corpus, dont la notion même est née au Royaume Uni avec une loi de 1679, se définit comme la mise en oeuvre procédurale du principe de sûreté. Chacun est libre de circuler librement et de vivre paisiblement dans son domicile privé. Les intrusions dans sa liberté de circulation (par une arrestation) ou dans sa vie privée (par une perquisition) doivent être prévues par une loi et décidées par un juge.

L'Habeas Data peut, par analogie, se traduire comme la mise en oeuvre du principe de libre circulation sur internet et de maîtrise de la personne sur ses données personnelles. Toute intrusion des autorités étatiques doit donc être prévue par une loi et autorisée par un juge. Le Interception of Communications Bill, une fois voté, permettra de remplir la première condition, puisqu'une loi autorisera désormais les interceptions. En revanche, la seconde condition, celle liée à l'intervention d'un juge, fait cruellement défaut. En l'espèce, les données sont conservées pour être consultées par les autorités de police et les services de renseignement, dans un but, bien peu précis, de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité. Tout cela est fort inquiétant, si ce n'est que le texte paraît extrêmement difficile à mettre en oeuvre.

Un texte impossible à mettre en oeuvre ? 

D'une part, les autorités britanniques peuvent certes contraindre les FAI domiciliés sur leur sol à fournir ces informations, mais il n'en ont guère les moyens à l'égard de ceux qui sont à l'étranger. Les citoyens britanniques auront donc intérêt à changer d'hébergeur. Le fondateur de Wikipedia, Jimmy Wales, a même fait savoir qu'il n'hésiterait pas, si la loi est votée, à crypter les communications entre Wikipedia et  ses utilisateurs britanniques. Même si les services britanniques sont vraisemblablement dotés de services de décryptage, la loi risque de se révéler bien difficile à appliquer, et surtout bien onéreuse car le décryptage coûte cher.

Message crypté, pour échapper à la loi britannique
Hergé. L'île noire. 1965.

D'autre part, et d'une manière plus générale, le texte révèle une volonté de tout surveiller, de tout contrôler. Cette pratique rappelle étrangement l'erreur des agences de renseignement américaines, informées des attaques du 11 septembre par des interceptions électroniques, mais qui n'ont pas su trouver et analyser l'information pertinente parmi des millions d'autres. La vieille histoire de l'aiguille dans la botte de foin. Sur ce point, l'efficacité du fichage systématique reste encore à démontrer.

Le Royaume de l'Habeas Corpus deviendrait il paranoïaque, dominé par la peur, la peur de l'insécurité, la peur du terrorisme ? Souvenons nous que le Royaume Uni fut, en 1679, le premier Etat au monde à envisager la protection des citoyens contre les abus du pouvoir en place. Or cette idée ne semble plus aller de soi. Le "Anti-terrorism, Crime and Security Bill" du 14 décembre 2001 autorisait déjà l'internement par une simple décision administrative de toute personne suspectée d'un lien quelconque avec un groupe terroriste. Aujourd'hui, c'est la protection de la vie privée qui est mise à mal, sans même que les personnes concernées aient la possibilité de saisir un juge. La vidéosurveillance a envahi le pays, le contrôle systématique des communications devient une réalité. Il est vrai que George Orwell était anglais.




samedi 8 septembre 2012

Avocat et garde à vue, une double irrecevabilité

La Cour européenne n'en finit pas de traiter de la présence de l'avocat durant toute la durée de la garde à vue. La question fait le tour des pays du Conseil de l'Europe, et la Cour a successivement condamné la Turquie avec l'arrêt Salduz du 27 novembre 2008, puis la France avec la décision Brusco du 14 octobre 2010

La décision Simons c. Belgique rendu par la Cour le 6 septembre 2012 revient sur cette question par une décision d'irrecevabilité. Le droit belge de l'époque prévoyait que la garde à vue, comme d'ailleurs le premier interrogatoire du juge d'instruction, se déroulaient hors la présence de l'avocat de la défense.  Il était donc passible, a priori, de la même sanction que les systèmes juridiques français et turcs. Mme Simons avait reconnu à la fois devant la police et le juge d'instruction qu'elle avait agressé et blessé à coups de couteau son compagnon. Elle a ensuite contesté sa mise en détention provisoire. A ses yeux, cette dernière repose sur une procédure préalable non conforme à la Convention européenne, puisqu'elle n'a pas pu bénéficier de l'assistance d'un avocat, et n'a pas été informée de son droit de garder le silence. Elle invoque donc une violation du droit au procès équitable consacré par les articles 6 § 1 et § 3 de la Convention et du droit à la sûreté garanti par l'article 5 § 1. 

La Cour rend une décision reposant sur une double irrecevabilité, d'ailleurs sans beaucoup de conséquences sur le droit belge, puisque la loi "Salduz" du 13 août 2011 a consacré le droit à la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue en Belgique. Elle n'a même pas de conséquences pour la requérante, qui a finalement été remise en liberté en attendant son procès.


Georges Mathieu (1921-2012) . Jours de captivité.


Pas de procès équitable sans procès

Ecartons d'emblée la première irrecevabilité, celle portant sur le droit au procès équitable figurant dans l'article 6 § 1 et § 3. En effet, le recours porte sur la procédure d'instruction, en l'espèce la détention provisoire. Selon une jurisprudence constante, et notamment l'arrêt Bouglame c. Belgique du 2 mars 2010, le droit au procès équitable s'apprécie sur l'ensemble d'un procès. Cette appréciation ne peut donc intervenir qu'après la condamnation. En l'espèce, le procès de la requérante n'a toujours pas eu lieu au moment de la décision de la Cour européenne. De cette jurisprudence, on doit donc déduire qu'il incombe au droit belge de préciser les droits des personnes mises en examen avant l'intervention de la loi de 2011.

Un principe de procédure pénale

La seconde irrecevabilité est plus intéressante. La requérante s'appuie en effet sur le principe de sûreté garanti par l'article 5 § 1, qui énonce que nul ne peut être privé de sa liberté que dans les cas qu'il énumère et "selon les voies légales". Elle estime qu'elle a été privée de sa liberté sur la base d'une procédure qui peut être considérée comme non conforme à la Convention européenne, et donc non conforme aux "voies légales" auxquelles se réfère cet article. La Cour reconnaît volontiers que la privation de liberté subie par la requérante relève du principe de sûreté. En revanche, les "voies légales"sont celles définies par la législation nationale, et non pas par le droit de la Convention européenne. Cette solution est d'ailleurs acquise depuis l'arrêt Winterwerp c. Pays Bas du 24 octobre 1979

Cette décision d'irrecevabilité marque très nettement le refus de la Cour de faire du principe des droits de la défense dès le début de la privation de liberté un" principe général". Pour la Cour, le "principe général" est toujours transverse et s'applique à tous les domaines du droit. Figurent notamment dans cette catégorie les principes de sécurité juridique ou de protection contre l'arbitraire. Le droit de la défense durant la garde à vue s'analyse ainsi comme un principe de procédure pénale, auquel il est d'ailleurs possible de déroger dans certains cas particuliers, et qui relève exclusivement du procès équitable. La présence de l'avocat durant la garde à vue est donc un élément de ce procès équitable, un parmi d'autres.



mercredi 5 septembre 2012

La fin du "mariage homosexuel" ?

Un projet de loi devrait être déposé, courant octobre 2012, autorisant ce qu'il est convenu d'appeler "le mariage homosexuel". Un groupe de sénateurs socialistes menés par Esther Benbassa (Europe-Ecologie-Les Verts) ont, de leur côté, suscité une proposition parlementaire en ce sens. Le travail législatif est donc en cours et spéculer sur le contenu de la loi future est un exercice parfaitement vain. On voit cependant déjà apparaître les obstacles qui devront être surmontés, pour que la cohérence du nouveau droit du mariage soit assuré.

Egalité devant le mariage

Le premier obstacle réside dans l'élaboration d'un droit "communautaire", se bornant à reprendre la revendication de la communauté homosexuelle. Il apparaît, en filigrane, dans la proposition Benbassa, qui propose une nouvelle rédaction de l'article 144 du code civil : "Le mariage est l'union célébrée par un officier d'état civil entre deux personnes de même sexe ou de sexe différent, ayant toutes deux dix-huit ans révolus". Pourquoi cette référence au "même sexe" et au "sexe différent" ? Il suffirait de définir le mariage comme "l'union entre deux personnes", sans référence à leur sexe. Rien n'interdit ensuite, de poser certaines restrictions, et de rappeler notamment l'interdiction du mariage entre membres de la même famille. Le mariage des homosexuels était la revendication d'une communauté. Le droit positif, lui, doit se borner à assurer l'égalité devant le mariage, quel que soit le sexe des époux. 

Une telle analyse est conforme au droit de la convention européenne. S'il est vrai que l'article 12 de la Convention consacre un "droit de se marier" dont sont titulaires "l'homme et la femme", il ne précise pas que les deux conjoints doivent être de sexe différent. La  Cour européenne, depuis un arrêt Schalk et Kopf c. Autriche du 24 juin 2012, considère ainsi que le choix de considérer les homosexuels comme titulaires du droit au mariage relève de la compétence des Etats. 

Mariage et famille

Le second obstacle réside dans une lecture trop étroite de la réforme législative en cours. L'égalité devant la loi exige, en effet, que les couples homosexuels mariés se trouvent dans la même situation juridique que les couples hétérosexuels au regard du droit de la famille. Une réflexion doit donc être engagée sur l'élargissement de la notion même de famille.

La question se pose d'abord pour l'adoption, car refuser aux couples homosexuels le droit d'adopter un enfant reviendrait à consacrer un droit au mariage "à deux vitesses". Rien n'est impossible, et le législateur est parfaitement compétent pour donner la définition actuelle de la famille. Il n'empêche que refuser aux couples homosexuels le droit d'adopter un enfant susciterait de nouvelles revendications, appuyées cette fois sur le principe d'égalité devant la loi et sur celui de l'intérêt supérieur de l'enfant. 

Au-delà de l'adoption, c'est évidemment l'assistance médicale à la procréation qui devient le coeur du débat.  Pour les mêmes raisons d'égalité devant la loi, on ne voit pas pourquoi les couples de femmes homosexuelles se verraient refuser le recours à l'insémination avec donneur. 

Guido Reni. Saint Joseph avec l'enfant Jésus. 1635


Un droit peut en cacher un autre

Dans ce cas, les couples d'hommes homosexuels risquent d'invoquer une discrimination s'ils ne peuvent recourir à la gestation pour autrui, c'est à dire en langage courant à une "mère porteuse". En effet, les femmes homosexuelles pourraient concrétiser leur désir d'enfant, alors que les hommes se verraient interdire de fonder une famille. 

Le problème est que le droit français interdit purement et simplement la gestation pour autrui à tous les couples, quelle que soit leur orientation sexuelle. Le législateur risque donc de se trouver devant un choix difficile. Soit il persiste dans son refus de la gestation pour autrui, et les couples d'hommes homosexuels risquent de subir une discrimination par rapport aux femmes homosexuelles. Soit il refuse cette discrimination, et il autorise la gestation pour autrui à tous les couples, y compris hétérosexuels. Le débat sur le mariage homosexuel conduirait ainsi a étendre les droits de tous les couples, mariés ou non. Un droit peut en cacher un autre.


lundi 3 septembre 2012

La radio de LLC : Le juge Trévidic sur France Culture

Dominique Souchier avait décidé, au printemps dernier, d'interrompre le talk shaw qu'il animait sur Europe 1, car les responsables de cette station lui avaient interdit de recevoir des hommes et femmes politiques durant la campagne électorale. Aujourd'hui, il revient sur France Culture avec une émission nouvelle, "Une fois pour toutes", qui recevait, le samedi 1er septembre 2012, le juge Marc Trévidic, juge d'instruction au pôle antiterroriste, et président de l'association française des magistrats instructeurs (AFMI). L'émission mérite d'être écoutée ou podcastée, car le juge Trévidic n'est pas venu régler ses comptes, ni même mettre en lumière les difficultés de son métier. Il est venu offrir aux auditeurs une réflexion de fond sur les conditions du fonctionnement de la lutte judiciaire contre le terrorisme. 

L'affaire Mérah ou l'histoire d'un échec

Questionné sur l'affaire Mérah, le juge Trévidic fait observer, fort justement, que celle-ci ne faisait l'objet d'aucun traitement judiciaire au moment de l'assaut contre l'appartement du terroriste. Mais c'est précisément là que se situe la problème. La période sarkozyste a été marquée, en matière de terrorisme, par une volonté de privilégier le renseignement, au détriment d'une approche judiciaire. Les informations recueillies par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), voire par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)  justifiaient peut-être l'ouverture d'une instruction judiciaire, avant même que Mohamed Merah passe à l'acte. Il était sans doute possible d'ouvrir une information  contre X pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (art. 421-2-1 c. pén.).

La DCRI n'a pas seulement pour mission de nourrir le renseignement et donc l'Exécutif. C'est aussi un instrument au service de l'autorité judiciaire. Quand elle se trouve en possession d'informations sur une ou plusieurs personnes suspectées de participer à des activités terroristes, elle peut alerter le parquet anti terroriste, afin d'ouvrir une information judiciaire. Le juge antiterroriste saisi de l'affaire est alors compétent pour enquêter, rechercher des preuves, y compris par des écoutes téléphoniques ou des techniques de sonorisation. Et le délit de l'article 421-2-1 du code pénal permet précisément l'arrestation des terroristes lorsqu'ils sont en train de préparer un attentat, avant qu'ils fassent des victimes.

Le système ne fonctionne convenablement que s'il existe une relation de confiance entre l'Exécutif et l'autorité judiciaire. Or les années récentes ont vu, au contraire, se développer une méfiance à l'égard des juges d'instruction, y compris dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Est-ce la DCRI qui ne saisissait pas le parquet, ou ce dernier qui refusait l'ouverture d'une instruction ? Il est bien difficile de le savoir, mais on doit observer que ces deux autorités sont placées sous l'autorité de l'Exécutif. 

Dès lors qu'aucune information n'était ouverte, il était ensuite très facile de dire que les juges d'instruction ne servaient à rien, et qu'il faudrait songer à la supprimer. L'affaire Mérah est sans doute, au moins en partie, le résultat de cette politique. 

L'affaire de Karachi

Sur l'affaire de Karachi, le juge Trévidic est précisément en charge de l'instruction de son volet "attentat". Un autre juge est, en revanche, chargé du volet financier et des éventuelles commissions ou rétro-commissions peut-être versées pour le financement de la campagne électorale d'Edouard Balladur, en 1995. 



Le juge Trévidic est lié par le secret de l'instruction, et il n'entre évidemment pas dans les détails d'un dossier complexe, partagé entre deux instructions. Presque trois années d'enquête sur l'attentat ont en effet été nécessaires pour que soit ensuite ouverte une instruction sur les aspects financiers. 

Dans ce cas, est mise en lumière l'impérieuse nécessité de l'absolue indépendance du juge d'instruction à l'égard de l'Exécutif. Car l'efficacité de l'autorité judiciaire se mesure à l'aune de son indépendance à l'égard de l'Exécutif. 

Le juge Trévidic n'est prêt à aucune concession sur ce point, comme en témoignent les nombreuses pressions dont il a fait l'objet ces trois dernières années, de la part d'un Exécutif fort mécontent de son enquête sur l'attentat de Karachi. L'émission rediffuse à ce propos les paroles de Nicolas Sarkozy, répondant à un journaliste de l'AFP sur l'hypothèse selon laquelle l'attentat de Karachi aurait été commis en représailles au non versement de commissions  : "Qui peut croire à une fable pareille ?". Le juge Trévidic précisément croyait à une "fable pareille", ayant annoncé aux familles des victimes que cette piste était "cruellement logique".  Cette situation illustre, jusqu'à la caricature, les interventions de l'Exécutif dans l'instruction en cours, les pressions dont peuvent faire l'objet les juges d'instruction. 

Les contraintes d'une émission de radio interdisent les développements trop longs, et le juge Trévidic s'exprime sur le ton de la conversation, sans aucune animosité.  De ses propos, on peut seulement déduire la nécessité de renforcer l'indépendance de l'autorité judiciaire, en supprimant le lien incestueux entre l'Exécutif et la parquet. Quant aux juges d'instruction, il suffit de les laisser travailler.