« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 31 mars 2022

Russia Today devant le juge européen des référés


Le 30 mars 2022, le président du tribunal de l'Union européenne a rendu une ordonnance de référé refusant de suspendre l'interdiction d'émettre qui frappe Russia Today depuis le 2 mars.

Le droit applicable remonte formellement à la première intervention militaire en Ukraine, en 2014, visant la Crimée et certaines parties du Donbass. Le Conseil européen avait alors adopté, en juillet 2014, une décision concernant des mesures restrictives en réponse "aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine". A l'époque, il s'agissait essentiellement d'interdire les exportations d'armements et de technologies duales. 

Au lendemain de l'intervention militaire russe de 2022 en Ukraine, le Conseil européen a adopté des conclusions le 24 février 2022, dans lesquelles il condamne avec la plus grande fermeté" cette "agression non provoquée et injustifiée". Ensuite, une décision du 1er mars de ce même Conseil annonce des sanctions et appelle la Russie "et les formations qu'elle soutient à cesser leur campagne de désinformation". Cette décision interdit aux opérateurs de diffuser les services de Russia Today, tant par le câble et le satellite que par internet. Elle est complétée par un règlement du même jour qui accuse la Fédération de Russie d'avoir "lancé une campagne internationale systématique de manipulation des médias et de déformation des faits afin de renforcer sa stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres". L'interdiction de Russia Today s'impose alors à tous les États membres. 

Les responsables de Russia Today ont fait savoir qu'ils utiliseraient tous les moyens de droit à leur disposition pour contester cette interdiction. Le référé est donc dirigé à la fois contre la décision du Conseil européen et contre le règlement du 1er mars. 

 

Les rigueurs du référé européen

 

La procédure de référé devant le tribunal de l'Union européenne est différente du référé-liberté utilisé par le Conseil d'État français. Elle trouve son fondement dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Son article 278 énonce ainsi que "les recours formés devant la Cour de justice de l'Union européenne n'ont pas d'effet suspensif. Toutefois, la Cour peut, si elle estime que les circonstances l'exigent, ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué". Les actes des institutions de l'Union jouissent donc d'une présomption de légalité et le sursis à exécution demeure exceptionnel. Ce caractère exceptionnel a d'ailleurs été rappelé dans l'ordonnance du tribunal datée du 19 juillet 2016 Belgique c. Commission.

L’article 156 du règlement de procédure du tribunal de l'Union européenne soumet la demande de sursis à des conditions rigoureuses. D'une part, elle doit nécessairement s'accompagner d'un recours au fond, ce qui la distingue de la procédure française du référé-liberté qui n'est plus soumise à cette condition. D'autre part, elle doit préciser clairement "l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire (...)".

Tout cela n'est pas simple, d'autant que l'absence d'équivalent du référé-liberté interdit à Russia Today de se fonder directement sur l'atteinte à la liberté de presse, quand bien même il s'agirait d'une presse aux ordres d'un État étranger. 

 


Réunion du comité de rédaction à RT

Kalinka. Choeur de l'Armée Rouge. Circa 1965

 

L'absence d'urgence


En l'espèce, le juge européen évite soigneusement de se poser des questions superflues. Il refuse de suspendre les deux décisions au seul motif que Russia Today n'est pas parvenu à démontrer le caractère d'urgence de son recours.

La presse est d'abord envisagée comme une activité économique de manière nature que n'importe quelle autre activité commerciale. Pour prouver l'urgence d'une mesure provisoire, la société requérante doit donc prouver que la simple attente des résultats de son recours au fond risque de lui infliger un préjudice grave et irréparable. Cette exigence est notamment rappelée dans l'ordonnance Glass Europe e.a. c. Commission du 14 janvier 2016.

En l'espèce, Russia Today invoque d'abord les conséquences économiques, financières et humaines de l'interdiction qui la vise. Elle est en effet empêchée d'exercer son activité, et ses journalistes se voient opposer des refus d'accréditation au sein de l'Union européenne. L'entreprise estime alors qu'elle risque une mise en liquidation qui impliquerait de nombreux licenciements. Sont ensuite invoquées les conséquences de cette interdiction sur la réputation de Russia Today, présentée comme une officie de propagande placée sous le contrôle permanent des autorités russes. De l'ensemble de ces éléments, le média russe déduit l'existence d'un préjudice grave et irréparable.

Le juge des référés observe que le dossier qui a été remis par Russia Today est trop léger pour lui permettre d'apprécier ce caractère grave et irréparable du préjudice. Aucune donnée sociale sérieuse n'est communiquée permettant d'apprécier concrètement le nombre et le type d'emplois menacés. Surtout, les données financières font défaut, ce qui n'est pas surprenant. Il est en effet pour le moins délicat de livrer au juge les détails du budget et des aides qui sont accordées à Russia Today, éléments qui pourraient faire apparaître au grand jour l'importance de l'investissement russe dans l'entreprise. Quoi qu'il en soit, la sanction de cette opacité est immédiate. Le juge des référés estime qu'il n'est pas en mesure d'apprécier le préjudice allégué et il en déduit que la société requérante n'a pas su démontrer son existence.

 

Les droits fondamentaux, et les autres

 

Russia Today, ou plutôt son avocat, a bien compris qu'il lui était difficile de s'appuyer sur un préjudice commercial pratiquement impossible évaluer. L'entreprise requérante considère donc que le caractère grave et irrémédiable du préjudice se trouve dans l'atteinte à la liberté de presse et de communication. D'une manière générale, la société requérante estime en effet que toute atteinte à un droit fondamental entraine un préjudice irréparable.

Sur ce point, la réponse du juge des référés est peut-être moins convaincante, car il opère une distinction entre les droits fondamentaux, et ceux qui sont moins fondamentaux. Il affirme en effet que "la violation de certains droits fondamentaux, tels que l’interdiction de la torture et des peines ou des traitements inhumains ou dégradants (... ) est susceptible, en raison de la nature même du droit violé, de donner lieu par elle‑même à un préjudice grave et irréparable". A ses yeux, les droits fondamentaux susceptibles d'entraîner d'emblée un tel préjudice sont donc ceux qui relèvent du droit humanitaire, et de lui seul. On retrouve une distinction traditionnelle entre le droit humanitaire qui soumet l'État à des obligations intransgressibles et les droits de l'homme qui impose la recherche constante d'un équilibre entre les différents droits.

Quoi qu'il en soit, la liberté de presse fait partie de ces droits moins fondamentaux. Reprenant la jurisprudence issue de l'ordonnance de la Cour de justice du 10 septembre 2013, Commission c. Pilkington Group, le juge des référés estime qu'il appartient dans ce cas au demandeur de prouver l'existence d'un préjudice grave et irréparable. La charge de la preuve est donc renversée : en matière de droit humanitaire, le préjudice est présumé grave irréparable, et pour une violation des autres droits, le préjudice est présumé non irréparable, et donc moins grave.

En l'espèce, cette distinction faite par le droit européen entre les droits fondamentaux, et ceux qui le sont moins, n'a pas beaucoup de conséquences. Le juge des référés observe que là encore, Russia Today a omis de constituer un dossier. Elle se borne en effet à invoquer, en termes généraux, une atteinte au caractère démocratique de la société démocratique, sans préciser en quoi l'entreprise serait elle-même affectée. Or, une mesure d'urgence telle que le sursis à exécution ne peut être prononcée que si un préjudice personnel peut être constaté. Le juge fait d'ailleurs observer que l'entreprise "reste muette sur sa contribution ou adhésion aux valeurs démocratiques".

 

Les intérêts poursuivis

 

D'une manière plus générale, le juge met en balance les intérêts poursuivis. Du côté de Russia Today, il s'agit de l'emploi des salariés et de la sécurité financière d'une entreprise. Du côté du Conseil, est mise en avant la "la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité publics de l’Union, dans un contexte marqué par une agression militaire contre l’Ukraine". Il s'agit donc d'un intérêt public qui, évidemment, est considéré comme plus important que les intérêts privés d'une entreprise, d'autant qu'il s'agit de "mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine".

On peut parfaitement le comprendre, si ce n'est que le juge des référés s'abstient de définir certaines notions essentielles. Il ne serait pas inutile d'expliquer ce qu'il entend par "désinformation" et de démontrer l'existence de ces campagnes de déstabilisation. Si le dossier de la défense est vide, il serait tout de même intéressant que celui de l'accusation soit un peu étayé. Bien entendu, on peut espérer que la décision sur le fond sera motivée de manière plus complète et plus convaincante. Mais il faudra attendre de longs mois avant qu'elle intervienne.

Même s'il n'est pas contestable que Russia Today peut être considéré comme un organe de propagande des autorités russes, on ne peut s'empêcher d'éprouver un certain malaise à la lecture de cette ordonnance. Il est toujours étrange de voir reprocher à un organe de presse ce qu'il est, et non pas ce qu'il dit. La décision en effet se réfère aux liens de Russia Today avec la Russie mais ne donne aucun exemple de propos illicites ou d'actes délibérés de désinformation. Il y en certainement, alors pourquoi ne pas les citer ? 
 
L'atteinte à une liberté, et notamment la liberté de presse, ne saurait être admise qu'avec la plus extrême prudence, et avec un effort particulier de motivation. En l'espèce, la motivation est relativement sommaire, reposant sur l'idée que "la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à saper les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne". C'est justifier la censure au nom des nécessités liées à la guerre. Si la guerre est moderne, l'argument est ancien et a permis de justifier la censure durant toutes les guerres. Le seul problème, c'est que, à ce stade, l'Union européenne n'est en guerre contre personne.
 

samedi 26 mars 2022

Orpea : Le secret est le principe, le droit à l'information l'exception


La ministre déléguée chargée de l'autonomie, Brigitte Bourguignon, annonce, le 26 mars 2022, que l'État va porter plainte contre le groupe Orpea, afin que "des poursuites judiciaires puissent, le cas échéant, être diligentées". Cette formule signifie que le gouvernement va saisir le procureur de la République, sur le fondement de l'article 40 qui, dans son alinéa 2 énonce  que "toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". 

Cette décision trouve son origine dans les révélations faites par Vincent Castanet, dans son livre "Les Fossoyeurs" qui dénonçait la gestion privée des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) reposant exclusivement sur le profit et l'optimisation des coûts, au détriment des résidents. A la suite de la publication de ce livre, un rapport a été demandé en février à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l'Inspection générale des finances (IGF). C'est ce rapport qui justifie aujourd'hui le recours à l'article 40. Selon la formulation employée par la ministre, ce document laisse apparaître "des manquements sur le plan humain et des manquements sur le plan organisationnel".

 

Le secret est le principe

 

Sans doute, mais ce document reste parfaitement confidentiel. Ni la presse ni les citoyens n'ont le droit de lire le rapport. Le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran avait pourtant annoncé, le 11 mars, que serait publiée "la totalité du rapport", pour ajouter ensuite "à l'exception de ce qui est couvert par le secret des affaires". Hélas, le ministre ne connaissait sans doute pas le directive "secret des affaires" et la loi qui l'a transposée. Le principe n'est pas celui de la publicité, accompagné d'exceptions pour protéger le secret. C'est tout le contraire : le secret est le principe et le droit à l'information administrative l'exception.

Comment en est-on arrivé à un établir un système normatif qui porte une atteinte directe à une liberté constitutionnellement garantie ? 

 

La directive européenne

 

La directive "protection des secrets d'affaires contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites" a été proposée à la fin de l'année 2013 par Michel Barnier, alors commissaire au marché intérieur, mais cette démarche était passée plus ou moins inaperçue. Son texte a été soigneusement verrouillé par les milieux industriels, particulièrement efficaces à Bruxelles grâce à l'intervention de cabinets de lobbying actifs et bien rémunérés. La directive a été adoptée le 14 avril 2016, sans susciter trop de critiques, si ce n'est de quelques juristes un peu trop attachés à la transparence administratie, à la liberté de presse et à la protection des lanceurs d'alerte.

La loi de transposition de la directive dans l'ordre juridique français est datée du 30 juillet 2018, c'est-à-dire après l'élection d'Emmanuel Macron à la Présidence de la République, à une époque où il convenait de donner toutes les satisfactions possibles au monde de l'entreprise. Depuis cette date, celle-ci possède une maîtrise complète de ses informations.

 

Réaction d'un résident d'un EHPAD 

au refus de communication du rapport de l'IGAS

Asterix aux Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Une définition tautologique du secret des affaires


La directive présente la caractéristique de ne pas définir son objet. Dans son préambule, elle précise ainsi qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). 

Peuvent donc être couvertes par le "secret d'affaires" les informations qui répondent à trois conditions cumulatives. 
 
D'abord, ces informations sont secrètes, ce qui signifie qu'elle "ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'information en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles". On ne peut s'empêche d'admirer la précision d'un critère qui conduit à considérer comme secrètes les informations qui ne sont pas connues. 

Ensuite, ces informations ont une valeur commerciale, précisément parce qu'elles sont secrètes. Sur ce plan, l'entreprise est tout à fait tranquille, c'est elle est seule compétente pour apprécier non seulement le secret, mais aussi sa valeur commerciale.

Enfin, ces informations ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" destinées à les garder secrètes. Il suffit donc à l'entreprise d'organiser une procédure de protection de ses informations confidentielles, notamment un système d'habilitation et de classification interne, pour que ces dernières soient couvertes par la directive "secret des affaires".
 
On l'a compris, la définition du secret des affaires est purement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise considère comme secrète. A partir de ce principe confortable est déclinée une procédure qui repose sur la distinction entre les "détenteurs légitimes du secret des affaires" et ceux qui ne le sont pas. Toute divulgation faite sans le consentement d'un "détenteur légitime" entraine l'engagement de la responsabilité de son auteur, ce qui n'interdit pas d'éventuelles poursuites pénales. 

On ne pouvait imaginer régime plus favorable aux entreprises et Orpea ne fait qu'invoquer des normes juridiques qui aujourd'hui assurent la primauté du secret sur la transparence.

Précisément, la question de la constitutionnalité est aujourd'hui posée. Certes, le secret des affaires a toujours existé, d'abord protégé sous le nom de "secret industriel et commercial", mais il n'a jamais été mis en oeuvre de manière aussi absolutiste, conduisant à interdire l'exercice de libertés publiques.
 

Une interdiction totale d'exercer des libertés publiques



La première d'entre elles est, à l'évidence, la liberté d'accès aux documents administratifs. Il est vrai qu'elle trouve son origine dans une loi ordinaire du 17 juillet 1978 qui crée la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) pour en protéger l'exercice. On observe toutefois que cette liberté a été constitutionnalisée par la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 3 avril 2020. Il y reconnait, de manière très explicite, "un "droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs". Précisément, l'accès au rapport de l'IGAS et de l'IGF sur la gestion des établissements gérés par Orpea est aujourd'hui totalement empêché par la seule décision de l'entreprise elle-même. Il serait vraiment intéressant de faire une demande d'avis à la CADA pour savoir ce qu'elle pense de cette interdiction générale et absolue d'exercice de la liberté d'accès aux documents administratifs. 
 
Bien entendu, la liberté d'accès aux documents n'est pas la seule qui soit mise en cause, puisque la liberté de presse se trouve également entravée. Or cette liberté a directement valeur constitutionnelle. Elle est considérée comme l'une des facettes de la liberté d'expression, protégée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui en fait l'un "des droits les plus précieux de l'homme". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, rappelle régulièrement, depuis l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996 que les journalistes doivent être considérés comme les "chiens de garde de la démocratie".

Certes, la question de la constitutionnalité de la loi de transposition du 30 juillet 2018 a été posée. Dans sa décision du 26 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a écarté la requête déposée par 60 sénateurs, l'Assemblée nationale n'ayant pas trouvé 60 opposants à cette législation. Le Conseil avait alors rappelé que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti". En l'absence de mise en cause d'un tel principe, il s'était estimé incompétent pour contrôler une loi qui se borne à tirer les conséquences d'une directive de l'Union européenne. A l'époque, le Conseil appliquait une jurisprudence remontant à sa décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information.

Mais cela, c'était avant... Avant la désormais célèbre décision du 15 octobre 2021 qui donne un contenu concret à la notion de principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France (PIIC). Il déclare alors que l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées constitue l'un de ces principes. La porte est désormais ouverte à la reconnaissance d'autres PIIC et à une appréciation de la conformité à la Constitution des dispositions législatives qui mettent en oeuvre le droit de l'Union. L'incompétence de principe se trouve en effet grignotée par une exception, lorsque précisément est en cause un "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".

Cette évolution jurisprudentielle pourrait être considérée comme un changement de circonstance de droit justifiant un nouvel examen de la loi de 2018 lors d'une question prioritaire de constitutionnalité. Et on se prend à rêver de la consécration d'un second principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, celui de la liberté d'accès aux documents administratifs.



 

 

mercredi 23 mars 2022

Le lanceur d'alerte, un héros des temps modernes


Le Journal Officiel du 22 mars 2022 publie deux nouvelles lois datées du 21 mars, probablement les dernières de l'actuelle législature. L'une vise à "améliorer la protection des lanceurs d'alerte", l'autre à "renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d'alerte".  De toute évidence, il s'agit d'apporter une nouvelle pierre à la construction d'un statut du lanceur d'alerte, engagée par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016. Mais si le dispositif de 2022 améliore quelque peu la protection, il est bien loin de définir un statut du lanceur d'alerte.

 

La définition du lanceur d'alerte

 

La loi du 21 mars 2022, dans son article premier § I, définit le lanceur d'alerte, comme une "personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d'une violation d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, du droit de l'Union européenne, de la loi ou du règlement." Cette définition n'est pas très différente de celle de la loi Sapin 2. Tout au plus peut-on observer que le lanceur d'alerte n'agit plus "de manière désintéressée", mais "sans contrepartie financière", formulation qui repose sur un critère plus objectif mais qui réduit aussi l'espace d'interprétation ouvert au juge. De même, la qualification de lanceur d'alerte peut désormais concerner les personnes qui aident un lanceur d'alerte dans sa démarche et celles qui risquent des représailles en même temps que lui.

Cette définition large est immédiatement tempérée par le paragraphe II de ce même article premier. Il précise que sont "exclus de régime de l'alerte" les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale, au secret médical, au secret des enquêtes ou délibérations judiciaires, ainsi qu'au secret professionnel de l'avocat. Ces secrets protégés par la loi constituent ainsi une barrière infranchissable pour les lanceurs d'alerte. On peut certes comprendre la nécessité de cette protection, mais force de constater que le champ couvert par ces secrets est de plus en plus large. Nul n'a oublié notamment que le Garde des Sceaux a fait à ses anciens confrères avocats un très beau cadeau, avec la loi "pour la confiance dans l'institution judiciaire" du 22 décembre 2021. Elle crée un "secret professionnel de la défense et du conseil", Un lanceur d'alerte qui aurait connaissance d'une fraude fiscale de son entreprise donnant lieu à des échanges avec un avocat peut se voir opposer ce secret, désormais étendu aux activités de conseil. 

A cet ensemble, il convient d'ajouter le secret des affaires, désormais directement protégé par la directive européenne du 8 juin 2016. Elle permet de considérer comme secrète une information qui n'est pas aisément accessible, qui a une valeur commerciale, et qui a fait l'objet de dispositions destinées à garantir sa confidentialité. Autant dire que le secret des affaires vise toute information que l'entreprise considère comme telle. Avec une définition aussi large, il est évidemment possible d'empêcher l'action des lanceurs d'alerte. 



Boîte alerte. Marcel Duchamp. 1959


Le courage du lanceur d'alerte

 

Confronté à une montagne de secrets divers et variés, et en élargissement constant, le lanceur d'alerte devra faire preuve de courage pour s'engager dans une action de dénonciation. La procédure de signalement est en effet particulièrement dissuasive, mais elle seule peut permettre à l'audacieux redresseur de torts de bénéficier d'un régime de protection. Or cette procédure bureaucratique n'est modifiée qu'à la marge par rapport à celle mise en place par la loi Sapin 2.

Celle-ci prévoyait déjà un "canal interne" organisé par le décret du 19 avril 2017. Le salarié qui veut dénoncer une violation de la loi ou une pratique qui menace l'intérêt général doit s'exprimer dans un "registre spécial". Il peut y inscrire directement l'information dans les entreprises de moins de cinquante salariés, mais doit passer par la voie hiérarchique pour celles de plus de cinquante salariés. Sur ce point, la loi de 2022 ne change rien, si ce n'est qu'elle élargit la procédure aux actionnaires, membres des organes de direction, collaborateurs occasionnels et sous traitants de l'entreprise. Mais si ceux qui peuvent utiliser cette procédure sont plus nombreux, son usage demeure extrêmement délicat. On imagine que le lanceur d'alerte doit être particulièrement héroïque pour dénoncer des mauvaises pratiques... à ses supérieurs hiérarchiques.

Peut-être choisira-t-il alors la "procédure externe" qui permet de s'adresser directement au juge ou au Défenseur des droits, voire aux institutions européennes lorsque son alerte pour sur la violation du droit de l'Union ? L'un des apports de l'article 7 § 2 de la loi du 21 mars 2022 est de l'autoriser à utiliser directement ce canal externe, même s'il n'est pas passé par le canal interne. C'est évidemment un progrès, car cette gestion hiérarchique de l'alerte était un facteur de dissuasion très important. La seconde loi du 21 mars, celle qui renforce le rôle du Défenseur des droits, impose désormais à celui-ci de "recueillir, traiter, selon une procédure indépendante et autonome" tous les signalements de lanceurs d'alerte.

Par une transposition de la directive européenne du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union, la loi du 21 mars 2022 autorise une dénonciation publique. Mais celle-ci n'est pas si simple, car le lanceur d'alerte doit avoir, au préalable, vainement suivi l'une ou l'autre des autres procédures. Dans le cas du canal externe, il doit même démontrer qu'il risque d'être victime de représailles ou encore que des preuves pourraient incessamment être détruites.  La formule est plus claire que celle de la loi Sapin 2 qui n'envisageait cette dénonciation publique qu'en "situation d'urgence ou de risque irréversible". Les conditions sont donc particulièrement strictes et le droit positif organise finalement un système dans lequel la mise sur la place publique d'un scandale peut conduire le lanceur d'alerte à perdre toute protection, en perdant le statut de lanceur d'alerte.

Précisément, le texte nouveau ne modifie pas réellement l'intensité de la protection qui était offerte par la loi Sapin 2. Celle-ci interdisait de sanctionner un lanceur d'alerte, de le licencier ou de prendre à son encontre des mesures discriminatoires. Désormais, l'article 6 de la loi dresse une liste d'une quinzaine de mesures qu'il est interdit de prendre à l'égard du lanceur d'alerte, allant de la suspension ou mise à pied à "l'orientation abusive vers un traitement psychiatrique". On peut s'interroger sur ce choix de dresser une telle liste, d'autant que la loi ne dit pas si elle est exhaustive ou pas. La notion de discrimination n'était-elle pas plus efficace en permettant au juge de sanctionner toute mesure de représailles, sachant que leurs auteurs savent faire preuve d'imagination dans ce domaine ?

En tout état de cause, on peut regretter que la question des procédures-baillon n'ait pas suscité un intérêt identique du législateur. Un amendement qui proposait la création d'un nouvel délit d'intimidation judiciaire n'a pas été retenu. Mais, à dire vrai, rien de sérieux n'a été adopté dans ce domaine. La loi se borne en effet à faire passer l'amende pour action abusive ou dilatoire de 30 000 à 60 000 € et à prévoir une procédure classique d'affichage ou de diffusion de la condamnation. On imagine mal que cette sanction puisse dissuader une grande entreprise d'engager une procédure à l'encontre d'un lanceur d'alerte. En outre, cette sanction intervient tardivement, à une époque où cette procédure pénale a produit ses effets dissuasifs, ne serait-ce qu'en obligeant le lanceur d'alerte à engager d'importants frais de justice. 

Le dispositif nouveau apparaît ainsi comme une sorte de trompe-l'oeil. Certes, la définition du lanceur d'alerte est un peu plus large, la procédure de signalement un peu plus facile, et la loi interdit, en principe, les représailles de l'entreprise concernée. Mais la multiplication des secrets protégés et le maintien des procédures baillon jouent parfaitement leur rôle dissuasif. Celui qui veut dénoncer une action illégale doit obtenir la qualification de lanceur d'alerte, mais cette qualification ne peut être acquise qu'après avoir franchi une multitude de barrières, évité divers chausses-trappes, et épuisé ses économies en luttant dans des procédures baillon. Le lanceur d'alerte, un héros des temps modernes.


Sur les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 section 1 § 2 B 1° du Manuel 


samedi 19 mars 2022

Covid : Atteinte à la liberté de manifester, en Suisse


Dans une décision Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS) c. Suisse du 15 mars 2022, la Cour européenne (CEDH) estime que la réglementation suisse limitant le droit de se réunir publiquement durant l'épidémie de Covid-19 était excessive au regard de la menace sanitaire et donc n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Immédiatement, certains commentateurs ont vu dans cette décision une sanction indirecte d'un droit français qui, lui aussi, a interdit les réunions publiques lorsque le virus circulait avec une intensité particulière. Mais l'arrêt CGAS c. Suisse est loin d'être aussi simpliste, et c'est bien le droit suisse, et seulement le droit suisse qu'il sanctionne.

 

La "situation particulière" liée à la Covid-19

 

La CGAS est un syndicat suisse qui organise chaque année un grand nombre de manifestations dans le canton de Genève. Comme la plupart des pays touchés par la pandémie, la Suisse a adopté une législation d'urgence et, dès le 28 février 2020, le Conseil fédéral déclarait une "situation particulière", système reposant sur une loi sur les épidémies, assez proche du régime de l'urgence sanitaire mis en oeuvre en France. Les manifestations de plus de mille personnes sont alors interdites. Le 13 mars, cette interdiction est étendue aux rassemblements de plus de cent personnes, puis le 20 mars à ceux de plus de cinq personnes. Ces restrictions ont duré jusqu'au 11 mai 2020, date à laquelle la Suisse a commencé de sortir du confinement. Précisément, la CGAS a donc dû renoncer à organiser le traditionnel défilé du 1er mai, et s'est donc abstenue de solliciter l'autorisation administrative indispensable.


Le droit suisse des manifestations


Le droit suisse est en effet loin de constituer un exemple de libéralisme en matière de liberté de manifestation. Alors que le droit français l'organise selon un régime de déclaration préalable, le droit suisse soumet la manifestation à un régime d'autorisation préalable. En mars 2012, le canton de Genève a même, par une votation adoptée à 53, 9 % des voix, mis en place un système plus rigoureux qui soumet les organisateurs d'une manifestation à la volonté de l'administration genevoise. Celle-ci peut leur imposer l'itinéraire, ou prescrire que la manifestation se tiendra dans un lieu déterminé, sans déplacement. Enfin, elle peut aussi les contraindre à prévoir un service d'ordre qui devra "collaborer avec la police et se co
nformer à ses injonctions
".

Le syndicat requérant invoque donc une violation de l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui énonce que "Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats (...)". Contrairement au droit français qui fait de la liberté de manifester une facette de la liberté d'expression, le droit européen la rattache à la liberté de réunion. 




 

Manifestation autorisée en Suisse



L'épuisement des recours internes


La première question posée à la CEDH est évidemment celle de la recevabilité du recours. Pour le gouvernement suisse, le fait que le syndicat n'ait pas déposé de demande d'autorisation de manifester pour le 1er mai suffit à montrer qu'il n'entendait pas épuiser les voies de recours internes. Mais la CEDH s'attarde davantage sur la procédure et montre que le droit suisse n'a pas prévu de recours d'urgence ou de référé dans le cas des mesures prises pour la gestion de l'épidémie. C'est seulement un an plus tard, le 24 mars 2021, que le tribunal fédéral suisse a sanctionné cette lacune en considérant comme inconstitutionnelle une interdiction de manifestations culturelles excluant tout recours contre les interdictions intervenues dans ce domaine. En mai 2020, la CGAS n'avait aucun recours à sa disposition, lui permettant en particulier d'obtenir la suspension du refus d'autorisation. 

Cette lacune va directement à l'encontre de la jurisprudence de la CEDH qui, dans un arrêt Lashmankin et a. c. Russie du 7 février 2017,  estime que le droit au recours effectif exige que le contrôle d’un refus d’autorisation intervienne avant la date même de la réunion ou du rassemblement. En l'espèce, la Cour admet donc la recevabilité de la requête, en estimant que le syndicat requérant ne bénéficiait pas d'un droit de recours effectif, en l'absence de juge susceptible de procéder à un examen au fond des ingérences dans les libertés réalisées dans la lutte contre la pandémie.

 

Le contrôle de proportionnalité

 

La Cour examine donc le fond et, s'appuyant sur l'article 11 de la Convention européenne, elle vérifie que l'ingérence dans la liberté de manifester était « prévue par la loi », inspirée par un "but légitime" et « nécessaire dans une société démocratique ». Les deux premières conditions sont évidemment remplies. L'interdiction de manifester repose sur une loi, et la lutte contre la pandémie constitue un "but légitime".

Dans son arrêt Kudrevicius et a. c. Lituanie du 15 octobre 2015, la CEDH affirme qu'en matière de liberté de manifestation, le contrôle de proportionnalité doit conduire à un examen particulièrement attentif de l'ensemble de l'affaire : "La Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents". La CEDH précise toutefois, notamment dans une décision Animal Defenders International c. Royaume‑Uni du 22 avril 2013, que l'État conserve la possibilité d'adopter des mesures générales dans ce domaine, même si elles suscitent des difficultés dans certains cas particuliers.

La Suisse bénéficie donc d'une certaine autonomie dans sa gestion de la liberté de manifestation en période d'épidémie, mais cette autonomie n'est pas illimitée. En l'espèce, la Suisse a décidé d'une interdiction générale et absolue des rassemblements de plus de cinq personnes, durant une période allant du 17 mars au 30 mai 2020. La Cour ne dit pas que cette interdiction était, en soi, illicite, mais elle affirme qu'une mesure aussi attentatoire aux libertés devait être spécialement motivée et soumise à un contrôle très sérieux des tribunaux. 

Or, il est apparu que les juges suisses ne disposaient pas des instruments juridiques leur permettant d'intervenir pour suspendre une interdiction de manifester en amont, avant le rassemblement. Cette absence de contrôle est d'autant plus "préoccupante" affirme la Cour que l'interdiction totale de manifester a duré plus de deux mois. Quant à l'absence de justification convaincante, elle apparaît dans la comparaison faite par la CEDH entre le droit applicable à l'entreprise et le droit applicable aux manifestants. A la même époque en effet, le droit suisse n'interdit pas l'accès aux lieux de travail, bureaux ou usine, même s'ils accueillent plusieurs centaines de personnes. En revanche, il interdit les manifestations qui se déroulent en plein air, et donc avec un risque bien moins élevé de contamination. Pour toutes ces raisons, la Cour considère donc que la mesure prise par la Suisse n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Elle fait d'ailleurs observer que la Suisse n'avait pas activé le mécanisme de l'article 15 de la Convention européenne qui permet à un État de déroger aux obligations qu'elle prévoit en cas de danger menaçant la vie de la nation.  

La décision CGAS c. Suisse sanctionne ainsi ce pays, et seulement ce pays. Le rapprochement avec le système français est juridiquement erroné. D'une part, la liberté de manifestation est organisée en France selon un régime déclaratoire et non pas selon un régime d'autorisation, ce qui conduit à une véritable négociation entre les organisateurs et l'autorité de police. D'autre part, l'interdiction d'une manifestation peut toujours donner lieu à un contrôle du juge des référés, et ce fut le cas en période de Covid. C'est précisément parce que les autorités suisses n'avaient pas prévu de procédure d'urgence qu'elles sont sanctionnées. La CEDH aurait-elle été quelque peu agacée par un système juridique dont le libéralisme privilégie la libre circulation des capitaux, pas celle des manifestants ?  

 

Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du Manuel 

mercredi 16 mars 2022

Liberté de presse et délit d'initié


La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n'intervient pas très fréquemment en matière de liberté de presse, et son arrêt M. A. c. Autorité des marchés financiers (AMF) rendu le 15 mars 2022 se montre particulièrement libéral dans ce domaine. Il fait prévaloir en effet la liberté de presse sur la nécessité de restreindre la circulation des informations financières pour éviter les délits d'initié. Ce libéralisme connaît toutefois des limites, que la CJUE précise dans l'arrêt.

M. A. est un journaliste spécialisé dans les questions financières et travaillant pour différents quotidiens britanniques. Il y diffuse notamment les rumeurs de marché, et c'est précisément ce qui lui a été reproché. Dans deux articles publiés sur le site du Daily Mail en 2011 et 2012, il évoquait ainsi les rumeurs d'OPA de LVMH sur la société Hermès, puis d'autres bruits d'OPA sur l'entreprise Maurel & Prom. Dans les deux cas, le résultat a été identique, et une hausse significative des cours des actions a été constatée. Une enquête menée par l'AMF a ensuite montré que des résidents britanniques avaient acheté des actions Hermès et Maurel & Prom la veille de la publication des articles de M. A. Ces actions ont ensuite été revendues avec profit dès le lendemain. 

M.A. s'est donc vu infliger une amende de 40 000 € pour avoir divulgué à ces personnes des "informations privilégiées". Il a contesté cette sanction devant la Cour d'appel de Paris, et celle-ci a interrogé la CJUE à titre préjudiciel sur deux points essentiels. D'une part, une information sur la publication prochaine d'un article de presse peut-elle s'analyser comme une "information privilégiée" ? D'autre part, existe-t-il des exceptions à cette interdiction de diffuser ce type d'information, en particulier lorsque l'auteur de la divulgation est journaliste ?

 

L'information privilégiée

 

La notion d'"information privilégiée" trouve son origine dans la directive du 28 janvier 2003 sur les opérations d'initiés et les manipulations de marché. Elle est définie, dans l'article 1er, comme une information "à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés". La directive énonce ensuite, dans son article 2, que les États membres doivent interdire à toute personne qui détient une "information privilégiée" du fait de ses fonctions, de l'utiliser pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, en acquérant ou cédant les instruments financiers auxquels elle se rapporte.

Pour la CJUE, il ne fait aucun doute que l'information divulguée par M. A. est une "information privilégiée". Deux critères sont alors successivement examinés. Le premier se trouve dans le fait que, au moment de la divulgation, on pouvait raisonnablement penser que l'article serait publié. Il est évidemment rempli, d'autant que M. A. est un journaliste connu dans les milieux boursiers. 

Le second critère est d'un maniement plus délicat, car il s'agit cette fois de s'intéresser à la "spécificité" de l'information, terminologie un peu obscure. En réalité, il s'agit pour le juge de se demander si l'information serait susceptible, si elle était rendue publique, d'influencer de manière sensible le cours des actions. En l'espèce, il s'agit seulement de "rumeurs" dont le journaliste se prépare à faire état dans la presse, et il est évidemment difficile d'apprécier l'impact d'une rumeur. Mais le cas des rumeurs boursières est évidemment particulier. La CJUE fait observer que la rumeur divulguée par M. A. va acquérir une valeur informative propre, du fait de sa publication. Une connaissance prématurée de cette rumeur ne peut donc que conférer à un investisseur un avantage qu'il peut exploiter dans son propre intérêt.

L'analyse permet de poursuivre aisément les délits d'initiés. En revanche, elle pourrait être critiquée sur le simple plan de la logique. Peut-on réellement imaginer une rumeur qui serait susceptible d'influencer le cours des actions, et qui ne constituerait pas une "information privilégiée" parce qu'elle serait considérée comme insuffisamment précise ? Sauf à prendre les investisseurs pour des pigeons, force est de constater qu'une rumeur qui risque d'influencer les cours présente, à l'évidence, un certain degré de précision.



Le sucre. Jacques Rouffio. 1978


Le rôle du journaliste

 

L'essentiel de la décision réside sans doute dans la seconde question préjudicielle, celle qui porte sur le rôle de la presse. Un journaliste peut-il invoquer la liberté de presse lorsqu'il divulgue une information privilégiée à l'une de ses sources d'information habituelle. Le règlement du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché précise, dans son article 21, que la diffusion d'informations dans les médias doit être appréciée "en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste". Il n'existe que deux exceptions à ce principe, lorsque le journaliste tire lui-même un avantage de ses divulgations, ou lorsqu'il a pour but d'induire le marché en erreur. 

Tel n'est pas le cas en l'espèce. Ses amis britanniques ont certes tiré bénéfice de ses confidences, mais pas lui. Il n'avait pas davantage pour objet de publier une fausse nouvelle. Sans doute, mais une rumeur diffusée verbalement avant d'être publiée, est-ce déjà une action réalisée "à des fins journalistiques" ?

Sur ce point, la CJUE se borne à donner des éléments d'analyse à la juridiction de renvoi. Elle indique qu'il faut sortir de la stricte interprétation des directives de 2003 et de 2014 pour envisager la liberté de presse de manière globale. Les juges doivent donc se référer directement à l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui consacre la liberté d'expression. 

Indirectement, la CJUE semble s'appuyer aussi sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Certes, celle-ci affirme régulièrement, et notamment dans son arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007 que les journalistes ne sauraient être dispensés du respect des lois pénales pour le seul motif que l'infraction a été commise dans l'exercice de leurs fonctions. Il n'en demeure pas moins que la CEDH prévoit une exception, lorsque le journaliste agit "à des fins journalistiques". Dans l'arrêt Stakunnan Markinapörrsi Oy c. Finlande du 27 juin 2017, elle déclare ainsi que l'accès à des données fiscales par des moyens illicites peut être protégé par l'article 10 de la Convention européenne, à la condition que la presse ne réalise pas une collecte de masse de données personnelles.

 

Les critères utilisés par les juges du fond

 

La CJUE demande donc aux juges du fond d'apprécier si M. A. a agi "à des fins journalistiques", dès lors que ses contacts avec ses sources sont un élément essentiel de son métier et que la divulgation était "proportionnée" aux exigences de la Charte. Pour cela, les juges devront voir si la divulgation était nécessaire pour vérifier l'information sur ces OPA, et s'il était tout aussi indispensable d'annoncer la publication prochaine d'un article sur le sujet.

De même, les juges français devront évaluer la proportionnalité de la divulgation aux intérêts en cause. Ceux de la presse d'abord, et il faudra voir si la sanction d'une telle divulgation risque d'avoir un effet dissuasif sur la liberté d'expression. Ceux des entreprises ensuite et, de manière plus générale, des marchés financiers en général, qui risquent de subir de graves préjudices du fait de ces divulgations.

Ces éléments laissent évidemment penser que M. A. risque fort de voir sa condamnation confirmée en France. En effet, les entreprises et les marchés ont souffert de sa divulgation intempestive. En outre, le droit français tend actuellement à renforcer le secret. En témoigne la directive secret des affaires, initiée par la France. Elle définit comme couvertes par le secret des affaires les informations qui sont secrètes, qui ont une valeur commerciale et qui ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" pour protéger leur confidentialité. Il s'agit là d'une définition parfaitement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise qualifie comme telle.  M. A. aurait peut-être aussi pu être poursuivi sur cette base, si la directive n'avait pas été adoptée cinq ans après sa malencontreuse divulgation. 

Quoi qu'il en soit, l'arrêt du 15 mars 2022 est fort révélateur de la démarche de la juridiction européenne. Elle affirme clare et intente un libéralisme extrêmement généreux sur la liberté de presse, mais offre finalement aux autorités françaises une large marge d'autonomie pour condamner le journaliste indélicat. Un partage des rôles qui satisfait tout le monde.

Sur la liberté de presse : Chapitre 9 du Manuel







samedi 12 mars 2022

Le Conseil constitutionnel soigne sa communication, et renforce sa puissance


Le Conseil constitutionnel publie, le 11 mars 2022, un nouveau règlement intérieur "sur la procédure suivie (...) pour les déclarations de conformité à la Constitution". Il avait bien besoin que l'on parle de lui autrement que pour s'amuser de récentes nomination placées sous le double signe de l'incompétence juridique et de la proximité politique. 

Comment s'affirmer comme une juridiction suprême, alors que le Président de la République se permet de nommer un membre du gouvernement, ancien professeur d'histoire-géographie, dont l'ignorance totale en matière de contentieux constitutionnel a suscité une onde de gaîté lors des ses auditions devant les commissions des lois de l'Assemblée Nationale et du Sénat ? Comment s'affirmer comme une juridiction suprême, alors qu'un ancien Président de la République, dont le compte de campagne a été rejeté par le Conseil, en est toujours membre de droit et pourrait choisir de revenir y siéger ? Comment s'affirmer comme une juridiction suprême, alors que cinq membres nommés sur neuf sont d'anciens ministres ou parlementaires ? 

La situation est d'autant plus délicate pour le Conseil qu'il ne bénéficie guère du soutien du Président de la République et du gouvernement. 

 

 La place du Conseil constitutionnel dans les institutions

 

Le premier n'a pas trouvé le temps, trop occupé à régler le conflit ukrainien, de recevoir les trois membres nouvellement nommés pour qu'ils prêtent serment devant lui. Le résultat est que les membres nommés le 12 février 2013, Mesdames Claire Bazy-Malaurie et Nicole Maestracci semblent toujours siéger au Conseil alors que leur mandat de neuf ans a pris fin il y a un mois.  De fait, on pourrait se demander si les décisions prises depuis le 13 février 2022 ne sont pas affectées par un vice de forme un peu fâcheux. C'est d'autant navrant que figure parmi ces décisions celle du 7 mars 2022 dressant la liste officielle des candidats à l'élection présidentielle. Il serait amusant qu'un candidat évincé fasse un recours contre cette décision en se fondant précisément sur ce vice de forme. Heureusement, il n'y a pas de recours possible contre les décisions du Conseil, sauf, peut-être, devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Quant au gouvernement, il suffit de se référer aux propos de son porte-parole, Gabriel Attal. Invité sur CNews après le choix du Président de la République de nommer Jacqueline Gourault, il a déclaré : "Le Conseil constitutionnel, ce n'est pas une Cour Suprême". Cette affirmation lui permet ensuite de justifier la nomination d'une personne qui "a fait la loi" quand elle était membre du Sénat et qui "a été pendant vingt-cinq ans maire d'une commune de 4000 habitants, dans la ruralité". En revanche, le porte-parole n'éclaire pas le téléspectateur. On sait que le Conseil n'est pas une Cour Suprême, mais on ignore toujours ce qu'il est.


Une auto-désignation comme "haute juridiction nationale"


Le gouvernement aurait tout à fait le droit de considérer que le Conseil constitutionnel n'est pas une Cour Suprême... si seulement il ne l'avait pas laissé affirmer le contraire en décembre 2017. En visite à la Cour européenne des droits de l'homme en octobre 2017, le Président de la République a en effet annoncé la ratification par la France du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce traité met en place un mécanisme facultatif de consultation, pour avis, de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) par de « hautes juridictions nationales ». Cette ratification a été officiellement réalisée le 12 avril 2018, après le vote de la loi du 3 avril qui l'autorisait. Mais le Conseil constitutionnel n'a pas attendu l'achèvement de la procédure de ratification pour se proclamer, de sa propre autorité, "haute juridiction nationale", par un discret communiqué du 20 décembre 2017. A l'époque, aucune voix ne s'est fait entendre pour s'étonner d'une telle initiative. Aucun porte-parole n'a alors affirmé que le Conseil, "ce n'est pas une Cour Suprême". Il y avait pourtant un sujet d'étonnement dans cette démarche unilatérale. Le Conseil n'étant pas juge de la conformité de la loi à la Convention européenne des droits de l'homme, on pouvait en effet se demander à quoi pouvait bien servir cette question préjudicielle. A moins qu'il s'agisse uniquement de se qualifier de ""haute juridiction nationale" ?

De toute évidence, les évènements récents montrent que le Conseil constitutionnel n'est plus à l'abri des critiques. Le mythe des "sages" est quelque peu écorné. C'est la raison pour laquelle le Conseil lance aujourd'hui sa campagne de communication avec le règlement intérieur du 11 mars 2022. 

 

Parodie. Guy Béart. 1973

 


La QPC tire le contentieux vers le respect du contradictoire


Il s'agit cette fois d'approfondir la procédure contradictoire dans le domaine du contrôle de la loi a priori, avant la promulgation. Ce respect du contradictoire ne va pas de soi, et le constituant de 1958 n'y avait pas songé. Il a été introduit peu à peu par le Conseil constitutionnel lui-même. Peu à peu, les rapporteurs ont pris l'habitude de solliciter l'avis des auteurs de la saisine et des rapporteurs du texte contesté au Parlement. Le texte de la saisine et les observations en défense sont désormais accessibles sur le site du Conseil, comme d'ailleurs les contributions extérieures, dénommées les "portes étroites", depuis un communiqué du 24 2019.

Le contentieux de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a eu évidemment pour effet de tirer celui de l'article 61 vers un respect accru du contradictoire. En effet, la QPC s'inscrit dans un contentieux qui se déroule devant les juridictions ordinaires, ce qui a imposé, dès l'origine, le respect de certaines procédures : procédure écrite contradictoire, audience publique avec plaidoirie de l'avocat du requérant et réponse du secrétariat général du gouvernement. 

Le règlement intérieur du 11 mars 2022 veut donc renforcer le contradictoire dans le contrôle de la loi avant promulgation. Certes, mais son contenu montre qu'il s'agit au moins autant d'affirmer la puissance du Conseil que de renforcer le contradictoire.

 

- Les parlementaires plaidant leur cause

 

Rappelons que cette saisine est le plus souvent effectuée par soixante députés et/ou soixante sénateurs. Jusqu'à présent, seule la lettre de saisine était publiée. Aujourd'hui, l'article 10 du règlement autorise le Conseil à procéder à l'audition des parlementaires désignés par le groupe des signataires, de la même manière qu'il peut entendre "les services compétents désignés par le Premier ministre". Il ne s'agit évidemment pas d'une audience, mais d'auditions successives, ce qui signifie que seul le Conseil a accès à l'ensemble des interventions. Surtout, on peut se demander s'il est tout-à-fait logique que des représentants du peuple, élus au suffrage universel, soient ainsi conduits à plaider leur cause devant le Conseil, institution dont les membres sont nommés par des amis politiques. Le Conseil semble ainsi affirmer son autorité sur les membres du pouvoir législatif.

 

- De la "porte étroite" à l'"amicus curiae"

 

Certains se réjouiront sans doute de voir institutionnalisée la pratique des "amici curiae". On le sait, l'amicus curiae est un expert, sollicité par une juridiction pour l'éclairer. Cela n'a rien de choquant, surtout si l'on considère qu'il est désormais demandé de n'avoir aucune compétence en contentieux constitutionnel pour être nommé au Conseil constitutionnel. Il n'est donc pas inutile de demander l'éclairage de ceux qui connaissent ces questions. 

Sans doute, mais la question est alors posée de l'articulation entre l'intervention de l'"amicus curiae" et celle de la "porte étroite". Cette formule étrange désigne les personnes, juristes, lobbyistes divers, militants de toutes tendances, qui envoient spontanément leurs analyses au Conseil, à propos de tel ou tel texte. Le problème est que ces "portes étroites" se sont multipliées, au point que le dossier mis en ligne par le Conseil sur la décision relative à la loi sur le passe vaccinal comportait 1742 pages. Compte tenu des délais imposés au Conseil pour rendre cette décision, il est bien clair que le dossier n'a pas été lu par les membres du Conseil, même ceux qui ont quelques lumières contentieuses.

Sans supprimer les "portes étroites", le Conseil fait désormais le choix d'officialiser le rôle de l'"amicus curiae", expert qui n'agit plus spontanément mais qui est sollicité par le Conseil. Il est fort probable que l'objet de cette évolution est de tarir le flux des "portes étroites" qui seront désormais conscientes du faible impact de leur intervention. Le débat juridique fera intervenir des experts choisis par le Conseil lui-même. Nul doute que les militants des "portes étroites" ne seront pas conviés.

 

Renforcer la puissance des conseils

 

Au terme de l'analyse, on s'aperçoit donc que cette nouvelle procédure contradictoire renforce la puissance du Conseil constitutionnel, mais aussi, plus discrètement, celle du Conseil d'État. Aux termes de l'article 4 du règlement, "le président désigne un rapporteur parmi les membres du Conseil constitutionnel". Rien que de très naturel. Mais imaginons un instant le cas d'un membre du Conseil totalement incapable, faute de connaissances, de rapporter sur une saisine. Dans ce cas, un peu d'aide s'impose. Les rapporteurs adjoints ont précisément cette mission d'assistance humanitaire aux malheureux membres égarés dans la jurisprudence. La plupart de ces rapporteurs adjoints sont des maîtres des requêtes au Conseil d'Etat, placés sous l'autorité du secrétaire général, actuellement M. Girardot, évidemment conseiller d'Etat. Renforcer la puissance du Conseil constitutionnel, c'est aussi, par ricochet, renforcer celle du Conseil d'Etat. Les liens entre les deux institutions sont puissants et indéfectibles. Ce n'est M. Seners, membre du Conseil d'Etat et nouvellement nommé au Conseil constitutionnel par le président du Sénat qui dira le contraire. Il fut Secrétaire général du Conseil d'Etat de 2012 à 2014, avant de rejoindre le cabinet de Gérard Larcher au Sénat.  Indépendance, sans doute, entre-soi certainement.


 Sur le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 du Manuel


mercredi 9 mars 2022

L'assistance de l'avocat durant la procédure pénale, toute la procédure pénale


Avec son arrêt Tonkov c. Belgique du 8 mars 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) revient une nouvelle fois sur le droit d'accès à un avocat durant la procédure pénale. Ce droit est en effet l'un des éléments essentiels du droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 et § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

Le requérant, de nationalité bulgare, a été condamné par la Cour d'assises de Flandre orientale en mai 2013 à la réclusion criminelle à perpétuité pour assassinat. Les faits remontent à 2009, et la lenteur de la procédure s'explique en partie par le fait qu'après les premiers interrogatoires, M. Tonkov était rentré en Bulgarie. Les autorités belges avaient donc engagé une procédure d'extradition qui avait abouti à l'été 2010. Sa condamnation ayant été confirmée par la Cour de cassation belge, le requérant se tourne vers la CEDH. 

Il invoque l'atteinte au procès équitable, dans la mesure où il n'a bénéficié de la présence d'un avocat que de manière quelque peu intermittente. Durant la garde à vue en particulier, il n'a pas eu accès à un conseil. Mais cette absence était conforme au droit belge de l'époque.

 

Après Salduz

 

On se souvient que la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue a été imposée par la CEDH par l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008. Cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Il en a été de même en Belgique avec la "Loi Salduz" du 13 août 2011, modifiée par la loi du 27 novembre 2016 dite "Salduz bis". La directive européenne du 22 octobre 2013  est ensuite intervenue pour définir un droit du gardé à vue de s'entretenir confidentiellement avec un avocat avant la première audition, puis de se faire assister durant toute la procédure. 

Au moment des faits,  la jurisprudence de la Cour a donc évolué par une décision de 2008 qui ne concerne que la Turquie, et le droit belge n'a pas encore été modifié par les "lois Salduz". L'arrêt mentionne pourtant que "l’ensemble de la procédure concernant le requérant s’est déroulé après le prononcé de l’arrêt Salduz dans lequel la Cour posa, en règle, le droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police". Si la Belgique n'était pas formellement tenue de faire évoluer son droit immédiatement après la décision Salduz, elle prenait néanmoins le risque d'une condamnation.

Aux yeux de la Cour cependant, la jurisprudence Salduz s'imposait immédiatement aux autres États parties à la Convention  "l’ensemble de la procédure concernant le requérant s’est déroulé après le prononcé de l’arrêt Salduz dans lequel la Cour posa, en règle, le droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police". L'idée n'est pas nouvelle, et les États qui ne font pas évoluer leur droit à la suite d'un arrêt de la Cour savent qu'ils risquent, à leur tour, une condamnation. C'est exactement ce qui s'est produit pour la France.

 


 Un défenseur habile. Daumier

 

L'arrêt Beuze c. Belgique

 

Après l'arrêt Salduz, la jurisprudence s'est affinée, au point que la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue n'est plus apparue comme une obligation absolue. La décision Beuze c. Belgique du 9 novembre 2018 sanctionne déjà une procédure criminelle belge. La condamnation de l'intéressé, lui aussi à la réclusion à perpétuité, reposait sur des aveux obtenus durant la garde à vue, en l'absence d'avocat. Mais ces aveux avaient ensuite été réitérés devant le juge d'instruction, cette fois en présence du conseil. La Cour va donc constater une violation du procès équitable, non pas en se fondant sur l'absence d'avocat, mais sur l'absence de contrôle des conséquences de cette situation sur l'équilibre général du procès.

Depuis l'arrêt Beuze, la Cour envisage donc la procédure pénale, dans sa globalité. Elle recherche d'abord s’il existe ou non des raisons impérieuses justifiant les restrictions du droit d’accès à un avocat, ce qui n'est évidemment pas le cas en l'espèce, en l'absence de circonstances exceptionnelles.

 

L'équité globale de la procédure

 

Le contrôle de la Cour se concentre donc sur l'équité globale de la procédure. Celle-ci peut éventuellement ne pas avoir prévu d'avocat dès la garde à vue, si le requérant a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement belge. Il doit montrer que l'ensemble du procès témoigne que l'on a pu remédier aux lacunes initiales en matière de droit de la défense. Or, en l'espèce, le requérant n'a pu obtenir l'assistance d'un avocat qu'à l'issue de son premier interrogatoire par le juge d'instruction. Et son conseil a été prévenu très tardivement des dates d'audition, ce qui a entravé leur préparation par la défense. La CEDH estime donc que les garanties offertes dans la suite du procès "n'ont pas eu un effet compensateur suffisant". Les juges belges ont failli à leur mission en ne procédant pas à cette analyse de l'incidence de l'absence d'avocat sur l'ensemble de la procédure. 

Cette jurisprudence a pour conséquence de rendre aux États une certaine autonomie dans la gestion des droits de la défense durant le procès pénal. La CEDH autorise ainsi un certain pragmatisme, pour tenir compte notamment des contraintes de temps, de disponibilité des membres des Barreaux etc. La question est évidemment posée de la situation française. On sait, en effet, que l'avocat en garde à vue n'a pas encore accès au dossier et doit se contenter d'assister à l'audition, même si il a pu rencontrer son client au préalable. Il est peu probable que la Cour voit dans cette situation une rupture de l'équilibre global de la procédure. En effet, l'avocat aura accès au dossier dès que l'instruction sera ouverte et pourra alors jouer pleinement son rôle de défenseur. Dans son arrêt Doyle c. Irlande du 23 mai 2019, la Cour juge en effet, à propos du système irlandais, que l'intervention de l'avocat durant la garde à vue peut se limiter à un simple entretien préalable à l'audition, le conseil ne pouvant assister à l'interrogatoire. La Cour n'a pas vu de rupture d'équilibre dans ce système et il n'y a donc aucune raison de penser qu'elle pourrait se montrer plus sévère envers le droit français qui, lui, permet au moins au conseil d'assister à l'audition.


Sur le principe de neutralité : Chapitre 4 section 2 § 1 B  du Manuel