« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 28 avril 2015

La liberté d'expression de l'avocat, hors du prétoire

L'arrêt Morice c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme réunie en Grande Chambre le 23 avril 2015 affirme que la condamnation en diffamation prononcée à l'encontre de l'avocat Olivier Morice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne. Un avocat, comme n'importe qui d'autre, a le droit de participer à un débat d'intérêt général, surtout lorsqu'il s'agit de débattre de l'indépendance de la justice, dans le cadre très médiatisé de l'affaire Borrel.

L'affaire Borrel


Le juge Borrel, détaché comme conseiller technique auprès du ministre de la justice de Djibouti dans le cadre d'accords de coopération, fut retrouvé mort en 1995. Son corps à demi-carbonisé gisait en contrebas d'une route isolée de ce pays, à quelques mètres de sa voiture. Les autorités djiboutiennes ont rapidement conclu au suicide. En France au contraire, à la suite de la plainte de madame Borrel, les autorités judiciaires ont estimé que les conditions suspectes de ce décès justifiaient une instruction judiciaire, instruction qui n'est toujours pas achevée.

En juin 2000, les juges M. et L.L. furent dessaisis après un recours d'Olivier Morice contre leur refus d'organiser une reconstitution des faits.  Le juge P. désormais chargé de l'instruction, rédige, dès son entrée en fonctions, un procès-verbal mentionnant qu'une cassette vidéo réalisée à Djibouti pendant un déplacement des juges à Djibouti n'a pas été versée au dossier et n'est pas référencée comme pièce à conviction. Cette cassette a finalement été remise au juge P., à sa demande, par la juge M., dans une enveloppe adressée à cette dernière. Un mot manuscrit signé du procureur de Djibouti y figurait également, présentant l'action de madame Borrel et de ses avocats comme une "entreprise de manipulation" et s'achevant sur ces mots pour les moins familiers : "Je t'embrasse. Djama"

L'action en diffamation


S'appuyant sur ces faits consignés par le juge P., Maître Morice dénonce auprès du Garde des Sceaux un "comportement parfaitement contraire aux principes d'impartialité et de loyauté" des magistrats qui ont mené l'instruction de 1997 à 2000. Il demande en conséquence une enquête de l'Inspection générale des services judiciaires. Quelques jours plus tard, dans une interview au Monde, il évoque "l'étendue de la connivence" entre le procureur de Djibouti et les juges français. En même temps, il rappelle qu'il avait déjà obtenu auparavant le dessaisissement de la juge M. et la condamnation de l'Etat pour faute lourde, des pièces relatives au procès de la Scientologie ayant à l'époque mystérieusement disparu du dossier dans son cabinet. Immédiatement les juges M. et LL déposent plainte contre Olivier Morice, contre l'auteur de l'article et contre le journal Le Monde.

Les juges français, de la Cour d'appel de Rouen en 2008 à la Cour de cassation en 2009, ont condamné Olivier Morice pour diffamation envers un fonctionnaire public (art. 30 de la loi du 29 juillet 1881). Celui-ci a donc saisi la Cour européenne en invoquant une double violation de la Convention. D'une part, il estime qu'il y a eu violation de l'art. 6 § 1 : le principe d'impartialité a été violé car un des conseillers à la Cour de cassation ayant à juger sa cause avait auparavant exprimé publiquement son soutien à la juge M. D'autre part, il invoque une atteinte à l'article 10, c'est-à-dire à la liberté d'expression.

Jean-Louis Forain (1852-1931). Avocat parlant à sa cliente


Substitution de motifs entre la Chambre et la Grande Chambre


L'originalité essentielle de l'arrêt, du moins celle qui saute aux yeux les moins avertis, est la présence sur le site de la Cour d'un document intitulé "Questions et réponses sur l'arrêt de Grande Chambre Morice c. France". Ses auteurs, c'est-à-dire ceux qui sont chargés de communiquer sur la jurisprudence de la Cour, éprouvent donc le besoin d'expliquer...

En effet, la Chambre d'abord saisie de la Cour européenne avait conclu, le 11 juillet 2013, à une violation de l'article 6 § 1 et rejeté l'atteinte à l'article 10, estimant que l'avocat s'était effectivement rendu coupable de diffamation. En revanche, la Grande Chambre, tout en maintenant la violation de l'article 6 § 1, considère aujourd'hui que l'avocat a usé normalement de sa liberté d'expression, dans la mesure où il participait au débat public sur l'impartialité des juges.

Pour comprendre cette divergence, il convient de préciser que la Grande Chambre n'est pas une juridiction d'appel. Elle est saisie de deux manières. La première est un dessaisissement  de la Chambre par elle-même, lorsque l'affaire soulève une question grave d'interprétation de la Convention ou risque de conduire à une contradiction de jurisprudence entre deux chambres. La seconde est une procédure de "renvoi" à la demande des parties. Il ne s'agit pas d'un appel, car la Grande Chambre est libre d'accepter ou non ce renvoi pour des motifs qui n'ont rien à voir avec les intérêts des requérants et qui sont liés aux nécessités de sa propre jurisprudence.

En l'espèce, il s'agit d'un renvoi à la demande du requérant, qui souhaitait placer le débat, non pas sur le terrain du principe d'impartialité, mais sur celui de la liberté d'expression, et plus précisément de la liberté d'expression des avocats.

L'impartialité objective


La décision de la Grande Chambre reprend une jurisprudence constante qui distingue l'impartialité subjective de l'impartialité objective. L'atteinte à la première est constituée lorsqu'il est démontré qu'un juge a cherché à favoriser un plaideur. Dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  elle sanctionne ainsi la décision d'une Cour d'assises jugeant un accusé d'origine algérienne, l'un des jurés ayant tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.

Dans l'affaire Morice, la Cour sanctionne un manquement à l'impartialité objective, c'est-à-dire à l'apparence d'impartialité que doit avoir un tribunal, apparence indispensable à la confiance qu'il doit inspirer. C'est ainsi qu'elle interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). En l'espèce, c'est la composition du tribunal qui est en cause, puisqu'un conseiller qui avait auparavant manifesté son soutien aux juges M. et L.L. y siégeait. La violation de l'article 6 § 1 n'est donc pas contestable.

La liberté d'expression


La Grande Chambre donne satisfaction au requérant en déclarant que sa condamnation pour diffamation constitue aussi une violation de l'article 10 de la Convention, et emporte donc une atteinte excessive à sa liberté d'expression. D'une façon générale, l'article 10 autorise l'ingérence des autorités de l'Etat, y compris judiciaires, dans la liberté d'expression. Pour être licite, cette ingérence doit cependant répondre à un but légitime et être "nécessaire dans une société démocratique".  Autrement dit, la Cour apprécie si cette ingérence est "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont "pertinents et suffisants".

La contribution au débat d'intérêt général


En l'espèce, la Cour note que sa propre jurisprudence se montre très réticente à admettre de telles ingérences lorsque les propos tenus relèvent d'un "sujet d'intérêt général". Dans son arrêt Roland Dumas c. France du 15 juillet 2010, la Cour affirme que des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire relèvent d'un tel "sujet d'intérêt général", quand bien même le procès ne serait pas terminé, quand bien même ces propos seraient particulièrement graves, voire hostiles.

La Cour européenne a déjà été saisie, à deux reprises, du débat auquel a donné lieu l'affaire Borrel. Dans deux arrêts  July et Sarl Libération du 14 février 2008, puis  Floquet et Esménard du 10 janvier 2012, la Cour s'est prononcée sur des actions en diffamation introduites par les deux mêmes juges d'instruction mis en cause cette fois par des journalistes. Dans les deux, la Cour a estimé que le débat sur l'impartialité de la justice est un débat d'ordre général. Elle est cependant parvenue à des résultats différents sur le fond. Dans le cas Floquet et Esménard, elle a rendu une décision d'irrecevabilité, estimant qu'une partie des propos tenus par les requérants ne reposaient pas sur des faits précis. Dans le cas July et Sarl Libération, la Cour a, au contraire, sanctionné la condamnation des requérants, la manière dont ils avaient relaté les faits reposant sur des faits avérés.


La "base factuelle"


Cette jurisprudence montre que la violation de l'article 10 ne peut être constatée que si les accusations formulées à l'encontre du système judiciaire, même si elles ne s'accompagnent pas de preuves au sens judiciaire du terme, doivent être étayées par des éléments factuels indiscutables. En l'espèce, la Cour s'appuie naturellement sur le procès-verbal du juge P., pour affirmer que la cassette enregistrée à Djibouti ne figurait pas dans le dossier d'instruction et qu'elle a été finalement transmise au juge dans des conditions bien éloignées des règles de la procédure pénale. De même, la Cour fait observer que le requérant avait effectivement obtenu le dessaisissement de la juge M. dans l'affaire de la Scientologie, élément avéré par le dossier pénal.

Non seulement la "base factuelle" des accusations d'Olivier Morice ne fait pas défaut, mais les faits accablants à l'encontre des juges L.L. et M. sont au contraire fort nombreux, et leur seul rappel suffit à montrer que l'avocat ne se borne pas à faire état d'une animosité personnelle. Il intervient donc dans un "débat d'intérêt général", comme un citoyen désireux de dénoncer une atteinte à l'impartialité de notre système judiciaire. 

L'avocat, hors du prétoire


Précisément, l'avocat intervient comme un citoyen. Il est hors du prétoire, et non pas dans le prétoire. Olivier Morice, par son recours devant la Cour européenne, et sa demande de renvoi en Grande Chambre, entendait évidemment obtenir la reconnaissance d'un droit aussi étendu que possible à la liberté d'expression de l'avocat. 

D'une manière générale, la Cour se montre très tolérante à l'égard des propos tenus durant une audience, depuis sa jurisprudence Nikula c. Finlande du 21 mars 2002.  Pour les propos tenus en dehors du prétoire, elle se montre plus nuancée. Elle protège ainsi avec davantage d'intensité les propos liés à la défense d'un client, considérant que cette défense peut aussi se développer devant la presse (CEDH, 13 décembre 2007, Foglia c. Suisse).

Dans le cas des propos tenus par Olivier Morice, il est clair qu'il ne s'agit pas directement de la défense de sa cliente. A l'époque où ils interviennent, le dossier a été transmis à un autre juge d'instruction et la partie civile n'a donc plus d'intérêt direct dans le différend qui oppose l'avocat aux deux juges. La Cour en déduit donc que l'avocat intervient comme un professionnel de la justice qui a parfaitement le droit de critiquer le fonctionnement du service public judiciaire. Participant au débat d'intérêt général, fondant ses propos sur une base factuelle, il doit donc être protégé par l'article 10. 

L'arrêt Morice est donc un demi-succès, car Olivier Morice obtient satisfaction sur le fondement de la liberté d'expression, motif unique de sa demande de renvoi en Grande Chambre. C'est aussi un demi-échec car il ne parvient pas à faire consacrer un principe général  de liberté d'expression absolue de l'avocat, quel que soit l'objet de son intervention. En revanche, la Cour rappelle que le débat sur l'impartialité de la justice présente un intérêt général et qu'il doit se développer librement. Espérons que la Cour n'aura pas à le rappeler une quatrième fois à propos de l'affaire Borrel, et que cette instruction pourra, enfin, être menée à terme.

samedi 25 avril 2015

La parité, un objectif constitutionnel... et qui le restera

La décision rendue sur Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 24 avril 2015 donne quelques précisions sur le principe d'égalité entre les hommes et les femmes.  On sait que la révision initiée par Nicolas Sarkozy le 23 juillet 2008 a adopté une nouvelle rédaction de l'article 1er de notre Constitution : "La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales".

C'est une des ces lois "favorisant" cet égal accès des hommes et des femmes qui fait l'objet d'une QPC initiée par la Conférence des Présidents d'Université (CPU). Celle-ci a engagé un recours pour excès de pouvoir contre le décret du 7 juillet 2014 appliquant la loi du 22 juillet 2013. C'est à l'occasion de ce recours que la QPC a été posée et renvoyée au Conseil constitutionnel par une décision du Conseil d'Etat du 13 février 2015.

La loi du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche modifie les règles de gouvernance des Universités. Aux anciens conseil scientifique (CS) et conseil de la vie universitaire (CEVU) a succédé un Conseil académique unique composé de deux commissions, une commission "de la recherche" et une commission "de la formation et de la vie universitaire". La loi distingue finalement quatre formations différentes du Conseil académique : la commission de la recherche, la commission de la formation et de la vie universitaire, le Conseil académique en formation plénière et ce même Conseil en formation restreinte.

Le tri entre les élus


La QPC porte précisément sur la composition de ce Conseil en formation restreinte. L'article L 712-6-1 du code de l'éducation (c. éduc.) prévoit que, lorsqu'elle délibère sur les carrières des enseignants-chercheurs qui ne sont pas professeurs, c'est-à-dire en pratique les maîtres de conférence, cette commission restreinte doit être composée selon une double parité, entre les professeurs et les maîtres de conférence d'une part, entre les hommes et les femmes d'autre part.

La loi Fioraso ne donne aucune précision sur la manière dont cette double parité doit être assurée dans cette commission restreinte, et c'est ce que lui reprochent les auteurs de la QPC. De multiples systèmes pourraient être envisagés, allant de l'organisation d'une nouvelle élection au sein même du Conseil, avec évidemment des postes "fléchés" par genre, au tirage au sort pur et simple. En l'espèce, la loi renvoie la question au pouvoir réglementaire, et le décret du 7 juillet 2014  confie au Président du Conseil académique le soin d'éliminer purement et simplement les hommes, ou les femmes, surnuméraires, ainsi d'ailleurs que les professeurs ou les maîtres de conférence surnuméraires.

Ce tri n'est pas sans conséquences. Des enseignants-chercheurs élus par leurs pairs, sur le fondement de dispositions législatives, se voient en effet privés du droit d'exercer leur mandat par une simple décision individuelle fondée sur un décret. On peut comprendre que les Présidents d'Université n'aient pas été emballés à l'idée d'appliquer une telle réglementation. 

Le principe de non-discrimination


Ils pouvaient fonder la QPC sur la violation du principe de non-discrimination. En effet, il faut bien reconnaître qu'un membre élu au Conseil académique est finalement évincé de sa formation restreinte en raison de son sexe. La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel adopte cependant une position extrêmement compréhensive à l'égard des textes tendant à établir le principe de parité dans les procédures de nominations et d'élections. Dans le cas des nominations, il a admis, dès sa décision sur la loi organique du 28 juin 2010, que la désignation des membres du Conseil économique, social et environnemental soit faite sur une base d'égalité stricte entre les hommes et les femmes. A l'époque, le Conseil constitutionnel ne s'était pas donné la peine de motiver sa décision. 

Plus récemment, à propos cette fois de l'élection des "binômes" aux élections départementales, la décision du  16 mai 2013 affirme qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Il faut donc le reconnaître : aux yeux du Conseil, la discrimination est possible si elle a pour objet une action positive en faveur de l'égalité des sexes. En revanche, et c'est précisément la brèche juridique qui rend le recours possible, le Conseil affirme qu'il appartient au législateur "d'assurer la conciliation entre ces dispositions constitutionnelles et les autres règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir constituant n'a pas entendu déroger". 

C'est sans doute la raison pour laquelle la CPU a préféré fonder sa QPC sur l'incompétence négative et l'atteinte au principe d'égalité devant la loi.

Sister Suffragette. Mary Poppins. Walt Disney. 1964

L'incompétence négative


L'incompétence négative se définit comme la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa propre compétence. Depuis sa décision QPC du 14 octobre 2011 Association France Nature Environnement, le Conseil admet qu'elle soit invoquée lors d'une QPC, à la condition toutefois que soit "affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit".

En l'espèce, les auteurs de la QPC reprochent au législateur de 2013 de n'avoir rien prévu pour assurer la conciliation entre l'égalité des sexes et considèrent que cette incompétence affecte plusieurs "droits ou libertés que la constitution garantit".

Le Conseil constitutionnel ne s'attarde guère sur les deux premiers : l'atteinte à l'indépendance des enseignants-chercheurs, affirmée par le Conseil en 1984 pour les professeurs et en 2010 pour les maîtres de conférence, et le principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail énoncé par l'alinéa 8 du Préambule de 1946. Le premier est écarté en une phrase, qui affirme que l'indépendance des enseignants-chercheurs signifie seulement qu'ils ont le droit d'être associés aux décisions concernant leurs pairs. C'est le cas en l'espèce, même si certains sont exclus de l'instance de décision. Quant au principe de participation, il n'est pas même mentionné.

L'incompétence négative est donc rejetée, ce qui n'a d'ailleurs rien de surprenant. Dans sa décision du 13 décembre 2012,  le Conseil constitutionnel avait déjà admis le renvoi au pouvoir réglementaire du choix des modalités de tirage au sort destinées à assurer le respect du principe de parité au sein du Haut Conseil des finances publiques.

Le principe d'égalité


Le moyen essentiel formulé par l'association requérante réside dans l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.  Il énonce que la loi "doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". 

Cette fois, c'est la jurisprudence du Conseil d'Etat qui peut servir de référence, comme souvent d'ailleurs dans la jurisprudence constitutionnelle. Dans son arrêt du 10 octobre 2013, le Conseil d'Etat annule ainsi un décret prévoyant que le nombre de femmes dans les instances dirigeantes des fédérations sportives doit être exactement proportionnel au nombre de femmes licenciées éligibles. En se référant directement à l'article 6 de la Déclaration de 1789, le Conseil d'Etat affirme que "si le principe constitutionnel d'égalité ne fait pas obstacle à la recherche d'un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités, il interdit, réserve faite de dispositions constitutionnelles particulières, de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l'utilité commune".

On peut regretter que le Conseil constitutionnel n'ait pas cru bon de reprendre à son compte une jurisprudence qui aurait permis de mettre en oeuvre un véritable principe d'égalité devant la loi au lieu d'aboutir à une situation juridique où l'action positive en faveur des uns, ou des unes, conduit à la discrimination des autres. Dans sa décision du 24 avril 2015, le Conseil constitutionnel se borne pourtant à affirmer que le législateur a entendu opérer une conciliation entre le principe d'égalité des sexes et celui d'égalité devant la loi, dès lors qu'il prévoit un Conseil académique "à géométrie variable" selon que les enseignants-chercheurs participent ou non à la formation restreinte.

De cette analyse, le Conseil constitutionnel déduit la conformité à la Constitution de l'article L 712-6-1 § 4 du code de l'éducation.

Certains, et ils sont nombreux, n'hésiteront pas à affirmer que cette décision constitue une grande victoire du mouvement féministe, dès lors que le Conseil constitutionnel semble admettre que l'objectif d'égal accès des femmes et des hommes à certaines fonctions permet, dans certains cas, d'écarter le principe d'égalité devant la loi. Ce n'est pas si simple, et le sort fait à la tierce intervention de quinze universitaires permet au Conseil de marquer les limites du principe de parité.

La tierce intervention et la parité


Les intervenants invoquaient l'inconstitutionnalité de l'article L 712-6-1 § 4 du code de l'éducation, pour des motifs opposés à ceux développés par la CPU. Alors que la première estimait que la loi portait une atteinte excessive au principe d'égalité devant la loi, les seconds estimaient qu'elle n'était pas allée assez loin. En effet, la parité stricte est imposée pour la formation restreinte gérant les carrières des maîtres de conférence, mais pas pour celle gérant les carrières des professeurs.

Cette tierce intervention n'avait guère de chance de prospérer. Elle pouvait être écartée sur le seul fondement du principe d'égalité, mais le Conseil constitutionnel est allé au-delà et a pris soin de marquer les limites du principes de parité, bloquant ainsi toute évolution jurisprudentielle dans ce domaine.

C'était le seul argument juridique et il a, bien entendu, été rejeté par le Conseil constitutionnel. Conformément à sa jurisprudence la plus traditionnelle, il affirme que le législateur a tout à fait le droit de traiter de manière différente des personnes dans une situation juridique différente. Or, il ne fait guère de doute que les professeurs et les maîtres de conférence n'appartiennent pas au même corps.

Surtout, les intervenants estimaient que l'ensemble des droits et libertés que garantit la Constitution doivent être appréciés à l'aune de l'"objectif d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales". De manière très sèche, le Conseil constitutionnel répond que "l'objectif de parité prévu par le second alinéa de l'article 1er de la Constitution ne constitue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit et n'est donc pas invocable à l'appui d'une QPC".  La parité est donc un "objectif" auquel on peut parvenir par différents moyens, et particulièrement l'égalité devant la loi. Ce n'est pas un droit de valeur constitutionnelle dont chacun ou chacune puisse se prévaloir.

D'une certaine manière, cette intervention a donc le résultat inverse de celui escompté. Au lieu de renforcer le principe de parité en lui conférant valeur constitutionnelle, il l'affaiblit en montrant qu'il ne s'agit que d'un objectif, un but atteindre. On pouvait évidemment s'y attendre dès lors que le constituant affirme que la loi "favorise" l'égal accès des femmes et des hommes aux fonctions publiques. Elle ne l'"assure" pas, elle ne l'"impose" pas, et les travaux préparatoires à la révision de 2008 montrent que ce terme a été très soigneusement choisi.


Le résultat est que la loi de 2013 peut désormais être modifiée par une autre loi. Ce sera peut-être à l'occasion de l'une ou l'autre des réformes universitaires dont le seul but est d'imposer aux Universités des contraintes toujours plus nombreuses, contraintes qui n'ont pas grand-chose à voir avec un principe d'autonomie pourtant largement proclamé. Et cette fois, le Conseil constitutionnel sera lié par sa propre jurisprudence qui laisse finalement au législateur le soin de définir lui-même le contenu du principe de parité. Les recours purement idéologiques ont quelquefois des effets pervers.




mercredi 22 avril 2015

Renseignement : La saisine du Conseil constitutionnel par le Président de la République

Dans son entretien à Supplément Dimanche, l'émission de Canal +, dimanche 19 avril 2015, François Hollande annonce qu'il saisira le Conseil constitutionnel du projet de loi sur le renseignement. Il a ainsi expliqué que "le Conseil constitutionnel pourra regarder lui aussi, en fonction du droit, si ce texte est bien conforme, ou certaines de ses dispositions sont bien conformes, à la Constitution".

Aux termes de l'article 61 de la Constitution, "les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs". Le Président de la République est donc au nombre des autorités qui peuvent saisir le Conseil, et il ne fait donc qu'user de ses prérogatives constitutionnelles.

La logique de l'Article 5


Cette saisine trouve sa justification essentielle dans l'article 5 de la Constitution qui affirme que "le Président de la République veille au respect de la Constitution". Avant de prendre le décret de promulgation, il peut donc s'assurer de la conformité de la loi à la Constitution. La saisine du Conseil est ainsi un moyen d'exercer son rôle d'arbitre, rôle prévu par ce même article 5 qui précise que le Président assure "le fonctionnement régulier des institutions".
 
Surtout, elle lui offre l'opportunité d'afficher une distinction claire entre le pouvoir gouvernemental et le pouvoir présidentiel. Au Premier ministre le soin de préparer des projets de loi et de les défendre lors d'un débat parlementaire, politique et médiatique. Au Président de la République, la possibilité de s'élever au-dessus de ce débat pour mettre en oeuvre le contrôle de constitutionnalité. 
 
Par cette distinction entre les fonctions, François Hollande prend le contrepied de son prédécesseur. On se souvient que Nicolas Sarkozy considérait son Premier ministre, François Fillon, comme "le premier de ses collaborateurs". Il n'hésitait à se substituer à lui et à n'importe quel membre du gouvernement pour annoncer lui-même les projets de loi, et croiser le fer avec l'opposition pour les défendre face à l'opinion. Il a même fait voter, dans la révision de 2008, une réforme qui permet au Président de la République de "prendre la parole devant le Parlement réuni en Congrès". Même si son discours n'est suivi d'aucun vote, la démarche même vise à placer le Président au coeur de l'arène politique.

La posture d'arbitre choisie par François Hollande marque une rupture par rapport aux prises de position de Nicolas Sarkozy. Elle n'a pourtant rien d'exceptionnel si l'on considère l'ensemble de la Vème République. Au contraire, cette fonction d'arbitre attribuée au Président renoue avec les origines mêmes de la Vè République. En revanche, la procédure choisie, c'est-à-dire la saisine du Conseil constitutionnel est étrangement inédite. C'est la première fois en effet qu'un Président de la République annonce sa volonté de saisir le Conseil sur le fondement de l'article 61. 

Les saisines de l'Article 54



Certes, il est arrivé que le Président saisisse le Conseil constitutionnel, mais uniquement sur le fondement de l'article 54. L'objet de la saisine est alors de s'assurer de la conformité à la Constitution d'un engagement international avant l'autorisation de ratification ou d'approbation. Son fondement se trouve encore dans l'article 5 de la Constitution, mais cette fois dans ses deux alinéas car il fait du Président de la République à la fois le gardien de la Constitution et le garant "du respect des traités". L'article 52 précise d'ailleurs qu'il "négocie et ratifie les traités". Si le Conseil déclare que le traité n'est pas conforme à la Constitution, les autorités françaises ont alors le choix entre deux attitudes. Elles peuvent ne pas ratifier le traité jugé inconstitutionnel, ou réviser la Constitution afin de permettre la ratification.
 
Depuis 1958, le Conseil constitutionnel a été saisi treize fois sur le fondement de l'article 54, dont huit fois par le Président de la République. C'est Valéry Giscard d'Estaing qui inaugura cette pratique en 1976 avec une saisine portant sur l'élection du parlement européen au suffrage universel. Dans sa lettre de saisine, d'ailleurs très courte, il déclarait : "Avant de demander au Parlement l'autorisation d'approuver la décision du Conseil des Communautés Européennes, je veux m'assurer de sa compatibilité avec notre Constitution, au respect de laquelle j'ai mission de veiller". Le propos n'est pas éloigné de celui de François Hollande. Comme lui, Valéry Giscard d'Estaing veut s'élever au-dessus du débat dans le but affirmé de faire prévaloir l'Etat de droit. Dans sa décision du 30 décembre 1976, le Conseil affirma que le texte déféré ne comportait aucun élément contraire à la Constitution.

Sur le fondement de l'article 54, il est arrivé que la saisine soit signée conjointement du Président de la République et du Premier ministre. La décision du 22 janvier 1999 portant sur le traité de Rome, portant statut de la Cour pénale internationale est issue d'une saisine conjointe, concluant d'ailleurs à la nécessité de réviser la Constitution.

La saisine présidentielle sur le fondement de l'article 54 n'est donc pas exceptionnelle. François Hollande ne l'ignore pas, puisqu'il a lui-même déjà saisi le Conseil sur ce fondement, à propos de la conformité à la Constitution du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union européenne. Dans sa décision du 9 août 2012, le Conseil déclare que cet engagement international est conforme à la Constitution, une bonne nouvelle pour le Président de la République qui ne dispose pas d'une majorité suffisante pour mener à son terme une révision constitutionnelle. 
 
Nevers. Assiette révolutionnaire. Circa 1791

La saisine de l'article 61, la première du genre.


La saisine présidentielle sur le fondement de l'article 61 est, quant à elle, la première du genre. On pourrait d'ailleurs s'étonner que les Présidents de cohabitation n'aient pas songé à l'utiliser pour s'opposer aux projets de loi du Premier ministre. Si ce n'est que la procédure était alors très risquée. Si le Conseil déclarait la loi conforme à la Constitution, il infligeait une défaite politique au Président de la République, et cette perspective avait quelque chose de dissuasif. 

Dans le cas présent, François Hollande ne risque rien. Si le Conseil déclare la loi conforme à la Constitution, le Président de la République demeurera celui qui, soucieux du respect des libertés, aura pris l'utile précaution de la saisine. Si le Conseil invalide certaines dispositions du texte, le Président de la République sera celui qui a su imposer, même à son propre camp, le respect de la norme suprême.
 

Le contenu de la saisine présidentielle

 
Dans le texte de sa saisine, il ne fait guère de doute que François Hollande se limitera probablement à demander au Conseil de se prononcer sur la conformité de la loi sur le renseignement à la Constitution, sans avancer de moyens juridiques. 
 
Il n'y est pas tenu,  dès lors que le Conseil constitutionnel n'est pas lié par les moyens développés par les auteurs de la saisine, auteurs qui ne sont pas des "parties" au sens judiciaire du terme. Dans sa décision du 2 février 1995, le Conseil a ainsi été saisi par soixante  sénateurs d'une loi relative à l'organisation des juridictions, saisine ne mentionnant aucun grief particulier. Il a néanmoins mentionné qu'il lui appartient, dans cette situation, de "relever toute disposition de la loi déférée qui méconnaîtrait des principes de valeur constitutionnelle", formule d'un "considérant-balai" que le Conseil emploie très régulièrement. Autrement dit, le Conseil contrôle toutes les dispositions de la loi déférée, y compris celles qui ne sont pas mentionnées dans la saisine. 
 
Dans sa décision du 16 mars 2006, il a ainsi déclaré non conforme au principe d'égalité devant la loi des dispositions qui imposaient le respect de proportions déterminées d'hommes et de femmes dans certains conseils d'administration du secteur public. Or, le moyen n'avait pas été soulevé par les auteurs de la saisine, peu désireux d'être dénoncés comme d'affreux phallocrates. Les moyens développés dans la saisine apparaissent ainsi comme une sorte de vivier juridique, dans lequel le Conseil peut puiser, ou pas. Il est évident que le Président de la République, comme d'ailleurs les autres autorités de saisine, peuvent parfaitement s'abstenir de développer des moyens et laisser le Conseil exercer son contrôle librement.

Une saisine, ou des saisines ?


La saisine annoncée par François Hollande doit actuellement susciter beaucoup de réflexions. Celles du Premier ministre tout d'abord. Il lui est politiquement impossible d'envisager une saisine conjointe, comme dans la saisine de l'article 54. En effet, les premiers ministres qui l'ont pratiquée n'avaient pas participé à la négociation de traités qui s'était déroulée avant qu'ils soient en fonctions. Dans le cas présent, Manuel Valls ne peut pas décemment saisir le Conseil d'une loi qu'il défend bec et ongles devant l'Assemblée depuis des semaines. Il est donc contraint de laisser au Président l'initiative dans ce domaine. La situation est différente pour les parlementaires d'opposition qui vont probablement se hâter de chercher les soixante signatures indispensables à la saisine. Il n'est pas question en effet de laisser le Président de la République apparaître comme l'unique protecteur de l'Etat de droit. Alors que certains redoutaient l'absence de saisine du Conseil, l'initiative du Président de la République conduit au contraire à accroitre le nombre de ces saisines.
 
Reste évidemment à s'interroger sur les éléments de droit permettant d'envisager, ou non, la censure de la loi sur le renseignement par le Conseil constitutionnel. Mais c'est l'objet d'une autre histoire... bientôt dans Liberté Libertés Chéries


dimanche 19 avril 2015

Les gâteaux de Grasse devant le Conseil d'Etat

 Le Conseil d'Etat, statuant en référé le 16 avril 2015, annule l'ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nice le 26 mars, enjoignant au maire de Grasse d'interdire l'exposition de pâtisseries dans la vitrine d'un boulanger de sa ville. On se souvient que ce dernier vend, depuis une quinzaine d'années, deux gâteaux chocolatés dénommés respectivement "Dieu" et "Déesse". Selon les termes employés par le juge des référés,  ils ont "la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes". 

Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), ne pouvant obtenir du commerçant le retrait de ces produits, avait demandé au maire de la ville d'user de son pouvoir de police pour ordonner leur interdiction. Devant l'inaction du maire, il avait saisi le juge administratif d'une demande de référé. Il avait partiellement obtenu satisfaction en première instance, partiellement seulement car le juge avait alors enjoint au maire de prendre des mesures pour faire cesser l'exposition des gâteaux, en précisant que leur fabrication et leur vente n'étaient pas interdites.  

L'annulation prononcée par le Conseil d'Etat n'a rien de surprenant. Elle vient sanctionner une décision totalement dépourvue de fondement juridique.

L'économie de moyens


Certes, le juge des référés du Conseil d'Etat mentionne que l'exposition en vitrine "de pâtisseries figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste est de nature à choquer". Il appartiendra sans doute au juge du fond d'apprécier la légalité de l'abstention du maire, mais pour le moment, l'injonction n'est pas justifiée en urgence. Avec une remarquable économie de moyens, le Conseil d'Etat affirme que la procédure de référé-liberté ne peut être utilisée dans ce cas.

Rien n'interdit d'utiliser le référé-liberté contre une décision implicite de rejet, c'est-à-dire pour demander au juge d'enjoindre à une autorité publique coupable d'inertie de prendre une décision. Un référé peut être utilisé pour obtenir le concours de la force publique dans l'exécution d'une décision de justice ordonnant l'expulsion d'un immeuble (CE, ord. 21 novembre 2002, Gaz de France).

En revanche, le référé-liberté ne peut être utilisé qu'en cas d'"illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale", exigence posée par l'article L 521-2 du code de justice administrative. C'est précisément ce qui fait défaut en l'espèce : le Conseil d'Etat observe qu'aucune liberté fondamentale n'est menacée par l'exposition de pâtisseries, même de mauvais goût, dans une vitrine.



Cheesecake. Louis Armstrong. 1967

L'absence du mot "dignité"


Il est essentiel de noter que le mot "dignité" ne figure pas dans la décision du juge des référés du Conseil d'Etat, alors que c'était le fondement unique de la décision du tribunal de Nice. L'ordonnance de référé du juge niçois énonçait en effet que "le respect de la dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des droits de l'homme et par la tradition républicaine" constitue une liberté fondamentale. A ce titre, elle justifiait donc l'usage du référé-liberté. 

Le problème, et il est de taille, est que la dignité de la personne humaine ne figure pas dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et qu'elle n'a jamais été mentionnée comme relevant de la "tradition républicaine". Au contraire, depuis une décision du 20 juillet 1988, le Conseil constitutionnel affirme que "la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu'un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution". La seule exception est l'hypothèse où cette "tradition républicaine" a suscité la création d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Mais, précisément, la dignité n'a jamais été consacrée comme PFLR. 

En se bornant à mentionner l'absence d'atteinte à une liberté fondamentale, le juge des référés du Conseil d'Etat écarte purement et simplement le principe de dignité du raisonnement juridique. On peut y voir une certaine élégance à l'égard du juge de première instance dont il préfère oublier les contresens juridiques.

Remettre Morsang-sur-Orge à sa place


Derrière ce refus de mentionner le principe de dignité apparaît aussi, sans doute, la volonté de replacer l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 à la place qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle d'une jurisprudence exceptionnelle que le juge utilise lorsque nul autre instrument juridique n'est disponible. A l'époque, le Conseil d'Etat s'était effectivement référé à la dignité, celle d'une personne de petite taille, objet d'une attraction de mauvais goût appelée "lancer de nain". On oublie souvent de mentionner que la Commune de Morsang-sur-Orge, pour justifier l'interdiction de ce "spectacle", avait omis d'invoquer devant les juges la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme portant sur l'interdiction des traitements inhumains et dégradants. L'eût-elle fait, le Conseil d'Etat n'aurait pas été obligé de s'appuyer sur un principe de dignité dont le fondement juridique manquait singulièrement de solidité.

Dans l'affaire des gâteaux niçois, le juge des référés du tribunal administratif se sentait sans doute autorisé à donner une interprétation extensive du principe de dignité. N'y était-il pas incité par la première décision Dieudonné rendue en référé par le Conseil d'Etat le 9 janvier 2014 ? Contre toute attente, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, à l'époque, ordonné l'interdiction du spectacle en s'appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité. 

Cette jurisprudence a fait long feu. Un an plus tard, dans son ordonnance du 6 février 2015, le Conseil d'Etat a sanctionné l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné prononcée par le maire de Cournon d'Auvergne, sans se référer une seule fois au principe de dignité. Dans une décision du 25 mars 2015, le tribunal administratif de Toulon a repris cette jurisprudence, lui aussi sans se référer à la dignité. La décision du 16 avril 2015 se situe exactement dans cette ligne. Après un bref détour, elle revient finalement à la jurisprudence libérale illustrée par l'arrêt Benjamin de 1933.

Le tribunal de Nice a ainsi été victime de cette première jurisprudence Dieudonné  qu'il a, en quelque sorte, poussée à son paroxysme au point de frôler le ridicule. D'une certaine manière, sa décision illustrait parfaitement ce qu'aurait pu devenir une jurisprudence donnant une telle interprétation de l'arrêt Morsang-sur-Orge. La dignité risquait alors de devenir un concept-valise, sorte de bonne à tout faire du droit administratif, permettant de donner un fondement juridique à toutes les mesures faisant prévaloir le respect de "valeurs" plus ou moins idéologiques sur celui de l'Etat de droit.


vendredi 17 avril 2015

L'amiante et les conditions de la mise en examen

Le 14 avril 2015, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu trois arrêts portant sur la mise en examen de décideurs publics et privés, accusés d'avoir exposé à l'amiante certains personnels qui ont ensuite développé des maladies graves, notamment des cancers du poumon.

Une première lecture des décisions montre des décisions radicalement différentes, au moins dans leurs conséquences juridiques.

Jussieu et Dunkerque : les affaires suivent leur cours


Deux de ces affaires concernent l'exposition à l'amiante des étudiants et personnels travaillant sur le campus universitaire de Jussieu et des salariés des chantiers de Dunkerque. L'association de défense des victimes de l'amiante (ADVA) a porté plainte pour homicides et blessures involontaires, et omission de porter secours. Sur cette base, certains responsables du ministère de la Santé et médecins du travail ont été mis en examen. Ayant fait un recours contre cette décision, ils obtenu de la Chambre de l'instruction l'annulation de leur mise en examen pour défaut de lien de causalité entre les faits reprochés et le dommage subi. Aux yeux des juges, les expertises médicales ne permettaient pas de démontrer avec certitude que la contamination avait eu lieu pendant que les victimes exerçaient des fonctions professionnelles sur ces deux sites. Les responsables cités ne pouvaient donc être accusés d'une infraction, alors que les faits n'étaient pas établis.

La Cour de cassation sanctionne ce raisonnement trop rigide. Elle estime que la mise en examen peut être décidée  "si des indices graves ou concordants rendent vraisemblable le fait qu'une personne ait pu participer à la commission des infractions reprochées". A la certitude exigée par la Chambre de l'instruction, elle substitue le caractère vraisemblable de l'implication des intéressés, notamment par leur abstention, des mesures destinées à préserver la santé des victimes n'ayant pas été prises.

La Cour casse donc la décision des juges d'appel qui n'ont pas vérifié la présence, ou l'absence, de ces indices "graves ou concordants". La mise en examen n'est pas annulée et ces deux affaires suivent leur cours, et les intéressés sont donc susceptibles d'être jugés devant le tribunal correctionnel.

Condé-sur-Noireau : fin de l'histoire


Dans la troisième affaire, celle qui concerne l'entreprise Ferodo-Valéo de Condé-sur-Noireau, les différentes mises en examen ont été annulées par la Chambre de l'instruction pour défaut d'indices graves et concordants de nature à la justifier. La Cour confirme donc simplement cette décision qui s'appuie sur les motifs qu'elle a rappelés dans les affaires de Jussieu et Dunkerque. 

Au nombre des responsables définitivement mis hors de cause figure Martine Aubry, qui était directrice des relations du travail au ministère du travail de 1984 à 1987, et qui avait été mise en examen en 2012, accusée de ne pas avoir agi suffisamment tôt pour protéger les salariés.  Pour elle, comme pour les autres responsables mis en cause, l'affaire pénale s'arrête là. 

La part du feu. Emmanuel Roy. 2013.

 

L'article 80-1 du code de procédure pénale


Derrière ces différences dans les effets apparaît cependant une véritable unité de la jurisprudence. Par ces trois décisions, la Chambre criminelle de la Cour de cassation donne l'interprétation des dispositions de l'article 80-1 du code de procédure pénale (cpp). Issu de la loi du 15 juin 2000 renforçant la présomption d'innocence et les droits des victimes, il dispose : "A peine de nullité, le juge d'instruction ne peut mettre en examen que les personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi". 

L'intention du législateur est d'éviter ou au moins de retarder autant que possible la mise en examen qui suscite la même opprobre sociale que l'ancienne "inculpation". Deux principes sont donc posés par la loi.

Elle précise d'abord que le juge ne peut procéder à la mise en examen que s'il estime ne pas pouvoir recourir à la procédure du témoin assisté, censée être moins humiliante pour l'intéressé. Rien ne lui interdit cependant de commencer par placer une personne sous le statut de témoin assisté, puis, quelques semaines ou quelques mois plus tard selon l'avancement de l'instruction, de la mettre en examen.

Les indices "graves ou concordants"


Le second principe réside dans l'exigence de ces "indices graves ou concordants". Dans sa décision du 1er octobre 2003, la Cour de cassation rappelle que leur absence impose à la Chambre de l'instruction de prononcer l'annulation de la mise en examen. Les trois décisions du 14 avril 2015 s'appuient sur cette jurisprudence, d'autant qu'elle est intervenue sur des faits assez semblables de contamination, ou non, par la maladie de Kreuzfeld-Jacob de clients d'un restaurant. Dans le cas de l'amiante, la Cour de cassation se limite à sanctionner les juges du fond qui n'ont pas recherché l'existence de ces indices, dans les affaires Jussieu et Dunkerque. Ils l'avaient fait en revanche dans l'affaire Condé-sur-Noireau, ce qui explique la confirmation de leur décision par la Cour de cassation.

Reste évidemment à s'interroger sur l'incertitude de cette notion d'"indices graves ou concordants", notion surtout utilisée pour faire un choix entre le statut de témoin assisté et celui de mis en examen.  La seule chose certaine en effet est que la réunion d'indices graves ou concordants n'oblige pas le juge à mettre l'intéressé en examen. Elle lui interdit en revanche de l'entendre comme témoin (art. 105 cpp).

Sur le fond, il est bien difficile de connaître les critères de définition des indices graves ou concordants. C'est si vrai que le code de procédure pénale lui-même semble hésiter. Dans l'article 80-1, il évoque des indices graves "ou" concordants. Dans l'article 105, il évoque des indices graves "et" concordants. On peut évidemment se demander si des indices discordants peuvent être graves ou si des indices particulièrement ténus peuvent être pris en considération, dès lors qu'ils sont concordants. La jurisprudence ne donne aucun éclaircissement sur ce point. L'appréciation de la gravité comme de la concordance de ces indices est donc finalement laissée au juge d'instruction, ce qui revient à l'idée qu'il les apprécie "en son âme et conscience", sous le contrôle de la Chambre de l'instruction. La loi se borne finalement à rappeler au juge d'instruction, sans réellement porter atteinte à son autonomie, que la mise en examen ne peut être décidée qu'à partir d'un certain palier de vraisemblance de la culpabilité de la personne.

Les décisions du 14 avril 2015 incitent donc les juges à se montrer rigoureux dans l'appréciation des faits. L'absence de certitude dans l'appréciation du lien de causalité ne doit pas permettre d'écarter systématiquement la mise en examen de responsables coupables d'inertie dans le traitement d'une crise sanitaire. En même temps, la réalité des indices graves ou concordants doit pouvoir être démontrée devant les juges d'appel.

Scandale médiatique ou indemnisation des victimes ?


A leur manière, ces décisions illustrent parfaitement ce que la Cour de cassation cherche précisément à éviter. S'il est incontestable que la contamination par l'amiante cause des dommages qui doivent être réparés, la voie des poursuites pénales n'est peut-être pas la plus efficace même si elle peut se cumuler avec l'action civile. L'association des victimes de l'amiante vient de passer une petite trentaine d'années à essayer d'obtenir la condamnation de décideurs publics, avec un succès pour le moins modeste. Des juges d'instruction ont mis en examen des responsables pour des infractions graves, avant de voir leur dossier s'effondrer.

Considérée sous cet angle, l'affaire de l'amiante ressemble un peu à celle du sang contaminé. La dénonciation très médiatique d'un scandale dans la haute administration, voire dans la sphère gouvernementale, a été privilégiée, pour s'achever dans un demi-échec. Les associations devraient peut-être s'inspirer de leurs homologues américaines, qui cherchent, avant tout, un patrimoine responsable. La démarche peut sembler bassement matérialiste et beaucoup moins médiatique. Mais la recherche d'une indemnisation aussi élevée que possible, de soins médicaux aussi efficaces que possible, n'est-elle pas au coeur de l'intérêt des victimes et de leurs ayants-droit ?

dimanche 12 avril 2015

Le droit au logement opposable deviendrait-il.... opposable ?

L'arrêt Tchonkotio Happi c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 9 avril 2015 montre que les lois purement cosmétiques finissent parfois par produire des effets, au moins au plan européen. La requérante et sa famille sont, du moins en principe, des bénéficiaires de la loi du 5 mars 2007 instituant un "droit au logement opposable" (loi DALO). Vivant dans un appartement insalubre en région parisienne, la famille, sur le fondement de ce texte, a été désignée comme prioritaire et devant être relogée en urgence. C'était il y a plus de trois ans, et, au jour de la décision de la Cour européenne, la famille vivait toujours dans son logement insalubre. Certes, le plafond de la cuisine risque de lui tomber sur la tête, mais elle a la satisfaction de figurer sur une liste de bénéficiaires prioritaires du droit au logement opposable. 

Devant la Cour européenne des droits de l'homme, Mme Happi conteste la procédure mise en place par la loi du 5 mars 2007, estimant que ce "droit au logement opposable" porte atteinte au droit à un recours effectif garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

Une loi, ou un pléonasme ?


La notion même de "droit au logement opposable" a quelque chose de surprenant. Elle relève en effet du pléonasme : un droit qui n'est pas "opposable" ne peut être invoqué devant les tribunaux, et se trouve donc dépourvu de toute puissance normative. Un droit qui n'est pas opposable n'est donc pas un droit. 

La procédure mise en place en 2007


La procédure mise en place par la loi de 2007 ne fait que refléter cette ambiguïté originale. Elle organise un mécanisme d'attribution prioritaire de logement en urgence dont les bénéficiaires figurent sur une liste établie par une commission de médiation. Une fois sa situation prioritaire établie, le demandeur peut faire valoir cette situation auprès des bailleurs sociaux et le préfet peut même donner une injonction à l'un d'entre eux de reloger l'intéressé dans son parc social. A l'issue d'un délai variant de trois à six mois selon la région et la taille du logement demandé, le demandeur peut saisir le juge administratif, qui est fondé à donner une injonction au préfet, exigeant le relogement de l'intéressé, le cas échéant sous astreinte. 

Bidonville. Claude Nougaro. 1966

Le droit à l'exécution d'une décision de justice

 

C'est ce qu'a fait la requérante, et elle obtenu du tribunal administratif de Paris une injonction au préfet de la région Ile de France exigeant qu'un logement lui soit attribué, sous astreinte de 700 € par mois de retard. En janvier 2012, l'Etat a donc payé la somme de 8400 € pour liquidation de l'astreinte, somme payée au Fonds d'aménagement urbain d'Ile de France. Cette astreinte a donc pour finalité d'inciter l'Etat à exécuter la décision. Elle n'a aucune fonction compensatoire, puisque la requérante ne touche rien, la somme étant versée à un fonds géré par les services de l'Etat. Autrement dit, l'astreinte est liquidée par l'Etat au profit de l'Etat.

La requérante s'estime donc victime d'une violation de son droit à l'exécution d'une décision de justice. Depuis sa décision Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, la Cour estime en effet que ce droit constitue l'une des facettes du droit d'accès à un tribunal. L'exécution doit d'ailleurs être complète et non partielle. Dans une décision Matheus c. France du 31 mars 2005, la Cour a ainsi été saisie d'un refus de concours de la force publique opposé au requérant qui avait obtenu du juge l'expulsion du locataire sans titre qui occupait un terrain lui appartenant. Pour la Cour européenne, le droit au recours effectif n'implique pas seulement le droit d'obtenir une décision de justice mais celui d'en obtenir l'exécution, avec le concours effectif des autorités. 

Le droit au logement, sans logement


Cette analyse s'oppose directement à celle du droit français qui repose sur une dissociation totale entre l'existence d'une procédure contentieuse destinée à affirmer l'existence d'un droit au logement opposable et son effectivité. Peu importe que le requérant n'obtienne pas de logement s'il a eu la satisfaction, purement intellectuelle, de voir son "droit au logement" consacré par un juge.

Ce raisonnement s'incarne dans l'avis rendu par le Conseil d'Etat le 2 juillet 2010. Interrogé alors sur la compatibilité de la procédure mise en oeuvre par la loi du 5 mars 2007 avec le droit au recours effectif consacré par la Convention européenne, le Conseil d'Etat se borne à constater l'existence d'un recours contentieux, et la possibilité d'obtenir du juge une injonction sous astreinte. Il ajoute d'ailleurs que le requérant peut, en cas d'inertie des autorités et de leur incapacité à lui procurer un logement,  engager ensuite la responsabilité de l'Etat. 

L'échec du dispositif DALO


A l'opposé de cette approche purement contentieuse, le rapport d'information publié le 27 juin 2012 par la commision sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois s'intéresse aux faits et seulement aux faits. Il affirme clairement que le dispositif du droit au logement opposable est "pour le moins décevant", ajoutant que l'astreinte "que l'Etat se verse à lui-même" n'a aucun caractère dissuasif. Le comité de suivi de la loi, dans son 6è rapport publié en 2012, donne des chiffres accablants, observant qu'en Ile de France, seulement 33 % des demandeurs ayant obtenu de figurer sur la liste des personnes à reloger sur le fondement de la loi DALO ont effectivement eu satisfaction. La Cour européenne mentionne d'ailleurs que les chiffres communiqués pa l'administration pour 2013 font état d'un pourcentage de 26, 8 %, c'est à dire en forte baisse par rapport à 2012. 

Cette situation trouve son origine dans le nombre insuffisant des logements sociaux et dans la résistance de certains élus. Les communes les plus riches ne respectent pas la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbaine, dite loi SRU. Plutôt que construire les logements sociaux exigés par la loi, soit 20 % du parc global, elles préfèrent payer la taxe annuelle. Les préfets, confrontés à un grand nombre de demandes de relogements au titre de la loi DALO, s'adressent donc aux communes les plus modestes, celles qui ont déjà 20 % ou plus de logements sociaux. Le résultat est que les communes les plus pauvres sont sollicitées toujours davantage pour accueillir les familles les plus pauvres. Les élus sont tentés de résister à ces demandes pour éviter cette dynamique de la pauvreté qui conduit à la constitution de ghettos.

La décision de la Cour européenne du 9 avril 2015 apparaît ainsi comme le constat d'un échec. La loi du 5 mars 2007, on s'en souvient,  avait été votée dans l'émotion suscitée par l'occupation du canal Saint Martin par des centaines de tentes de personnes sans domicile fixe, action médiatisée par l'association "Les Enfants de Don Quichotte". Le problème est que les textes votés dans l'émotion ne sont pas toujours les meilleurs. La Cour européenne sanctionne finalement une loi purement cosmétique, dont l'objet était purement déclaratoire. En clair, elle affirme que le droit au logement opposable doit devenir effectivement opposable. Le problème va désormais être celui de la mise en oeuvre de la décison de la Cour européenne, en l'absence d'un parc de logements sociaux suffisants. A moins que le législateur préfère réfléchir à un dispositif un peu moins proclamatoire et un peu plus efficace ?

jeudi 9 avril 2015

QPC : Le contrôle de l'Etat sur les activités privées de sécurité

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel confirme que les entreprises privées de sécurité ne sont pas des entreprises comme les autres. Leur activité n'est pas seulement soumise à la loi du marché mais aussi et surtout à celle de l'Etat.

Les requérants M. Kamel B. et la société qu'il dirige, Constellation Sécurité SAS, contestent la constitutionnalité de l'article L 612-7 al. 1 du code de la sécurité intérieure (csi). Celui-ci prévoit que l'agrément indispensable à l'exercice d'une profession dans le secteur de la sécurité privée ne peut être délivré qu'aux personnes de nationalité française ou ayant celle d'un Etat membre de l'Espace économique européen (EEE), c'est à dire de l'un des Etats membres de l'UE auxquels il faut ajouter l'Islande, le Liechtenstein, la Suisse, l'Autriche, la Suède et la Norvège. 

Cette condition d'octroi de l'agrément n'est pas la seule. Il en existe d'autres, liées à la moralité du demandeur et notamment au fait qu'il n'ait jamais fait l'objet d'une condamnation criminelle ou correctionnelle, ou encore à son aptitude professionnelle. N'ayant pas la nationalité française, ni celle d'un pays de l'EEE, M. Kamel B. s'est donc vu refuser l'agrément par le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), compétent en ce domaine. Le CNAPS n'avait d'ailleurs pas le choix, puisque c'est la loi elle-même qui impose cette condition de nationalité.

Le principe d'égalité


En l'espèce, cette condition est contestée au nom du principe d'égalité devant la loi, principe consacré par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui énonce que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse".

Le Conseil constitutionnel ne voit pas d'atteinte à l'égalité dans la condition de nationalité imposée aux responsables d'une entreprise de sécurité privée. Il s'appuie sur une jurisprudence constante, toujours formulée dans les mêmes termes : "Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec la loi qui l'établit" (Par exemple : décision du 18 mars 2009 sur le droit au logement). En l'espèce, le Conseil estime que les dirigeants d'une entreprise privée de sécurité ne sont pas dans une "situation identique" à celle d'un autre dirigeant d'entreprise. Et il donne des précisions, rappelant ainsi la nécessité d'un contrôle étatique sur ces activités.

La condition de nationalité


L'exigence d'une condition de nationalité pour exercer une profession n'est pas rare. C'est ainsi que le responsable d'un casino ou... d'une entreprise de pompes funèbres doit avoir la nationalité française ou celle d'un Etat de l'EEE. Il en est de même des détectives privés et des avocats aux Conseils. Cette liste à la Prévert pourrait être allongée. Dans tous les cas, elle concerne deux types de professions, d'une part celles dont on se méfie pour diverses raisons comme l'absence de contrôle des compétence, d'autre part celles qui, d'une manière ou d'une autre, sont associées au service public.

En matière de sécurité privée, la condition de nationalité figurait déjà dans la loi sur la sécurité intérieure du 12 juillet 1983. A l'époque, l'accès à ces professions était limitée aux ressortissants français. Il est vrai que le marché était beaucoup plus étroit, limité de fait au gardiennage et aux transports de fonds. La loi du 18 mars 2003 a ensuite étendu l'agrément aux ressortissants de l'EEE, conformément aux dispositions de l'Accord de libre échange européen. En même temps, le marché de la sécurité privée s'élargissait à des domaines nouveaux comme la vidéosurveillance ou la protection des navires contre la piraterie. De fait, le secteur de la sécurité privée est de plus en plus sollicité pour intervenir au profit des collectivités publiques dans des secteurs qui, auparavant, relevaient des activités régaliennes de l'Etat.

C'est sur ce fondement que s'appuie le Conseil constitutionnel. Il affirme que le législateur a entendu "assurer un strict contrôle" de ces dirigeants. L'existence même de la procédure d'agrément  est liée au fait que ces entreprises sont "associées aux missions de l'État en matière de sécurité publique". La formule rattache ainsi les professions de la sécurité privée au service public, qu'elles le veuillent ou non. 

Hergé. Tintin en Amérique. 1946


Le CNAPS 


La précision n'est pas sans importance si l'on considère l'ambiguïté de la structure même chargée de contrôler l'activité des société privées de sécurité, le CNAPS. Ce "Conseil" trouve son origine dans la loi du 14 mars 2011 sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2, ou plus exactement dans un amendement gouvernemental déposé devant le Sénat. Il est le pur produit des idées d'Alain Bauer, à l'époque conseiller de Nicolas Sarkozy. Il est d'ailleurs toujours président du collège du CNAPS, organe chargé d'administrer cette institution. 

D'une manière générale, la création du CNAPS répond à deux objectifs. D'une part, il s'agit d'affirmer une volonté de "moraliser" les professions de la sécurité privée en imposant un contrôle de l'Etat, contrôle assuré par l'octroi de l'agrément. D'autre part, il s'agit d'organiser la profession, le CNAPS constituant ainsi l'instrument d'un lobbying. Son organisation semble davantage centrée sur le second objectif que sur le premier. C'est ainsi que les professionnels du secteur bénéficient d'une très large représentation au sein du conseil d'administration. De même, le CNAPS est financé par une taxe sur les activités de sécurité privée. Autant dire que le contrôle de ces entreprises est financé par elles-mêmes, ce qui leur confère évidemment un poids non négligeable dans l'institution.

Par sa décision du 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel va résolument à l'encontre d'un discours qui présente la sécurité privée comme entièrement substituable aux forces publiques de sécurité. Il précise clairement que le secteur de la sécurité privée n'est pas une alternative au service public, mais un instrument du service public auquel il doit être subordonné. Il est donc naturel qu'il soit soumis à un encadrement juridique qui tienne compte de la spécificité des missions de sécurité. C'est une mise au point fort utile, à une époque où la privatisation de la sécurité est trop souvent perçue comme le moyen essentiel de faire des économies en sous-traitant à des personnes privées les missions régaliennes de l'Etat.