« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 31 juillet 2021

La loi bioéthique devant le Conseil constitutionnel : Une impression de déjà vu


Dans une décision du 29 juillet 2021, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions de la loi bioéthique, qui devrait donc être très prochainement publiée au Journal officiel. La nouvelle vague de l'épidémie de Covid, avec les mesures qui lui sont associées, avait fait passer au second plan ce texte. Les parlementaires du groupe "Les Républicains" avaient pourtant déposé des milliers d'amendements pour ralentir son adoption, en espérant susciter une mobilisation contre la disposition autorisant l'accès des couples de femmes à l'assistance médicale à la procréation (AMP). Mais la mobilisation n'a pas eu lieu, et les parlementaires auteurs de la saisine semblent en prendre acte. 

 

L'AMP des couples de femmes et des femmes non mariées

 

L'article 1er de la loi n'est en effet pas contesté devant le Conseil constitutionnel. Or c'est précisément lui qui affirme que "l'assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental. Tout coupe formé d'un homme et d'une femme ou de deux femmes, ou toute femme non mariée ont accès à l'assistance médicale à la procréation". 

Ne sont pas davantage contestées les dispositions de l'article 6 qui prévoient l'établissement de la filiation par reconnaissance conjointe des deux membres du couple ou de la femme seule. Cette reconnaissance devant notaire permet ainsi d'établir la filiation de celle qui n'a pas accouché, et vaut également consentement à l'AMP. En s'abstenant de développer des moyens juridiques pour contester l'établissement de cette filiation, les auteurs de la saisine reconnaissent l'absence de fondement juridique de leurs protestations, pourtant très vives, à l'encontre d'un texte qui, selon eux, détruisait la famille en supprimant la filiation paternelle.

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, prend soin d'affirmer qu'il "n'a soulevé d'office aucune question de conformité à la Constitution" et qu'il ne s'est pas prononcé sur les dispositions qui ne lui pas été déférées. Cette formulation valide "en creux" l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes non mariées.

Si le Conseil n'a pas été saisi de la disposition la plus controversée de la loi, quels sont éléments qui lui ont été soumis ?

 

Les recherches sur l'embryon humain

 

L'article 20 de la loi modifie le code de la santé publique, afin de réformer le régime juridique des recherches sur l'embryon humain et les cellules souches embryonnaires. Les recherches deviennent possibles jusqu'à 14 jours après la fécondation, en vue d'"améliorer la connaissance de la biologie humaine". Pour les auteurs de la saisine, ces dispositions étaient entachées d'incompétence négative, le législateur ayant omis de définir la notion d'embryon et n'ayant prévu aucune limite à la "connaissance de la biologie humaine". A leurs yeux, l'imprécision de cette formulation conduisait tout droit à l'eugénisme. 

Ces arguments étaient déjà ceux soulevés lors de la saisine du Conseil constitutionnel qui avait accompagné la loi bioéthique du 7 juillet 2011, il y a dix ans. Celle-ci autorisait déjà la recherche fondamentale sur les embryons n'ayant pas fait l'objet d'un projet parental, avec la double autorisation des géniteurs et de l'Agence de biomédecine, chargée d'apprécier la pertinence de cette recherche. Par la suite, la loi du 6 août 2013 a précisé que cette rechercher était autorisée si "la finalité médicale" était avérée. La loi déférée au Conseil en 2021 ne fait donc qu'améliorer une rédaction qui était centrée sur la fonction directement curative de la recherche, ignorant en quelque sorte la recherche fondamentale. 

Le Conseil écarte le moyen, en affirmant d'une part que la définition de l'embryon fait l'objet d'une définition médicale parfaitement connue et d'autre part que le législateur a entendu élargir les possibilité de recherche, y compris lorsqu'elles ne présentent pas d'intérêt médical immédiat. Il n'a donc pas méconnu sa compétence. Il n'a pas davantage méconnu le principe de dignité de la personne humaine, qui figure dans le Préambule de la Constitution de 1946 et qui constitue le fondement de l'interdiction de toute pratique eugénique. Sur ce point, le texte de la loi ne modifie en rien l'article 16-4 du code civil qui interdit "toute pratique eugénique". On observe d'ailleurs que le Conseil constitutionnel s'était référé pour la première au principe de dignité, précisément lors de sa décision sur la première loi bioéthique de 1994, et là encore on ne peut que constater que les saisines du Conseil se suivent, et se ressemblent.

Monstre chimérique créé par manipulation génétique

Maître Yoda. Star Wars. L'Empire contre-Attaque. George Lucas. 1980

 

La création d'embryons transgéniques ou chimériques


La même crainte d'une recherche scientifique non maitrisée s'exprime dans la contestation de l'article 23 de la loi. Il procède à la réécriture de l'article L 2151-2 du code de la santé publique qui énonçait que "la création d'embryons transgéniques ou chimériques est interdites". Rappelons que l'embryon transgénique est celui dont l'ADN a été modifié. Quant à l'embryon chimérique, il existerait par implantation de cellules humaines dans un embryon d'animal, ou le contraire. On imagine évidemment la création de monstres sortis tout droit de films d'épouvante. Le seul problème est que le moyen manque en fait : la loi maintient en effet l'interdiction d'ajouter à l'embryon humain des cellules provenant d'autres espèces.

La nouvelle rédaction de l'article L 2151-2 du code de la santé publique est en effet la suivante : « La modification d'un embryon humain par adjonction de cellules provenant d'autres espèces est interdite ». Pour les auteurs de la saisine, cette disposition autorise les embryons transgéniques, sans fixer d'objectifs ni de limites au procédé. En réalité, cette rédaction ne fait que prendre acte des progrès immenses de la médecine génétique, et permet à la recherche française de se développer dans ce domaine. 

 

Information et examens prénataux

 

Le Conseil constitutionnel confirme également la constitutionnalité de l'article 25 de la loi qui subordonne à l'accord de la femme enceinte la communication à l'autre membre du couple, si il y en a un, des résultats des examens prénataux. Pour les députés requérants, une telle disposition méconnaît le principe d'égalité et porte atteinte au droit de mener une vie familiale normale et au droit au mariage. 

Bien entendu, le mariage comme le droit à la vie familiale n'ont rien à voir dans l'affaire, et le Conseil se borne à écarter ces moyens, sans les commenter. Quant au principe d'égalité, il fait observer que la femme enceinte se trouve dans une situation juridiquement différente de celle de son conjoint ou de sa conjointe. En effet, l'éventuelle décision d'interrompre une grossesse à la suite des examens prénataux incombe à la femme enceinte, et à elle seule. Cette règle est contestée par les différents mouvements hostiles à l'IVG depuis bien longtemps et, dès sa décision du 27 juin 2001, le Conseil avait affirmé que la décision d'interrompre une grossesse relève de la liberté de la femme. Dans un arrêt du 20 mars 2007, la Cour européenne des droits de l'homme affirmait, de son côté, que "la décision d'une femme enceinte de poursuivre ou non sa grossesse relève de la sphère privée et de l'autonomie". Dès lors qu'elle peut décider seule d'interrompre la grossesse, il est parfaitement logique qu'elle soit la destinataire des résultats des examens prénataux. Rien ne lui interdit d'ailleurs de partager l'information, et la décision, avec son conjoint ou sa conjointe. Mais là encore, la décision lui appartient, et à elle seule.

Les arguments développés devant le Conseil constitutionnel laissent ainsi une impression de "déja vu", moyens affirmés et réaffirmés au fil des ans, depuis la célèbre décision IVG du 15 janvier 1975. Ils ne reposent pas vraiment sur une analyse juridique, d'autant qu'ils ont été écartés à maintes reprises par le Conseil. L'argumentaire est plutôt de nature idéologique, voire religieuse, comme s'il s'agissait d'affirmer son attachement à une définition très patriarcale de la famille qui a déjà disparu, comme s'il s'agissait aussi de manifester son refus de progrès scientifiques qui suscitent la crainte. Le Conseil constitutionnel joue alors un rôle de forum, lieu où l'on peut témoigner de son mécontentement, montrer que les valeurs les plus traditionnelles ont toujours des défenseurs, même très minoritaires. Mais, à dire vrai, le rôle du juge constitutionnel n'est pas uniquement de faire avancer la jurisprudence et il lui appartient aussi d'offrir aux courants minoritaires un espace de contestation pacifique.


Sur la bioéthique  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 2.




mardi 27 juillet 2021

Gestion de la crise sanitaire : le Président, le parlement, et les lobbies

 

Les parlementaires de la Commission mixte paritaire ont finalement trouvé un accord sur le texte du projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire. Après un dernier vote, il a été définitivement adopté, avant d'être déféré au Conseil constitutionnel, comme l'a annoncé le Premier ministre. La décision du Conseil est annoncée pour le 5 août, sans qu'il s'agisse d'une absolue certitude. 

Aux arguments juridiques souvent fantaisistes actuellement développés par les opposants au texte le Conseil opposera son contrôle de proportionnalité, comme d'habitude. Il pourra donc faire ce qu'il veut, en estimant que telle ou telle mesure est proportionnée, ou non, à la menace pour la santé publique que représente l'actuel retour de l'épidémie. Il pourra aussi émettre quelques réserves d'interprétation, avant de valider l'essentiel de la loi.

A ce stade, l'un des intérêts du texte réside sans doute dans le décalage que l'on constate entre les propos du Président formulés dans son "Adresse au Français" du 12 juillet 2021, et les dispositions finalement votées. Le Président se présentait alors comme l'unique titulaire du pouvoir de décision, parlant à la première personne et assumant les décisions annoncées : "J'ai conscience de ce que je vous demande" (...). 

Certaines annonces présidentielles ont été maintenues telles quelles dans le projet de loi, dont l'obligation vaccinale des personnels soignants et non-soignants des établissements de santé et maisons de retraite. Dans son Adresse du 12 juillet, le Président annonçait "la vaccination obligatoire sans attendre", fixant aux intéressés la date du 15 septembre pour produire un certificat vaccinal. Le texte, dans ses articles 5 à 7, concrétise cette disposition en dressant une liste des personnels concernés, et en reportant la date limite au 15 octobre.

Dans les autres domaines, les débats ont commencé dès le lendemain de l'intervention du Président. Les opposants et les lobbies divers et variés se sont fait entendre et les annonces présidentielles ont été mises à rude épreuve. Écartant ainsi à la fois le gouvernement et le parlement, la parole présidentielle apparaît alors de moins en moins crédible, discours provisoire dont chacun sait qu'il sera mis en cause le lendemain.


Le passe sanitaire


Le 12 juillet, le Président annonçait : "Dès le 21 juillet, le passe sanitaire sera étendu aux lieux de loisirs et de culture. Concrètement, pour tous nos compatriotes de plus de douze ans, il faudra pour accéder à un spectacle, un parc d'attraction, un concert ou un festival, avoir été vacciné ou présenter un test négatif récent". Ensuite, dès le mois d'août, le passe sera exigé dans les cafés, les restaurants, les centres commerciaux, hôpitaux, maisons de retraite et établissements médicaux sociaux, ainsi que pour prendre les moyens de transports pour les longs trajets. Et le Président d'ajouter que, selon la situation, "nous nous poserons la question de l'extension du passe sanitaire à d'autres activités". L'idée, parfaitement assumée, était de faire peser sur les non-vaccinés une contrainte suffisamment lourde pour qu'ils soient incités à se faire vacciner pour se protéger et protéger les autres.

Le lobby des centres commerciaux a d'abord obtenu que l'obligation du passe sanitaire soit limitée aux plus grands d'entre eux "au-delà d'un certain seuil fixé par décret". Ensuite, en CMP, il a obtenu la suppression pure et simple de toute mention relative à leur activité. Mais ce résultat, quelque peu inespéré, a surtout eu pour effet de mettre en lumière l'intensité du lobbying. De fait, la disposition supprimée a été rétablie par amendement après CMP, permettant aux préfets d'imposer le passe sanitaire en fonction de l'intensité de la menace épidémique.

Le lobby des restaurateurs a eu moins de succès, du moins en apparence, dans son refus du passe sanitaire en terrasse, sans doute parce que les éléments de langage n'étaient guère convaincants. Il estimait qu'un professionnel, personne privée, n'est pas compétent pour contrôler l'identité d'une personne. Il oubliait sans doute que les responsables des cinémas contrôlent l'identité des jeunes désireux de voir un film interdit aux moins de dix-huit ans, de la même manière que les compagnies aériennes s'assurent de celle des voyageurs qu'elles transportent. Mais précisément, aucune vérification de l'identité des consommateurs installés en terrasse n'est exigée, ce qui signifie qu'une personne peut s'installer en exhibant le QR Code d'un tiers. La contrainte est ainsi largement vidée de son contenu.

 

 


 C'est la Covid qui redémarre. Les Goguettes, en trio mais à quatre. Avril 2021


Les sanctions


L'un des éléments les plus controversés résidait dans l'éventuel licenciement d'un salarié qui n'aurait pas engagé son parcours de vaccination avant le 15 septembre. Le Sénat a transformé ce licenciement en une suspension non rémunérée qui pourrait intervenir à partir du 15 octobre. Cela ne signifie pas que le licenciement soit totalement exclu. D'abord parce que les salariés en CDD risquent de devoir quitter leur emploi à la fin du contrat, ensuite parce que le licenciement peut toujours intervenir si l'entreprise ne parvient à replacer le salarié dans un poste qui ne le mette pas au contact du public. Le choix de cette nouvelle formule n'a finalement pas d'autre objet que de ne pas faire peser sur l'employeur la responsabilité d'un licenciement. Certes la procédure est relativement brutale, mais il ne fait aucun doute que le législateur s'inspire, sur ce point, de l'exemple italien. En provoquant une crainte de licenciement, les autorités italiennes ont obtenu la vaccination de 97 % des professionnels de santé.


L'état d'urgence revient masqué


Le Président Macron n'avait pas annoncé le retour à l'état d'urgence sanitaire, mais finalement ce qui figure dans la loi lui ressemble beaucoup. Depuis la loi du 31 mai 2021, un régime spécifique a en effet été mis en oeuvre. Tout en affirmant organiser la "sortie de crise", il confère aux préfets des compétences qui sont sensiblement celles de l'état d'urgence sanitaire. De fait, le nouveau texte se borne à prolonger l'application de cette loi du 15 septembre au 15 novembre, le parlement s'assurant ainsi d'une "clause de revoyure". Rappelons que la majorité LaRem voulait une prolongation jusqu'au 31 décembre, car il est toujours plus simple de gouverner par décret, voire par arrêté préfectoral, que de demander au parlement d'intervenir par la voie législative.

Cette victoire du Sénat risque toutefois de provoquer un débat encore plus vif. Un nouveau projet de loi devra être débattu avant le 15 novembre et il est probable que le variant sera toujours là, d'autant que la date limite de la vaccination des enfants et adolescents de plus de douze ans a, elle aussi, été repoussée au 30 septembre 2021, c'est à dire après la rentrée des classes. Il est alors probable que le débat portera cette fois sur l'obligation vaccinale, générale et absolue.

Le texte de la loi relative à la gestion de la crise sanitaire apparaît ainsi comme un ensemble de mesures relativement disparates, fruit de mouvements contradictoires. D'un côté, un Président de la République voulant afficher sa fermeté, de l'autre un parlement désireux de voter la loi sans être considéré comme une simple chambre d'enregistrement. Et au milieu de tout cela, des lobbies qui n'ont pas d'autre préoccupation que l'allègement des contraintes pesant sur leur secteur professionnel. Et pourtant, l'intérêt général n'a jamais été la somme des intérêts particuliers.

 

Sur l'état d'urgence sanitaire  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, conclusion.

jeudi 22 juillet 2021

Les Invités de LLC. Serge Sur : Constitution : un étrange gardien

 

Constitution : Un étrange gardien

 

 

Lors du Conseil des ministres du 13 juillet, le président de la République, Emmanuel Macron, a, selon la presse, rappelé qu’il était « le gardien des institutions ». Il faisait ainsi référence à l’article 5 de la Constitution, qui dispose qu’il « veille au respect de la Constitution ». Apparemment, il n’a pas lu son texte plus avant, voire a omis certains articles précédents, comme l’article 3 relatif à la souveraineté nationale. Si l’on examine même sommairement la pratique qu’il en développée de sa fonction depuis son élection en 2017, on peut en effet relever trois occurrences exemplaires où la Constitution semble avoir été oubliée ou méprisée par cet étrange gardien. Il évoque le fameux sabre de Joseph Prudhomme, qui était là pour défendre les institutions et au besoin pour les attaquer. Qu’on en juge.

 

Une « souveraineté européenne » ?

 

D’abord, lors du fameux discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017 dans lequel il a développé sa conception de la construction européenne. A cette occasion solennelle il a appelé de ses vœux, et sans apparemment consulter personne, une « souveraineté européenne ». Qu’est-ce à dire ? La souveraineté est une notion juridique essentielle, qui signifie qu’un groupe à la maîtrise absolue de lui-même. Jusqu’à présent, seuls les Etats sont souverains et tous les Etats sont souverains. Il y a un lien indéfectible entre souveraineté et Etat. Le président Macron entend-il faire de l’Union européenne un super-état, avalant la souveraineté des Etats membres ? Si c’est le cas, il méconnaît doublement ses obligations constitutionnelles. D’une part parce que l’article 5 en fait le « garant… du respect des traités », et qu’aucun traité européen ne parle de souveraineté européenne. Tout au contraire, le traité de Lisbonne protège et défend « l’identité nationale », dont l’identité constitutionnelle est une composante. D’autre part parce que la Constitution déclare dans son article 3 que « la souveraineté nationale appartient au peuple ».

 

On voit mal comment le président de la République peut s’affranchir de ces principes pour en appeler à la dissolution de la souveraineté de l’Etat et de la nation dans un ensemble superétatique. Ceci alors même que le peuple français, en rejetant largement le projet de traité portant constitution de l’Europe en 2005 a démontré qu’il refusait cette logique. Or la souveraineté est ou n’est pas. Elle ne s’érode pas, elle ne se partage pas, elle ne se démultiplie pas, elle n’est pas exercée en commun. Les autres pays membres ont au demeurant ignoré ces envolées, et ce vocabulaire a été abandonné depuis lors. L’expérience a confirmé que la construction européenne était plutôt une variante du multilatéralisme, un sport de combat où chacun défend ses intérêts nationaux. Au fond, le président avait de l’Union européenne la conception que Madame Bovary se faisait de l’amour : immatérielle, transcendante et transgressive. Dommage que la transgression soit en l’occurrence celle de la Constitution, dont le gardien se ferait ainsi le liquidateur.   

 


 Tu parles trop

Eddy Mitchell et les Chaussettes Noires. Archives INA 1961

 

Le premier ministre et le parlement ignorés

 

Ensuite, tout récemment, dans son allocution télévisée du 12 juillet 2021, après avoir annoncé la prise d’une batterie de mesures d’ordre sanitaire, le président Macron a prononcé les mots suivants : « Pour pouvoir faire cela, je convoquerai le parlement en session extraordinaire à partir du 21 juillet pour l’examen d’un projet de loi qui déclinera ces décisions ». Merveilleuse formule qui ne contient pas moins de trois violations de la Constitution. La première, celle de l’article 30, puisque le président ne peut décider seul de convoquer le parlement. Il ne peut le faire que sur proposition du premier ministre, oublié en l’occurrence – on ne lui fait pas même l’aumône de le mentionner. Il pourrait aussi le faire sur proposition de la majorité des membres de l’Assemblée nationale. Mais au parlement on demandera à peine de débattre, puisqu’il s’agira d’avaliser des « décisions » déjà prises.  Voici une deuxième violation, puisqu’il ne revient nullement au président de les arrêter, mais au parlement d’en délibérer et de les voter, puis au président de les promulguer. Troisième violation, c’est la référence à un projet de loi, puisque le président n’a pas l’initiative des projets de loi, qui aux termes de l’article 39 appartient au seul premier ministre.

 

Sans doute on sait depuis longtemps que le président a entièrement subordonné le gouvernement en dehors des périodes de cohabitation et qu’il est devenu lui-même premier ministre effectif depuis l’instauration du funeste quinquennat. Mais ignorer à ce point les apparences, rendre fantomatiques premier ministre et parlement dès lors que l’on dispose d’une majorité soumise n’est pas bon signe pour les institutions, oubliées ou méprisées. Et l’on s’étonne que les électeurs se détournent des consultations populaires, lorsque l’on méconnaît ainsi les résultats référendaires et que la Constitution, qui est un bien public national, est foulée aux pieds ! On a fait voter une loi contre le séparatisme. Un autre séparatisme contre lequel il faut lutter n’est-il pas celui qui oppose d’un côté le président aux institutions de l'autre ? Ne seraient-elles devenues qu’un chiffon de papier flottant au gré des décisions présidentielles ?

 

Justice : l’indépendance qui fâche

 

Un troisième exemple provient enfin des déclarations du président Macron lors du Conseil des ministres du 16 juillet. Il a rappelé, à propos de la perspective de mise en examen du Garde des Sceaux qu’il était le garant de l’indépendance de la justice, qu’elle était une autorité et pas un pouvoir, et qu’il ne la laisserait pas devenir un pouvoir. On voit mal en quoi cette distinction pourrait empêcher l’autorité judiciaire, qui applique la loi, de mettre quiconque, Garde des Sceaux ou pas, en examen. Elle est en l’occurrence sans pertinence. Soutenir l’idée qu’une mise en examen du Garde des Sceaux est réalisée dans le but de provoquer sa démission relève du procès d’intention ou de la confusion intellectuelle et juridique. Après avoir été confirmé dans ses fonctions, le ministre de la justice a dénoncé l’action des syndicats de magistrats en affirmant que leur seul but en portant plainte était d’aboutir à sa mise en examen : il n’est donc plus question d’un objectif de démission, et une mise en examen n’est-elle pas le but légal de toute mise en examen ?

 

La séparation des pouvoirs implique que chaque autorité s’exerce de façon autonome et aille jusqu’au bout de ses attributions – jusqu’au bout, mais pas plus loin. Les déclarations présidentielles, répercutées par la presse, ne peuvent s’analyser que comme une pression sur la justice, contraire à son indépendance. En outre, maintenir en fonctions un ministre contraint de déléguer une partie de ses attributions au premier ministre est-il conforme au « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » que doit assurer le président ? On est à l’acmé du « en même temps » et du sabre de Joseph Prudhomme. Le président garantit l’indépendance de la justice, mais elle a intérêt à rester dépendante, sinon gare !

 

Cumulés, ces exemples parmi d’autres dénotent, non une dictature, mais une indéniable tentation autoritaire, le dédain des principes et procédures constitutionnels par celui qui devrait en être le gardien. Ce n’est plus le droit qui organise et guide les pouvoirs publics en dépit des déclarations, c’est, pour en revenir à Madame Bovary, un bovarysme de la volonté qui se heurte à l’incompréhension des sujets et à l’impuissance publique. C’est ainsi que, dès le lendemain des annonces décisionnaires du président le 12 juillet, les ministres se sont efforçés d’en retarder voire d’en écarter l’application. C’est ainsi encore que le débat parlementaire qui a suivi a souligné la nécessité de revenir sur diverses « décisions » annoncées. L’autoritarisme ne mène qu’à la confusion.     

   

 

Serge Sur

Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2) 

mercredi 21 juillet 2021

Les Invités de LLC : Benjamin Constant : De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 

 

De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes

 Benjamin Constant

1819

Charpentiers et Cie, Libraires-Éditeurs, Paris, 1874

 

     

 

MESSIEURS,

 



Je me propose de vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu’à ce jour inaperçues, ou du moins trop peu remarquées. L’une est la liberté dont l’exercice était si cher aux peuples anciens ; l’autre, celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes (...).


Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté ?

C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération.


Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens. Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. (...) 


La liberté des anciens consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapports des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion (...). 

 

Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre  tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances.

 

Si je suis parvenu, Messieurs, à vous faire partager l’opinion que, dans ma conviction, ces faits doivent  produire, vous reconnaîtrez avec moi la vérité des principes suivants :  L’indépendance individuelle est le premier besoin des modernes. En conséquence, il ne faut jamais en demander le   sacrifice pour établir la liberté politique. En conséquence, il ne faut jamais en demander le sacrifice pour établir la liberté publique.

 

Il s’ensuit qu’aucune des institutions nombreuses et trop vantées qui, dans les républiques anciennes, gênaient la liberté individuelle, n’est point admissible dans les temps modernes.

Cette vérité, Messieurs, semble d’abord superflue à établir. Plusieurs gouvernements de nos jours ne paraissent guère enclins à imiter les républiques de l’antiquité. Cependant, quelque peu de goût qu’ils aient pour les institutions républicaines, il y a de certains usages républicains pour lesquels ils éprouvent je ne sais quelle affection. Il est fâcheux que ce soit précisément ceux qui permettent de bannir, d’exiler, de dépouiller. Je me souviens qu’en 1802, on glissa, dans une loi sur les tribunaux spéciaux, un article qui introduisait en France l’ostracisme grec ; et Dieu sait combien d’éloquents orateurs, pour faire admettre cet article, qui cependant fut retiré, nous parlèrent de la liberté d’Athènes, et de tous les sacrifices que les individus devaient faire pour conserver cette liberté ! De même, à une époque bien plus récente, lorsque des autorités craintives essayaient d’une main timide de diriger les élections à leur gré, un journal, qui n’est pourtant point entaché de républicanisme, proposa de faire revivre la censure romaine, pour écarter les candidats dangereux. 

 

(...)

 

Défions-nous, Messieurs, de cette admiration pour certaines réminiscences antiques. Puisque nous vivons dans les temps modernes je veux la liberté convenable aux temps modernes ; et puisque nous vivons sous des monarchies, je supplie humblement ces monarchies de ne pas emprunter aux républiques anciennes des moyens de nous opprimer.

 

La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d’autrefois la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté politique, c’est le plus sûr moyen de les détacher de l’une ; et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l’autre. (...) 

 

Que le pouvoir s’y résigne donc ; il nous faut la liberté, et nous l’aurons ; mais comme la liberté qu’il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir à la liberté antique. Dans celle-ci, plus l’homme consacrait de temps et de forces à l’exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre ; dans l’espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l’exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse.

 

 (...)

 

La liberté politique soumettant à tous les citoyens, sans exception, l’examen et l’étude de leurs intérêts les plus sacrés, agrandit leur esprit, anoblit leurs pensées, établit entre eux tous une sorte d’égalité intellectuelle qui fait la gloire et la puissance d’un peuple.

 

Aussi, voyez comme une nation grandit à la première institution qui lui rend l’exercice régulier de la liberté politique. Voyez nos concitoyens de toutes les classes, de toutes les professions, sortant de la sphère de leurs travaux habituels, et des leur industrie privée, se trouver soudain au niveau des fonctions importantes que la constitution leur confie, choisir avec discernement, résister avec énergie, déconcerter la ruse, braver la menace, résister noblement à la séduction. 

 

Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de liberté dont je vous ai parlé, il faut, je l’ai démontré, apprendre à les combiner l’une avec l’autre. Les institutions, comme le dit le célèbre auteur de l’histoire des républiques du moyen âge doivent accomplir les destinées de l’espèce humaine ; elles atteignent d’autant mieux leur but qu’elles élèvent le plus grand nombre possible de citoyens à la plus haute dignité morale. 

L’œuvre du législateur n’est point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs déterminations et par leurs suffrages à l’exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de s’en acquitter.

 


 


samedi 17 juillet 2021

CJUE : le tour de garde qui fâche


La décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 15 juillet 2021 sanctionne le droit slovène qui refusait à un militaire le droit au paiement d'heures supplémentaires. En l'espèce, le sous-officier se plaignait d'un système prévoyant un "service de garde" ininterrompu de sept jours par mois. En réalité, il s'agissait plutôt d'une astreinte, car cette semaine était partagée entre une garde effective et des périodes durant lesquelles il devait demeurer joignable en permanence au sein de la caserne où il était affecté. Et si le militaire touchait une prime d'astreinte de 20 % de sa solde pendant cette semaine, il n'était pas rémunéré en heures supplémentaires.

Au lieu de choisir un autre métier, ce qui aurait été judicieux car il n'avait manifestement pas la vocation militaire, le sous-officier slovène a préféré saisir les tribunaux. A l'occasion de ce contentieux, les juges slovènes interrogent la CJUE sur l'applicabilité au litige de la directive du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail. La Cour répond positivement, ce qui a conduit certains commentateurs à déduire que la CJUE exigeait désormais que les militaires soient considérés comme des fonctionnaires comme les autres. 

 

Le "saucissonnage" des activités militaires

 

Les autorités françaises ont sans doute prêté le flanc à cette analyse car, comme les gouvernements allemand et espagnol, elles ont présenté des observations devant la Cour des observations plaidant pour que la directive soit globalement déclarée inapplicable aux armées. Elles invoquaient notamment le modèle français d'armée professionnelle et le statut des militaires qui précise qu'ils "peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu".

La CJUE refuse cette approche globale de la spécificité du statut militaire. Elle préfère "saucissonner" les activités des forces armées, en considérant que doivent être soumises à la directive les activités qui sont très proches de celles d'un "travailleur" public ou privé ordinaire. Ce "travailleur" est défini par la directive comme une "personne qui accomplit, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle reçoit une rémunération". 

 


 

Maître Péronilla. Jacques Offenbach

Acte 3 : Chanson militaire "Toujours fidèle à la consigne"

Orchestre national de France

    

Le militaire n'est pas un travailleur comme les autres

 

Cette démarche porte toutefois en elle sa propre destruction, car la CJUE est bien obligée de constater qu'un militaire n'est pas tout-à-fait un travailleur comme les autres. Parmi les activités relevant de la directive, elle cite celles "qui sont liées à des services d'administration, d'entretien, de réparation, de santé, de maintien de l'ordre ou de poursuite des infractions". A priori, le champ est assez vaste, allant du commissariat à la logistique, en passant par la prévôté et les missions des gendarmes mobiles. 

En revanche, ne sont pas soumises à la directive, les activités liées à la formation initiale des militaires, à l'entrainement opérationnel et, bien entendu, aux opérations militaires proprement dites. Il en est de même des activités "qui ne se prêtent pas à un système de rotation des affectifs", voire tout simplement à une planification du temps de travail, surtout lorsqu'une telle pratique ne pourrait exister "qu'au détriment du bon accomplissement des opérations militaires".


La notion d'"opération"

 

En prévoyant ces dérogations, la CJUE reconnaît la singularité de la fonction militaire et offre aux États, et notamment à la France, de larges possibilités de soustraire les forces armées aux exigences de la directive.  La notion d'"opération" telle qu'elle est actuellement utilisée dans l'armée est largement suffisante pour déroger très largement aux dispositions de la directive. 

Ainsi, les activités de patrouille sur le territoire pour lutter contre le terrorisme relèvent-elles de l'opération "Sentinelle". Les gendarmes mobiles, quand ils contrôlent une manifestation, se livrent à une "opération de maintien de l'ordre". Pour ce qui est de la prévôté, sa compétence est désormais limitée aux "opérations extérieures" etc.  Quant aux services de "réparation", ils sont chargés du "maintien en condition opérationnelle" des matériels et ne sont donc pas détachables des opérations qu'ils préparent. Que reste-t-il qui soit soumis à la directive ? Quelques tours de garde déjà organisés par rotation et sans heures supplémentaires, quelques activités de bureau, à la condition qu'elles ne préparent pas des "opérations"...

La décision du 15 juillet 2021 est donc bien loin d'une mise en cause radicale de la spécificité militaire française. C'est si vrai que la Cour ne parvient pas réellement à se prononcer sur la situation du sous-officier slovène, et répond donc que son tour de garde relève de la directive si il est sans lien avec l'une des situations dérogatoires qu'elle énonce. Ajoutons d'ailleurs que la portée de l'arrêt ne dépasse pas la question du temps de travail, champ d'application de la directive. Les autres éléments dérogatoires du statut des militaires français comme l'absence de liberté syndicale ou de droit de grève ne sont pas en cause. 

En fait, la décision pose sans doute un problème plus grave, cette fois pour le droit européen lui-même. Car la directive prévoit des dérogations, en faveur des pêcheurs, des gardiens d'immeubles et d'autres catégories de travailleurs, mais elle est muette sur les militaires. Certes, on peut considérer qu'ils y sont soumis, car son article 1er mentionne qu'elle s'applique "à tous les secteurs d'activités, privés ou publics". Mais les dérogations énoncées par la CJUE sont purement prétoriennes. 

A cet égard, la décision contient des éléments de fragilité à une époque où certains États de l'Union européenne n'hésitent pas à manifester leur agacement à l'égard des interventions de la Cour dans les domaines régaliens. Ils affirment ainsi, alors même que cette assertion est dépourvue de fondement juridique, qu'ils sont liés par les traités, mais pas par la jurisprudence. Surtout la question est maintenant la suivante : la directive devra-t-elle être modifiée pour tenir compte de cette jurisprudence ? Si c'est le cas, on ne doute pas que les autorités françaises feront entendre leur voix. Dans le cas contraire, chacun continuera à faire ce qu'il a envie de faire.


Sur les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2, § 2.

mardi 13 juillet 2021

Laïcité : Fake News dans les bureaux de vote


Quelques semaines après les élections régionales, peut-être est-il temps de revenir sur la controverse relative à la présence de femmes voilées parmi les assesseurs de bureaux de vote ? L'une présidait un bureau de vote à Vitry-sur-Seine, l'autre était assesseur à Saint-Denis, choix judicieux pour les militants de l'islam politique, si l'on considère qu'il s'agissait du bureau dans lequel vote Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national. Dans les deux cas, les deux dames voilées ont été rapidement remplacées, mais cela n'a pas empêché la controverse de se développer.

Sur le fond, elle ne présente pourtant guère d'intérêt, car le droit positif impose la neutralité à l'ensemble des membres d'un bureau de vote. Mais précisément, la simplicité même de l'analyse juridique révèle l'ampleur d'un phénomène que l'on pourrait qualifier de "Fake News juridique". Il consiste à faire dire au droit ce que l'on veut, sans se préoccuper de son contenu réel. On s'abrite ainsi derrière une pseudo-compétence juridique pour imposer une interprétation militante hors-sol, c'est à dire totalement détachée du droit positif.

Reprenons donc ces différents éléments.

 

Le principe de neutralité

 

Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres Lois de Rolland, principes d'égalité, de neutralité, de continuité, et d'adaptabilité, qui gouvernent le fonctionnement des services publics. Le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

On doit observer que le principe de neutralité n'est pas seulement un devoir des fonctionnaires et agents publics. Il s'impose aussi, et avec la même vigueur, à certains lieux. En témoigne la célèbre jurisprudence du Conseil d'Etat qui, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, pose un principe de neutralité des bâtiments publics que sont les hôtels de ville ou de région, faisant présumer l'illicéité de l'implantation d'une crèche de Noël. En témoigne aussi l'affaire Baby-Loup qui a permis à une crèche associative financée par une commune d'imposer le principe de neutralité par règlement intérieur, alors même que les employés étaient recrutés par contrat de droit privé. 

Il est donc des espaces neutres, à l'abri des débats politiques et religieux. Il en ainsi du bureau de vote et la jurisprudence du Conseil d'État ne laisse guère de doute sur ce point.


La jurisprudence du Conseil d'État


Un arrêt du 8 mars 2002  utilise une formulation particulièrement nette : "Considérant qu'au cours du déroulement du scrutin, le président du bureau de vote et les membres de ce bureau sont astreints à une obligation de neutralité". Il est bien précisé que cette obligation pèse avec la même intensité sur l'ensemble des membres du bureau, président et assesseurs. 

En l'espèce, il s'agissait d'un maire polynésien qui avait présidé toute la journée le bureau de vote, en portant une chemise "paréo" aux couleurs de la "liste d'entente communale de Vairao", liste qu'il dirigeait évidemment. Pour être moins pittoresque, la situation des femmes voilées de Vitry et de Saint-Denis n'est pas différente. En effet, le principe de neutralité concerne aussi bien les opinions politiques que religieuses. 

De la même manière que la neutralité dans l'enseignement a pour objet de respecter la liberté de conscience des élèves, la neutralité du bureau de vote a pour objet de ne pas influencer les électeurs. Dans une décision du 10 avril 2009, le Conseil d'Etat est saisi de l'élection municipale d'Apataki, toujours en Polynésie, le maire et ses adjoints ayant siégé dans le bureau de vote avec une chemise rouge, couleur de leur liste. Le Conseil note le manquement à l'obligation de neutralité, et ajouter qu'il n'est pas allégué que cette circonstance "se serait accompagnée d'autres pressions sur les électeurs". Il est donc clairement établi que le port d'un signe politique ou religieux constitue une pression sur les électeurs. Le juge ajoute qu'une telle situation peut conduire à l'annulation de l'élection dans l'hypothèse d'un faible écart de voix, critère essentiel de tout le contentieux électoral.


La circulaire de 2020


Cette jurisprudence a été rappelée par un circulaire du ministre de l'intérieur datée du 16 janvier 2020 adressée à tous les maires de France et qui précise l'organisation des opérations électorales pour toutes les élections se déroulant au suffrage universel direct. 

Son article 8-5 est ainsi rédigé : " Le juge de l'élection rappelle de manière constante que les bureaux de vote, par l'intermédiaire de leurs membres et de leur organisation, sont astreints à une obligation de neutralité. Une telle obligation vise essentiellement à préserver la sincérité du scrutin afin que les électeurs puissent exercer librement leur droit de vote sans faire l'objet d'un quelconque moyen de pression".

Le droit positif est donc d'une limpidité qui devrait faire taire toute controverse. Mais, dans le cas des femmes voilées de Vitry et Saint-Denis, on a vu se succéder une accumulation de Fake News. 

 


L'intox vient à domicile. Affiche mai 1968

 

Des vagues de Fake News

 

La première vague venait des intéressées elles-mêmes. La militante EELV de Vitry sur Seine a ainsi déclaré : "Je me couvre les cheveux comme certains couvrent leurs fesses", et de tenter maladroitement de démontrer que son voile n'était qu'un accessoire de mode. Devant une telle catastrophe, ses partisans eux-mêmes ont préféré la faire taire. 

La seconde vague est venue, sans doute involontairement, de la préfète du Val de Marne qui a développé un argumentaire en apparence plus convaincant. Elle affirme que le président du bureau de vote, le maire ou son représentant, est soumis au devoir de neutralité car il représente l'Etat. Tel ne serait donc pas le cas des assesseurs, désignés par les candidats. Hélas, cela semble plus juridique, mais c'est faux. Madame la préfète n'avait sans doute pas lu la circulaire du 16 janvier 2020, alors même que ce texte était transmis aux maires "sous couvert des préfets".

Enfin la troisième vague est venue de la presse. Dans une rubrique "Check News" censée opposer la vérité vraie aux actions des vilains manipulateurs de l'information, Libération affirme avoir posé la question suivante au ministre de l'intérieur : "Un assesseur a-t-il le droit de porter un signe religieux dans son bureau de vote ?". Enfin, une vision non militante de la question, pense le lecteur, et c'est là qu'il se trompe.

Le journal déclare avoir reçu une réponse du ministère de l'intérieur reprenant exactement les propos de la préfète du Val de Marne : les assesseurs ne seraient pas soumis à l'obligation de neutralité. Cette réponse a-t-elle réellement existé ? Si c'est le cas, elle ne manque pas de sel, le ministre allant à l'encontre de sa propre circulaire et de l'ensemble de la jurisprudence du Conseil d'État. Après cette énorme erreur juridique, l'article "Check News" se termine par l'analyse définitive d'une avocate présentée comme spécialiste du droit électoral : "Je ne vois rien qui interdise le port du voile pour un assesseur". Sans doute en effet n'a-t-elle pas vu le droit positif ?

Pour de l'information vérifiée, passée au crible des spécialistes et experts en tous genres, cela manque de sérieux. On en déduire que le "Fact Checking" réalisé par la presse doit susciter la méfiance et qu'il est préférable de ne compter que sur soi-même pour faire de telles vérifications. En soi, l'affaire des femmes voilées dans les bureaux de vote n'a sans doute pas beaucoup d'intérêt, d'autant que cette tentative d'y imposer des signes religieux a fait long feu. Elle illustre toutefois une tendance bien plus inquiétante qui consiste à utiliser le droit comme argument d'autorité pour lui faire dire n'importe quoi.


Sur le droit de suffrage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 1, § 1.