« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 juin 2014

Trois jours de fièvre pour les libertés

On a rarement vu une semaine aussi dense dans le domaine des libertés. avec trois décisions de justice rendues en trois jours par trois juridictions différentes. La première, rendue le 24 juin par le Conseil d'Etat déclare légale la décision d'interrompre tout traitement concernant Vincent L, tétraplégique en état de conscience minimum et sans espoir de guérison. Le lendemain, le 25 juin, c'est au tour de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation de déclarer licite le licenciement de la salariée de la crèche Baby Loup qui ne voulait pas retirer son voile pendant l'exercice de ses fonctions, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Enfin, le 26 juin, c'est au tour de la Cour européenne des droits de l'homme de prendre deux importantes décisions Mennesson c. France et Labassee c. France. Elles affirment que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. 

Chacune de ces décisions constitue, en soi, un évènement jurisprudentiel. On observe d'ailleurs que les deux juridictions suprêmes françaises sont intervenues dans leur formation la plus solennelle, l'assemblée pour le Conseil d'Etat et l'Assemblée plénière pour la Cour de cassation. Quant aux deux décisions de la Cour européenne, elles n'ont pas besoin d'une solennité particulière, l'évènement étant constitué par la déclaration de non conformité du droit français à la Convention européenne des droits de l'homme.

Au-delà de l'écho de ces décisions dans l'opinion, leur rapprochement temporel présente un intérêt particulier. Cette période resserrée de trois jours peut ainsi apparaître comme une sorte formule concentrée des débats qui agitent aujourd'hui l'approche juridique des libertés. Car ces décisions présentent des caractéristiques commun que l'on peut identifier.

La désinformation


Le premier point commun entre ces décisions, que l'on se bornera à observer, est l'intensité de la désinformation qu'elles ont généré. On a ainsi entendu que la saisine de la Cour européenne par les parents de Vincent L. le soir même de la décision du Conseil d'Etat constituait un camouflet pour les juges français. En réalité, la demande de suspension formulée par les juges européens est une mesure conservatoire qui ne permet même pas de présager de la recevabilité de la requête. Elle ne porte aucun jugement sur la décision du Conseil d'Etat. A propos cette fois des décisions Mennesson et Labassee de la Cour européenne, on a également entendu des journalistes affirmer sérieusement que "la France renonçait à faire appel". On ne peut que s'en réjouir, dès lors qu'il n'existe pas de procédure d'appel devant la Cour européenne...

Ces réactions seraient seulement comiques si elles ne contribuaient à une certaine forme de désinformation visant à discréditer ces décisions de justice au nom de positions idéologiques plus ou moins clairement affirmées.

Questions éthiques et conflits de normes


Un second point commun entre les trois décisions réside dans la nature des questions soulevées. Certes très différentes, elles se rattachent néanmoins à l'éthique que l'on peut définir comme une règle de comportement de nature à surmonter un conflit de normes. D'un côté le droit à la vie, de l'autre celui de mourir dans la dignité et de ne pas être l'objet d'une "obstination déraisonnable". D'un côté le droit d'avoir des convictions religieuses, de l'autre la laïcité, principe constitutionnel qui prévoit précisément que ces convictions ne doivent pas s'afficher dans la sphère publique. D'un côté la non patrimonialité du corps humain qui fonde le refus de la GPA dans notre pays, de l'autre l'intérêt supérieur des enfants issus d'une telle procréation, qui ont le droit de mener une vie familiale normale. 

Réalisme et dogmatisme


Face à ces conflits de normes, les trois juridictions ont choisi de privilégier le réalisme juridique, et d'écarter la vision dogmatique de ces questions éthiques. Autrement dit, les juges ont appliqué le droit positif, qu'il soit issu de la loi Léonetti pour l'affaire Lambert, de la jurisprudence sur le principe de neutralité pour l'affaire Baby Loup, de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme enfin pour les décisions Mennesson et Labassee.

Appliquant le droit positif, les juges ont donc refusé d'entrer dans une logique qui consiste à affirmer l'existence de "valeurs" supérieures, valeurs dont l'origine se trouve bien souvent dans les convictions religieuses de ceux qui les revendiquent.

Fernand Léger. Couverture de "Liberté j'écris ton nom". Paul Eluard. 1953


Valeurs religieuses et droit positif



Sur ce point, les décisions constituent le révélateur de l'irruption de la religion dans le débat juridique, irruption accompagnée de l'affirmation de sa légitimité. Il existerait ainsi une sorte de droit transcendant, volet religieux du droit naturel, qui s'imposerait au droit positif. Les parents de Vincent L. ne cachent pas que leur acharnement contentieux trouve son origine dans la puissance de leurs convictions religieuses. Dans sa décision du 16 janvier 2014, le tribunal administratif de Châlons en Champagne faisant ainsi observer que le patient, Vincent L., n'avait jamais partagé les "engagements religieux" de ses parents. Dans l'affaire Baby Loup, c'est la salariée licenciée elle-même qui affirme  qu'elle a refusé de retirer son voile, même en violation du règlement intérieur de la crèche, pour "manifester sa volonté de se conformer aux obligations de la religion musulmane".

La question religieuse est évidemment moins présente dans les deux affaires jugées par la Cour européenne, dès lors que les requérants sont des parents ayant eu recours à la GPA et désireux d'obtenir un état civil pour leurs enfants. Aucune partie à l'instance n'est donc en mesure de développer des thèses liées à la suprématie des valeurs transcendantes de la religion. 

En revanche, les commentaires de ces décisions sont fort éclairants. Les plus virulents proviennent de ceux là mêmes qui, il y a quelques mois, s'opposaient au mariage pour tous. Immédiatement, la décision de la Cour est interprétée comme ouvrant la voie à l'autorisation de la GPA pour les couples homosexuels, alors qu'il n'est pas même question de l'autoriser pour les couples hétérosexuels. Est également dénoncée la marchandisation du corps de la femme, quand bien même la GPA serait réalisée à titre gratuit. Derrière cette agitation, l'idée générale que les enfants sont faits et élevés par un papa et une maman biologiques, un discours déjà entendu. 

Une perspective réactionnaire du droit


Derrière ces affirmations, une perspective réactionnaire du droit. Entendons nous bien, il ne s'agit pas d'un discours réactionnaire au sens politique du terme, c'est à dire d'un discours de droite qui s'opposerait à un discours de gauche. Il s'agit d'affirmer une volonté d'un retour en arrière, retour vers une société plus traditionnelle que l'on comprenait mieux, où l'on n'avait pas à se poser des questions éthiques, où on se sentait plus à l'aise.

C'est évidemment le cas de la malheureuse employée voilée de Baby Loup, victime consentante d'une doctrine religieuse qui repose sur la soumission de la femme. C'est aussi le cas des parents de Vincent L. qui contestent la loi Léonetti, alors qu'elle a déjà été appliquée à des milliers de patients. Quant à la GPA, son interdiction en France n'empêchera pas les couples, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, de se rendre dans un pays qui l'autorise pour y effectuer un acte licite au regard du droit de ce pays. De nombreux enfants sont déjà nés dans ces conditions et il est désormais impossible de considérer qu'ils n'existent pas.

Quoi qu'il en soit, les juges ont refusé d'entrer dans une perspective visant affirmer des "valeurs" intemporelles pour ensuite les imposer à des cas particuliers. Leur raisonnement s'est construit à partir de la situation concrète, celle du jeune homme en état de conscience minimum, celle de la femme licenciée pour avoir refusé de retirer son voile dans une crèche associative, celle enfin de jeunes enfants élevés par des parents français et qui ne peuvent bénéficier d'un état civil français. 

Chaque décision rappelle ainsi le rôle des juges qui est d'appliquer la loi de la République ainsi que les traités auxquels la France est partie. La décision de justice n'est pas le résultat d'une négociation ou d'un lobbying permettant à chacun de choisir les normes juridiques qu'il veut bien appliquer et celles qu'il veut écarter car elles ne correspondent pas à ses convictions personnelles.

jeudi 26 juin 2014

Baby Loup ou la laïcité retrouvée

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une décision du 25 juin 2014, a mis fin aux divisions qui ont marqué le traitement judiciaire de la célèbre affaire Baby Loup. La décision intervient à l'issue d'une procédure qui a commencé en décembre 2008, avec le licenciement, par la directrice de la crèche associative Baby Loup, d'une employée qui, au retour de son congé parental, avait repris ses fonctions en portant un voile islamique.

Pour la directrice, l'attitude de cette salariée constitue une faute lourde, dès lors qu'elle viole le règlement intérieur de la crèche adopté en 2003. Ce dernier précise que la liberté de conscience des membres du personnel ne saurait faire obstacle aux principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités de la crèche. Pour la salariée en revanche, son licenciement constitue une atteinte à sa liberté religieuse et elle s'estime victime d'une discrimination. 

De la crèche à l'Assemblée plénière


N'ayant pas obtenu satisfaction du conseil de prud'hommes de Mantes La Jolie en 2010, ni de la Cour d'appel de Versailles en 2011, la salariée a formé un pourvoi devant la Chambre sociale de la Cour de cassation. Celle-ci a cassé la décision de la Cour d'appel en considérant que Baby Loup ne gérait pas un service public et que l'obligation de neutralité ne s'imposait donc pas à ses employés.

Saisie sur renvoi, la Cour d'appel de Paris a résisté à cette jurisprudence de la Chambre sociale et considéré, dans une décision de novembre 2013, que la crèche pouvait être considérée comme une "entreprise de conviction". Elle pouvait donc imposer le strict respect du principe de neutralité à son personnel, dans le but de transcender le multiculturalisme des personnes auprès desquelles elle exerce son activité. Statuant dans ce sens, la Cour d'appel de Paris s'opposait résolument à la Chambre sociale. Dès lors que la requérante formait un nouveau pourvoi devant les juges suprêmes, le Premier Président a donc logiquement ordonné le renvoi devant l'Assemblée plénière.

Celle-ci rend une décision dont la première qualité est sans doute la clarté. Elle écarte la notion d'"entreprise de conviction", trop peu précise, pour s'engager tout simplement dans un contrôle de la proportionnalité. Elle considère ainsi que l'atteinte à la liberté religieuse qu'impose le règlement intérieur n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement.



Plantu. Le Monde. 5 mars 2014


L'entreprise de conviction


S'appuyant sur le contrôle de proportionnalité, l'Assemblée plénière écarte le moyen tiré du caractère d'"entreprise de conviction" qui serait susceptible de caractériser la crèche Baby Loup.

La notion d'"entreprise de conviction" ne rencontre guère d'écho dans notre système juridique. Appelée aussi "entreprise de tendance", formulation empruntée au droit allemand, elle désigne, selon la formule donnée par Me Waquet, avocat de la salariée licenciée, "des associations, des syndicats ou des groupements (partis politiques, églises ou autres groupes à caractère religieux), dans lesquels une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée". L'objet essentiel de l'"entreprise de conviction" est donc la défense et la promotion d'une doctrine.

La directive européenne du 27 novembre 2000 autorise, dans son article 4 § 2,  les Etats membres de l'Union européenne à conserver dans leur système juridique des dispositions législatives autorisant une différence de traitement en matière religieuse, lorsqu'elles s'appliquant à des "activités professionnelles d'églises et d'autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les conviction". Dans ce cas, et seulement dans ce cas, la différence de traitement n'est pas considérée comme discriminatoire. 

Pour qualifier Baby Loup d'entreprise de conviction, la Cour d'appel de Paris ne pouvait se fonder sur la directive, en l'absence de loi française reconnaissant formellement cette notion. Elle a donc préféré s'appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne. Celle-ci se réfère aux "entreprises de conviction" et admet que l'employeur d'une telle structure impose à ses employés des sujétions particulières, sujétions qui peuvent, à titre exceptionnel, limiter les droits qu'ils tiennent de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision du 3 février 2011 Siebenhaar c. Allemagne elle admet ainsi une obligation de loyauté particulière pour une assistante maternelle travaillant pour une église protestante. 

Pour considérer la crèche comme une entreprise de conviction, la Cour d'appel de Paris a dû considérer que la laïcité et la neutralité qui en est la conséquence procèdent d'un choix idéologique. Elle a franchi ce pas, en s'appuyant sur l'arrêt Lautsi c. Italie rendu par la Cour européenne le 18 mars 2011 qui reconnaît effectivement la laïcité comme une conviction... Certes, mais il s'agissait alors de parents d'élèves s'élevant contre la présence de crucifix dans les écoles italiennes. Les convictions laïques étaient donc celles de ces parents et non pas celles de l'établissement.

La laïcité, un élément de l'ordre public


La qualification de Baby Loup comme entreprise de convictions est donc sanctionnée par l'Assemblée plénière qui casse la décision de la Cour d'appel pour deux motifs essentiels.

Elle fait d'abord observer que les statuts de l'association Baby Loup n'expriment aucune adhésion à une doctrine philosophique ou religieuse et n'imposent aucun choix de cette nature à ses employés. Cela ne signifie pas qu'elle ne puisse pas les contraindre à respecter une obligation de neutralité, mais que cette dernière résulte d'un autre fondement, soit le respect des règles juridiques en vigueur, soit les contraintes attachées à la nature des activités de l'entreprise.

Ensuite, l'Assemblée plénière rappelle que la laïcité est un "principe constitutionnel d'organisation de l'Etat". L'article 1er de notre Constitution énonce, on le sait, que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". La laïcité n'est donc pas une "conviction" susceptible de justifier quelques modifications du contrat de travail dans certaines entreprises. C'est un élément de l'ordre public  dont le fondement se trouve dans la Constitution. Quant au principe de neutralité, le Conseil constitutionnel le consacre comme l'un des principes fondamentaux du service public, et il ne s'impose donc pas directement aux structures privées qui ne gèrent pas un service public. 

Le contrôle de proportionnalité 


La notion d'entreprise de conviction n'est donc pas applicable au cas de Baby Loup, et on sent que la juridiction suprême se méfie d'une notion d'importation aux contours mal définis et dont les éléments de définition sont très difficilement applicables au cas de la crèche. Au demeurant, l'Assemblée plénière considère ce moyen comme surabondant, dès lors qu'il suffit d'exercer un contrôle de proportionnalité pour aboutir à un résultat identique. 

Aux yeux de la Cour de cassation en effet, il suffit d'examiner le règlement intérieur de la crèche et de s'assurer que l'exigence de neutralité imposée au personnel est justifiée par rapport aux tâches à accomplir et aux buts de l'établissement. Ce faisant, elle se borne à appliquer la jurisprudence de la Cour européenne, en considérant qu'il est possible de réaliser un ingérence dans la liberté religieuse des personnes, si cette ingérence est nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux finalités poursuivies. L'Assemblée plénière note ainsi que la crèche ne comporte que dix-huit salariés et que l'interdiction du port de signes religieux n'a rien d'absolu. Elle ne concerne en effet que les activités directement en relation avec les enfants. 

Cette neutralité répond à plusieurs objectif précis qui sont de respecter le droit des parents de choisir l'éducation de leurs enfant et aussi, de manière plus générale, d'assurer l'accueil des jeunes enfants dans un quartier sensible dans lequel il faut faire "vivre ensemble" des personnes provenant de milieux culturels très différents. De tels objectifs sont parfaitement licites mais incompatibles avec la position de la salariée licenciée qui n'a jamais nié qu'elle portait un voile pour manifester sa volonté de se conformer aux obligations de la religion musulmane. Il s'agit donc, comme l'affirme l'arrêt de la Cour européenne Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005 d'un acte motivé par une conviction religieuse.

L'Assemblée plénière arrive ainsi à la conclusion que le règlement intérieur de la crèche Baby Loup est conforme au droit français, et que la salariée voilée pouvait donc être licenciée pour non respect de ce règlement intérieur. Sur ce plan, la décision invite, en quelque sorte, les entreprises et associations concernées à reprendre la rédaction de leur règlement intérieur, afin d'y faire figurer l'obligation de neutralité.

On ne peut que saluer une décision qui présente la laïcité tout à la fois comme un élément de l'ordre public et un instrument de cohésion sociale. En même temps, l'Assemblée plénière aurait pu rappeler que le voile islamique n'est pas seulement l'expression d'une conviction religieuse mais aussi le signe de l'abaissement des femmes et de leur soumission. La laïcité est aussi l'instrument d'une lutte pour l'égalité devant la loi, et il serait bon, parfois, de le rappeler.

mardi 24 juin 2014

L'affaire Lambert, suite et fin ?

Le Conseil d'Etat s'est finalement prononcé le 24 juin 2014, sur le cas de Vincent L., tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis cinq ans. Il estime que les conditions posées par la loi Léonetti pour renoncer au" traitement n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie" sont remplies et que sa poursuite traduirait une "obstination déraisonnable". La décision de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation du patient n'est donc pas illégale et le Conseil d'Etat reconnait donc à Vincent L. le droit de mourir dans la dignité.

Le cas de Vincent L. est prévu par  l'art. L 1110-5 al. 2 csp. qui trouve son origine dans la loi Léonetti du 22 avril 2005,: "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Il s'agit là d'un cas d'"euthanasie passive", formule qui ne figure pas expressément dans la loi, mais qui désigne le droit qu'elle consacre de ne pas subir une "obstination déraisonnable". Elle s'oppose à l'"euthanasie active" qui consiste à injecter un produit mortel à un patient atteint d'une maladie incurable, avec son consentement. Si la seconde est toujours illicite dans notre système juridique, la seconde n'est pas rare. Dans ses conclusions, le rapporteur public Rémi Keller mentionne que 25 000 décès par an sont dus, dans notre pays, à une décision d'arrêt de soins.

La procédure de la loi Léonetti


Vincent L., âgé d'une trentaine d'années lors de l'accident dont il fut victime, n'avait pris la précaution de faire connaître sa volonté par des "directives anticipées" et n'avait pas davantage désigné une "personne de confiance" faisant connaître son souhait dans une telle situation.

En l'absence d'une telle procédure, le Conseil d'Etat se réfère cependant au témoignage de l'épouse de Vincent L. qui affirme que ce dernier, infirmier de profession, avait plusieurs exprimé le souhait de ne pas être maintenu artificiellement en vie, dans l'hypothèse où il se trouverait en état de grande dépendance. Ce témoignage est confirmé par le frère de l'intéressé.

Ces témoignages sont un élément du dossier mais ne peuvent être suffisants pour affirmer l'existence d'une volonté réelle de Vincent L. C'est pourquoi le Conseil d'Etat s'assure que la procédure organisée par la loi Léonetti, en l'absence de directives anticipées, a été respectée. Elle prévoit que lorsqu'une personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, l'arrêt du traitement doit être réalisé par une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" ou, à défaut "un des proches" du patient ait été consultée (art L. 111-4 csp). 

Le problème, on le sait, est que la famille de Vincent L. se déchire depuis cinq ans. D'un côté, son épouse et son frère veulent mettre en oeuvre les dispositions de la loi Léonetti et interrompre l'alimentation et l'hydratation du parent qui leur semble relever de "l'obstination déraisonnable". De l'autre côté, ses parents ne cachent pas leurs convictions religieuses et veulent garder l'espoir d'une éventuelle guérison. Ils ont donc engagé un contentieux pour écarter l'application de la loi Léonetti et obtenir le maintien en vie de leur fils. 

La cinquième décision de justice



Le 11 mai 2013, le tribunal administratif de Châlons en Champagne a suspendu une première décision d'interrompre l'alimentation du patient pour des motifs de procédure, ses parents, éloignés géographiquement, n'ayant pas été consultés. Le 16 janvier 2014, ce même tribunal a ordonné une nouvelle suspension, cette fois en se fondant sur des considérations médicales, et en estimant que Vincent L. recevait effectivement un traitement destiné à le maintenir en vie, et donc à garantir son droit à la vie, au sens de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. C'est cette décision qui a fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat, émanant de l'épouse de Vincent L. d'une partie de sa famille ainsi que de l'hôpital de Reims. Le juge unique, compétent en référé, a décidé le 6 février de renvoyer l'affaire en formation collégiale, et l'assemblée du contentieux, par une ordonnance du14 février 2014, a demandé de nouvelles expertises médicales. C'est sur la base de ces expertises qu'a été rendu cet arrêt du 24 juin, la cinquième décision de justice intervenant sur le cas de Vincent L. 

Comme le fait justement observer le rapporteur public Rémi Keller, cette cinquième décision traite d'une affaire hors du commun, puisque le Conseil se prononce sur la légalité d'une décision médicale ayant pour conséquence d'entraîner la mort d'une personne par l'arrêt de son alimentation. Ceci dit, le Conseil d'Etat insiste sur le fait que son arrêt est une décision d'espèce. C'est d'ailleurs le sens du communiqué de presse du vice Président du Conseil d'Etat, décidément très enclin à la communication depuis l'affaire Dieudonné, qui affirme qu'il s'agit de contrôler la légalité de la procédure concernant le cas de Vincent L. et non pas de poser une règle de principe.

L'application de la loi


Pour le Conseil d'Etat, les débats religieux ou éthiques n'ont plus lieu d'intervenir dans son prétoire. Ils se sont déroulés au parlement et ont conduit précisément à l'adoption de la loi Léonetti qui constitue le droit positif applicable au cas de Vincent L. Sur ce point, la décision repose sur une distinction très nette qui devrait d'ailleurs être rappelée plus souvent. D'un côté, la fonction législative doit dégager des règles en fonction de l'état de la société que le parlement représente. Rien ne lui interdit donc, au contraire, de prendre en considération des éléments de nature morale ou éthique dans la rédaction de la loi. De l'autre côté, la fonction juridictionnelle, celle à laquelle participe le Conseil d'Etat, a pour mission d'appliquer la loi. Il ne lui appartient pas d'en écarter les dispositions au profit de "valeurs" morales ou éthiques ou d'un droit naturel considéré comme supérieur mais qui ne trouve aucune fondement dans le droit positif.

Le Conseil s'assure donc que la loi Léonetti a été respectée. Il observe tout d'abord que le principe de collégialité a été respecté tant au niveau de la consultation de la famille qu'à celui de la décision médicale.

La collégialité de la décision


Cette collégialité existe d'abord au sein du corps médical, car la décision n'est pas prise par un médecin traitant mais par une équipe médicale. Et celle doit consulter "la famille", procédure prévue par l'art L. 111-4 csp. L'arrêt du 24 juin 2014 donne quelques éclaircissements sur cette notion de famille, dont on sait désormais qu'il s'agit d'une famille aussi élargie que possible. On se souvient que, dans un premier temps, les médecins avaient seulement consulté la famille géographiquement proche du patient, en l'occurrence son épouse et son frère. Après la décision du tribunal administratif de mai 2013, ils ont élargi la consultation à ses parents et à d'autres proches. En tout onze personnes ont donné leur avis, dont sept se sont prononcées pour l'arrêt de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent L. Une telle procédure présente l'avantage de ne pas faire peser sur un tout petit nombre de proches une décision extrêmement difficile à prendre et, en quelque sorte, de diluer la responsabilité à l'ensemble de l'équipe médicale et du cercle de famille. En revanche, elle présente l'inconvénient d'accroître le risque de contentieux.


La rencontre des trois morts et des trois vivants. Manuscrit. Circa 1490


L'obstination déraisonnable


La légalité de la décision ne s'apprécie pas seulement au regard de la procédure, et le Conseil d'Etat pénètre dans l'analyse de la légalité interne. Il s'assure de l'exactitude des faits et rappelle ainsi que Vincent L. est en état végétatif, totalement inconscient. Pour reprendre la formule du rapporteur public, "le traitement dont il bénéficie n’a pas d’autre effet que de le maintenir artificiellement en vie, emmuré dans sa nuit de solitude et d’inconscience". Il est donc précisément dans le cas prévu par la loi Léonetti. 

Encore faut-il que le maintien artificiel en vie puisse être considéré comme une "obstination déraisonnable". Sur ce point, l'opinion des experts se révèle déterminante et le Conseil observe que "l'état (du patient) s'est détérioré, dès lors qu'il est dorénavant dans un état végétatif chronique, que les lésions cérébrales sont irréversibles et le pronostic clinique mauvais". En tout état de cause, il n'existe aucune chance de progrès ni de retour à une communication, même minimale.


Le juge estime en conséquence qu'il y aurait bien obstination déraisonnable à maintenir Vincent L. en vie et estime que l'interruption de tout traitement n'est pas illégale, dans de telles conditions. Le droit applicable précise cependant que toutes les mesures doivent être prises pour éviter d'éventuelles souffrance et accompagner la personne jusqu'à ses derniers moments, conformément à l'article R 4127-37 csp. Cette exigence peut aller jusqu'à la mise en oeuvre de traitements antalgiques et sédatifs destinés à "sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage" (art. R 4127-38 csp).

Vers un recours devant la Cour européenne ?


Reste que rien ne dit que l'arrêt du Conseil d'Etat marquera la fin de l'histoire de Vincent L. Il est tout à fait possible que ses parents demandent à la Cour européenne de prendre une mesure provisoire ordonnant la suspension de la décision du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article 39 du règlement de la Cour. L'objet de cette procédure d'urgence est en effet de maintenir une situation de fait, afin de sauvegarder les droits dont la reconnaissance est demandée au juge du fond. Les parents de Vincent L. pourraient donc demander à la Cour d'ordonner son maintien en vie, dans le but de ne pas rendre impossible un recours fondé sur la violation de l'article 2 de la Convention, article qui garantit le droit à la vie.

Il est vrai que le succès d'une telle démarche demeure hypothétique. Dans sa décision Diane Pretty c. Royaume Uni du 29 avril 2002, la Cour laisse aux Etats une grande latitude pour définir le contenu du droit de mourir dans la dignité. En l'espèce, la Cour avait rejeté le recours d'une patiente britannique, atteinte d'une maladie dégénérative, qui considérait que le refus d'une euthanasie active opposé par les autorités britanniques était constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Sans cacher la compassion qu'elle éprouvait pour la requérante, la Cour a cependant estimé que les dispositions de la Convention ne sauraient être invoquées pour contraindre un Etat à adopter un système juridique acceptant l'euthanasie active.

Dans le cas de Vincent L., le Conseil d'Etat rappelle que le droit français a défini un cadre juridique et adopté une  loi refusant "l'obstination déraisonnable". Il ne s'agit pas de porter atteinte au droit à la vie, car le médecin ne tue pas son patient, mais se borne à renoncer à des soins qu'il sait sans espoir, attitude parfaitement autorisée par le droit positif.

Quelles que soient les suite d'un éventuel recours devant la juridiction européenne, la décision Vincent L. présente un grand intérêt. Le Conseil d'Etat rappelle que l'application de la loi permet seule de trouver des solutions dans des cas où la décision est difficile et toujours douloureuse. Car la loi Léonetti est peut être contestée, mais elle a au moins le mérite de permettre une décision, ce qui est loin d'être négligeable.

samedi 21 juin 2014

Signalement des contenus illicites sur internet : le risque d'inconstitutionnalité

Le projet de loi sur l'égalité entre les femmes et les hommes vise à lutter contre les discriminations liées au sexe, notamment dans les relations de travail, la protection sociale, le droit à la dignité etc. Parmi toute une série de dispositions quelque peu disparates, l'article 17 attire particulièrement l'attention.

La procédure de signalement


Ses dispositions étendent l'obligation faite aux hébergeurs et fournisseurs d'accès à internet (FAI) de mettre en place des dispositifs de signalement des contenus illicites à caractère sexiste, homophobe, ou encore visant des personnes en situation de handicap. Une telle obligation de signalement figure déjà dans la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), dont l'article 6 impose une obligation identique dans trois domaines bien précis : la pédopornographie infantile (art. 227-23 c. pén.), la répression de l'apologie des crimes contre l'humanité, l'incitation à la haine raciale (art. 24 de la loi du 29 juillet 1881). Les provocations à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe ou de leur orientation sexuelle sont déjà mentionnées dans l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et il n'est donc pas surprenant que le législateur décide de les intégrer dans le champ du dispositif de signalement.

Cette obligation de signalement constitue une tentative, sans doute imparfaite, pour concilier deux impératifs contradictoires. D'une part, il s'agit de respecter la liberté d'expression sur internet et d'éviter de soumettre hébergeurs et FAI à des contraintes trop lourdes qui les conduiraient à censurer tout contenu qui, dans le doute, pourrait engager leur responsabilité. Le principe, posé par l'article 9 de la loi du 21 juin 2004 est donc qu'ils ne sont pas tenus de surveiller les contenus qu'ils stockent ou acheminent. D'autre part, le législateur souhaite faire en sorte que les données illicites soient retirées le plus rapidement possible d'internet. Il impose donc aux hébergeurs de procéder à ce retrait aussi rapidement que possible, dès qu'ils ont connaissance de leur existence.

La dénonciation. Jacques Doniol-Valcroze. 1962


La plateforme Pharos ou le signalement direct ?


Pour mettre en oeuvre ce système, il suffit de faire en sorte que chaque internaute puisse attirer l'attention sur l'illicéité d'un contenu. Encore doit-il le faire à bon escient, car toute dénonciation d'un contenu licite comme illicite est une infraction punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.

De manière très concrète, l'internaute peut procéder de deux manières. Soit, il utilise la plateforme Pharos, mise en place par le ministre de l'intérieur depuis un  arrêté du 16 juin 2009, et qui permet de dénoncer les contenus illicites. Il appartient ensuite aux services enquêteurs d'effectuer les contrôles nécessaires, et, le cas échéant, des poursuites seront engagées. Soit, l'internaute saisit directement l'hébergeur ou le FAI qui doit procéder au retrait de ces données illicites.

Une privatisation de la police de l'internet


Cette seconde procédure pose évidemment un problème juridique. En effet, l'hébergeur ou le FAI, personne privée, participe en quelque sorte au maintien de l'ordre public. On assiste donc à une certaine forme de privatisation de la police de l'internet, pratique que certains parlementaires ont qualifiée d'"incitation à la censure privée". Il est vrai que le retrait des contenus est effectué sans aucune intervention du juge, système qui constitue une violation directe du principe selon lequel une personne privée n'est pas compétente pour porter atteinte directe à la liberté d'expression. Seul un juge peut intervenir pour réprimer l'infraction, ordonner le retrait des données litigieuses et, le cas échéant, indemniser la victime.

Considéré sous cet angle, l'article 17 du projet de loi constitue une nouvelle avancée vers un système qui confie à des acteurs privés plutôt qu'aux pouvoirs publics la lutte contre les abus de la liberté d'expression sur internet. Il n'est d'ailleurs pas certain que le système soit réellement efficace, car ces entreprises privées, redoutant le risque juridique, pourraient être tentées de répondre favorablement à toutes les demandes de suppression, sans trop s'interroger sur le caractère licite ou illicite des données mises en cause. Le risque est loin d'être nul si l'on considère qu'en 2012, la plateforme Pharos a recueilli 120 000 signalements, dont seulement 1329 ont nécessité une enquête.

Le risque constitutionnel


Mais un autre risque juridique, autrement plus important, ne semble guère avoir été envisagé, celui d'une éventuelle mise en cause de la constitutionnalité de l'article 17 du projet de loi. Certes, le Conseil constitutionnel avait validé la loi du 21 juin 2004 dans sa décision du 10 juin. Mais son raisonnement reposait alors sur le fait que l'article 6 de la loi de 2004 se bornait à transposer, mot pour mot, une directive communautaire du 8 juin 2000. Le Conseil estimait alors que s'il censurait une disposition législative tirant les conséquences d'une directive, il faisait obstacle à sa transposition et ouvrait une véritable crise de l'ordre juridique communautaire. Aujourd'hui, la situation est différente, car l'article 17 ne transpose aucune directive communautaire, et la conformité de l'article 17 à l'article 11 de la Constitution de 1789 est loin d'être assurée.

La solution semble pourtant simple.. Au lieu de confier la police de l'internet à des acteurs privés, pourquoi ne pas imposer le monopole de la plateforme Pharos comme site unique de dénonciation des contenus illicites ? Les autorités de police seraient alors compétentes pour saisir un juge, et le juge serait lui même compétent pour ordonner le retrait de ces contenus. On l'a compris, il s'agirait alors tout simplement de revenir au droit commun.




mercredi 18 juin 2014

La jurisprudence "Crédit Foncier de France" au secours des étrangers en situation irrégulière

La Cour administrative d'appel (CAA) de Paris a rendu le 4 juin 2014 une décision dont les conséquences pratiques seront certainement importantes. Elle donne une sorte de mode d'emploi de la circulaire Valls du 28 novembre 2012 relative aux conditions d'examen des demandes d'admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière. Aux préfets, la CAA indique dans quelles conditions ils doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire en matière de régularisation. Aux étrangers, elle donne des éléments leur permettant d'invoquer cette circulaire à l'appui d'une demande.

La préfecture de police fait appel d'un jugement du tribunal administratif de Paris de décembre 2013 annulant l'arrêté préfectoral refusant à M. B. un titre de séjour et prononçant à son égard une obligation de quitter le territoire. De nationalité colombienne, M. B. avait demandé sa régularisation en invoquant la circulaire du 28 novembre 2012 qui permet la délivrance d'un titre de séjour portant la mention "vie privée et familiale" aux parents dont au moins un des enfants est scolarisé en France (art. 2.1.1.). En l'espèce, M. B. est marié depuis 2002 à une compatriote et ils résident en France depuis 2007. Leur fils, né en 2003, y est scolarisé depuis 2009.

Régularisation : un pouvoir discrétionnaire


La circulaire Valls, comme toute circulaire, n'ajoute rien au droit en vigueur. Elle se borne à "rappeler" et à "préciser les critères permettant d'apprécier une demande d'admission au séjour", lorsque le demandeur est parent d'un enfant scolarisé, ou lorsqu'il a un emploi stable ou temporaire.  Dans sa rédaction, le texte mentionne que, lorsqu'un ou plusieurs de leurs enfants sont scolarisés en France, la circonstance que les deux parents soient en situation irrégulière "peut ne pas faire obstacle" à leur admission au séjour. La formule peut sembler byzantine, mais elle renvoie précisément à l'idée que le préfet conserve la faculté de choisir entre deux solutions : refuser ou accepter le titre de séjour. La CAA de Paris le précise clairement : "Le préfet peut exercer le pouvoir discrétionnaire (...) de régulariser la situation d'un étranger (...), compte tenu d'éléments de sa situation personnelle dont il justifierait."

Le problème est que l'administration doit traiter d'un grand nombre de cas individuels et que les demandes doivent recevoir une réponse conforme au principe d'égalité devant la loi. Il est donc indispensable de fixer des critères de nature à guider les préfets dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire.

La circulaire énonce plusieurs critères dont l'articulation est laissée au libre choix du préfet. La régularisation peut intervenir si l'intéressé est installé durablement en France, en principe depuis plus de cinq ans, si son enfant y est scolarisé depuis au moins trois ans, et enfin s'il participe à son entretien et son éducation, cette dernière condition étant présumée remplie en cas de vie commune. A partir de tous ces éléments, les préfets prennent une décision, et il ne leur est d'ailleurs pas interdit de déroger à certains critères, voire d'en adopter d'autres, s'il s'agit de tenir compte d'une situation particulière. On a vu ainsi, tout récemment, un jeune homme obtenir sa régularisation parce qu'il s'était montré particulièrement courageux en participant aux secours lors de l'incendie d'un immeuble d'Aubervilliers.

Ellis Island. Circa 1902


Directive et "lignes directrices"


Dans sa décision du 4 juin 2014, la CAA de Paris observe que la circulaire Valls définit des "orientations générales" applicables à la délivrance d'une carte de séjour temporaire, et qu'elle constitue à ce titre "des lignes directrices" dont les intéressés peuvent se prévaloir. Ces "lignes directrices" sont une terminologie nouvelle que le Conseil d'Etat a adopté pour la première fois en 2013. Encore figurait-il alors dans un rapport consacré au droit souple, c'est à dire d'un texte lié aux activités non contentieuses du Conseil. Il désignait ainsi que sa formation contentieuse appelait auparavant "directive", depuis un célèbre arrêt Crédit foncier de France de 1970. Cette qualification de directive, qui n'a évidemment rien à voir avec les textes européens, qualifiait une catégorie spéciale de circulaires, celles dont l'objet était précisément de donner aux agents des critères pour l'utilisation de leur pouvoir discrétionnaire.

La possibilité de se prévaloir des "lignes directrices"


Sur ce point, la décision du 4 juin 2014 se présente comme la mise en oeuvre de la jurisprudence Crédit foncier de France adoptée il y a plus de quarante ans. La seule innovation réside dans l'emploi de cette terminologie nouvelle, les "lignes directrices", formule plutôt heureuse puisqu'elle met fin à la confusion entre la directive "Crédit Foncier de France" et la directive européenne.

Cette qualification de "directive" ou plutôt de "lignes directrices" n'est pas seulement une étiquette que le juge attribue à une catégorie particulière de circulaires. Elle entraine un régime juridique, dont l'originalité essentielle est de donner aux intéressés le droit de se prévaloir du texte. C'est exactement ce qu'a fait M.B.

La CAA Paris ne sanctionne pas le refus de régularisation de M.B. pour des motifs de fond mais parce qu'il n'est pas établi que le préfet ait procédé à un examen individuel. Ce dernier fait état de son examen de la demande au regard des dispositions législatives en vigueur et de la situation personnelle et familiale de l'intéressé. Les lignes directrices figurant dans la circulaire ne sont pas mentionnées. Pour la CAA, l'administration doit donc étudier le cas du demandeur à la lumière de chacun des critères développés par la circulaire Valls et elle doit pouvoir démontrer au juge que chacun de ces critères a été effectivement étudié.

Il s'agit donc bien de donner le "mode d'emploi" de la circulaire, en s'assurant, pour chaque cas particulier, qu'elle a effectivement été mise en oeuvre. L'administration préfectorale est ainsi contrainte d'expliciter les motifs de son refus. Quant au demandeur, il sait désormais que le fait de se prévaloir de la circulaire Valls impose au moins à l'administration de justifier clairement sa décision, même si son pouvoir discrétionnaire demeure en principe intact. Derrière ce double intérêt se cache un troisième, celui du juge. Car le fait d'imposer au préfet de justifier sa position à l'égard de chacun des critères posés par la circulaire permet à la juridiction administrative d'exercer son contrôle sur les refus de régularisation. Les intérêts du juge administratif coïncident parfois avec ceux des étrangers en situation irrégulière.


dimanche 15 juin 2014

Le droit d'asile de Snowden : un débat inutile ?

Edward Snowden a obtenu des autorités russes, le 1er août 2013, un asile temporaire d'un an. La question de son renouvellement va bientôt être posée, et un mouvement se développe, visant à lui permettre de s'installer dans notre pays. La France n'est-elle pas "le pays des droits de l'homme" ? Derrière le cas Snowden, il s'agit aussi de mettre en lumière la nécessité d'assurer la protection juridique des lanceurs d'alerte ("Whistleblowers").

Le mouvement est relativement structuré et il s'exprime par des vecteurs très diversifiés : pétition initiée par L'Express propositions de résolutions tant devant l'Assemblée Nationale que devant le Sénat, articles divers publiés dans la presse quotidienne et hebdomadaire. Tous ces textes sont initiés ou rédigés par des militants des droits de l'homme. Ceux et celles qui signent la pétition de L'Express se présentent ainsi comme "Nous, intellectuels, philosophes, chercheurs, essayistes, journalistes, mais avant tout citoyens engagés (...)". Dans la plupart de ces textes, la règle juridique est invoquée de manière plus ou moins incantatoire, sans que la question soit posée de son applicabilité au cas d'Edward Snowden. 

On le sait, la situation de Snowden est extrêmement difficile, dès lors qu'il est poursuivi par l'Etat le plus puissant du monde. Pour qu'il puisse vivre en sécurité sur notre territoire deux conditions doivent être réunies. D'une part, le droit positif doit autoriser son accueil, et sur ce points divers fondements juridiques se proposent. C'est ce que rappellent la plupart des articles parus sur le sujet. D'autre part, le système juridique doit être suffisamment puissant et solide pour s'imposer à l'Exécutif. Dans la situation actuelle en effet, on imagine mal les autorités françaises s'opposant vigoureusement à l'administration Obama, au point de donner asile à Edward Snowden.

Le décret du 26 août 1792


Sur le plan des fondements juridiques, le plus fantaisiste est sans doute celui proposé par les parlementaires dans les deux projets de résolutions présentés à l'Assemblée et au Sénat. Tous deux proposent en choeur de faire de Snowden un "citoyen d'honneur" de la République française. L'idée est belle et généreuse, mais le fondement juridique plus incertain. L'Assemblée propose ainsi de se faire "héritière de l'Assemblée législative de jadis et ressuscite cette pratique (...) ». 

Quant au fondement juridique, il figurerait peut être dans le décret du 26 août 1792 qui accorde la citoyenneté française aux "hommes qui, par leurs écrits et par leur courage, ont servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples", et qui "ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre ". Suit une liste de ces citoyens d'honneur, parmi lesquels les Pères Fondateurs américains. Avouons que faire bénéficier Snowden d'un texte qui a permis de faire Washington, Jefferson et Thomas Paine de la citoyenneté française ne manquerait pas de panache..

Texte superbe certes, mais dont la valeur juridique est aujourd'hui inexistante, au point que les auteurs des projets de résolution le mentionnent dans l'exposé des motifs et pas dans les visas. En effet, il s'agit d'un décret législatif, au sens où on l'entendait dans la Constitution de 1791, c'est à dire un décret qui devait obtenir la sanction royale pour devenir une loi. Or, la République est proclamée trois semaines plus tard et la sanction royale devient évidemment impossible. Le décret va donc juridiquement disparaître en même temps que la Constitution de 1791, d'autant qu'il ne comportait aucune disposition à portée générale, mais seulement une série de décisions individuelles. 

L'asile gracieux


Il existe tout de même une version quelque peu "modernisée" du décret de 1792, généralement qualifiée d'asile gracieux. Il constitue l'expression directe de la souveraineté de l'Etat, et permet à l'Exécutif de donner asile en France toute personne qu'elle accepte d'accueillir, asile généralement accordé sous la condition que son bénéficiaire fera preuve de la plus discrétion pendant son séjour sur notre territoire. Cet asile gracieux trouve un fondement dans l'article 53 al. 1 de la Constitution, selon lequel les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté (...) "ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif ".

L'asile gracieux est donc une prérogative régalienne, expression de la souveraineté. La France n'a évidemment aucun compte à rendre dans le cadre de cette forme d'expression de sa souveraineté. C'est ainsi que Jean Claude Duvalier a été accueilli dans notre pays, alors même qu'il n'avait pas officiellement obtenu le droit d'asile (CE 31 juillet 1992, Jean Claude Duvalier). Reste évidemment à s'interroger : La France serait-elle prête à faire pour Snowden ce qu'elle avait fait pour Duvalier ? Voudra t elle s'opposer de manière frontale aux Etats Unis sur ce dossier ? Edward Snowden n'entretient certainement aucune illusion sur ce point.

Dessin de Gary Varvel. Juin 2013


L'asile conventionnel et la qualité de réfugié


Passons maintenant aux fondements plus traditionnels du droit d'asile, parmi lesquels la Convention de Genève du 28 juille 1951 à laquelle la France est partie. Aux termes de son article 1er al. 2, la qualité de réfugié s'applique à toute personne qui "craignant avec raison être persécutés du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenant à certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a nationalité et qui ne peut (...) réclamer la protection de ce pays".

Certes, on pourrait considérer que Snowden entre dans le cadre de cette définition, à condition toutefois de considérer que les lanceurs d'alertes expriment des "opinions politiques" ou constituent un "groupe social". Cette interprétation n'est pas acquise, d'autant que les Etats Unis ne reprochent pas à Snowden des opinions mais des actions concrètes. On doit aussi constater que la décision appartient à l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), sous le double contrôle de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) et du Conseil d'Etat.

Le problème est que Snowden ne peut bénéficier de cette procédure, tout simplement parce qu'elle ne peut être engagée qu'une fois que l'intéressé est entré sur le territoire français. Il suffit donc aux autorités de refuser son entrée sur le territoire pour l'empêcher de bénéficier de cette procédure. S'il pénétrait sur notre sol, il risquerait d'ailleurs d'être immédiatement l'objet d'une demande d'extradition des Etats Unis. Et rien ne dit, dans l'état actuel des conventions d'extradition, que cette demande soit irrecevable..

L'asile constitutionnel


Reste l'asile constitutionnel, qui repose sur l'article 53 al. 1 de la Constitution, mais cette fois sur la première partie du texte qui permet aux autorités d'accorder l'asile à "tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté". Cet asile est plus étroit que l'asile conventionnel car il ne s'applique qu'à ceux qui ont une action "en faveur de la liberté". On peut considérer que c'est le cas de Snowden qui a mis en évidence les atteintes à la vie privée et à la sûreté provoquées par un système de surveillance mondiale mis en place par les Etats Unis.

Sur le plan de la procédure, la décision appartient aussi à l'OFPRA, avec recours devant la CNDA et le Conseil d'Etat. Certains auteurs en déduisent immédiatement que l'affaire est résolue. Il suffit de faire venir Snowden et de lui accorder l'asile constitutionnel. L'OFPRA, la CNDA et le Conseil d'Etat, toujours aussi protecteur des libertés publiques, feront ensuite preuve d'un héroïsme identique et confirmeront la légalité de la mesure. Quant aux pressions américaines, c'est tout simple. Il suffit de considérer qu'elles n'existent pas. A la place de Snowden, on se méfierait quand même.






mercredi 11 juin 2014

Réforme Taubira : Prévention de la récidive et individualisation des peines

L'Assemblée nationale a voté, le 10 juin 2014, le projet de loi relatif à la prévention de la récidive et à l'individualisation des peines. Sur le fondement de l'article 45 al. 2 de la Constitution, le gouvernement a décidé que le texte ferait l'objet d'une procédure accélérée, ce qui signifie qu'il sera adopté après une seule lecture dans chaque assemblée. Il doit donc maintenant être adopté par le Sénat qui en a préparé l'examen par un certain nombre d'auditions.

Comme dans bien d'autres domaines, le débat sur cette réforme est surtout d'ordre politique, quand il n'est pas marqué par une animosité personnelle. On a parfois le sentiment que les vaincus de la bataille du mariage pour tous voient dans cette discussion parlementaire un moyen de relancer les critiques à l'égard de Christiane Taubira, accusée de vouloir introduire une politique particulièrement laxiste en matière pénale. Or, jusqu'à présent, la politique pénale n'est ni réellement sécuritaire ni réellement laxiste. Elle est seulement incohérente.

Qui vide les prisons ?


Notre pays demeure très attaché à la peine en milieu fermé, mais les peines en milieu ouvert sont les plus nombreuses. Le nombre de personnes placées sous la main de la justice pour effectuer une peine en milieu ouvert a dépassé le nombre de personnes incarcérées au milieu des années soixante-dix. Au 1er janvier 2013, on comptait 51 252 condamnés sur 67 075 détenus, et 175 200 condamnés effectuant leur peine en milieu ouvert. Cette situation est mal connue, et on préfère affirmer devant l'opinion à quel point on est attaché à l'exemplarité de l'incarcération.

Reste que la tentation de vider les prisons ne date pas de la réforme Taubira. La surpopulation carcérale devient un problème ingérable. Le rapport Raimbourg affirme ainsi qu'au 1er janvier 2014, on dénombre 57 516 places en détention pour 67 075 détenus. Le résultat est que la densité carcérale dépasse parfois 200 %. Les conditions de vie dans certaines prisons françaises, marquées par la promiscuité et l'insalubrité, ont même été qualifiées de traitement inhumain et par la Cour européenne des droits de l'homme, par exemple dans l'arrêt récent Canali c. France du 25 avril 2013.
Devant une telle situation, la tentation de vider les prisons existe bel et bien. La loi du 27 mars 2012, loi votée à la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, avait déjà introduit une nouvelle rédaction de l'article 721 du code de procédure pénale (art. 721 cpp). Dans l'état actuel du droit positif, un "crédit de réduction de peine" est octroyé à chaque condamné, "automatiquement calculé en fonction de la durée de la condamnation prononcée". Il se détermine de la façon suivante : trois mois pour la première année d'emprisonnement, deux mois pour les années suivantes, et sept jours par mois pour la partie de peine inférieure à une année. Autrement dit, une personne condamnée à trois ans et demi de prison bénéficiera automatiquement de trois mois de réduction de peine la première année,  quatre mois pour les deux années suivantes, et quarante-deux jours pour les six mois restants. A cela s'ajoutent les réductions de peine lorsque le détenu se conduit bien, travaille en détention, passe des diplômes ou s'efforce d'indemniser sa ou ses victimes. 

La politique carcérale du précédent quinquennat reposait ainsi sur une certaine forme d'acrobatie : affirmer une volonté sécuritaire et un attachement à l'incarcération... et mettre en place un système fort libéral de réduction de peine.


  Hubert Robert. 1733-1808
La visite au marquis de Travanet lors de sa détention à la prison de St Lazare

 

Définition de la peine


La réforme Taubira a le mérite de mettre fin à l'hypocrisie. Elle affirme haut et clair son refus du "tout carcéral"et donne une définition téléologique de la peine : "Afin d'assurer la protection effective de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l'équilibre social, dans le respect des droits reconnus à la victime, la peine a pour fonctions : 1° De sanctionner le condamné ; 2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion" (futur art. 130-1 c. pén.). On pourrait évidemment s'interroger sur le caractère normatif, ou non, de ces dispositions qui ressemblent davantage à un exposé des motifs qu'à une règle juridique. Il n'en demeure pas moins que cette définition est à l'origine de mesures très concrètes.

La contrainte pénale


La contrainte pénale vise à restaurer la crédibilité des peines effectuées en milieu ouvert. Elle consiste, pour le condamné, sous le contrôle du juge d'application des peines, à respecter en milieu ouvert des obligations et interdiction pendant une période de six mois à cinq ans. Elle peut être prononcée pour tous les délits assortis d'une peine d'au maximum cinq années d'emprisonnement, mais devrait être étendue à l'ensemble des délits, c'est à dire tous les délits en 2017 (c'est à dire à toutes les peines inférieures à dix années d'emprisonnement).

Les obligations auxquelles le condamné peut être astreint sont extrêmement variées, allant de l'interdiction de fréquenter certains lieux ou de s'approcher de sa victime, à l'obligation de l'indemniser en passant par des obligations de suivre une formation, un traitement médical ou d'effectuer des travaux d'intérêt général. La peine est donc en lien direct avec l'infraction, ce qui facilite sa compréhension. Elle se déroule au sein de la société, dans le but d'éviter qu'un petit délinquant se transforme en grand délinquant après son passage en prison. Enfin, la contrainte pénale doit s'accompagne d'un suivi socio-éducatif individualisé de nature à favoriser la réinsertion. Il est bien difficile de ne pas être d'accord avec ces mesures. On doit cependant s'interroger sur la réalité de ce suivi, si l'on considère le nombre de dossiers que chaque juge d'application des peines a en charge.

Les promoteurs de la réforme affirment que la principale innovation de la contrainte pénale réside dans le fait qu'elle est totalement dissociée de la peine d'emprisonnement. En cela, elle s'oppose au sursis avec mise à l'épreuve, la peine actuellement la plus prononcée en France (160 000 par an). Dans ce cas en effet, le juge prononce une peine d'emprisonnement, dont il décide de surseoir à l'exécution en plaçant le condamné sous le régime de la mise à l'épreuve. Il est vrai que la condamnation à une contrainte pénale ne mentionne aucune peine d'emprisonnement. Ceci dit, le condamné qui refuse de se plier aux obligations qui lui sont imposées risque tout de même de se retrouver en prison, pour une durée égale ou inférieure à la moitié de sa peine de contrainte pénale.

Reste que la contrainte pénale ne se substitue pas au sursis avec mise à l'épreuve qui demeure dans l'ordre juridique. Il appartiendra aux juges de définir les critères du choix entre les deux peines. Pour le moment, force est de constater que la distinction est peu lisible pour le justiciable. Tôt ou tard, il est probable que l'une des deux peines devra disparaître.

Les peines plancher


L'accent mis sur l'individualisation de la peine se traduit par la suppression des peines-plancher, réforme issue d'une promesse électorale de François Hollande. On peut les définir comme des peines minimales que le juge doit impérativement prononcer si telle ou telle condition est remplie. La loi du 10 août 2007 avait ainsi imposé des peines plancher dans les cas de condamnés en état de récidive légale. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 9 août 2007, n'y a vu aucun atteinte au principe d'individualisation de la peine, qui trouve son fondement dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Cette réforme de 2007 avait été présentée comme l'élément majeur d'une politique nouvelle, plus sévère et destinée à lutter efficacement contre la récidive. Après sept années d'application, le résultat est cependant plus que décevant.

La notion de récidive légale est évidemment distincte de la réitération, dans la mesure où cette dernière renvoie à l'hypothèse simple où une personne définitivement condamnée pour une infraction en commet une autre. La récidive, quant à elle, est soumise à des conditions liées à la nature de l'infraction, et son régime juridique est extrêmement complexe. Le rapport Raimbourg constate ainsi que l'auteur d'un trafic de stupéfiants (dix ans d'emprisonnement) qui comment ensuite un vol simple (trois ans) est en état de récidive légale. En revanche, si l'ordre des délits est inversé, vol simple puis trafic de stupéfiants, il ne l'est plus. La constatation s'impose : les peines-plancher, trop complexes, trop attentatoires au principe d'individualisation des peines, ne sont pas parvenues à s'imposer.

La réforme Taubira doit encore être votée par le Sénat avant d'entrer en vigueur. Les expériences menées par certains pays étrangers, notamment scandinaves, montrent que ce type de réforme peut parfaitement réussir, c'est à dire conduire à une diminution de la récidive et à une meilleure réinsertion des personnes qui ont purgé leur peine. Elle impose cependant un investissement à fois financier et humain considérable pour assurer un suivi réellement individualisé des personnes condamnées. Sur ce point, les débats parlementaires ne nous ont malheureusement guère éclairé.





lundi 9 juin 2014

L'opportunité des poursuites dans la procédure disciplinaire

Dans un arrêt du 6 juin 2014, Fédération des conseils des parents d'élèves des écoles publiques et Union nationale lycéenne, le Conseil d'Etat affirme la légalité du décret du 24 juin 2011 relatif à la discipline dans les établissements secondaires. Les dispositions contestées portaient sur l'obligation faite au chef d'établissement d'engager des poursuites disciplinaires contre les élèves auteurs de violences même verbales à l'égard d'un membre du personnel, ou d'actes graves à l'encontre d'un membre du personnel ou d'un autre élève. Avec ce recours, les requérants plaidaient ainsi pour la reconnaissance d'un principe général du droit d'opportunité des poursuites disciplinaires, principe général clairement écarté par le Conseil d'Etat. 

On pourrait évidemment méditer longuement sur cette association de parents d'élève dont l'objectif est de mettre leur progéniture à l'abri des sanctions disciplinaires encourues, lorsqu'ils agressent professeurs ou condisciples. Si l'opportunité du recours ne saute pas aux yeux, c'est cependant l'opportunité des poursuites qui est au coeur du débat juridique. 

Le principe d'opportunité des poursuites


Le principe d'opportunité des poursuites trouve son origine dans l'article 40 du code de procédure pénale (cpp), selon lequel "le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner (...)". Il apprécie ensuite "s'il est opportun", soit d'engager des poursuites, soit de mettre en oeuvre une procédure alternative, soit encore de classer sans suites la procédure si des circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient. (art. 40-1 cpp).

Observons que ce principe d'opportunité des poursuites a valeur législative, la rédaction actuelle de l'article 40 cpp trouvant son origine dans la loi Perben 2 du 9 mars 2004. Il n'a pas valeur constitutionnelle, et la présente décision du Conseil d'Etat refuse formellement d'en faire un principe général du droit. Il n'a pas davantage valeur universelle, même s'il est très répandu, aussi bien dans les pays de droit écrit comme la Belgique, les Pays Bas ou encore l'Egype,  mais aussi dans certains pays de Common Law, en particulier aux Etats Unis  ("Nolle Prosequi").

Le principe de légalité des poursuites


Certains pays comme l'Allemagne, la Pologne, l'Espagne (ou encore l'ex Union soviétique) préfèrent le principe de légalité des poursuites, selon lequel le procureur est tenu de poursuivre le suspect, si l'enquête préliminaire met en lumière des soupçons à son encontre.

Cette opposition entre opportunité et légalité des poursuites est au coeur de l'arrêt du 6 juin 2014. Car le décret attaqué impose effectivement un système de légalité des poursuites dans le cas particulier des procédures disciplinaires engagées à l'encontre d'élèves coupables de violences. Aux yeux des requérants, ce décret viole un principe général du droit (PGD) d'opportunité des poursuites. René Chapus, on le sait, a montré que les PGD consacrés par le Conseil d'Etat ont valeur supra-décrétale et infra-législative, ce qui signifie qu'un décret non conforme à un PGD est entaché d'une erreur de droit et donc annulé pour illégalité.

En l'espèce, le Conseil d'Etat ruine les espoirs des requérants. Il affirme certes que "dans le silence des textes, l'autorité administrative compétente apprécie l'opportunité des poursuites en matière disciplinaire". Autrement dit, le principe d'opportunité des poursuites, qui trouve son origine dans le droit pénal est également applicable en matière disciplinaire. Cette référence au "silence des textes" vaut à la fois consécration et condamnation. Car en l'espèce, il n'y a pas silence des textes. Au contraire, l'administration a pris soin de prendre un décret pour affirmer haut et clair sa volonté de mettre en place un régime de légalité des poursuites. Le Conseil d'Etat ajoute donc logiquement "qu'aucun principe général du droit ne fait obstacle à ce qu’un texte réglementaire prévoie que, dans certaines hypothèses, des poursuites disciplinaires doivent être engagés". Dans ce cas, le chef d'établissement ne dispose plus du pouvoir discrétionnaire d'engager ou non des poursuites. Il est dans une situation de compétence liée et doit engager ces poursuites lorsque les faits de violence sont établis. 

Bill Watterson. Calvin et Hobbes. Circa 1993.

Un décret cosmétique ?


Sur le plan du raisonnement juridique, l'arrêt n'est guère contestable. Mais on peut justement s'interroger sur la mise en oeuvre de cette compétence liée. En effet, le Conseil d'Etat précise que " l’obligation ainsi faite aux chefs d’établissement trouve sa limite dans les autres intérêts généraux dont ils ont la charge, notamment dans les nécessités de l’ordre public", formule qui ne figure pas dans le décret attaqué. Bien entendu, les nécessités de l'ordre public constituent une obligation d'origine législative supérieure à celle imposée par le décret de 2011. 

Il n'empêche que l'on peut se demander si cette réserve ne vide pas de son contenu l'obligation imposée par le décret. Supposons, par exemple, un chef d'établissement confronté à une agitation des élèves, qui s'opposent à ce que l'un d'entre eux soit déféré devant le conseil de discipline pour violences envers un professeur. Les contraintes de l'ordre public, c'est à dire les risques de désordre, peuvent-elles justifier un refus d'exécuter l'obligation imposée par le décret ? On peut le penser, à la lecture de l'arrêt du Conseil d'Etat. En définitive, ce sont bien les nécessités de l'ordre public qui fondent le principe de l'opportunité des poursuites, puisque sa mise en oeuvre repose sur un arbitrage entre le trouble à l'ordre public résultant d'une infraction et le trouble que risques de provoquer des poursuites dans certains contextes.

De la même manière, on ne peut qu'observer, avec les requérants, l'imprécision des termes employés par le décret. La référence à une "violence verbale" ou à un "acte grave" est effectivement peu claire, surtout dans des affaires mettant en cause des adolescents parfois peu conscients précisément de la gravité de leur comportement. Le Conseil d'Etat écarte l'argument d'une atteinte au principe de légalité des délits, consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A ses yeux, le décret "ne définit pas d'obligation dont la méconnaissance constituerait un manquement disciplinaire, mais se borne à faire référence à certains cas pour lesquels sont instituées des modalités spécifiques d’engagement des poursuites disciplinaire". Le raisonnement apparaît teinté de sophisme, car ces cas d'engagement de poursuites demeurent relativement imprécis.

Un dernier élément d'incertitude réside enfin dans l'articulation entre poursuites pénales et poursuites disciplinaires. En principe, les deux procédures sont parfaitement indépendantes, mais la réalité des choses est bien différente. Dans l'hypothèse de violences physiques exercées à l'encontre d'un professeur, il est très probable que celui-ci portera plainte, suscitant ainsi une mise en examen de l'auteur de ces violences. Dans ce cas, le chef d'établissement devra-t-il saisir immédiatement le conseil de discipline comme le décret l'y oblige, ou pourra-t-il attendre les suites de l'enquête pénale ? S'abritant derrière "les nécessités de l’ordre public", il pourra sans doute faire le second choix, d'autant qu'il est délicat d'engager des poursuites disciplinaires lorsque par exemple la plainte est classée sans suite.

La décision du 6 juin 2014 met en lumière le caractère pour le moins cosmétique du décret de 2011, d'ailleurs très caractéristique du droit de cette époque. D'un côté, on affirme une volonté répressive, celle de lutter avec sévérité contre ces jeunes qui sèment la terreur dans les établissements d'enseignement. A cette fin, on impose une obligation de les poursuivre. De l'autre côté, on met en place toute une série d'instruments juridiques permettant de se soustraire à cette obligation. Quand un décret a une finalité purement rhétorique, on ne peut pas reprocher au Conseil d'Etat... de faire la même chose.