« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 30 août 2016

Les droits des femmes, parlons-en

Le débat actuel sur le burkini permet de mettre en pleine lumière les termes nouveaux du débat plus large sur les droits des femmes, débat qui a pour double caractéristique de transcender le clivage partisan traditionnel et de se dérouler à fronts renversés.

D'un côté, une partie de la gauche et certains mouvements féministes considèrent que la norme juridique ne doit pas intervenir. On feint alors de croire que le port de ce vêtement est parfaitement anodin, qu'il n'a aucun lien avec un  signe religieux ostentatoire, et qu'il relève de la liberté de se vêtir comme on l'entend. On affiche donc un libéralisme absolu reposant sur l'abstention de l'Etat. Ce point de vue peut surprendre, de la part d'une gauche a toujours réclamé davantage de règles juridiques sur les droits sociaux, y compris ceux des femmes (temps de travail, congés maternité etc). Quant aux associations féministes,  elles militent en faveur de l'adoption de règles destinées à assurer la parité, en particulier dans les instances de gouvernance tant du secteur privé que du secteur public. Lorsqu'il s'agit de revendiquer des postes, la norme juridique est donc très sollicitée.

De l'autre côté, une partie de la droite, mais aussi une partie de la gauche et mêmes quelques féministes, demandent l'intervention du droit dans le débat sur le burkini. Certains, dont Nicolas Sarkozy, toujours en pointe dans la surenchère, demandent même une révision constitutionnelle. Les autres, plus raisonnables, estiment que le pouvoir de police générale des maires peut être suffisant pour réglementer les règles du savoir-vivre à la plage. Ceux-là demandent du droit alors qu'ils sont habituellement attachés au libéralisme. A dire vrai, leur position est moins surprenante, car le libéralisme impliquant l'abstention de l'Etat auquel ils sont traditionnellement attachés concerne plutôt les relations économiques et les règles qu'ils demandent ont déjà un fondement juridique.

Pour éclairer ce débat, il convient de revenir brièvement sur les droits des femmes et leur fondement juridique en droit français. 

L'égalité des sexes


Le principe d'égalité des sexes est apparu dans notre système juridique avec la Constitution de 1946. L'alinéa 3 de son Préambule fait figurer parmi les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" celui selon lequel  "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Dans une décision du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel confirme que cette disposition peut fonder un recours dirigé contre une loi de finances accusée de favoriser le mari au détriment de la femme.

A l'époque, il s'agit en réalité d'affirmer que le principe d'égalité devant la loi, lui-même consacré depuis l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit". Le Préambule affirme donc que les femmes sont des hommes comme les autres. Elles peuvent donc revendiquer l'égalité devant la loi, et le sexe ne saurait constituer un facteur de discrimination.

Le Conseil constitutionnel est intervenu, à plusieurs reprises, pour affirmer cette égalité devant la loi en déclarant inconstitutionnelles les dispositions législatives visant à favoriser un sexe plutôt que l'autre. Dans sa décision du 18 novembre 1982, le Conseil constitutionnel censure ainsi une loi qui se proposait d'imposer des "quotas" de femmes dans les listes de candidats aux élections municipales. A ses yeux, une règle qui "comporte une distinction entre candidats en raison de leur sexe, est contraire aux principes constitutionnels" et plus particulièrement à l'égalité devant la loi. Cette jurisprudence a été reprise dans une décision du 19 juin 2001, à propos d'élections au Conseil supérieur de la magistrature.


Un homme et une femme. Nicole Croisille et Pierre Barouh. 1966

Du rôle passif au rôle actif du législateur


L'article 1er de la Constitution a été modifié avec la révision constitutionnelle de 2008. Il affirme désormais que "la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales".  Désormais le respect du principe d'égalité ne repose pas uniquement sur les éventuels recours de femmes victimes de discrimination. Le législateur se voit confier une double mission. D'une part, la loi doit faire en sorte que le droit positif ne soit pas porteur de discrimination. D'autre part, elle ne peut cantonner qui que ce soit dans un rôle social sexué. D'un rôle passif qui se limitait à faire en sorte que la loi ne soit pas discriminatoire, le législateur est passé à un rôle actif puisqu'il doit favoriser une égalité réelle entre l'homme et la femme.

Le Conseil constitutionnel a consacré cette nouvelle mission, avec la décision du  16 mai 2013 qui affirme qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Cette action est néanmoins étroitement encadrée par le Conseil qui affirme qu'il appartient au législateur "d'assurer la conciliation entre ces dispositions constitutionnelles et les autres règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir constituant n'a pas entendu déroger". Autrement dit, l'action en faveur des femmes ne doit pas conduire à une discrimination au détriment des hommes qui constituerait une rupture de l'égalité devant la loi. La décision rendue sur Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 24 avril 2015  portant cette fois sur les modes d'élection aux conseils ne fait que confirmer cette interprétation étroite de la nouvelle rédaction de l'article 1er de la Constitution.

Les droits sociaux


Cette analyse de l'évolution du principe d'égalité serait simple si le système juridique n'admettait également une certaine forme de discrimination positive à l'égard des femmes, notamment en matière de droits sociaux. La première convention relative au travail des femmes a été adoptée par l'OIT en 1934 et est entrée en vigueur en 1936. Après la seconde guerre mondiale, d'autres traités sont intervenus, en 1951 sur l'égalité de rémunération et en 1953 sur la protection de la maternité. 

Au plan interne, le Préambule de 1946, celui-là même qui consacre l'égalité des sexes comme un élément du principe d'égalité devant la loi, accorde aussi une place particulière à "la mère" qui, comme l'enfant et les vieux travailleurs, a droit à la protection de la santé, à la sécurité matérielle, au repos et au loisir. De nombreux textes ont ainsi été adoptés organisant notamment le congé-maternité et la compensation des retards de carrière dus aux charges familiales. 

Affirmative Action et non discrimination


Cette forme d'action positive a eu certainement des effets positifs sur le plan social. Elle a, en revanche, été critiquée, dans la mesure où elle enfermait les femmes dans un rôle sexué ou genré pour reprendre le vocabulaire des Gender Studies. La convention de l'OIT interdisant le travail de nuit des femmes a ainsi été contestée parce qu'en leur interdisait de mener une vie professionnelle identique à celle des hommes, par exemple de travailler dans la police ou dans les transports. Plus récemment, les arrêts Griesmar de 2001 et Leone de 2014 rendus par la Cour de justice de l'union européenne ont affirmé que le principe de l'égalité de rémunération s'oppose à ce qu'une bonification de la pension de retraite soit réservée aux femmes ayant assuré l'éducation de leurs enfants. Une telle mesure constitue une discrimination à l'égard des salariés de sexe masculin qui, eux aussi, ont charge de famille. 

Le législateur se trouve désormais dans une situation complexe. Sans remettre en cause ce qu'il faut bien appeler les acquis sociaux obtenus par les femmes, il doit faire en sorte qu'ils n'aient aucun contenu discriminatoire. Une telle contrainte le conduit finalement à accorder aux hommes des droits identiques, voire à les leur imposer. C'est ainsi que la loi du 4 août 2014 allonge le congé parental à la condition qu'une période de congé soit prise par le second parent. Sur le plan théorique, les droits sociaux sont désormais ceux du couple, sans considération de sexe.

Reste évidemment que l'on peut s'interroger sur ces interventions législatives qui reposent sur l'idée que les deux membres d'un couple ont pour seul objectif d'obtenir un congé parental aussi long que possible. Ce n'est sans doute plus une analyse genrée, mais elle repose néanmoins sur l'idée que l'on ne peut s'épanouir ailleurs qu'au sein de la famille. Celui ou celle qui avouerait vouloir reprendre son travail aussi rapidement que possible après la naissance de bébé risque de passer pour un dangereux hérétique.

La recherche de l'équilibre


Au terme de l'analyse, on constate que les droits des femmes sont fermement encadrés par le droit positif mais que législateur a bien des difficultés à trouver un équilibre entre la double exigence de respect de l'égalité devant la loi et celle d'action positive en faveur des femmes. Le débat sur le burkini illustre parfaitement ces difficultés. Le tribunal administratif de Nice considérait que les droits des femmes constituaient un élément de l'ordre public et qu'ils méritaient d'être protégés en tant que tels par une action volontariste. Le Conseil d'Etat, quant à lui, a préféré s'abstenir de toute intervention, limitant la notion d'ordre public au seul maintien de la sécurité et feignant de croire que les droits des femmes n'étaient pas en cause. Il ne les évoque donc même pas, comme s'ils étaient parfaitement négligeables. Le plus consternant est sans doute de voir une partie des mouvements féministes, les plus virulents actuellement, adhérer résolument à cette position. Il est vrai que le port du burkini ne les concerne pas.. Il concerne d'autres femmes, des femmes qu'elles ont oublié de défendre au nom d'un bien commode droit d'être différent. Car il est bien connu que les femmes excisées, les femmes voilées, les femmes interdites de vie professionnelle, toutes ces femmes sont parfaitement consentantes, épanouies, radieuses..


samedi 27 août 2016

Les Invités de LLC : Serge Sur : Une ordonnance qui ne règle rien


Une version plus courte de cet article a été publiée dans Le Monde, daté du 27 août 2016.
 

Saisi en appel d’un référé liberté, le Conseil d’Etat désavoue le maire de Villeneuve-Loubet qui avait pris un arrêté contre le Burkini et le tribunal administratif de Nice qui ne l’avait pas suspendu. Il le fait dans des termes simples et clairs, allant directement au but avec l’économie de moyens dont il est coutumier. Son ordonnance est incontestable lorsqu’il mentionne la Constitution en premier dans les visas là où le TA de Nice mentionnait d’abord la Convention européenne des droits de l’homme. Le débat est-il tranché pour autant, comme le clament les partisans du Burkini, les tenants d’une conception absolutiste des droits de l’homme et les médias ? Nullement, car l’ordonnance n’est qu’une décision d’espèce et se présente comme telle. Elle laisse en outre planer un doute sur les bases de la politique juridique du Conseil.

Economie de moyens

Au cours du débat public qui a occupé les esprits depuis le début du mois d’août à partir de la trentaine d’arrêtés similaires pris par diverses communes, nombre d’arguments ont été échangés. Contre ces arrêtés, la liberté de manifester ses convictions religieuses dans l’espace public, la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience, la liberté individuelle. Pour leur légalité, le principe de laïcité auquel portent atteintes des manifestations ostentatoires de croyance religieuse, la discrimination que traduit le port de vêtements couvrant intégralement le corps des femmes, l’expression spectaculaire d’une soumission féminine que consacre le Coran et qui ne devrait  pas trouver place dans l’espace public. Au centre, l’ordre public que ces exhibitions menacent de troubler, dans le contexte de tension qui fait suite aux attentats, notamment celui du 14 juillet à Nice, proche de Villeneuve-Loubet. Son maire, se fondant sur son pouvoir de police municipale, à entendu prévenir les troubles que pouvaient provoquer ces ostentations de foi religieuse peu appropriées dans le contexte vacancier et ludique de la baignade.

De ce débat, de l’argumentation du maire et de celle du TA, le Conseil d’Etat ne retient rien. Balayée la laïcité, oubliée la discrimination, foin des droits des femmes. Il trace rapidement son chemin vers la suspension, par une série d’affirmations relevant de l’imperatoria brevitas qui lui est chère. L’ordonnance n’est certes qu’une mesure provisoire, sans autorité de chose jugée, mais en réalité il s’agit bien d’un jugement sur lequel le Conseil ne reviendra sans doute pas en raison de la force des termes qu’il utilise. Une justice rapide, mais un jugement accéléré, mais un jugement expéditif. Il repose en effet sur son interprétation de l’ordre public. Le Conseil déclare qu’il n’est pas troublé par le Burkini. Or cette appréciation est à la fois subjective et à géométrie variable dans sa jurisprudence.  

Décision d'espèce

Le Conseil se réfère à une conception étroite de l’ordre public, celle de l’absence de violences ou de manifestations hostiles sur les plages. C’est très bien, mais le Conseil d’Etat n’a pas toujours eu cette conception restrictive. L’ordre public est avec lui une sorte de Fregoli du droit administratif. Dans d’autres affaires, il a incorporé à l’ordre public un principe de dignité, qui lui a permis par exemple de condamner le« lancer de nains » ou d’interdire un spectacle de Dieudonné alors qu’aucune manifestation hostile ne le visait. Dans l’affirmation du jour, le Conseil se comporte en juge du fait et substitue son appréciation à celle du maire, comme un supérieur hiérarchique. Ce faisant, il ne rend qu’une décision d’espèce, ce qui est au demeurant la nature du référé, puisque dans d’autres circonstances l’ordre public pourrait justifier l’interdiction du Burkini. Il est donc inexact de dire que cette ordonnance du 26 août « fait jurisprudence » ou tranche la question. 

Ajoutons que le raisonnement du juge sur la condition d’urgence, nécessaire à l’admission du référé, est tout à fait curieux. Pour lui, ce n’est pas une condition de l’admission du référé, mais une simple conséquence de l’illégalité qu’il affirme. Donc, dès qu’il y a illégalité, il y a urgence. Toute illégalité, même virtuelle et sans application immédiate, justifie une suspension par référé liberté. Ce n’est pas ce que prévoit l’article L 521-2 du Code de justice administrative qui fait de l’urgence une condition préalable. On peut penser qu’il y a d’autant moins urgence en l’occurrence que la méconnaissance de l’arrêté est sanctionnée par une simple amende, qui peut être contestée devant le juge judiciaire. A supposer que l’arrêté soit illégal, celui-ci l’écartera, et donc l’amende. Entre condition et conséquence, le Conseil d’Etat inverse les termes de l’article L 521-2 et pratique une politique de gribouille. Mais ce qui lui importe est de suspendre.




Les Mille et Une Nuits. La danse des sept voiles. Rita Tabbakh


Une politique juridique en question


L’ordonnance ne peut trancher les questions de fond, et il reviendra éventuellement au Parlement de le faire. On ne saurait reprocher au Conseil d’Etat de rester sur le plan du droit positif et de ne pas se comporter en législateur. On peut en revanche lui demander neutralité et impartialité et de ne pas faire intervenir des positions militantes dans la décision. Or dans cette ordonnance, les déclarations antérieures de l’un des trois juges posent un sérieux problème d’impartialité. Dans un rapport sur la politique d’intégration de la France, en 2013, il a rejeté le concept d’intégration, remplacé par une « société inclusive » et dénoncé « la célébration du passé révolu d’une France chevrotante et confite dans des traditions imaginaires ». La laïcité est-elle au nombre de ces traditions imaginaires ? Au Coran et à son affirmation de l’infériorité des femmes, on peut préférer la Constitution de 1946 et l’égalité des sexes – un passé révolu ?

On lit notamment dans ce rapport les propos suivants (p. 10), à propos de l’intégration : « Encore plus périphérique, et stratosphérique même, l’invocation rituelle, chamanique, des Grands Concepts et Valeurs suprêmes ! Empilons sans crainte – ni du ridicule ni de l’anachronisme – les majuscules les plus sonores, clinquantes et rutilantes : Droits et Devoirs ! Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation française ! Patrie ! Identité ! France ! – on se retient, pour ne paraître point nihiliste… »  Heureusement qu’il se retient ! Et à propos de la Burqa (p. 64) : « Qu’on sache, aucun mouvement de fond n’est venu exiger que les femmes de confession musulmane puissent déambuler en Burqa. C’est le gouvernement qui a décidé de cibler les quelques femmes ainsi vêtues pour les dévêtir de la toute puissance de la loi, inventant ce slogan, qui laisse encore perplexe, selon lequel la République se lit à visage découvert… ». Mieux vaut « une autre vision de l’espace public… » que celle dans laquelle « les pelouses de la laïcité sont défendues par de sourcilleux gardiens ».  

C’est au demeurant la presque unique mention des femmes dans le rapport. Sur la base de ces propos et de cette idéologie, comment attendre un jugement serein sur le Burkini, dépassionné, en fonction du dossier et des circonstances locales ? D’autant moins que le même rapport observe à propos de l’ordre public (p. 63) que « la notion est vague, et pour tout dire, politique dans ses extrêmes et ses frontières ». Tiens, tiens… Il est triste d’observer qu’une décision rendue le jour anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ignore à ce point la dignité des femmes.


mardi 23 août 2016

Burkini : la jurisprudence s'affine

La nouvelle ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Nice le 22 août 2016 à propos d'une interdiction du port du burkini marque une évolution aussi rapide que sensible de sa jurisprudence. On se souvient que, le 13 août 2016, il avait refusé de suspendre l'arrêté pris par le maire de Cannes. Quelques jours plus tard, il refuse de suspendre une décision identique, prise cette fois par l'élu de Villeneuve-Loubet. Entre les deux décisions, le juge des référés a manifestement pris le temps de réfléchir sur la portée de se décision et d'affiner sa motivation. 

Un effort de motivation


Alors que la première ordonnance avait été prise par un juge unique, la seconde est prise en formation collégiale de trois juges. L'article L 511-2 du code de la justice administratif prévoit cette collégialité "lorsque la nature de l'affaire" le justifie. Le tribunal de Nice est donc pleinement conscient de l'importance de sa décision.

L'effort de motivation apparaît déjà dans sa  longueur. L'ordonnance du 13 août tenait dans six pages, celle du 22 août compte une quinzaine de pages, au long desquelles le juge explique soigneusement son raisonnement. Sans doute veut-il soigner ses motifs, dès lors que les requérants ont annoncé qu'ils entendaient se tourner vers le Conseil d'Etat. 

Précisément, il convient de dire quelques mots des requérants. L'arrêté municipal de Cannes n'était contesté que par quelques personnes physiques et le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Aujourd'hui, la Ligue des droits de l'homme s'est jointe au CCIF pour contester l'arrêté de Villeneuve-Loubet. Cette alliance improbable témoigne de la médiatisation d'un débat que les organisations des droits de l'homme investissent avec allégresse.

Rappelons que la procédure utilisée par les requérants est celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure  prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée.   

Le juge n'évoque même pas la situation d'urgence, sans doute parce que la situation est identique à celle de Cannes. Le recours n'a été déposé que le 16 août contre un arrêté municipal daté du 5, délai qui montre que les requérants eux-mêmes n'ont pas agi avec une hâte excessive. 

La liberté d'exprimer ses convictions religieuses

 

Les libertés fondamentales dont la violation est invoquée par les requérants ne sont guère différentes de celles mentionnées dans l'ordonnance du 13 août. Ils s'appuient en effet sur "la liberté de manifester ses convictions religieuses", C'est évidemment l'élément essentiel de la requête, et le juge fait observer que  "la liberté de se vêtir" qui est également mentionnée n'est, dans les circonstances de l'espèce, qu'un élément de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses. 

Observons que, dans les deux ordonnances du 13 août et du 22 août, ce sont les requérants eux-mêmes qui se placent sur le terrain des convictions religieuses. Sans doute la mauvaise diffusion du jugement explique-t-elle que certains commentateurs se soient placés dans le déni, feignant de croire que le port du burkini était un costume de bain comme un autre, détaché de toute conviction religieuse. Les requérants, quant à eux, revendiquent le burkini comme signe ostentatoire de la religion. 

Le contrôle de proportionnalité


Le juge ne dit pas que l'interdiction du burkini n'emporte aucune atteinte au droit de manifester ses convictions religieuses. Il se borne à exercer son contrôle de proportionnalité, comme il le fait pour toute mesure de police administrative, et il considère qu'en l'espèce cette atteinte est parfaitement proportionnée aux motifs d'ordre public qui sont à l'origine de l'arrêté municipal. 

Rien de très nouveau par rapport à l'ordonnance du 13 août, si ce n'est que le juge énumère soigneusement toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne sur ce contrôle, rappelant en particulièrement l'arrêt Refah Partisi c. Turquie du 13 février 2003, par lequel la Cour, en Grande Chambre, admet la limitation de la liberté de manifester sa religion si l'usage de cette liberté porte atteinte aux droits des tiers ou à l'ordre public.

En l'espèce, le juge des référés estime que le burkini est une tenue "inappropriée"pour exprimer ses convictions religieuses. Les non-juristes verront peut-être dans ce terme l'expression d'une condamnation morale. En réalité, il n'en est rien, car cette formulation renvoie simplement à l'exercice du contrôle de proportionnalité, 
Edna Boies Hopkins. The Waves. 1917

Fondamentalisme et démarche identitaire


Le juge examine donc, avec beaucoup de précision, l'atteinte à l'ordre public que représente ce vêtement. Sur ce point, l'ordonnance se montre beaucoup plus analytique que celle du 13 août qui se bornait à affirmer qu'il était, dans le contexte actuel de la menace terroriste, "de nature à exacerber les tensions". Le 22 août, le juge explique à ceux qui n'auraient pas compris et il explique que le port du burkini peut être perçu comme une affirmation de fondamentalisme, une démarche identitaire et une atteinte aux droits des femmes.

Citant l'attentat de Saint-Etienne du Rouvray, le juge commence par affirmer que "le fondamentalisme islamiste prône une pratique radicale de la religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et le principe d'égalité des sexes". A ce titre, le fait d'"afficher, de façon ostentatoire", des convictions susceptibles d'être interprétées comme relevant de ce fondamentalisme peut être considéré comme une atteinte aux convictions ou à l'absence de convictions des autres usagers de la plage. Pour le juge, la communauté française repose sur la "coexistence des religions" qui est précisément combattue par le fondamentalisme. Sur ce point, le burkini peut aussi relever d'une démarche perçue comme identitaire.

Les droits des femmes


Mais l'élément le plus remarquable de l'ordonnance du 22 août, élément qui ne figurait pas dans celle du 13 août, est la référence aux droits des femmes. Certes, le juge ne se réfère pas à la notion de dignité, et il convient de s'interroger sur les motifs de cette abstention.

Ceux qui considèrent que la dignité des femmes n'est pas en cause parce que certaines d'entre elles consentent à porter le burkini ont sans doute oublié la jurisprudence commune de Morsang-sur-Orge qui, en 1995, a donné, pour la première fois, un contenu juridique à cette notion. Rappelons qu'il s'agissait, à l'époque, de sanctionner une attraction consistant en un "lancer de nain", attraction organisée dans une discothèque de la commune. Le Conseil d'Etat en avait alors admis l'interdiction en s'appuyant sur le principe de dignité. Or, le "nain" était parfaitement consentant, et il était même rémunéré pour participer à ce spectacle humiliant. Le principe de dignité n'a donc aucun rapport avec l'éventuel consentement de la victime de cette humiliation. Il se trouve, et c'est ce qu'affirme le Conseil d'Etat, que la dignité des personnes est un élément objectif de l'ordre public.

Pour le moment cependant, cette jurisprudence est demeurée cantonnée dans un domaine très étroit. S'il est vrai qu'elle a été utilisée pour justifier l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné, en janvier 2014, le juge y a ensuite renoncé, dans une ordonnance de référé du 6 février 2015, à propos du même spectacle de Dieudonné. Pour le juge niçois, l'invocation du principe de dignité emporte donc un risque d'annulation par le Conseil d'Etat, dès lors que les requérants ont annoncé leur volonté de le saisir. 

Le plus simple était donc, et c'est ce que fait l'ordonnance du 22 août 2016, de considérer que le burkini n'est pas conforme au principe d'égalité des sexes. Or, le principe d'égalité des sexes est un Principe général du droit, consacré par le Conseil d'Etat depuis l'arrêt Fédération des syndicats généraux de l'éducation nationale du 26 juin 1989.  Il a même été intégré, par une jurisprudence constante, au contrôle de proportionnalité. Le principe d'égalité des sexes procure ainsi une base solide au juge des référés du tribunal administratif.

Cela ne l'empêche pas de dire ce qu'il a à dire, exactement comme s'il s'était appuyé sur le principe de dignité. Il affirme ainsi que le port du burkini, "qui a pour objet de ne pas exposer le corps de la femme" peut être analysé comme un "effacement de celle-ci et un abaissement de sa place, qui n'est pas conforme à son statut dans une société démocratique". La formulation constitue un véritable camouflet pour ceux qui refusaient absolument de se placer sur le terrain des droits des femmes, comme s'ils ne méritaient pas que l'on se penche sur la question.

Espace public, espace privé


D'une manière plus générale, le tribunal administratif se place davantage au niveau des principes et n'évoque les circonstances locales que très indirectement, en mentionnant l'attentat de Nice, ville voisine de Villeneuve-Loubet. L'essentiel de la décision se situe au plan des principes, et le juge n'hésite pas à rappeler l'existence d'un modèle français de laïcité. C'est ainsi qu'il affirme que "les plages ne constituent pas un lieu adéquat pour exprimer ses convictions religieuses ; que, dans un Etat laïc, elles n'ont pas vocation à être érigées en lieu de culte et doivent rester, au contraire, un lieu de neutralité religieuse". La formulation est claire, et le juge affirme ainsi que l'affirmation des convictions religieuses doit s'exprimer dans les lieux de culte et dans la sphère privée. L'espace public, lui, doit demeurer neutre.

Une simple ordonnance de référé offre ainsi aux requérants un véritable cours de libertés publiques. Il est bon que les choses soient dites.

samedi 20 août 2016

Le burkini devant le juge



 Liberté Libertés Chéries reproduit l'article publié dans Le Monde du 20 août 2016, sous le titre "Le burkini bafoue les droits des femmes".


Le débat sur le burkini, on s’en doute, n’est pas seulement vestimentaire. Son enjeu est la conception de la laïcité que l’on souhaite mettre en oeuvre dans notre pays. On peut en distinguer deux. La première, anglo-saxonne, vise à mettre les religions à l’abri d’éventuelles menaces venant de l’Etat. Elle conduit à une conception extensive du droit d’exercer son culte, y compris de l’afficher publiquement dans l’espace public. La seconde, privilégiée en France, vise à empêcher la pression des religions sur l’Etat. La pratique religieuse relève alors essentiellement de la vie privée, et les manifestations du culte comme le port de signes religieux sont réglementés.

En déposant devant le TA de Nice une demande de référé-liberté afin d’obtenir la suspension de l’arrêté du maire de Cannes, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) s’appuie sur la première conception. Passons sur l’argument fondé sur l’urgence, que le juge écarte rapidement. Saisir le juge le 12 août d’un arrêté daté du 28 juillet et qui épuise ses effets le 31 août montre que cela n’est pas si pressé. Le juge aurait pu s’arrêter là et rejeter pour ce motif le référé-liberté, renvoyant à la décision de fond. Or il entre dans l’examen de fond et examine si l’arrêté attaqué porte une atteinte « grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale. 

Un burkini, affirmé comme un signe religieux par les requérants


Le Collectif invoque la liberté d’expression, la liberté de conscience et la liberté de culte. La liberté de conscience n’est manifestement pas en cause. Elle relève de la liberté de pensée, et les usagers de la plage peuvent penser ce qu’ils veulent. Une femme recouverte du burkini a même le droit de penser qu’elle préférerait porter un bikini. Restent les libertés d’expression et de culte, choix intéressant dans l’argumentaire juridique du CCIF. Il aurait pu invoquer d’autres libertés comme le droit au respect de la vie privée, s’il impliquait le droit de s’habiller comme on le souhaite, y compris à la plage. Il préfère invoquer les libertés d’expression et de culte. Le burkini est donc perçu, par les requérants eux-mêmes, comme un moyen d’affirmer sa religion, un signe religieux ostentatoire. 

Dario Moreno. Itis Bitsi, petit bikini. 1960

Pluralité des motifs d'interdiction


Le juge des référés ne nie pas que l’arrêté municipal cannois entraîne une ingérence dans les libertés d’expression et de culte, qu’il ne dissocie pas. Il estime en revanche qu’elle est justifiée par les finalités poursuivies par l’arrêté. Le maire invoque des motifs d’hygiène et de sécurité, notamment l’inadéquation d’une tenue qui compliquerait l’éventuelle intervention des secouristes en cas de noyade. Il invoque aussi ce qu’il est convenu d’appeler les « bonnes mœurs », notion assez floue mais toujours utilisée pour justifier  par exemple l’interdiction de circuler en ville en maillot de bain. Cependant les requérants  ont concentré leur attaque sur le troisième et dernier motif invoqué par le maire de Cannes : le nécessaire respect de la laïcité.

Le principe de laïcité



Le principe de laïcité figure dans l’article 1er de la Constitution qui affirme que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Il est mis en œuvre par la célèbre loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’Etat, texte qui fait actuellement l’objet d’un véritable tir de barrage venant de ceux qui souhaitent l’émergence d’une liberté religieuse offrant à chacun le droit d’affirmer, de manière ostensible, son appartenance à une communauté religieuse. Le rôle de l’Etat se bornerait alors à garantir l’équilibre entre différentes communautés.

C’est précisément ce que refuse le juge niçois, qui réaffirme la conception française de la laïcité. Il rappelle que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 19 novembre 2004, comme la Cour européenne des droits de l’homme dans une jurisprudence constante, ont déclaré que le droit de manifester ses convictions peut être soumis à des restrictions pour garantir le principe de laïcité. La Cour européenne laisse aux Etats une large autonomie dans ce domaine. Dans un arrêt Ebrahimianc. France du 26 novembre 2015, elle emploie même l’expression de « modèle français de laïcité, validant ainsi la conception visant à protéger l’État contre toute ingérence des religions et à assurer le respect du principe de neutralité. 

Le contexte local


Le respect du principe de laïcité s’apprécie aussi à travers le contexte local, la menace terroriste et l’état d’urgence. Le juge des référés mentionne « l’affichage de signes religieux ostentatoires que les requérants, manifestement de confession musulmane, revendiquent dans leurs écritures », attitude qui est de nature à « exacerber les tensions » dans ce lieu public qu’est la plage. Dans ces conditions, la mesure d’interdiction n’est pas manifestement disproportionnée dès lors que le port du burkini n’est pas seulement un « simple signe de religiosité », le fruit d’une démarche individuelle de jeunes femmes désirant couvrir leur corps, mais le résultat d’une action militante parfaitement concertée, dans un but de prosélytisme. 

Et la dignité des femmes ?


Le juge administratif, lorsqu’il apprécie une mesure de police, est conduit à évaluer l’adéquation entre le but d’ordre public poursuivi par le maire et les moyens employés pour y parvenir. Or parmi ces objectifs d’ordre public, ni le maire ni le tribunal administratif ne mentionnent les droits des femmes. Souvenons-nous que dans sa première décision Dieudonné de janvier 2014, le juge des référés du Conseil d’Etat invoquait le principe de dignité pour justifier l’interdiction préventive d’un spectacle. Pourquoi ne pas invoquer ce même principe à propos des droits des femmes, bafoués par un vêtement qui est le symbole même de leur soumission ? Doit-on y voir l’influence désastreuse d’un mouvement féministe qui affirme que le choix d’un vêtement symbolisant l’assujettissement des femmes relève de leur liberté, principe glané dans les Gender Studies américaines, reposant précisément sur une conception communautariste de la laïcité ? Sur ce point, le jugement de Nice est une occasion manquée, car la seule mention du principe de dignité aurait permis une affirmation encore plus claire de la conception française de la laïcité.

dimanche 14 août 2016

Le cas du "réfugié" afghan, ou les manipulations du droit

Le vendredi 5 août 2016, un ressortissant afghan est interpellé par la police boulevard de la Villette, dans le XVIIIè arrondissement de Paris. Recherché depuis le 31 juillet, il était soupçonné de vouloir commettre un attentat dans la capitale. Immédiatement placé en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la brigade criminelle de la police judiciaire, il est finalement relâché, fautes d'indices montrant qu'il aurait commis une infraction liée au terrorisme. Dès sa sortie de garde de vue, il est ensuite assigné en résidence, mesure prise sur le fondement de l'état d'urgence, et que le juge des référés du tribunal de Versailles a refusé de suspendre, dans une ordonnance du 12 août 2016.

Sur le plan juridique, ces faits sont d'une grande banalité et n'appelleraient pas de commentaire particulier, si les médias et les réseaux sociaux ne s'en étaient emparés. A cet égard, l'affaire peut sembler caractéristique d'une certaine déformation du droit ou plutôt du vocabulaire juridique. S'agit-il d'une méconnaissance du vocabulaire juridique ou d'une manipulation consciente ?  On ne saurait répondre à cette question, d'autant qu'il est parfois tentant de faire dire à la règle juridique ce que l'on a envie d'entendre.

Demandeur d'asile et réfugié


Premier contresens, le ressortissant afghan est présenté comme un "réfugié", ce qui est tout simplement faux. Il n'est pas réfugié mais demandeur d'asile, ce qui est bien différent.

Un étranger entré en France de manière irrégulière, ou maintenu irrégulièrement sur le territoire après l'expiration de son titre de séjour, peut obtenir la qualité de réfugié à l'issue d'une procédure relativement longue, le plus souvent plusieurs mois. Entre le moment où il pénètre sur le territoire et celui où il obtient la qualité de réfugié, ou se la voit refuser, il se trouve dans une situation juridique particulière, celle de demandeur d'asile, situation à la fois protectrice et précaire. 

Protectrice, car elle autorise l'étranger à demeurer sur le territoire le temps indispensable à l'instruction de sa demande d'asile. Il bénéficie déjà du principe de non refoulement et le Conseil d'Etat a estimé, dans deux décisions du 13 décembre 1991 Nkodia et Dakoury, que l'Etat devait lui délivrer un titre de séjour provisoire, valide durant la durée de l'instruction de sa demande d'asile. Durant cette période, il peut être hébergé dans un centre d'accueil et bénéficier d'une aide médicale

Précaire cependant, car la protection du demandeur d'asile disparaît au moment précis où il se voit opposer un refus d'octroi de la qualité de réfugié. Il devient alors ce que les médias appellent un "débouté" du droit d'asile, et les juristes un étranger en situation irrégulière, c'est-à-dire susceptible d'une immédiate mesure d'éloignement. 

Ne peut donc être qualifié de réfugié que celui qui en a obtenu le statut. Or il est particulièrement difficile à obtenir. Les chiffres de 2015 indiquent que 80 000 demandes ont été formulées devant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et seulement 26 700 ont conduit à la reconnaissance de la qualité de réfugié, soit 31, 5 % des demandes. La Cour nationale du droit d'asile (CNDA), statuant en premier et dernier ressort sur les recours formés contre les décisions de l'OFPRA, a rendu, quant à elle, 5387 décisions et a accordé la qualité de réfugié à 15 % des requérants. Sur le plan purement statistique, les chances de l'intéressé d'obtenir le statut de réfugié sont donc modestes, d'autant que le nombre de demandeurs venant d'Afghanistan a augmenté de 349, 2 % en 2015. 

On rappellera en outre que, depuis les règlements Dublin II et Dublin III, l'Union européenne organise un système dans lequel un seul Etat, celui dans lequel la première demande d'asile est déposée, est chargé de l'instruire. Un demandeur d'asile ne peut donc plus formuler une nouvelle demande dans un autre Etat membre s'il a déjà été débouté.


La distinction police judiciaire - police administrative vue par les médias
John-Franklin Koenig 1924-2008. Composition abstraite. 
Collection privée

Police judiciaire et police administrative


Le second contresens réside dans une confusion entre la police judiciaire et la police administrative. Cet amalgame n'a rien de nouveau. Il existait déjà dans les médias au moment où l'état d'urgence a été mis en oeuvre. A l'époque, on nous affirmait qu'une personne ne pouvait pas être assignée à résidence ni faire l'objet d'une perquisition si aucun indice ne laissait supposer qu'elle avait commis une infraction liée au terrorisme. Aujourd'hui, on nous dit qu'une personne qui n'a pas été déférée devant un juge parce qu'aucun indice ne laissait penser à l'existence d'une infraction constituée ne peut pas être ensuite être assignée à résidence. 

La distinction entre police judiciaire et police administrative semble entièrement ignorée, alors qu'elle constitue l'une des distinctions fondamentales du droit public, connue par tous les étudiants de seconde année. La police judiciaire a un but répressif et vise à rechercher et à punir l'auteur d'une infraction. La police administrative a un but préventif et vise, au contraire, à empêcher des atteintes à l'ordre public. 

Dans le cas présent, il est clair que la police judiciaire n'a pas permis de trouver des indices montrant que le gardé à vue aurait participé à une infraction telle que l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme ( article 421-2-1 du code pénal). Observons en effet que, pour que l'infraction soit caractérisée, il est nécessaire qu'un ou plusieurs faits matériels démontrent la préparation effective d'un attentat. Ce n'était sans doute pas le cas en l'espèce.

Pour autant la surveillance de cette personne, mesure reposant cette fois sur la police administrative mise en place par l'état d'urgence, est-elle impossible ? Certainement pas, et c'est bien ce que décide le tribunal administratif de Versailles qui considère que l'assignation à résidence est totalement indépendante des résultats de la procédure judiciaire. Appliquant strictement l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015 (art. 4), le juge estime, au vu du dossier qui lui est fourni, qu'il existe des "raisons sérieuses" de penser que le comportement de l'intéressé constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public. 

Conformément à une jurisprudence bien établie, le juge des référés exerce un large contrôle des motifs. Il s'appuie sur une note blanche fournie par le ministre de l'intérieur, document qui observe que l'intéressé avait ouvert quatre comptes Facebook, dont un depuis la Turquie, sur lesquels il mettait en ligne des photographies de bâtiments publics et de transports en commun. Certes, il n'existe aucune trace d'une infraction précise, mais cette absence n'empêche en aucun cas la prise d'une mesure de police administrative, dès lors qu'il existe d'autres éléments susceptibles de justifier une surveillance. 

Il est vrai que les médias utilisent l'amalgame, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Dans l'affaire du demandeur d'asile afghan, on utilise les critères du droit pénal pour mettre en cause une mesure de police administrative. Mais souvenons-nous de l'affaire Dieudonné, dans laquelle les mêmes médias se réjouissaient de l'interdiction préalable d'un spectacle, mesure de police administrative, sans s'interroger sur les éventuelles poursuites pénales qui auraient pu être engagées à l'encontre de Dieudonné, poursuites pénales qui auraient permis d'empêcher ce qu'il faut bien appeler une mesure de censure. Dans ce cas, les médias saluaient la mesure de police administrative reposant sur un principe de dignité aux contours plus ou moins flous. 

Tout cela serait assez comique si les médias n'étaient pas, au moins partiellement, responsables de la manière dont la règle juridique est perçue par les Français. Il n'est pas interdit, et heureusement, de la critiquer, de la dénoncer, et de promouvoir son changement. C'est le principe même de la démocratie. En revanche, il est dangereux de la présenter de manière incohérente, de la déformer au gré des thèses qu'il convient de soutenir, des idéologies que l'on veut promouvoir. Finalement, elle apparaît comme une sorte d'auberge espagnole dans laquelle chacun met ce qu'il veut. Par voie de conséquence, la loi n'est plus seulement opaque, elle est aussi discutable, modifiable en dehors de tout processus démocratique, sous le seul effet des lobbies ou des pétitions.



jeudi 11 août 2016

Perquisition en état d'urgence : exploitation des données

Depuis la loi du 21 juillet 2016, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le ministre de l'intérieur à exploiter les données saisies lors des perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016 est la première décision rendue par la Haute Juridiction dans le cadre de ce nouveau régime juridique.

Définir l'espace du contrôle


Rappelons que la loi du 21 juillet 2016 met en place une procédure en trois temps.
  • Au moment de la perquisition, les agents qui en sont chargés peuvent accéder aux données contenues dans les ordinateurs, téléphones, tablettes trouvés sur place. 
  • Si ce premier coup d'oeil révèle des informations en rapport avec une menace pour la sécurité et l'ordre publics (par exemple, numéro de téléphone de personnes fichées S ou traces de consultation de sites djihadistes etc...), ils peuvent alors prendre copie de ces données ou les saisir.
  • Enfin l'administration va demander au juge des référés du tribunal administratif l'autorisation d'exploiter ces données, autorisation que le juge accorde ou refuse dans un délai de 48 heures.
Le juge des référés intervient donc à un moment nécessairement délicat. La perquisition a déjà eu lieu et l'administration le saisit parce qu'elle a "des raisons sérieuses de penser" que les personnes présentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace l'ordre ou la sécurité publics". Aux yeux de l'administration, la nécessité d'exploiter les données ne fait aucun doute. Le problème est que l'intervention du juge ne doit pas non plus être purement cosmétique c'est-à-dire seulement destinée à accéder à la demande de l'administration. Il appartient donc au juge de réaliser un équilibre subtil et, en quelque sorte, de définir l'espace de son contrôle.

C'est précisément ce que fait le juge des référés du Conseil d'Etat, intervenant en appel.

Le préfet du Var avait demandé en vain au juge des référés du tribunal administratif de Toulon d’autoriser l’exploitation des données contenues dans le téléphone portable de M. B. A., saisi lors de la perquisition administrative réalisée le 29 juillet 2016 au domicile de ce Tunisien en situation irrégulière. La décision rendue le 2 août 2016 est malheureusement introuvable, le dernier jugement mentionné dans les "actualités" du site du tribunal administratif de Toulon remontant à septembre 2015. De l'ordonnance rendue par le Conseil d'Etat, on peut néanmoins déduire que le juge toulonnais avait considéré que les éléments invoqués par l'administration ne permettaient pas de préciser la menace que représentait le propriétaire du téléphone pour l'ordre public. Il avait donc refusé l'autorisation demandée.

Le juge des référés du Conseil d'Etat donne cette autorisation, et marque clairement l'étendue de son contrôle ainsi que celle des prérogatives de l'administration.


Les Humeurs d'Oli. 17 décembre 2015

Contrôle des motifs


En l'espèce, le juge administratif affirme un contrôle très étendu des motifs de la décision, dans le droit fil de celui qu'il exerce dans d'autres domaines de mise en oeuvre de l'état d'urgence. Dans une ordonnance du 22 janvier 2016 Halim A., le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite pas à suspendre une assignation à résidence qui lui semble reposer sur des motifs trop fragiles.

La situation est plus délicate en matière de perquisition, tout simplement parce que le contrôle ne peut intervenir qu'a posteriori, au moment où la visite domiciliaire est terminée. La condition d'urgence nécessaire à un référé fait donc nécessairement défaut. Dans sa décision du 19 février 2016, celle-là même qui a imposé une nouvelle intervention du législateur pour organiser la copie des données informatiques, le Conseil constitutionnel a estimé que cette situation ne porte pas atteinte au droit à un recours effectif. Aux yeux du Conseil, ce droit est suffisamment garanti par l'action en responsabilité que peut toujours engager la victime d'une perquisition abusive. S'il est impossible d'empêcher une perquisition, au moins est-il possible de réparer le dommage éventuel qu'elle peut causer.

En l'espèce, le juge affirme un contrôle étendu, proche sur ce point de celui exercé en matière d'assignation à résidence ou de dissolution d'un groupement. Dans sa décision du 5 août 2016, il prend soin d'énumérer les motifs invoqués. La perquisition avait ainsi révélé que l'appareil saisi contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant rejoint Daesh dans les zones de combat en Syrie et en Irak.

Possibilité d'enrichir le dossier en appel


En même temps qu'il accroît son contrôle, le juge administratif autorise l'administration à enrichir son dossier en appel. En l'espèce, le juge tient compte des procès verbaux de perquisition qui montrent que l'intéressé a reconnu que l'un de ses frères est mort en Irak en 2014, en commettant un attentat suicide pour le compte de Daesh. En outre, le ministre produit en appel une note blanche faisant état de liens de l'intéressé avec un ressortissant allemand ayant participé à différents projets d'attentats en 2015, et désormais parti en Syrie.


Le juge précise ainsi qu'une note blanche peut être produite par le ministre de l'intérieur à n'importe quel stade de la procédure contentieuse. Ce n'est pas une surprise, si l'on se souvient que, dans un  arrêt du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà  posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". La note blanche peut donc être communiquée au juge en appel et il lui appartient ensuite d'en apprécier le contenu.


En l'espèce, le juge considère que la note blanche contient des éléments convaincants, et il conclut "que le téléphone portable saisi est susceptible de contenir des données relatives à la menace que constitue M. A. pour la sécurité et l'ordre publics".

La loi du 21 juillet 2016 contient ainsi deux facettes bien distinctes. D'un côté, elle réintroduit les perquisitions qui avaient été retirées de l'état d'urgence en mai 2016, et elle facilite la copie et la saisie des données par l'administration. De l'autre côté, et c'est peut-être l'élément essentiel, elle réintroduit aussi le contrôle du juge administratif. En effet, celui-ci n'est plus saisi a posteriori d'une action en responsabilité mais a priori, avant l'éventuelle exploitation des données. C'est tout de même nettement plus satisfaisant au regard de l'effectivité du droit au recours.

dimanche 7 août 2016

Déclaration de patrimoine : ça n'arrive qu'aux autres

La lutte contre la corruption est une route semée d'obstacles, et la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 juillet 2016 en offre un nouvel exemple. En l'espèce, le Conseil était saisi par le Premier ministre de la loi organique relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au Conseil supérieur de la magistrature. Rappelons en effet que toutes les lois organiques sont obligatoirement déférées au Conseil constitutionnel. 

Sur le fond, l'essentiel de la loi est déclaré conforme à la Constitution. Seules quelques dispositions  ont été invalidées, en particulier les règles relatives à la fin de la période de détachement des magistrats que le Conseil censure au motif qu'elles établissaient des régimes de réintégration différents selon les catégories de magistrats concernés. Autant dire que les dispositions annulées ont été présentées comme marginales. 

Tel n'est pas le cas pourtant de la déclaration d'inconstitutionnalité du régime gouvernant les déclarations patrimoniales des membres du Conseil constitutionnel et des hauts magistrats. Dans les deux cas, le Conseil fait en sorte d'écarter l'obligation posée, en pratiquant deux méthodes différentes, l'opposition frontale lorsque la règle est imposée aux membres du Conseil constitutionnel, l'assassinat par enthousiasme lorsqu'elle vise les hauts magistrats.

Les membres du Conseil constitutionnel : un cavalier qui surgit hors de la nuit


Confronté à une loi organique qui a l'audace d'imposer une déclaration de patrimoine à ses propres membres, le Conseil opère une censure directe. Il utilise en effet la méthode éprouvée de la sanction du cavalier législatif.

Il observe que cette obligation a été introduite en première lecture à l'Assemblée nationale par la voie d'amendement. Or une telle obligation ne peut trouver son origine constitutionnelle dans une autre norme que celle prévue par l'article 63 de la Constitution qui énonce qu'une "loi organique détermine les règles d'organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel (...)". Le législateur devait donc se fonder sur l'article 63 de la Constitution, et modifier l'ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel. Or le texte sur lequel le Conseil est appelé à statuer repose sur les articles 13 (compétence de nomination aux emplois civils et militaires), 64 (exigence d'une loi organique pour définir le statut des magistrats) et 65 de la Constitution (Conseil supérieur de la magistrature).

Dans la mesure où aucune des ces trois dispositions ne vise le statut des membres du Conseil constitutionnel, il en déduit que l'amendement leur imposant une déclaration de patrimoine s'analyse comme un cavalier législatif. Ces dispositions, affirme-t-il, "ne présentent pas de lien, même indirect, avec les disposition sud projet de loi organique". En d'autres termes, les membres du Conseil constitutionnel ne sont pas des magistrats et ne sont donc pas concernés par la loi.

Le raisonnement est incontestable, si ce n'est que le Conseil n'a pas toujours été aussi exigeant, loin de là. Dans une décision du 19 juin 2001, il a ainsi admis, dans la loi organique modifiant le statut des magistrats, un amendement modifiant la procédure civile, pénale et administrative, disposition ne relevant pas du domaine de la loi organique. De même a-t-il accepté, le 19 juillet 2010, un amendement supprimant la formation spéciale de la Cour de cassation en matière de question prioritaire de constitutionnalité dans une loi organique portant sur le Conseil supérieur de la magistrature.

Il est vrai que le Conseil se montre parfois beaucoup plus formaliste, sanctionnant par exemple un amendement portant le statut de la Nouvelle-Calédonie (art. 77 de la Constitution) le dans une loi organique relative à la Polynésie (décision du 28 juillet 2011). Aujourd'hui, le Conseil semble généraliser cette exigence d'une habilitation constitutionnelle parfaitement précisée dans la loi organique et qu'il est impossible d'étendre par la voie d'amendement. On ne doute pas que le Président Fabius aura à coeur de maintenir cette rigueur jurisprudentielle dans un domaine autre que celui des déclarations patrimoniales des membres du Conseil. Dans le cas contraire, les mauvais esprits pourraient penser que le Conseil a surtout cherché à échapper à cette obligation.


 Zorro. Série télévisée. 1957. Générique

Les magistrats : l'assassinat par enthousiasme



Dans le cas des magistrats, le Conseil constitutionnel adopte la méthode de l'assassinat par enthousiasme. Il relève que la loi organique impose une déclaration patrimoniale aux seuls premier président et présidents de chambre de la Cour de cassation, procureur général et premiers avocats généraux près la Cour de cassation, premiers présidents des cours d'appel et procureurs généraux près les cours d'appel, présidents des tribunaux de première instance et procureurs de la République près les tribunaux de première instance, le législateur organique a traité différemment ces magistrats des autres magistrats exerçant des fonctions en juridiction. Mais cette liste n'est pas suffisante aux yeux du Conseil, tant il est vrai que cette déclaration patrimoniale "a pour objectif de renforcer les garanties de probité et d'intégrité de ces personnes. Elle est ainsi justifiée par un motif d'intérêt général".

Enthousiasme donc, au point que le Conseil constitutionnel refuse de considérer que les hauts magistrats sont dans une situation différente de celle de l'ensemble des magistrats exerçant leurs fonctions au sein d'une juridiction. Il considère, et on peut parfaitement soutenir ce point de vue, que cette finalité de probité et d'intégrité existe à tous les niveaux de la hiérarchie judiciaire. Certes, on objectera que le Conseil, dans sa décision du 9 octobre 2013 sur la loi relative à la transparence de la vie politique, avait parfaitement admis que la déclaration de patrimoine ne soit imposée qu'aux seuls fonctionnaires d'autorité, ceux en particulier occupant des emplois à la discrétion du gouvernement. Quoi qu'il en soit, dans sa décision du 28 juillet 2016, le Conseil sanctionne pour violation du principe d'égalité la disposition limitant la déclaration patrimoniale aux magistrats les plus élevés dans la hiérarchie judiciaire.

Devant une telle situation, le législateur a donc le choix entre deux solutions. La première et la plus logique serait d'étendre l'obligation à l'ensemble des magistrats. Rappelons que ces déclarations, dans l'état actuel du droit tel qu'il résulte de la loi du 11 octobre 2013, sont déposées auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) qui a mission de les contrôler. L'ensemble des magistrats devraient donc remettre une déclaration personnelle, dans les deux mois qui suivent l'installation dans leurs fonctions, puis dans les deux mois qui suivent leur cessation. Cette déclaration devrait être renouvelée à chaque changement de fonctions, afin de permettre à la HATVP de détecter d'éventuelles évolutions inexpliquées du patrimoine.

Tout cela est fort intéressant, sur le papier. Mais les seuls magistrats de l'ordre judiciaire représentent déjà plus de 8 000 personnes, soit 8000 déclarations de patrimoine, renouvelées fréquemment au fil des avancements et des mutations. La HATVP est composée d'un collège de huit membres et d'une trentaine d'agents. Autant dire que l'afflux des déclarations risque de noyer une institution qui n'a pas été conçue pour analyser une telle masse de données. Devant une telle situation, le législateur a le choix entre deux solutions. La première, et la plus souhaitable, serait de muscler la HATVP, en accroissant de manière substantielle ses moyens, afin de répondre à cet afflux. La seconde, et la plus probable, est qu'il renoncera à imposer la déclaration de patrimoine aux magistrats, les plus élevés comme les moins élevés. La déclaration de patrimoine serait ainsi victime d'un assassinat par enthousiasme. En la généralisant, on la tue. Il sera intéressant de voir quelle sera la voie choisie par le législateur. Les paris sont ouverts.

mercredi 3 août 2016

Toréador en garde : l'oeil noir du Conseil d'Etat te regarde

Dans un arrêt du 27 juillet 2016, le Conseil d'Etat porte un coup au lobby des amateurs de corrida. Cette pratique ne sera pas inscrite au patrimoine immatériel de la France, au même titre que l'est la polyphonie corse, la tapisserie d'Aubusson, le Fest-Noz breton, ou la gastronomie française. 

Précisons que l'inscription au patrimoine immatériel de la France trouve son fondement dans la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée le 17 octobre 2003 par la 32e conférence générale de l'UNESCO. Selon ses articles 11 et 12, il appartient à chaque Etat partie de "prendre les mesures nécessaires pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire". Dans ce but, il doit dresser un inventaire de ce patrimoine et procéder aux inscriptions. Elles peuvent être effectuées à l'initiative des pouvoirs publics ou à celles des "porteurs de traditions". 

La formule est jolie,  mais elle ne doit pas faire illusion. Ces "porteurs de traditions" sont le plus souvent des lobbies qui ont pour mission de valoriser financièrement une tradition locale ou un produit du terroir. Dans le cas présent, l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et l'Union des villes taurines de France (UVTF) jouent ce rôle de "porteurs de traditions". Ces deux groupements ont donc obtenu, en 2011, l'inscription de la corrida à l'inventaire. A partir de cette date, va se développer un contentieux en trois actes qu'il est indispensable de rappeler pour comprendre l'intervention du Conseil d'Etat.

1er acte : la corrida entre au patrimoine immatériel


Immédiatement, la Fondation Franz Weber (FFW) et l'association Robin des bois, à laquelle se sont joints le Comité radicalement anti corrida (CRAC) et l'association "Droit des animaux", demandent au ministre le retrait de cette décision. N'ayant reçu aucune réponse, ils saisisent le tribunal administratif de Paris de la décision implicite de rejet qui leur estt opposée. Statuant dans un jugement du 3 avril 2013, le tribunal commence par déclarer irrecevables les recours de FFW et de Robin des bois, estimant que leur but très général de protection de la nature ne leur donne pas vocation à intervenir dans un domaine aussi particulier que la lutte contre la corrida. En revanche, les interventions du CRAC et de Droit des animaux sont déclarées recevables. 

Sur le fond cependant, le tribunal ne leur donne pas satisfaction. A ses yeux, la corrida entre parfaitement dans le champ de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, et le fait que les opposants à la corrida n'aient pas été consultés est sans incidence sur la légalité de la décision. Bref, la décision est tout-à-fait favorable au lobby pro-corrida, d'autant que certains s'interrogent sur le fait qu'elle ait été rendue sur conclusions contraires du rapporteur public.

Edouard Manet. L'homme mort. 1864


2ème acte : première banderille


La décision rendue par la Cour administrative d'appel (CAA) de paris le 1er juin 2015 met fin au débat de fond. Les juges trouvent une solution originale pour exclure purement et simplement la corrida de la liste du patrimoine immatériel. En effet, cet inventaire prend concrètement la forme d'une fiche figurant sur le site du ministère de la culture. Or le juge observe que la fiche relative à la corrida est parfaitement introuvable. De sa vaine exploration, il déduit que l'inscription de la corrida à l'inventaire doit être considérée comme ayant été abrogée, antérieurement au prononcé de l'arrêt. Il observe d'ailleurs que cette abrogation est possible, puisque la décision de classement n'avait produit aucun effet juridique. Par voie de conséquence, il en déduit que les requêtes du CRAC et de Droit des animaux sont devenues sans objet, comme d'ailleurs les interventions en défense de l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF). 

La décision peut sembler surprenante, mais on observe que le rapporteur public devant le tribunal administratif s'était déjà appuyé sur ce moyen sans avoir été suivi. Dès 2011 en effet, le ministre de la culture avait décidé de supprimer toute mention de la corrida sur le site, en raison de "l'émoi suscité par cette inscription". La CAA reprend l'idée, estimant que cette suppression s'analyse comme une abrogation.

3ème acte : Un oeil noir te regarde


C'est donc à la lumière de la décision de la Cour administrative d'appel que doit être comprise la décision du Conseil d'Etat du 27 juillet 2016. Saisi par l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF), il confirme le non-lieu à statuer prononcé par la Cour administrative d'appel. 

Pire, et humiliation suprême pour les deux lobbies, le Conseil d'Etat estime que leur recours en cassation n'est pas recevable. En effet, ils sont intervenus en défense devant la CAA, mais ils n'étaient pas parties au recours. Autrement dit, la seule autorité susceptible de saisir le Conseil d'Etat était le ministre de la culture, seul compétent pour contester la décision de non-lieu à statuer. Or, précisément, la Haute Juridiction ne peut pas ne pas entendre le grand silence de l'administration qui refuse de dire que sa décision de classement est toujours en vigueur. Implicitement, l'autorité publique admet que la suppression de la corrida sur son site équivaut à une abrogation.

A t on assisté à un jeu de rôles ? Le ministre a-t-il accepté l'inscription voulu par les lobbies favorables à la corrida, tout en offrant aux opposants un cas d'annulation ? Comme le dit justement le célèbre Francis Uquhart dans le House of Cards britannique : "You may think that, I could not possibly comment". 

Quoi qu'il en soit, si les jurisprudences combinées de la Cour administrative et du Conseil d'Etat ne sont pas des exemples de courage, ce sont tout de même des petits chefs d'oeuvre d'habileté. Les partisans de la corrida ont été pris dans une nasse procédurale et n'ont sans doute pas compris ce qui leur arrivait lorsque cette nasse s'est refermée. Suprême plaisir pour les opposants à la corrida, mais aussi déception, car il aurait été tellement plus simple de déclarer que la corrida est un spectacle cruel qui n'a rien à voir avec un quelconque patrimoine culturel. 

Il n'en demeure pas moins qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, poser des principes clairs. Rappelons que, dans une décision rendue sur QPC le 21 septembre 2012, déjà saisi par le CRAC, le conseil constitutionnel a refusé de déclarer inconstitutionnel l'article 521-1 du code pénal. Celui-ci punit les actes de cruauté envers les animaux, cruauté passible d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables aux courses de taureaux, lorsqu'une "tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Autrement dit, la loi ne nie pas que la corrida entraine effectivement des actes de cruauté envers les animaux, mais leurs auteurs ne sont pas poursuivis lorsque cette cruauté s'exerce à l'égard des taureaux, entre Nîmes et Arles. 

Il est vrai que c'est le législateur qui a admis une dérogation à la loi pénale dans le seul but de satisfaire un lobby régional, suscitant une jurisprudence à peu près incohérente sur la notion de "tradition locale ininterrompue". Il n'appartient donc pas au Conseil constitutionnel de sanctionner une jurisprudence obscure, dès lors que son rôle est d'apprécier la conformité de la loi à la Constitutionnel. A cet égard, la décision du 21 septembre 2012 renvoie le législateur à sa propre compétence, comme le fait désormais l'arrêt du 27 juillet 2016.  Rappelons que le parlement régional de Catalogne a osé voté une loi interdisant la corrida, en juillet 2010. Le parlement  français pourrait donc s'en inspirer et  supprimer ce spectacle barbare. Ce serait tout de même plus courageux que ces petits arrangements avec la jurisprudence administrative.