« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 31 août 2014

Lanceurs d'alerte : principe général ou ballon d'essai ?

Le jugement rendu par le Tribunal administratif de Cergy Pontoise le 15 juillet 2014 a déjà été commenté très favorablement par Jean Philippe Foegle et Patrick Cahez. Tous deux saluent la consécration d'un "principe général" de protection des "lanceurs d'alerte".

Le fonctionnaire "lanceur d'alerte"


La requérante, fonctionnaire, a dirigé un office public d'habitat jusqu'à sa révocation en 2007, révocation intervenue pour motif disciplinaire alors qu'elle avait dénoncé des manquements aux règles de passation des marchés commis à la fois par l'un de ses subordonnés et par le Président de l'Office. Ce dernier a d'ailleurs été condamné en 2013 par le tribunal correctionnel pour atteinte à l'égalité des candidats dans les marchés publics et prise illégale d'intérêt. En même temps, la requérante obtenait l'annulation de sa révocation, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Versailles en 2010, puis par le Conseil d'Etat en 2012. L'OPHLM a donc dû reconstituer la carrière de la requérante.

Peu de temps après sa réintégration, en juin 2011, celle-ci s'est portée candidate au poste de directeur général de l'Office, devenu vacant. Le Conseil d'administration a pourtant refusé de la nommer après avoir entendu la rapport du Président, celui-là même dont elle avait dénoncé les malversations et qui serait plus tard condamné par le tribunal correctionnel. Le dossier montre qu'il avait fait devant le conseil d'administration un rapport extrêmement tendancieux, affirmant notamment que la Cour administrative d'appel avait relevé des fautes graves dans la gestion de la requérante. C'est donc ce refus de nomination que conteste la requérante devant le tribunal administratif.

Aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale (cpp), tout fonctionnaire qui "dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". Autrement dit, la requérante n'avait pas seulement la possibilité de dénoncer des malversations. Elle en avait l'obligation. On doit donc observer que le "lanceur d'alerte" est d'abord un fonctionnaire qui remplit sa mission d'intérêt général.

Le tribunal administratif se trouve donc dans une situation détestable, face à une décision manifestement illégale mais qu'il ne peut annuler sur le fondement d'un manquement à une loi protégeant les lanceurs d'alerte. En effet, les législations qui existent sont toutes postérieures aux faits de l'espèce.

Le retour du détournement de pouvoir


Devant cette situation, le juge va rechercher dans son arsenal juridique le bon vieux détournement de pouvoir. Il affirme donc que la présentation du dossier de la requérante lors de sa candidature à la direction de l'Office n'avait pas pour objet d'"apprécier ses mérites professionnels" mais seulement de la "dénigrer" en raison de sa dénonciation de faits délictueux.

Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l'intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu'il s'agit d'un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l'intérêt général, par exemple l'intérêt d'un parti politique ou l'intérêt personnel de son auteur. Le détournement de pouvoir est également constitué lorsque l'auteur de l'acte poursuit un but d'intérêt général autre que celui que les textes l'autorisaient à poursuivre. L'arrêt Estève du 12 janvier 1994 sanctionne ainsi sur ce fondement la décision d'un conseil municipal qui modifie le plan d'occupation des soles de la commune, dans le seul but de faire baisser la valeur d'un terrain que la commune désire acquérir.

Dans l'affaire soumise au tribunal administratif de Cergy Pontoise, il ne fait aucun doute que le détournement de pouvoir entre dans la première catégorie. Le Président du conseil d'administration règle un compte personnel avec une salariée qui a dénoncé des pratiques de corruption. Sur ce point, le jugement ne fait que reprendre une jurisprudence bien établie. Dans un arrêt commune de Grougis du 4 janvier 1974, le Conseil d'Etat considérait déjà comme entaché de détournement de pouvoir un changement d'horaires de travail visant à empêcher la réintégration d'un agent révoqué illégalement.

Le tribunal aurait-il pu statuer autrement ? Sans doute, car il y avait en même temps un manque d'impartialité évident dans la procédure de recrutement. Les membres du conseil d'administration n'ont ils pas dû statuer à partir des seules informations, grossièrement erronées, données par leur Président ? La requérante n'a donc pas été en mesure de défendre ses chances équitablement.

Le détournement de pouvoir présente cependant une dimension morale qu'il ne faut pas négliger. En utilisant ce fondement, le tribunal administratif sanctionne non seulement l'absence de motif licite, mais aussi une corruption érigée en système. A une époque où la requérante avait déjà obtenu sa réintégration de la Cour administrative d'appel, l'Office s'efforçait encore de lui interdire tout avancement. Agissant ainsi, son conseil d'administration allait délibérément à l'encontre de la décision du juge qui avait ordonné une reconstitution de carrière, y compris évidemment le droit de se porter candidate à un avancement dans des conditions équitables.

La femme à abattre. Bretaigne Windust. 1951

Principe général ou ballon d'essai ?


Le juge pouvait annuler la décision en se fondant sur le seul détournement de pouvoir. Il va cependant plus loin, s'engageant dans une jurisprudence de combat  plus audacieuse. Il affirme en effet l'existence d'un "principe général" selon lequel "aucune mesure concernant notamment le recrutement ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions".

La rédaction peut surprendre. La terminologie habituelle se réfère aux "principes généraux du droit", voire aux "principes généraux du droit de la fonction publique". En l'espèce, le juge évoque un "principe général", sans davantage de précision.

Ces nuances terminologiques pourraient apparaître bien superflues, si elles ne révélaient pas une certaine confusion juridique. Le juge déclare trouver l'origine de ce principe dans l'article 6 de la loi du 13 janvier 1983 portant statut des fonctionnaires, article 6 qui a fait l'objet d'une nouvelle rédaction en 2012. Il précise qu'aucune mesure affectant la carrière d'un fonctionnaire ne peut être prise à l'égard de celui qui "a témoigné d'agissements contraires aux principes énumérés à l'alinéa 2 du même article". La lecture attentive de cet alinéa 2 montre cependant qu'il vise exclusivement les discriminations de toutes natures entre les fonctionnaires. Or la requérante n'a pas dénoncé des discriminations au sein de la fonction publique mais des pratiques de corruption dans la passation de marchés avec des cocontractants privés. Ajoutons que le juge administratif affirme que cette rédaction de l'article 6 trouve son fondement dans la loi du 6 décembre 2013, alors qu'il s'agit de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel.

La loi du 6 décembre 2013, quant à elle, vise plus précisément les lanceurs d'alerte. Son article 35 énonce qu'aucune mesure disciplinaire ou liée à la carrière ne peut intervenir "pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Cette fois, on a le sentiment que ce texte est exactement adapté au cas de notre malheureuse requérante... si ce n'est que la loi du 6 décembre 2013 "relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière" ne concerne pas les fonctionnaires. Ses dispositions n'ont d'ailleurs pas été intégrées dans le statut. Le tribunal ne pouvait donc pas invoquer un "principe général du droit de la fonction publique".

Quoi qu'il en soit, aucun des deux textes n'était applicable aux faits de l'espèce, intervenus en 2011. Le juge affirme donc l'existence d'un "principe général" destiné à remédier à l'absence de texte protégeant les lanceurs d'alerte en 2011. Il n'en demeure pas moins que ce "principe général" paraît bien fragile, et que sa survie semble problématique si la décision du tribunal administratif fait l'objet d'un appel. Le Conseil d'Etat accepterait il de considérer comme principe général du droit de la fonction publique un principe consacré par un texte qui vise les salariés du secteur privé ? On peut en douter.

Considéré sous cet angle, ce nouveau "principe général" prend l'allure d'un ballon d'essai, sans danger puisque le détournement de pouvoir a déjà permis de sanctionner la décision grossièrement illégale. Il permet de mettre en lumière l'insuffisance du dispositif législatif relatif aux lanceurs d'alerte. La démarche n'est sans doute pas inutile si l'on considère que le projet de loi relatif au secret des sources des journalistes, et donc à la protection des lanceurs d'alerte, a été déposé devant l'Assemblée nationale en juin 2013 et n'a pas encore été débattu.





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mercredi 27 août 2014

Concours de l'ENA : l'obéissance est un métier bien rude

Il faut remercier bien vivement les Chevaliers des Grands Arrêts qui, sur leur blog, ont fait connaître à la Ville et au monde les sujets de droit public proposés aux trois concours de l'ENA. Ces trois sujets sont respectivement : pour le premier concours, "Le juge administratif, juge de l'économie" ; pour le deuxième, une note relative "aux mutations de la relation entre l'administration et les usagers, telles qu'appréhendées tant par le législateur que par le juge" ; pour le troisième, "rédiger une note permettant d'évaluer les marges de manoeuvre des pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques".

En apparence, des questions techniques de droit administratif qui n'appellent pas de commentaire particulier. En réalité, ces sujets sont tout simplement admirables, admirables de sincérité désarmante, admirables de transparence sur la manière dont est perçue la formation des hauts fonctionnaires. Certes, on objectera qu'il s'agit de sujets de concours, d'abord destinés à évaluer les connaissances des candidats en droit public. Sans doute, mais en principe destinés à ne circuler que dans le cercle étroit des hauts fonctionnaires, ils révèlent aussi la culture dominante d'un milieu.

Souvenons que lors de sa création, par une ordonnance du 9 octobre 1945, l'ENA avait pour objet de démocratiser l'accès à la haute fonction publique. Dans l'esprit de Michel Debré, l'Ecole n'était pas dissociable de la notion de méritocratie, et moins encore de celle de service public. Les trois sujets de droit public nous révèlent pourtant bien autre chose. Observons d'abord qu'ils sont trois parce qu'il y a trois concours, pour trois types de candidats, qui n'ont pas les mêmes espérances et dont le jury n'attend pas des qualités absolument identiques.

Le cercle enchanté


Les candidats du premier concours, dit externe, sont ceux qui empruntent la voie royale. Bébés Cadum de la République, ils sont les purs produits des bonnes écoles, sont passés le plus souvent par les IEP (surtout celui de Paris). Leurs parents ont accepté de payer très cher une scolarité qui met leur progéniture à l'abri de toute promiscuité avec la plèbe universitaire. 

Ceux-là ont composé sur "Le juge administratif, juge de l'économie". N'est-ce pas une préoccupation bien naturelle, si l'on considère que l'objectif du candidat du premier concours est de sortir de l'ENA dans la botte, c'est à dire dans les grands corps. Après quelques années au Conseil d'Etat ou à la Cour des comptes, il espère bien sortir de de la fonction publique peu rémunératrice pour aller pantoufler dans quelque entreprise publique ou privée. Il faut donc l'initier au droit public économique, lui faire connaître les bienfaits des partenariats public-privé, ces célèbres "ppp" qui diluent le service public dans la finance et offrent des perspectives de carrière fort alléchantes ?

Les candidats du second concours ont un handicap sérieux, car ils peuvent être issus, même si ce n'est pas toujours le cas, de la méritocratie. Ils sont entrés dans la fonction publics à un niveau moins élevé et visent une accélération de carrière. Tout fonctionnaire en poste depuis quatre ans peut se porter candidat à ce concours (art. 15 du décret du 10 janvier 2002). Cette année, le sujet invitait à rédiger une note relative "aux mutations de la relation entre l'administration et les usagers, telles qu'appréhendées tant par le législateur que par le juge"

Evoquer les "mutations", c'est déjà répondre à la question. Il y a trente ans, on invoquait le droit à l'information de l'administré, le droit d'accès aux données personnelles le concernant. Aujourd'hui, il doit renoncer à sa vie privée au nom de la lutte contre le terrorisme et des préoccupations sécuritaires. Autant dire que le candidat est invité à prendre conscience de cette évolution et à montrer qu'il est parfaitement prêt à sacrifier les droits du citoyen sur l'autel de l'intérêt de l'Etat. S'il y parvient, on ne doute pas que son origine plébéienne sera oubliée et qu'il sera jugé digne d'entrer à l'ENA, de pénétrer dans le cercle enchanté, celui qui donne accès aux ors de la République.

Dessin de Plantu

La culture de la soumission


Passons enfin, et c'est le plus intéressant, au 3è sujet, celui qui concerne le troisième concours. Celui-là a été créé par la loi du 2 janvier 1990, et est ouvert "aux personnes justifiant de l'exercice, durant huit années au total, d'une ou plusieurs activités professionnelles ou d'un ou plusieurs mandats de membre d'une assemblée élue d'une collectivité territoriale". Horreur ! Ceux-là ne viennent même pas de la fonction publique, ont généralement été éduqués à l'Ecole de la République. Ils peuvent avoir exercé n'importe quelle profession ou avoir acquis une expérience de la chose publique comme élus locaux. Personnages hautement suspects, mais heureusement peu nombreux (moins d'une dizaine de postes ouverts au concours). 

Il convient de s'assurer que ceux-là sont prêts à tout pour entrer à l'ENA, prêts à se soumettre aux directives de l'Exécutif, quel qu'en soit le contenu. Le sujet qui leur a été proposé est un jeu de rôle tout à fait réjouissant. Le candidat au 3è concours est invité à se mettre dans la peau d'un "chargé de mission auprès de la direction des libertés publiques au ministère de l'intérieur". Il ne va tout de même pas s'imaginer en conseiller du Premier ministre. Chargé de mission, c'est bien suffisant.

Quoi qu'il en soit, notre candidat est donc sollicité par un préfet territorial "souhaitant interdire la tournée d'un spectacle controversé (...)". Pour l'aider dans cette tâche délicate, il doit "rédiger une note permettant d'évaluer les marges de manoeuvre des pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques". Quel aveu ! Inutile de dire que le sujet est directement inspiré de l'affaire Dieudonné. L'unique argument juridique permettant de "restreindre les libertés publiques" pour "interdire un spectacle controversé" est de s'appuyer sur l'ordonnance de référé du Conseil d'Etat de janvier 2014, celle-là même qui remet en cause la jurisprudence Benjamin et accepte un retour à la censure préalable. 

Observons que le candidat n'a pas le choix. Il serait suicidaire d'écrire sur sa copie que le rôle d'un chargé de mission à la Direction des libertés publiques n'est pas de "restreindre les liberté publiques" mais au contraire d'en permettre l'exercice par l'application de ladite jurisprudence Benjamin. Pour le cas, bien improbable, où le candidat hésiterait, le sujet lui explique qu'il "s'agit de mettre en évidence les conditions de validité de protection de l'ordre public et les garanties apportées par le contrôle juridictionnel". Le contrôle juridictionnel, celui du Conseil d'Etat, ne saurait donc apporter que des "garanties", sans jamais concourir à la restriction des libertés. Celui qui ne présente pas la jurisprudence Dieudonné comme une formidable avancée de l'Etat de droit n'a rien compris. Celui qui ne présente pas le Conseil d'Etat comme le protecteur naturel des libertés n'a rien compris non plus. Il ne mettra sans doute pas les pieds dans l'Ecole qui forme l'élite de la fonction publique. 

On pourrait en rire tant ces sujets étaient prévisibles. Ils révèlent pourtant une triste réalité : la qualité  attendue du candidat à l'ENA, surtout celui qui n'est pas le pur produit du milieu, n'est plus tant l'esprit du service public et de l'intérêt général que le conformisme. Il doit exécuter sans poser de question l'ordre qui lui demande de restreindre les libertés publiques. Il ne lui appartient pas de demander au préfet si, par hasard, il ne disposerait pas de forces de police suffisante pour garantir à la fois la liberté d'expression et l'ordre public. Son seul travail est de trouver un fondement juridique à la décision  d'interdiction, pas de la discuter. Triste fonction qui assimile le haut fonctionnaire à un domestique de grande maison. Corneille n'avait-il pas affirmé que "l'obéissance est un métier bien rude" ? (Nicomède, Acte II, scène 1).

dimanche 24 août 2014

Le choix de sa résidence est-il un droit de l'enfant ?

La voix de l'enfant est largement prise en compte par le droit. Dans sa décision du 22 juillet 2014 Rouiller c. Suisse, la Cour européenne des droits de l'homme marque cependant les limites de ce droit d'expression de l'enfant, dans le cas particulier du choix de son lieu de résidence.

Un divorce conflictuel


Les faits à l'origine du recours se résument à l'histoire d'un divorce conflictuel. La requérante, ressortissante suisse, a épousé un Français qui travaille à Bâle. Le couple s'est installé en France, tout près de la frontière suisse, et deux enfants sont nés en 1993 et en 1999. En octobre 2000, le divorce est prononcé par le tribunal de Mulhouse, et il est convenu que l'autorité parentale sera exercée en commun. Malgré l'opposition du père qui veut que ses enfants continuent leurs études dans le système scolaire français, la mère décide en 2006 de s'installer à Binningen, en Suisse, village situé à sept kilomètres du domicile paternel. S'engage alors un contentieux devant la justice suisse.

Le père demande l'application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants. Le tribunal de district avait considéré que, compte tenu de la faible distance entre les domiciles du père et de la mère, l'attitude de la mère doit être analysée comme une violation du droit de garde, mais pas comme un enlèvement international d'enfant. Le tribunal s'appuyait également sur la volonté exprimée par l'aîné des enfants, âgé de quatorze ans à l'époque, qui avait déclaré vouloir résider en Suisse. Le tribunal cantonal, puis le tribunal fédéral, en ont cependant décidé tout autrement, estimant que l'enlèvement international d'enfant était constitué, et que le choix de l'enfant ne saurait être l'élément déterminant dans la décision concernant sa résidence. La mère a exécuté le jugement, et s'est réinstallée en France en 2008, déposant en même temps un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.

La requérante invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, estimant que le retour de ses enfants en France emporte une atteinte à la vie privée de l'ensemble de la famille. Au moment de la décision du tribunal fédéral, ils sont installés en Suisse depuis deux ans, et y vivent une vie familiale normale.

 La Cour européenne reconnaît que la décision du tribunal fédéral a pour conséquence une ingérence dans la vie privée de la requérante et de ses enfants. Ce principe était déjà acquis depuis l'arrêt de Grande chambre du 6 juillet 2010 Neulinger et Shuruk c. Suisse. Cette ingérence est cependant appréciée par la Cour et ne peut être conforme à l'article 8 que si elle est "prévue par la loi" et "nécessaire une société démocratique".

La Convention de La Haye


Aux yeux des juges suisses, le fondement juridique de l'ingérence se trouve dans la Convention de La Haye, ratifiée par la Confédération. Son article 3 affirme que le déplacement d'un enfant est illicite lorsqu'il y a eu lieu en violation du droit de garde. Dans ce cas, les juges doivent ordonner le retour de l'enfant, et c'est exactement ce qu'a fait le tribunal fédéral.

En l'espèce, la mère semble considérer qu'elle exerce seule le droit de garde, feignant de croire qu'elle n'avait qu'à informer leur père de leur changement d'adresse. Le débat juridique porte donc sur la définition du droit de garde, dont la mère a fait une interprétation très aventurée.
En droit français, et il convient de rappeler que le divorce a été prononcé à Mulhouse, la notion de "garde" a été remplacée par celle d'"autorité parentale". Dans le cas d'espèce, le divorce prévoit une autorité parentale exercée en commun. En 2006, la Cour d'appel de Colmar a même formellement refusé à la mère l'exercice exclusif de l'autorité parentale, exercice exclusif qu'elle demandait pour pouvoir changer de domicile. Dès lors que l'autorité parentale était partagée, elle ne pouvait donc pas modifier unilatéralement le pays de résidence des enfants, sans l'accord de leur père.

La notion d'autorité parentale n'a rien d'incompatible avec le droit de garde, tel qu'il est défini par la Convention de La Haye : "le droit portant sur les soins de la personne de l'enfant, et en particulier celui de décider de son lieu de résidence". Dès lors que l'autorité parentale est exercée en commun, la "garde", au sens de la Convention, est partagée, ce qui signifie que l'autorisation du père était indispensable pour changer le pays de résidence des enfants. Il y a donc bien violation du droit de garde, au sens de l'article 3 de la Convention, et le changement de résidence s'analyse bien comme un enlèvement d'enfants. Le fait que le domicile du père soit à quelques kilomètres de celui de la mère est sans incidence sur cette qualification juridique, d'autant que la Cour fait justement remarquer que le fait de devoir poursuivre leurs études dans le système suisse est une décision lourde à laquelle le père devait nécessairement être associé.


Kramer contre Kramer. Robert Benton. 1979. Dustin Hoffman. Justin Henry

La voix de l'enfant

Reste tout de même une exception à l'obligation d'exiger le retour de l'enfant, exception prévue la Convention de La Haye qui, dans son article 13, prévoit que l'autorité judiciaire peut "refuser d'ordonner le retour de l'enfant si elle constate que celui-ci s'oppose à son retour et qu'il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion". Sur ce point, la Convention de La Haye apparaît comme une anticipation de la Convention de 1989 sur les droits de l'enfant qui, dans son article 12, énonce que "les Etats parties garantissent à l'enfant qui est capable de discernement le droit d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant, les opinions de l'enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité".

Dans une décision X. c. Lettonie du 26 novembre 2013, la Cour observe que l'articulation entre le respect de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 12 de la Convention de La Haye est assurée grâce au contrôle de la procédure suivie par les juges de fond. Ces derniers doivent effectivement avoir entendu l'enfant et avoir pris, au regard de son intervention, une décision motivée. La Cour précisait d'ailleurs, dès son arrêt Maumousseau et Washington c. France du 6 décembre 2007 que les exceptions prévues à l'article 13 de la Convention de La Haye doivent susciter une motivation circonstanciée et non stéréotypée, et qu'elles doivent faire l'objet d'une interprétation stricte. 
Au regard du droit conventionnel, la voix de l'enfant ne saurait donc être le seul déterminant de la décision de justice. Observons d'ailleurs que les deux conventions se gardent bien de fixer un âge limite au delà duquel l'enfant pourrait choisir son lieu de résidence. Il appartient donc aux juges d'apprécier quelles suites il convient de donner à l'opinion de l'enfant, compte de son âge et de sa maturité.

En l'espèce, la Cour observe que la fille aînée de la requérante a été entendue alors qu'elle avait quatorze ans et qu'il n'était donc pas nécessaire de la réentendre. Elle avait certes fait part très clairement de sa volonté de demeurer en Suisse, au motif qu'elle ne voulait pas intégrer une nouvelle école où elle ne connaîtrait personne. Il ne fait guère de doute que la Cour considère que l'argument est bien léger et ne plaide guère en faveur de la maturité de l'enfant, d'autant que les exceptions de l'article 13 doivent donner lieu à une interprétation stricte.

Les droits de l'enfant sont-ils mis en cause par cette décision ? Certainement pas, car la Cour se préoccupe au contraire du danger principal auquel les enfants sont exposés lors d'un divorce, celui de la manipulation par l'un des conjoints. Certes, la voix de l'enfant doit être écoutée, mais ses parents doivent aussi savoir qu'il ne sert à rien de l'utiliser devant les juges sans de très bonnes raisons.


vendredi 22 août 2014

Les communes à côté de la plaque... d'immatriculation

Les automobilistes connaissent ou devraient connaître la LAPI. Cet acronyme signifie "Lecture automatisée des plaques d'immatriculation", et désigne un dispositif qui permet d'analyser en temps réel des flux vidéos issus de boîtiers de prise de vue. Concrètement, la LAPI permet de capturer, de lire, et d'analyser les plaques d'immatriculation des véhicules passant dans le champ de la caméra. L'autorité qui détient un dispositif LAPI peut donc identifier le titulaire de la carte grise et connecter ces informations avec d'autres fichiers comme le fichier des véhicules volés ou le système d'information Schengen (SIS) sur les personnes recherchées.

Jusqu'à présent, ce système a été mis à la disposition des seules forces de police et de douane étatiques, et notamment de la gendarmerie. Utilisé sous la forme d'un dispositif embarqué, il permet, au fil de la circulation, de repérer et d'identifier un véhicule volé, conduit par une personne recherchée, ou simplement en excès de vitesse.

Les potentialités d'un tel système n'ont pas échappé à d'autres acteurs, en particulier à ceux des élus locaux qui affichent une politique sécuritaire. La commune de Gujan-Mestras, un peu moins de 20 000 habitants au sud du bassin d'Arcachon, a saisi la CNIL d'une demande d'autorisation d'un tel système, construit à partir des caméras de surveillance installées sur son territoire. Aux termes de l'article L 252-1 du code de la sécurité intérieure sont en effet soumis à une telle autorisation les systèmes de vidéoprotection installés sur la voie publique, et donc les enregistrements sont utilisés dans des traitements automatisés permettant d'identifier, directement ou indirectement, des personnes physiques.

Dans sa délibération du 22 mai 2014, la Commission refuse de donner satisfaction à la commune de Gujan-Mestras et, par là-même, interdit aux collectivités territoriales l'usage de la LAPI.

La police judiciaire, une compétence de l'Etat


Le fondement juridique du refus de la CNIL n'est pas contestable. Les articles L 233-1 et L 233-2 du code de la sécurité intérieure réservent en effet l'utilisation de tels systèmes aux services de police, de gendarmerie et des douanes. La loi définit également avec précision la durée de conservation des données collectées, dès lors qu'il s'agit de données personnelles permettant l'identification. Elle précise que ces dernières devront être détruites à l'issue d'un délai de huit jours après leur captation. Ce délai laisse aux autorités le temps pour consulter les fichiers indispensables à la recherche des auteurs d'infraction dans le domaine de la grande criminalité et de la lutte contre le terrorisme. Si la recherche est négative, les données sont donc détruites une semaine après leur collecte.

La demande des élus de Gujan-Mestras se heurte donc directement aux dispositions législatives du Code de la sécurité intérieure, qui réserve aux autorités étatiques l'utilisation d'un tel système, excluant son usage par les collectivités territoriales.

Cette erreur de droit en entraîne une autre. En effet, les élus affirment que leur traitement a pour finalité d'apporter aux services de police et de gendarmerie nationales des moyens d'investigation supplémentaires dans le cadre de leur mission de police judiciaire. Les données seraient donc conservées durant vingt-et-un jours, et non pas huit comme la loi l'impose aux autorités étatiques, en attendant une hypothétique réquisition des forces de police étatiques, dans le cadre de la recherche d'infractions. Certes, mais la CNIL fait alors observer qu'un traitement qui poursuit une finalité de sécurité publique et de recherches d'infractions doit être autorisé par voie réglementaire après avis de la CNIL. La procédure d'autorisation devant la seule Commission n'est pas suffisante.

Enfin, la CNIL exerce sur la demande un véritable contrôle de proportionnalité. Et elle constate que cette participation à la recherche des infractions est la seule finalité invoquée par la commune pour justifier le recours à la LAPI. La Commission fait remarquer que la commune dispose déjà de caméras susceptibles de filmer les véhicules. Si la police nationale ou la gendarmerie a besoin de ces clichés, elle peut en ordonner la communication et se livrer elle même aux recherches indispensables pour retrouver les auteurs d'infraction. Autrement dit, il ne sert à rien de donner à la commune des moyens de police judiciaire qui, en tout état de cause, ne lui appartiennent pas. Elle ne saurait se présenter comme une sorte de "sous-traitant" de l'activité de police judiciaire, activité qui n'appartient qu'à l'Etat. 
 
Bullitt. Peter Yates. 1968

Le refus de l'amalgame entre police administrative et police judiciaire


Derrière ce raisonnement apparaît le refus de tout amalgame entre police administrative et police judiciaire. Le maire a certes une compétence de police générale pour assurer l'ordre et la sécurité sur le territoire de la commune. A ce titre, il peut mener une politique sécuritaire autant qu'il le souhaite, y compris dans le seul but de séduire les électeurs. Rien ne lui interdit donc de placer de recruter une police municipale nombreuse et de placer des caméras à tous les carrefours. En revanche, il ne dispose d'aucune compétence de police judiciaire, police qui a pour objet la recherche des auteurs d'infractions.

Surtout, la délibération de la CNIL doit être analysée comme un nouvel échec des polices municipales. Car derrière la demande de la commune de Gujans-Mestras apparaît clairement la volonté de donner aux polices municipales, c'est à dire aux agents publics recrutés par les communes pour participer au maintien de l'ordre public sur leur territoire, une réelle compétence de police judiciaire semblable à celle attribuée aux policiers et aux gendarmes. Et si les policiers municipaux pouvaient acquérir une telle compétence, pourquoi pas, dans un second temps, l'attribuer aux employés des sociétés de sécurité privée ? Considérée sous cet angle, la délibération de la CNIL présente l'immense avantage, pour les libertés publiques, d'affirmer clairement que la police judiciaire doit rester un monopole étatique.


lundi 18 août 2014

Grandeur et décadence du CV anonyme

Le 9 juillet 2014, le Conseil d'Etat, saisi par différentes associations de lutte contre les discriminations, a pris une décision sanctionnant le rejet implicite du Premier ministre d'une demande tendant à ce que soit pris le décret d'application prévu par l'article 24 de la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances. Cette disposition, codifiée aujourd'hui à l'article L 1221-7 du code du travail impose la mise en place du CV anonyme dans les entreprises de cinquante salariés et plus. Constatant que six ans après la loi les mesures d'application ne sont toujours pas prises, le Conseil d'Etat donne une injonction au gouvernement, lui accordant un délai de six mois pour prendre le décret indispensable à la mise en place concrète du CV anonyme.

Immédiatement, le mouvement associatif s'est réjoui de cette décision, le CV anonyme étant présenté comme une mesure phare de la lutte contre les discriminations à l'embauche. Les médias ont fait quelques titres affirmant que le Conseil d'Etat "impose" désormais le CV anonyme. Une nouvelle fois, le Conseil d'Etat est donc présenté comme le protecteur des libertés, image qu'il aime donner... surtout lorsque sa décision est sans grande conséquence. 

Observons d'emblée que l'injonction n'est accompagnée d'aucune astreinte, contrairement à ce que demandaient les associations requérantes et à ce que proposait le rapporteur public. Certes, il n'est pas facile de prononcer une astreinte contre l'Etat, car sa mise en recouvrement est pour le moins aléatoire. Mais ne pas en prononcer revient à faire de l'injonction une décision purement symbolique. Que se passera t il si le gouvernement ne s'exécute pas ? Pas grand chose, ou plus exactement un autre contentieux qui durera des années. Il pourra sans doute aboutir à engager la responsabilité de l'Etat pour sa carence mais sans doute pas le contraindre à prendre le fameux décret.

Le délai raisonnable


En principe, l'administration peut prendre les décrets d'application des lois au moment qui lui semble opportun, en fonction de ses priorités et des contraintes liées aux textes en question. Une jurisprudence s'est cependant développée pour empêcher que l'administration puisse user de ce pouvoir discrétionnaire pour repousser perpétuellement l'application de la loi, ce qui reviendrait à conférer à l'Exécutif une sorte de droit de veto sur le pouvoir législatif. C'est la raison pour laquelle le juge utilise la notion de "délai raisonnable", délai dont dispose l'administration pour prendre les décrets d'application, délai au-delà duquel son abstention devient fautive. Cette jurisprudence a été initiée par l'arrêt d'assemblée du 27 novembre 1964, Ministre des finances c. dame veuve Renard (rec. p. 590), dans lequel le juge estime que ce délai raisonnable est "largement dépassé" dans le cas d'un retard de treize ans pour prendre un décret d'application. considéré. 

Le juge apprécie ce caractère raisonnable en fonction de chaque cas, en tenant compte des difficultés particulières d'élaboration du texte. Dans une décision Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers du 3 octobre 1997, il estime qu'un délai de trois ans n'est pas déraisonnable, car il s'est produit un changement de gouvernement dans l'année, et la nouvelle administration a annoncé une modification de la loi à appliquer. Si le délai raisonnable est d'une durée plus ou moins fluctuante, force est de constater qu'une durée de six ans est tout de même particulièrement longue.

Un retard jugé trop long est toujours fautif. Pour autant, il n'engage pas nécessairement la responsabilité de l'Etat s'il n'a pas causé de préjudice. Par exemple, pour un retard de treize années, le juge explique qu'il n'a pas fait perdre de chance de titularisation à un agent contractuel : CE 30 décembre 2009. Dans le cas du décret sur le CV anonyme, le recours déposé par les associations est un recours pour excès de pouvoir qui demande l'annulation du refus implicite de prendre le décret. Il n'engage pas la responsabilité de l'administration, ce qui signifie que la question de l'éventuel préjudice n'est pas posée.

Candidat à un entretien d'embauche. L'homme invisible. James Whale. 1933

Une procédure désuète


Si l'arrêt est conforme à la jurisprudence antérieure, il reste tout de même à s'interroger sur les motifs du retard, d'ailleurs mentionnés dans la décision. Aux yeux de l'administration, le délai demeure raisonnable car le texte nécessitait une expérimentation et une évaluation. En 2010-2011, une expérimentation a effectivement été réalisée par le Crest (Centre d'étude en économie et statistique, rattaché à l'INSEE) auprès d'entreprises, de cabinets de recrutement, d'agences d'interim, sous l'autorité de Pôle Emploi. Les résultats vont à l'encontre de ce qui était attendu de la réforme, ce qui incite à penser qu'il aurait tout de même été plus judicieux de faire l'expérimentation avant le vote de la loi.

Le rapport indique en effet que "le CV anonyme n'a pas d'effet détectable sur les chances d'accès à l'emploi". Au contraire, il peut se révéler contre-productif en privant les recruteurs qui pratiqueraient une recherche de diversité des moyens de la mettre en oeuvre. Surtout, le CV anonyme ne supprime pas l'entretien final avant le recrutement, entretien durant lequel la discrimination peut produire pleinement ses effets. Nul doute que ce rapport ait incité l'administration à considérer qu'il était urgent d'attendre, et peut être même urgent d'oublier le CV anonyme.

Presque huit ans après la loi, la réforme apparaît quelque peu désuète. Aujourd'hui, une grande partie des recrutements se fait selon une procédure qui, sans exclure le CV, le marginalise. Les recruteurs n'ignorent pas que ce document, lorsqu'il n'est pas franchement mensonger, relève souvent de la présentation cosmétique d'un parcours professionnel, selon une présentation plus ou moins standardisée qui ne laisse guère apparaître la personnalité de l'auteur. La recherche des collaborateurs passe désormais par d'autres vecteurs, recours aux stagiaires, associations d'anciens élèves et réseaux sociaux. En 2006, au moment du vote de la loi, LinkedIn avait trois ans. En 2014, il compte trois cent millions d'inscrits et renseigne plus d'un recruteur sur les compétences et le parcours d'un candidat, sur son milieu professionnel, etc...

Le CV anonyme est donc, avant tout, une mesure symbolique destinée à affirmer une volonté de lutte contre les discriminations. Nul n'ignore plus aujourd'hui que son efficacité est des plus réduites. C'est précisément ce moment précis que choisit le Conseil d'Etat pour le replacer au centre du débat par un arrêt tout aussi symbolique, à moins qu'il s'agisse d'inciter le législateur à modifier la loi ?

vendredi 15 août 2014

Le droit de vote des détenus britanniques ou comment négocier avec la Cour européenne

Chacun sait que les relations entre le Royaume-Uni et la Cour européenne des droits de l'homme ne sont pas bonnes. Disons-le franchement, elles sont même exécrables. L'Administration Cameron ne perd pas une occasion de critiquer une juridiction qui porte, selon elle, une atteinte intolérable à la souveraineté d'un Etat qui se considère comme un modèle en matière de protection des droits de l'homme. Et la stigmatisation de la Cour est un moyen facile de donner satisfaction aux plus eurosceptiques de l'électorat britannique, satisfaction d'ailleurs purement rhétorique.

L'arrêt Firth et a. c. Royaume-Uni rendu le 12 août 2014 marque un nouvel épisode du conflit, qui marque en quelque sorte le passage d'une guerre de mouvement à une guerre de positions. 

D'une guerre de mouvements à une guerre de positions


Une dizaine de personnes, détenues dans les prisons britanniques ont été dans l'incapacité de voter aux élections européennes du 4 juin 2009. Le droit anglais considère en effet, depuis un texte de 1870, que toute personne effectuant une peine de prison est privée de son droit de vote. En d'autres termes, il ne perçoit pas la privation des droits civiques comme une peine distincte de l'emprisonnement dont elle n'est qu'une conséquence matérielle. Pour la Cour au contraire, la privation du droit de vote ne saurait s'appliquer de manière automatique "quelle que soit la durée de la peine et indépendamment de la nature ou de la gravité de l'infraction commise". Elle doit donc être prononcée par un juge. La Cour en déduit qu'en introduisant une discrimination entre les titulaires du droit de vote le droit anglais viole l'article 3 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à des élections libres.

La décision Firth et a. est la troisième condamnation du Royaume-Uni pour cette pratique. La première était la décision Hirst du 6 octobre 2005. A l'époque, l'arrêt avait permis de lancer au Royame Uni une véritable campagne contre la Cour européenne. Celle-ci n'avait elle pas osé protéger le droit de vote d'un requérant condamné pour avoir tué sa propriétaire à coup de hache ? Certains journaux britanniques montraient ainsi des photos du "tueur à la hache" fêtant la victoire du fond de sa prison, avec Champagne et cannabis. 

Le droit britannique n'ayant pas été modifié, la Cour, cinq ans plus, a utilisé la procédure de l'arrêt pilote pour prononcer une nouvelle condamnation, avec sa décision Greens and M.T. c. Royaume-Uni du 23 novembre 2010. Aux termes de l'article 61 du règlement de la Cour, celle-ci peut prendre une telle décision lorsque les faits à l'origine à l'origine de la requête révèlent, dans le droit de l'Etat partie un "problème structurel ou systématique ou un autre dysfonctionnement similaire qui a donné lieu ou est susceptible de donner lieu à d'autres requêtes analogues". La Cour donnait donc au Royaume-Uni un délai de six mois pour modifier sa législation. 

L'arrêt Firth devait donc, logiquement, constater que le Royaume-Uni avait refusé de se plier aux exigences du droit européen, le délai de six mois ayant expiré depuis bien longtemps. On pouvait donc s'attendre à une condamnation très sévère. Or il n'en est rien. Certes, une nouvelle condamnation intervient, mais aucune "satisfaction équitable" n'est accordée, c'est-à-dire aucune réparation pécuniaire. Comme dans les affaires précédentes, la Cour se borne à affirmer que le constat de la violation est bien suffisant pour le dommage moral causé aux détenus. Elle refuse de même le remboursement des frais et dépens, la requête étant d'un contenu très simple, ne nécessitant aucune assistance juridique particulière. Il suffit en effet de démontrer que l'on est détenu à la date des élections et que l'on est dans l'impossibilité d'exercer son droit de vote. 

Pourquoi cette mansuétude à l'égard d'un Etats partie qui semble afficher un réel mépris à l'égard des décisions de la Cour ? 

Tout simplement, parce que les relations entre la Cour et le Royaume-Uni sont désormais dans une guerre de positions, durant laquelle des négociations peuvent intervenir, négociations feutrées certes, mais négociations tout de même.

Georges Mathieu. Affiche pour Air France. L'Angleterre. Circa 1965

La politique des petits pas


Derrières les rodomontades eurosceptiques d'un côté et l'affichage de condamnations successives de l'autre, apparaît une discrète politique de petits pas, destinée à sortir de la crise. 

Du côté de la Cour, on peut mentionner l'arrêt du 23 mai 2012, Scoppola c. Italie. Il est vrai que la décision concerne le droit italien qui interdisait le droit de vote aux détenus condamnés à au moins cinq années d'emprisonnement ou à la réclusion à perpétuité. L'administration britannique a décidé d'intervenir au soutien de l'Italie en tierce-intervention, ce qui lui a permis d'obtenir une suspension du délai de six mois qui lui avait été imposé par l'arrêt Greens pour modifier sa législation. En soi, ce sursis imposait déjà une trêve dans le conflit, d'autant que la Cour gelait en même temps les deux mille recours déposés par des détenus britanniques. Sur le fond, l'arrêt Scoppola, comme le montre Nicolas Hervieu dans sa note, assouplit néanmoins la jurisprudence de la Cour, en précisant que les Etats conservent une large autonomie dans ce domaine. Rien ne leur interdit en effet de prévoir assez largement l'interdiction du droit de vote des personnes détenues, dès lors que la décision est prise par un juge et fait l'objet d'une décision prise après appréciation de la situation individuelle de l'intéressé.

C'est sans doute du côté du Royaume-Uni que les concessions sont les plus visibles. En décembre 2013, une commission parlementaire britannique chargée de réfléchir sur une loi relative au droit de vote des prisonniers a rendu un rapport dont le contenu marque un progrès vers le respect des exigences de la Cour européenne. Il recommande le vote d'une loi durant la session parlementaire 2014-2015 et suggère d'autoriser à voter les personnes condamnées à une peine d'emprisonnement inférieure ou égale à un an. Quant aux autres, ils pourraient se réinscrire sur les listes électorales six mois avant la date prévue de leur mise en liberté. Reste à savoir si ces propositions suffiront à satisfaire la Cour européenne, l'intervention d'un juge n'étant pas spécifiquement prévue par le rapport.

Est-on en présence d'une stratégie de sortie de crise ? Oui, sans doute, dès lors que chacun des acteurs a fait un pas vers l'autre, évolution modeste mais réelle. Mais la prudence s'impose car les relations entre le Royaume-Uni et la Cour européenne reposent largement sur des considérations électorales. Et les élections générales britanniques doivent intervenir, au plus tard, en mai 2015, précisément à la fin de la session parlementaire durant laquelle la loi sur le droit de vote des détenus devrait être débatttue. Sera-t-elle victime des Eurosceptiques ?


lundi 11 août 2014

Mariages forcés : de lents progrès

La loi du 4 août 2014 relative à l'égalité réelle entre les femmes et les hommes se présente comme une sorte de catalogue de mesures quelque peu disparates. Parmi celles-ci, la suppression de la condition de détresse comme préalable à l'interruption volontaire de grossesse mais aussi diverses dispositions relatives à l'égalité dans la vie professionnelle ou à la lutte contre la précarité. Très discrets dans l'ensemble du dispositif, les articles 54 et 55 visent, quant à eux, à développer les instruments de lutte contre les mariages forcés. 

L'avancée n'est pas nulle. Mais si l'on examine l'ensemble du dispositif de lutte contre les mariages forcés, qu'il soit conventionnel, législatif ou encore issu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, on s'aperçoit que subsistent encore de nombreuses incertitudes juridiques.

La Convention d'Istanbul : un sabre de bois


Le vote de ces dispositions intervient au moment précis, le 1er août 2014, de l'entrée en vigueur de la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. Cette convention a été signée par la France en mai 2011 et ratifiée en juillet 2014. Dans son article 37, elle impose aux Etats parties d'ériger en infractions pénales deux comportements. Doit être réprimé non seulement le fait de contraindre un adulte ou un enfant à contracter un mariage, mais aussi le fait de l'emmener par ruse sur le territoire d'un autre Etat qui n'est pas le sien, qu'il soit ou non partie à la Convention, pour le forcer à contracter un mariage.

Sur ce plan, le droit français n'a pas attendu l'entrée en vigueur de la Convention. La loi du 5 août 2013 introduit dans le code pénal un nouvel article 222-14-4 punissant de trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende le fait, "dans le but de contraindre une personne à contracter un mariage ou à conclure une union à l'étranger, d'user à son égard de tromperies afin de la déterminer à quitter le territoire de la République".

La contrainte imposée par la Convention s'arrête là et force est de constater qu'elle n'impose aux Etats parties que des contraintes relativement légères. Elle ne leur impose pas de prévoir la nullité du mariage, ce que, heureusement, le droit français organise pour ce qui le concerne. Aux termes de la Convention d'Istanbul, le mariage forcé doit être puni, mais pas dissous.

On observe par ailleurs que cette convention est, pour le moment, ratifiée par quatorze Etats, qui ne sont pas précisément ceux sur le territoire desquels les mariages forcés sont une pratique courante. Il s'agit d'ailleurs d'une Convention du conseil de l'Europe ouverte à la signature des Etats membres de cette organisation, et des Etats non membres, à la condition toutefois qu'ils aient participé à son élaboration. En clair, les pays les plus affectés par les mariages forcés ne sont pas appelés à être parties au traité.

Coline Serreau. Chaos. 2001

La loi française


Le droit français apparaît plus protecteur que la Convention d'Istanbul, même si les mariages forcés contractés à l'étranger sont précisément ceux qui sont les plus difficiles à combattre. Une fois qu'une jeune fille est expédiée dans son pays d'origine, sous prétexte de vacances ou de visite à sa famille, les autorités françaises perdent à peu près toute possibilité d'empêcher le mariage forcé, mariage que la loi de ce pays considère comme parfaitement licite, sans trop s'intéresser à la question du consentement des époux.

La loi du 4 août 2014 modifie la rédaction de l'article 34 de la loi du 9 juillet 2010 qui énonce désormais que les autorités consulaires françaises doivent prendre les "mesures adaptées" pour assurer le retour sur le territoire français des personnes qui ont la nationalité française ou qui y résident habituellement, "y compris celles retenues à l'étranger contre leur gré depuis trois ans consécutifs", lorsqu'elles ont été victimes de violences volontaires ou d'agressions sexuelles commises dans le cadre d'un mariage forcée ou en raison de leur refus de se soumettre à un mariage forcé. La protection diplomatique doit donc s'exercer non seulement à l'égard des femmes qui ont la nationalité française mais aussi à l'égard de celles qui y résident en situation régulière. 

Reste que l'on peut s'interroger sur cette durée de trois années. Une femme retenue à l'étranger contre son gré doit-elle attendre la quatrième année de rétention pour saisir les autorités consulaires françaises ? Les auteurs de l'amendement à l'origine de cette disposition justifient cette restriction par les dispositions de la loi du 9 juillet 2010 qui prévoient le rapatriement des victimes de violences volontaires ou d'agressions sexuelles commises en lien avec un mariage forcé. Toutefois, les victimes de nationalité étrangère résidant en France ne devaient pas être demeurées dans leur pays d'origine plus de trois années consécutives. En effet, selon l'article L314-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, la carte de résident d'un étranger qui a quitté le territoire français et a résidé à l'étranger pendant une période de plus de trois ans consécutifs est périmée. Doit-on comprendre que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux femmes de nationalité étrangère résidant habituellement en France ?

Seconde modification introduite par la loi, la rédaction de l'article 202-1 du code civil est modifiée. Il énonce désormais que "quelle que soit la loi personnelle applicable", le mariage requiert le consentement des époux. Cette disposition est dérogatoire au principe traditionnel, d'ailleurs aussi affirmé par l'article 202-1 c.civ., selon lequel "les qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont régies, pour chacun des époux, par sa loi personnelle". Certes, mais le consentement "libre et volontaire" des époux est un principe de l'ordre public français qui s'impose à la loi personnelle. En l'absence de ce consentement "libre et volontaire", le mariage n'a pas d'existence juridique au regard du droit français. Il appartient alors à l'époux ainsi contraint au mariage de demander au juge d'en prononcer la nullité. 

Ces dispositions marquent à l'évidence un durcissement du dispositif juridique de lutte contre les mariages forcés, et surtout une volonté d'étendre cette lutte aux pays dans lesquels ils ne sont pas réellement sanctionnés. Même si la mise en oeuvre de ces dispositions est loin d'être simple, le progrès n'est pas négligeable, alors que le droit français antérieur s'attachait surtout à lutter contre les mariages forcés célébrés sur notre territoire. C'est ainsi que la loi du 4 avril 2006 avait repoussé l'âge requis pour se marier à dix huit pour chacun des conjoints. L'âge du mariage étant désormais celui de la majorité, il s'agissait alors de permettre aux jeunes femmes de s'opposer plus efficacement à la volonté de leur famille. 

La jurisprudence de la Cour européenne


De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dans une décision Sérife Yigit c. Turquie du 2 novembre 2010, avait refusé de considérer qu'un Etat qui refuse de reconnaître un mariage uniquement religieux viole le droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Pour la Cour, le droit turc qui imposait une union civile et monogame avait précisément pour objet de "mettre un terme à une tradition du mariage qui place la femme dans une situation nettement désavantageuse, voire dans une situation de dépendante et d'infériorité par rapport à l'homme". La Cour impose ainsi l'intervention d'une autorité civile dans la célébration du mariage, limitant ainsi le risque d'unions reposant sur la seule pression familiale.

On le voit, selon la Cour européenne, la lutte contre les mariages forcés passe d'abord par la sécularisation du mariage. La Convention d'Istanbul lui permettra-telle d'élargir cette jurisprudence ? L'évolution récente du droit français montre qu'il est également nécessaire d'adopter un dispositif cohérent, associant à la fois la protection diplomatique des ressortissants français et la répression pénale. Une fois que le dispositif existe, il faut aussi ne pas hésiter à s'en servir.

jeudi 7 août 2014

Les Invités de LLC : Serge Sur : La Cour pénale internationale : une justice sans glaive ni balance


Le Monde daté du 7 août publie sous mon nom une tribune relative à la Cour pénale internationale. Ce texte n’est plus le mien. L’intitulé a été changé, des coupures ont été opérées sans mon accord, alors que je m’étais plié aux contraintes de dimension qui m’avaient été imposées. Rédacteur en chef d’un périodique, je ne me permets jamais de porter atteinte à un texte sans l’accord de son auteur. Mais Le Monde estime sans doute avoir des droits supérieurs. Je ne les reconnais pas, et je remercie Liberté, Libertés chéries de donner asile au texte intégral, tel que je l’ai validé.



Serge Sur
 
Les passages en bleu ont été supprimés ou modifiés par Le Monde

Au cours des mois récents, nombre de violences internationales se sont développées dans le monde, Afrique, Proche et Moyen Orient, Afghanistan ou Ukraine. Elles ont retenu l’attention des médias, mais n’ont guère mobilisé les diplomaties au-delà de mesures souvent symboliques qui ne les ont pas empêchées de se déployer librement et parfois cyniquement. On ne négocie plus, ou les négociations tournent à vide. La diplomatie internationale semble se limiter à l’échange de protestations et de dénégations unilatérales. Dérive inquiétante face à des conflits qui pour l’instant demeurent de basse intensité, sauf pour les populations civiles exposées à de grands massacres.

Les massacres ont toujours appartenu à l’agenda des relations internationales, mais depuis quelques décennies des efforts considérables avaient été entrepris pour en prévenir le retour et pour en réprimer les auteurs. La dislocation sanglante de l’ex-Yougoslavie avait conduit à des innovations significatives en droit international, institution de juridictions pénales internationales et promotion de la responsabilité de protéger, destinées à répondre à des situations comme celles qui suscitent aujourd’hui l’indignation de la partie informée des opinions publiques, notamment occidentales. Les dieux du carnage étaient invités à regagner les enfers.

Nicolas Poussin. Le massacre des innocents. 1625

Aujourd’hui qu’observons nous ? L’absence de la Cour pénale internationale face aux atteintes massives au droit international humanitaire qu’elle a pour objet de sanctionner. En Libye, Irak, Syrie, à Gaza, champs de violences criminelles, saisie ou non, la CPI est impuissante. Or le Statut de Rome a été adopté, en 1998 sous la pression de la société civile internationale et des ONG qui s’en faisaient l’expression. Pourquoi cette absence ? On peut pour chaque conflit trouver une explication – limites de la compétence de la Cour, défaut d’universalité de la participation à son Statut, difficulté de mener des enquêtes, obstacles politiques à sa saisine : imagine t-on par exemple traduire M. Netanyahou, qui démontre quotidiennement son dédain à l’encontre du droit humanitaire, devant la CPI ?

Mais le mal est plus profond. Il tient à la nature même de la CPI, depuis son origine  vouée à devenir une nouvelle SdN, construite sans bases solides et sans moyens d’action. Sans bases solides : comment une Cour sans appui coercitif d’une police internationale, qui suppose pour fonctionner la coopération des Etats dont les responsables sont éventuellement poursuivis, dont la conception même a reposé sur la méfiance à l’égard du Conseil de sécurité, pourrait-elle être efficace ? Sans moyens d’action : enquêtes impossibles sur des terrains de bataille, mandats d’arrêt inexécutés,  procédures transformant chaque procès en interminable feuilleton judiciaire, témoins qui se dérobent… Bref, sur l’écume des mots les ONG ont bâti un empire de nuages.

Ce n’était pas être étroit, pessimiste voire réactionnaire que de prévoir un tel aboutissement, et de ne pas voir dans la CPI une avancée formidable du droit international. On a critiqué ceux qui en doutaient. Ils se consolaient avec Stendhal écrivant que tout bon raisonnement offense. Sans glaive et sans balance, la CPI est vouée à des procès résiduels d’opposants livrés par leurs gouvernements. Avant la CPI, des Tribunaux pénaux spéciaux, par exemple pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, institués par le Conseil de sécurité et appuyés sur son autorité ont fonctionné et condamné à juste titre – mais leurs incriminations ont visé les vaincus plus que les vainqueurs.          

La justice pénale suppose une société politique consensuelle, appuyée sur la force publique. D’où le dilemme de la justice internationale pénale dans la société internationale,  société polémique qui peine à devenir une société politique. Ou bien elle est borgne, justice de vainqueurs qui intervient après la bataille – glaive sans balance. Ou bien elle est impartiale, indépendante – mais alors elle est une balance sans glaive, incapable de se saisir des accusés pour les juger. La CPI cumule ces deux défauts : si elle fonctionne, elle oublie de regarder à côté du réverbère et les personnes poursuivies ne sont pas les seules qui devraient l’être. Si elle ne fonctionne pas, elle est d’une coûteuse inutilité.

C’est bien dommage. Les victimes collatérales sont le droit humanitaire d’abord, violé sans réaction, et le droit international ensuite, injustement exposé à l’opprobre alors qu’il est organisateur de la société internationale et instrument de sa gestion. Encore faut-il ne pas le confondre avec l’idéologie juridique qui le fourvoie dans des aventures déclaratoires, improvisées et sans moyens. La CPI ne peut être une alternative au Conseil de sécurité, mais son complément. Le droit international est un droit politique, et la politique n’est pas soluble dans le droit. Construire des institutions sans bases politiques assurées est voué à l’échec, et c’est bien le triste sort qui menace la CPI. Espérons nous tromper !