« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 28 juillet 2019

Le projet de loi bioéthique : Le débat se prépare

Le projet de loi relatif à la bioéthique, présenté par le Premier ministre et la ministre de la santé a été transmis à l'Assemblée nationale dès le 24 juillet 2019, juste après son adoption en conseil des ministres. Le travail en commission commencera le 26 août, et le débat dans l’hémicycle le 24 septembre. 

En tout état de cause, la loi a un peu de retard. En effet, les lois bioéthiques ont comme caractéristique de comporter une "clause de revoyure", terme un peu familier pour désigner des lois qui précisent elles-mêmes un délai à l'issue duquel le parlement doit de nouveau se prononcer. En l'espèce, la loi du 7 juillet 2011 prévoyait une "revoyure" dans sept ans, ce qui signifie que le parlement a un an de retard. Il est vrai qu'il a été très occupé.

On peut déjà penser que ce débat sera animé. Les anciens combattants contre le mariage pour tous sont en train de fourbir leurs arguments en vue d'une nouvelle bataille. Certains nostalgiques affirment déjà qu'"après le droit du couple déconstruit en 2013, c’est le droit de la filiation qui est détruit". De son côté, le gouvernement prône un débat apaisé et la recherche du consensus. A ainsi été décidée la création d'une commission spéciale pour examiner le projet de loi, structure censée mieux refléter les différentes sensibilités de l'Assemblée. Cette commission est présidée par Mme Agnès Firmin Le Bodo (UDI-indépendants, parti Agir). Elle comporte 72 membres, les députés LaRem disposant d'une confortable majorité de 38 membres. 

Dans son avis, le Conseil d'Etat, lui aussi s'efforce de calmer le débat. S'inspirant largement de son rapport de juillet 2018 destiné précisément à préparer cette révision de la législation, il reprend les points les plus controversés et montrant que le projet de loi ne bouleverse pas à ce point le droit positif.


L'AMP des couples de femmes et des femmes seules



L'article 1er du projet ouvre l'assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules. Le Conseil d'Etat en prend acte, même si l'on sait qu'il n'était guère enthousiaste dans son rapport de 2018. A l'époque, il affirmait qu'"aucun principe juridique (...) ni le fait que l'adoption soit ouverte aux couples de femmes (...) ne rendent nécessaire l'ouverture d'accès à l'AMP". Aujourd'hui, il répète que "l’extension de l’accès à l’AMP, telle qu’elle est prévue par le projet de loi, relève d’un choix politique. Le droit ne commande ni le statu quo, ni l’évolution." Il précise que ni le droit au respect de la vie privée, ni l'interdiction des discriminations ou le principe d'égalité n'imposent une telle évolution, pas plus que la notion de "droit à l'enfant", dépourvue de "consistance juridique". L'enfant est en effet un sujet de droit et non pas l'objet du droit d'un tiers. Le Conseil d'Etat proclame donc sa neutralité à l'égard du projet.

Le Conseil est tout de même obligé de constater que si le droit n'impose pas l'ouverture de l'AMP aux femmes seules ou en couple, il ne s'y oppose pas davantage. C'est donc au législateur de se prononcer sur ce point. Toute sa démarche vise alors à dissocier l'AMP et la gestation pour autrui (GPA). Il cite ainsi la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 17 mai 2013 à propos de la loi sur le mariage pour tous. Il avait alors affirmé que les couples formés d'un homme et d'une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples formés de personnes de même sexe. Une différence de traitement ne porte donc pas atteinte au principe d'égalité. La Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt Gas et Dubois c. France du 15 mars 2012, n'avait pas vu de caractère discriminatoire dans le refus opposé à un couple de femmes qui demandait une insémination avec donneur (IAD), Le Conseil d'Etat lui-même, statuant cette fois au contentieux, a refusé, le 28 septembre 2018, le renvoi d'une QPC portant sur les dispositions du code de la santé publique interdisant l'accès à l'AMP aux couples de femmes.

Cette absence d'enthousiasme pour l'AMP conduit ainsi le Conseil d'Etat à affirmer clare et intente que l'ouverture de l'AMP aux femmes n'aura pas pour conséquence obligée celle de la GPA aux couples d'hommes. Il permet ainsi à l'Exécutif de s'abriter derrière son avis pour écarter les objections qui ne manqueront d'apparaître, considérant que l'AMP conduit nécessairement à la GPA. De même la critique reposant sur le coût de ces techniques pour la collectivité publique est-elle largement relativisée, le Conseil d'Etat faisant état d'études évaluant ce coût à 15 millions d'euros, soit 5 % de coût total de l'AMP en France.

En cloque. Renaud, Zénith, 1985

AMP et filiation



En l'état actuel du droit, énoncé dans les articles 311-19 et 311-20 du code civil, les couples hétérosexuels ayant recours à l'AMP avec un tiers donneur doivent exprimer leur consentement préalable devant un notaire. Cette procédure demeure confidentielle et a pour effet d'interdire ensuite toute contestation de paternité. L'article 4 prévoit d'étendre cette déclaration anticipée aux couples de femmes, à la différence que l'acte sera transmis à l'officier d'état civil. Les deux femmes pourront alors être légalement les parents de l'enfant, dès sa naissance. Le Conseil d'Etat ne s'oppose pas à cette procédure mais se déclare réticent à l'idée de l'élargir à l'ensemble des couples recourant à l'AMP. En effet, rien n'interdit à un couple hétérosexuel de déclarer l'enfant dans les conditions du droit commun et de lui cacher les conditions de sa conception. Le Conseil souhaite préserver cette possibilité, dès lors que cette différence de traitement est justifiée par la différence de situations.


L'accès aux origines



Cette question nous conduit directement à la question de l'accès aux origines. L'article 3 du projet permet aux personnes nées d'un don de gamètes d'accéder aux informations non identifiantes relatives au donneur ainsi qu'à son identité. Les conditions concrètes de ce droit d'accès aux origines seront définies par décret. Pour le moment, l'article est rédigé de manière relativement obscure. Le Conseil d'Etat, quant à lui, semble tenir pour acquis que cet accès aux origines sera subordonné au consentement de l'intéressé. Il se déclare favorable au recueil de ce consentement au moment où la personne née d'une AMP en fera la demande, et non pas au moment du recueil des gamètes. En effet, c'est lorsque la question se posera concrètement, au moins dix-huit ans après le don, que le géniteur pourra donner un consentement éclairé, tenant compte des conséquences de cette divulgation sur sa vie actuelle. On observa qu'en tout état de cause, l'article 9 de la loi autorise la transmission de données génétiques au profit de personnes nées dans l'anonymat ou conçues par un don. Une commission d'accès aux données non identifiantes et à l'identité du tiers donneur devrait être créée pour gérer ces demandes.

Conséquence de ces réformes, le projet autorise l’autoconservation de gamètes, notamment pour permettre aux femmes de mener ultérieurement un projet d'AMP. En effet, comment refuser à une femme d'utiliser ses propres gamètes pour mener à bien une grossesse, alors qu'elle a le droit d'utiliser ceux d'un donneur ? Encore sera-t-il nécessaire d'empêcher que cette technique soit proposée aux femmes par une entreprise désireuse d'éviter les congés-maternité...

Pour le moment, le projet de loi est encore bien imparfait et il faut espérer que des débats de qualité permettront de l'améliorer. Il est par exemple tout-à-fait surprenant de constater l'absence de toute référence à l'insémination post-mortem alors que le Conseil d'Etat s'y était déclaré favorable dans son rapport de 2018 et que la jurisprudence l'avait admise, même de manière relativement restrictive. Dans son avis sur le présent projet de loi, le Conseil d'Etat ne peut d'ailleurs s'empêcher de souhaiter qu'elle figure dans la loi "dans un souci de cohérence d’ensemble de la réforme". 

Le Parlement a donc du travail devant lui, et il conviendra de laisser le débat se déployer librement. Il faut donc espérer que les techniques destinées à limiter le temps de parole seront écartées. Souvenons-nous, que durant les débats de la loi sur le mariage pour tous, le gouvernement de l'époque avait courageusement fait face aux 9000 amendements déposés par l'opposition. Se rendant compte qu'elle ne parviendrait pas à susciter le recours à l'article 49 § 3, elle s'était lassée la première, laissant Christiane Taubira maître du champ de bataille.


Sur l'AMP : Chapitre 7, section 3 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




jeudi 25 juillet 2019

Les droits de l'homme sans l'homme

Lors d'une conférence de presse du 8 juillet 2019, le Secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo a annoncé la création d'une Commission on Unalienable Rights présidée par Mary Ann Glendon, professeur à Harvard. Il s'agit de rien de moins que d'un profond réexamen de la notion de "droits inaliénables", la première, affirme M. Pompeo, depuis la Déclaration universelle des droits de l'homme. Conformément à une pratique américaine bien antérieure à la présidence Trump, cette commission composée d'universitaires et de militants des droits de l'homme sera néanmoins très proche de l'administration, son secrétariat étant assuré par Kiron Skinner, directeur de la planification au Département d'Etat.

Que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas de déterminer ce que doit être la politique américaine à l'égard des Etats qui violent les droits de l'homme. Il s'agit de dire ce qu'est un droit de l'homme, définition qui, ensuite, pourra peut-être, ou peut-être pas, servir de fondement à cette politique. Les débats qui entourent la création de la Commission montrent que l'idée font même apparaître une attractivité de la notion de "Natural Rights". Sans doute, mais pourquoi cette notion séduit-elle l'administration Trump ? 

Au-delà de cette question se trouve une constatation d'évidence. Cette volonté de changement ne concerne pas que l'administration Trump. On la trouve aussi du côté de ses opposants les plus vigoureux, du côté des militants, des ONG. Ceux-là ont choisi la notion de "Droits humains". Perçue comme moins sexiste, elle est plus sexy, plus à la mode, sans que ses utilisateurs ne s'interrogent pas les conséquences de son usage.

En réalité, l'opposition entre les deux démarches est purement rhétorique. Les "droits humains" et les "droits naturels" ont en commun de considérer l'être humain non plus comme un sujet de droit mais comme un objet de droit. Tous deux ont en commun une certaine dépossession de l'individu. 


Droits humains




Passons rapidement sur les "droits humains". Catherine-Amélie Chassin a fait une brillante critique de cette notion sur Liberté Libertés Chéries, il y a juste un an, le 17 juillet 2018. Elle a montré que la notion de "droits de l'homme", aujourd'hui décriée car pas suffisamment "inclusive", vise l'homme, "homo", c'est-à-dire l'être humain, et non pas "vir", l'homme sexué "viril". Peut-être peut on regretter que la langue française ne dispose que d'un seul mot quand le latin en possédait deux, mais doit-on est-ce si compliqué de comprendre que les droits de l'homme visent l'espèce humaine dans son ensemble ? 

Surtout, et c'est sans doute le plus gênant, il existe une différence entre les "droits de l'homme" et les "droits humains", différence si évidente qu'elle passe inaperçue. Dans les "droits de l'homme", les droits appartiennent à l'homme et il en est le titulaire. En revanche, le malheureux "humain" des "droits humains" n'est plus qu'un adjectif, un objet de droits. Là encore, la construction n'est pas neutre. Les intérêts de l'être humain ne relèvent plus de son libre arbitre mais peuvent être pris en charge par toute une série de corps intermédiaires. Il peuvent être appréhendés par rapport à la communauté à laquelle il appartient, par rapport à son sexe, à ses convictions religieuses etc. De fait, le principe de non-discrimination entre communautés est au coeur de la notion, au détriment du principe d'égalité devant la loi. 

Le Sacret du Printemps. Maurice Béjart. 1959


Droits naturels



En apparence, les "droits naturels" qui semblent séduire l'Administration Trump sont bien éloignés des "droits humains". Il s'agit en effet de se recentrer sur l'Ecole du droit naturel, l'idée que les droits appartiennent à l'individu en raison de sa qualité d'être humain. En témoigne l'insistance de Mike Pompeo sur leur caractère inaliénable. Pas d'approche genrée, et pas davantage de communautarisme.

Sans doute, mais le droit naturel a un champ très réduit, celui du "noyau dur" des droits de l'homme, droits détachés de tout lien étatique, qui concernent la vie, l'intégrité physique et morale de la personne. Cette conception jusnaturaliste du droit est surtout utilisée comme fondement du droit humanitaire, celui protège les victimes et les combattants des conflits armés contre les atteintes les plus graves, crimes de guerre, crimes contre l'humanité, torture, traitements inhumains ou dégradants. 

On voit ici tout l'intérêt de la notion pour l'Administration Trump.  Car les droits naturels sont a-historiques, détachés de toute idée de progrès ou même d'évolution.  Ils ignorent l'évolution des moeurs et sont alors écartés le droit à l'IVG, ceux liés à l'identité sexuelle, le mariage pour tous etc. Ils ignorent aussi l'évolution des technologies et disparaissent dans un même mouvement la protection des données personnelles ou l'assistance médicale à la protection. Ils ignorent enfin les droits de droits de l'homme en société, celui que Burdeau appelait l'"homme situé" dans son travail, dans sa famille, dans sa vie personnelle etc. Bref, les "droits naturels inaliénables" sont une bénédiction pour Trump, non pas parce qu'ils apportent à l'individu mais parce qu'ils lui retirent.

Ces nouvelles terminologies ne doivent pas être sous-estimées. Elles ne sont pas seulement des phénomènes de mode, ou des gadgets utilisés par un président pour justifier une politique ou par des idéologues désireux d'imposer leur point de vue. Elles sont aussi dangereuses, car elles adressent à l'individu un message simple : Inutile de revendiquer vos droits, inutile de vous considérer comme le titulaire de vos droits. D'autres sont là pour les garantir et les protéger à votre place, l'administration pour Trump, les ONG pour les partisans des droits humains. Doit-on en déduire que la tendance actuelle est de créer des droits de l'homme sans l'homme, un peu comme Pierre Dac cuisinait la sauce aux câpres sans câpres ?


Sur les droits naturels et les droits humains : Introduction du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


dimanche 21 juillet 2019

Le patrimoine de Marine Le Pen devant le Conseil d'Etat

Dans un arrêt du 19 juillet 2019, l'Assemblée du Conseil d'Etat écarte le recours déposé par Marine Le Pen contre la délibération du 24 octobre 2018 de la Haute autorité sur la transparence de la vie publique  (HATVP). Celle-ci avait en effet décidé d'assortir la publication de la déclaration de situation patrimoniale d'une appréciation constatant que cette déclaration n'était ni exhaustive, ni exacte, ni sincère.

La HATVP est une autorité administrative indépendante créée par la loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013. Ce texte vise à assurer la transparence financière de la vie politique et à prévenir les conflits d'intérêt. Les élus, ainsi que certains hauts responsables administratifs, doivent donc remplir une déclaration de situation patrimoniale et une déclaration d'intérêts, déclarations qui peuvent être consultées sur le site de la HATVP. C'est ce qu'a fait Marine Le Pen, élue en 2017 députée du Pas de Calais, mais il semble que la Haute Autorité ait estimé que son patrimoine immobilier était largement sous-évalué. Après exercice des droits de la défense, et donc échanges avec l'intéressée, la HATVP a publié la déclaration assortie de ses commentaires mettant en cause sa sincérité. Marine Le Pen conteste donc la délibération ajoutant ces annotations.

Une décision faisant grief



La première question qui se pose est celle de la recevabilité du recours. L'appréciation portée par la HATVP sur la déclaration peut-elle s'analyser comme une décision administrative ? Il est vrai que le décret du 23 décembre 2013 ajoute la HATVP à la liste des "organismes collégiaux à compétence nationale" dont les actes sont contestables, en premier et dernier recours, devant le Conseil d'Etat (art. R 311-1 du code de la justice administrative).

Certes, mais cette compétence du Conseil d'Etat ne nous renseigne pas sur la nature juridique de la déclaration "annotée" par la HATVP. La question est intéressante, car elle nous ramène à la définition même de l'acte administratif. Bon nombre d'autorités indépendantes, telles que la CNIL ou le CSA disposent d'un pouvoir de sanction. Celui-ci a même constitué l'un des critères, mais pas le seul, de la qualification d'autorité administrative indépendante, lorsque le législateur, avec la loi du 20 janvier 2017 a entrepris de dresser une liste exhaustive de ces institutions. La HATVP en fait évidemment partie, mais elle ne dispose pourtant pas d'un pouvoir de prendre des sanctions financières au même titre que la CNIL ou le CSA. Lorsqu'elle constate qu'une personne n'a pas respecté les obligations de transparence imposées par la loi, elle peut seulement informer les autorités qui disposent d'un pouvoir de sanction sur l'intéressé ou susciter une vérification par l'administration fiscale. Comme tout service public, elle est aussi tenue de signaler au parquet toute infraction dont elle a connaissance sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale.

La délibération contestée par Marine Le Pen ne comporte aucune sanction, mais elle comporte la menace d'une sanction, fiscale et/ou pénale. Une fois constatée l'absence de sincérité de sa déclaration de patrimoine, la HATVP va en effet probablement transmettre le dossier au parquet. 

Sans doute, mais le Conseil d'Etat, lui, ne peut pas déduire le caractère de sanction des seules suites, encore hypothétiques, de la constatation faite par la Haute Autorité.

Il se place donc sur le terrain de la publicité de cette déclaration. L'article LO 135-2 du code électoral précise en effet que l'appréciation de la HATVP est rendue publique en même temps que la déclaration de patrimoine. Certes, cette appréciation est, en soi, dépourvue d'effets juridiques, mais elle porte à l'évidence atteinte à la réputation du parlementaire concerné et, à ce titre, elle est susceptible d'influencer les électeurs. Le Conseil d'Etat déduit de cette analyse que l'appréciation de la HATVP fait grief à l'intéressé et qu'à ce titre, elle peut donc faire l'objet d'un recours. Sur ce point, le Conseil d'Etat reprend une jurisprudence traditionnelle qui considère qu'une décision ne peut faire l'objet d'un recours que si elle a un impact sur la situation juridique de l'intéressé, en un mot si elle lui fait grief. 


Cache ton piano, Dréan, 1920

Mais pas une sanction



Une fois acquise la recevabilité du recours, le Conseil d'Etat examine la requête au fond. Il prend alors soin d'affirmer que si l'annotation figurant sur la déclaration de patrimoine constitue une décision faisant grief, elle ne saurait être considérée comme une sanction. Dans sa décision du 9 octobre 2013, le Conseil constitutionnel avait déjà énoncé que "la décision de la Haute autorité d'assortir la publication d'une déclaration de situation patrimoniale d'un député ou d'un sénateur de la publication de son appréciation quant à l'exhaustivité, l'exactitude et la sincérité de cette déclaration (...) ne constitue pas une sanction ayant le caractère d'une punition". Par voie de conséquence, l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut être invoqué en l'espèce. Le moyen articulé par Marine Le Pen qui voyait un manquement au principe d'impartialité dans le fait que les différentes étapes de la procédure n'ont pas été confiées à des organes distincts ne peut donc pas être examiné.

Le Conseil d'Etat examine ensuite le déroulement de la procédure et notamment le fait qu'une procédure soit actuellement en cours devant l'administration fiscale. Elle exerce enfin un contrôle au fond montrant que Marine Le Pen a sans doute sous évalué ses biens, notamment en évaluant un bâtiment situé dans les Hauts de Seine à la valeur du terrain nu. Tout cela conduit à un rejet du recours qui était plus que prévisible. 

Oublions un peu la situation personnelle de Marine Le Pen pour ne regarder que l'analyse juridique du Conseil d'Etat. Son raisonnement en deux temps a quelque chose d'un peu surprenant. D'abord, il commence par affirmer que la constatation de la Haute Autorité a une valeur décisoire et peut donc faire l'objet d'un recours. Ensuite, il refuse de la considérer comme une sanction, ce qui écarte tout moyen tiré d'un manquement aux règles du procès équitable. En d'autres termes, le requérant a le droit de contester un acte,  mais pas réellement de se défendre efficacement. Quant au Conseil d'Etat, il semble reconnaître qu'une décision faisant grief n'a pas besoin d'être prise par une autorité impartiale. L'administré, à la lecture de cet arrêt, risque de conclure que la transparence de la vie publique a pour corollaire l'opacité de la jurisprudence.



mercredi 17 juillet 2019

Le juge des réfugiés tweetait trop

Le Canard Enchaîné du mercredi 17 juillet évoque le cas d'un "juge des réfugiés qui n'aimait pas les étrangers". Il se réfère à un arrêt Mme A.B., rendu par le Conseil d'Etat le14 juin 2019, qui casse une décision rendue par la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Celle-ci avait écarté le recours d'une ressortissante turque contre la décision de l'Office française de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) lui refusant l'asile sur le territoire français. 

Laconique, le Conseil d'Etat affirme que "la teneur de certains des propos tenus publiquement par le président de la formation de jugement est de nature à faire naître un doute légitime sur l'impartialité de la juridiction". Heureusement, le volatile du mercredi donne des détails, et l'on apprend que le président "tweetait". Parmi ses messages : "Je vire tout ce qui est tchétchène, je limite la casse pour mon pays" , "Je m'occupe des OQTF (obligations de quitter le territoire). Avec moi, ça dégage fissa". Le florilège fourni par le Canard témoigne d'une xénophobie décomplexée, un peu fâcheuse pour quelqu'un qui a pour fonction de juger le contentieux des étrangers.

L'affaire donc le Conseil d'Etat était saisi apparaît ainsi comme un cas d'école, véritable caricature de manquement à l'impartialité subjective. 


Autonomie du principe d'impartialité



Rappelons que le principe d'impartialité a longtemps été lié à l'indépendance des juges, au point qu'il en était difficile détachable. Dans sa décision du 29 août 2002, le Conseil constitutionnel rappelait ainsi, sans trop les distinguer, que "les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles". Depuis cette date, sa jurisprudence s'est affinée, et accorde désormais une véritable spécificité au principe d'impartialité. Dans sa décision QPC du 8 juillet 2011, le Conseil constitutionnel déclare non conforme à l'article 16 de la Déclaration de 1789 le principe traditionnel gouvernant la justice des mineurs depuis l'ordonnance du 2 février 1945, selon lequel le juge chargé de l'instruction est également l'instance de jugement. Pour le Conseil, la direction de l'enquête ne peut qu'influer sur le jugement ultérieur, et emporte donc une atteinte au principe d'impartialité.

De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise quelque peu les critères utilisés pour déterminer si une juridiction est impartiale, ou non. Ces critères sont aujourd'hui ceux utilisés par les juges français.

J'aime pas les étrangers. Fernand Raynaud, 1972.

Critères de l'impartialité

Le critère "objectif" est le plus souvent invoqué, parce qu'il s'agit de contrôler l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance au justiciable. La CEDH interdit ainsi l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation  judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. 
Dans l'arrêt A.B. du 14 juin 2019, le second critère "subjectif" est invoqué, situation heureusement beaucoup plus rare. Il est ainsi qualifié, car il oblige à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est toujours présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La CEDH exige d'ailleurs que la violation du principe d'impartialité ne puisse être constatée que lorsque sa preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.

L'animosité à l'égard de l'accusé doit donc être patente, et sa preuve sauter aux yeux. La Chambre sociale de la Cour de cassation se réfère ainsi à l'impartialité subjective dans une décision du 12 juin 2014, à propos d'un contentieux portant sur le détachement d'un salarié, pour exercer des fonctions auprès d'un syndicat. Elle casse la décision du conseil des prud'hommes de Strasbourg qui présentait le requérant comme "un militant qui se retrouve sur la sellette, alors qu'il n'avait jamais démérité",  critiquant le syndicat qui avait "supprimé la cellule de formation syndicale, avec comme dans une arène, la mise à mort irrémédiablement de M. X..., qui n'était plus que l'ombre de lui-même". Le salarié était ensuite comparé à "David contre Goliath", au "pot de terre contre le pot de fer", alors que le syndicat est présenté comme un "rouleau compresseur". Un tel lyrisme a conduit la Cour de cassation à penser que les prud'hommes avaient une certaine sympathie pour le requérant et une antipathie équivalente pour le syndicat défendeur.

L'obligation de réserve



La décision Remli de 1996 et celle de la Chambre sociale de 2014 sont les seules intervenues en matière d'impartialité subjective. Cette rareté est parfaitement logique, car le manquement à l'impartialité subjective conduit souvent à des poursuites disciplinaires, ce qui suffit à dissuader.
Défini par l'ordonnance du 22 décembre 1958, le statut de la magistrature énonce, dans son article 6, que tout magistrat entrant en fonctions prête serment "de bien et fidèlement remplir ses fonctions (...) et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". L'article 10 de cette même ordonnance interdit ensuite toute démonstration de nature politique, considérée comme incompatible avec "la réserve que leur impose leurs fonctions". Le devoir de réserve impose ainsi aux magistrats de faire preuve de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions à l'égard des usagers du service publics de la justice, mais aussi à l'égard des autres magistrats. Le recueil des obligations déontologiques des magistrats, diffusé en 2010 par le CSM, affirme ainsi que "dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public". La CEDH ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, dans son arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, que l'"on est en droit d'attendre des fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'ils usent de leur liberté d'expression avec retenue chaque fois que l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d'être mis en cause".
Ces dispositions sont à l'origine des sanctions prises, en 2014, à l'encontre de deux magistrats qui tweetaient durant les procès auxquels ils participaient. Sur le ton primesautier alors en usage sur Twitter, ils évoquaient la possibilité de gifler un témoin, la satisfaction d'en faire pleurer un autre, sans oublier un aveu accablant : "Je n'ai plus écouté à partir des deux dernières heures". Tous deux ont été sanctionnés, l'un d'une réprimande, l'autre d'une mutation d'office. On observe au passage que l'anonymat derrière lequel nos deux magistrats se cachaient n'a pas pour effet de faire disparaître l'obligation de réserve. Il suffit qu'ils diffusent des informations sur l'exercice de leurs fonctions pour encourir une sanction.

Le vice-président de la CNDA n'est pas un magistrat professionnel, et la décision du Conseil d'Etat, comme d'ailleurs auparavant celle de la Chambre sociale de la Cour de cassation, montre que les magistrats non professionnels sont également soumis à l'obligation de réserve. Appelé à rendre la justice, le juge à la CNDA diffusait sur les réseaux sociaux des informations démontrant que ses convictions xénophobes avaient une influence sur ses décisions juridictionnelles. 

D'une certaine manière, cette décision illustre aussi certaines dérives dans l'usage des réseaux sociaux. Ceux qui s'y expriment ont souvent une impression de totale liberté. Ils utilisent Twitter comme un exutoire, attaquent violemment ceux qui ne partagent pas leurs opinions, nécessairement les seules acceptables. Des personnes habituellement fort raisonnables se laissent aller à la vindicte et à l'anathème, jusqu'à oublier que leurs messages peuvent être utilisés contre eux. De la même manière qu'un professeur tweete devant ses étudiants, un magistrat tweete devant les justiciables, en l'espèce surtout devant un avocat particulièrement astucieux. On croit comprendre que le président de cette formation de jugement de la CNDA a finalement démissionné. Cette leçon vaut bien un chômage...



dimanche 14 juillet 2019

La CEDH et les violences à l'égard des femmes, en Russie

L'arrêt Volodina c. Russie rendu le 9 juillet 2019 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) donne quelques éclaircissements sur la manière dont un Etat doit s'armer juridiquement pour combattre les violences domestiques. Elle précise en effet que les Etats doivent se donner d'instruments juridiques de nature à lutter efficacement contre ces dernières.

En l'espèce, il s'agit de violences faites aux femmes, car Valeriya Volodina a subi deux années ininterrompues de mauvais traitements infligés par son compagnon, M. S. Entre novembre 2014, moment où elle s'est installée avec lui à Oulyanovsk, et août 2018, date à laquelle Mme Volodina a finalement décidé de changer de nom, elle a été agressée à de multiples reprises, y compris alors qu'elle était enceinte, ses blessures imposant ensuite une IVG thérapeutique. Elle a aussi été enlevée, traquée par une puce illégale, les freins de sa voiture ont été sabotés. Elle vivait constamment sous la menace d'un ex-compagnon, particulièrement furieux après son départ du domicile qu'ils partageaient.  

Alors que Mme Volodina avait déposé quatre plaintes et qu'elle avait appelé la police à de multiples reprises, les autorités n'ont jamais estimé nécessaire d'ouvrir une enquête pénale sur les violences dont elle était victime. La seule information ouverte le fut pour atteinte à la vie privée, M. S. ayant cru bon de partager des photos d'elle sur un réseau social sans son consentement. Se fondant sur cette seule et unique procédure, Valeriya Volodina essaya vainement d'obtenir une mesure de protection, sans obtenir aucune réponse.

Aujourd'hui, elle estime que les autorités russes ont manqué à leur obligation de protection. La CEDH accueille son recours, et estime que cette situation constitue une violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains et dégradants.


Article 3 et gravité des dommages


Pour que l'article 3 puisse être invoqué, il faut d'abord montrer que les dommages causés à Mme Volodina présentent une particulière gravité. En l'espèce, la preuve n'est pas difficile à apporter, les violences subies par la requérantes étant attestées à la fois par son dossier médical et par des rapports de police. Se fondant sur l'arrêt Valiulienė c. Lituanie du 26 mars 2013, la CEDH affirme que "les conséquences psychologiques de la violence domestique constituent une dimension importante de celle-ci". Cela ne signifie pas, et la Cour le précise dans la décision Valiuliene, que les femmes entrent automatiquement dans la catégorie des personnes vulnérables. Mais les mauvais traitements infligés par leur conjoint font naître en elles des sentiments de crainte et d'impuissance qui sont suffisamment sérieux pour atteindre le degré de gravité nécessité pour relever de l'article 3.

Dès lors, la CEDH apprécie si les autorités russes ont mis en oeuvre des procédures de protection adéquates contre ces violences et si ces procédures ont été appliquées au cas de Mme Volodina. Les exigences en ce domaine ont été posées dans l'arrêt du 28 mai 2013 Eremia c. République de Moldavie. La première d'entre elles réside dans la pénalisation des violences domestiques, soit par la création d'infractions spécifiques, soit en en faisant des circonstances aggravantes. La seconde se trouve dans l'existence, dans le droit pénal, de mesures de protection des victimes.

Pour le meilleur et pour le pire. Lester Bilal. 2008

Les lacunes du droit russe



Il apparaît qu'en droit russe, sauf durant une brève période de 2016 à 2017, la violence domestique n'a jamais été mentionnée dans le code pénal russe, ni en tant qu'infraction distincte, ni en tant que circonstance aggravante. Or la décision Valiuliene précisait déjà que les Etats doivent créer un système légal visant à sanctionner ce type de violences.


La spécificité du droit russe fait que les violences légères ne peuvent être poursuivies que sur plainte d'une personne privée, avec une procédure particulière dans laquelle l'intérêt public n'est pas représenté. La victime se retrouve donc seule, y compris dans les procédures qu'elle engage, seule et donc soumise à des pressions de toutes sortes pour qu'elle retire sa plainte. La Cour européenne sanctionne donc le système russe. Elle note au passage, conformément à sa décision Sandra Jankovic c. Croatie du 5 mars 2009 qu'un Etat peut choisir de régler les différends de basse intensité par une procédure purement privée, mais elle précise que les violences domestiques ne peuvent être soumises à un tel régime, considéré comme impropre à empêcher leur récurrence.

En outre, le droit russe ignore les ordonnances d'éloignement qui permettent de protéger la victime en enjoignant à l'agresseur de ne pas s'en approcher. Il s'agit là de mesures préventives, déjà exigées dans la décision M. et autres c. Italie et Bulgarie du 31 juillet 2012. Sur ce point, la passivité d'un Etat constitue, en soi, un manquement à l'article 3 de la Convention européenne (CEDH, 12 juin 2008, Bevacqua et a. c. Bulgarie, 12 juin 2008)


Discrimination 



Aux yeux de la CEDH, ces lacunes du droit russe sont constitutives d'une discrimination, au sens de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En l'espèce, la CEDH s'appuie sur la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes, adoptée par une résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies le 18 décembre 1979 et entrée en vigueur en 1981. Le comité chargé de contrôler sa mise en oeuvre a précisé que la violence envers une femme était celle dirigée contre elle "parce qu'elle est une femme ou qu'il l'affecte de manière disproportionnée". Dans sa recommandation n° 35, ce même comité a ensuite affirmé, en 2017, que la violence envers les femmes constitue, en soi, une forme de discrimination, allant même jusqu'à affirmer que cette prohibition était un principe coutumier du droit international.

La CEDH ne reprend pas à son compte ce dernier point, mais constate que les violences domestiques affectent les femmes de manière disproportionnée, et que les autorités russes n'ont rien fait pour remédier à cette situation. Or, la Cour réaffirme régulièrement que l'égalité des sexes constitue l'un des objectifs essentiels qui doivent être poursuivis par les Etats dans le cadre de la lutte contre les discriminations et le Comité pour l'élimination des discriminations à l'égard des femmes a, plusieurs fois, demandé à la Russie de mettre fin à cette inertie. Pour toutes ces raisons, la CEDH estime donc que cette dernière est constitutive d'une discrimination.


Situation française


La décision Volodina devrait sans doute susciter la réflexion des autorités françaises. Notre système juridique répond-il aux exigences posées par cette décision ? La première condition, celle qui porte sur l'existence d'une infraction spécifique, semble remplie : l'article 222-8 du code pénal alourdit ainsi la peine de 15 à 20 ans d'emprisonnement lorsqu'une violence est faite "sur le conjoint".

La seconde condition semble également remplie, au moins théoriquement. La loi du 26 mai 2004 a établi un "référé violences conjugales" qui permet, avant le divorce, de saisir le juge des affaires familiales pour ordonner au conjoint violent de quitter le domicile conjugal. La loi du 9 juillet 2010 a même créé une ordonnance de péril imminent, cette fois indépendante d'un éventuel divorce, et également rendue par le juge civil avec sensiblement le même type de mesure. Enfin, le procureur de la République peut prononcer une mesure de sûreté avant tout jugement, avec notamment l'interdiction du domicile et l'interdiction d'approcher la victime. Encore faut-il, pour user de cette procédure, que des poursuites aient été formellement engagées.

Tout cela existe, sur le papier. Mais les procédures en cause sont lentes et difficiles à mettre en oeuvre. Les victimes hésitent à formuler des demandes d'ordonnance, car les représailles peuvent intervenir bien avant qu'elle soit notifiée à l'intéressé, et la période entre la demande et la mise en ouvre de l'ordonnance est aussi une période de particulière vulnérabilité pour la victime. Que penserait la Cour du droit français ? On ne doute pas qu'un jour une victime lui posera la question.






mercredi 10 juillet 2019

La haine sur internet, ou la police exercée par les GAFA

La proposition de loi Avia visant à "lutter contre la haine sur internet" a été votée par l'Assemblée nationale à une importante majorité (434 voix pour, 33 contre et 69 abstentions). Elle sera ensuite examinée par le Sénat, mais il convient de rappeler que le texte fait l'objet d'une procédure accélérée, ce qui signifie qu'il n'y a qu'une seule lecture dans chaque assemblée. Les débats parlementaires, comme d'ailleurs le titre de la loi, ont insisté davantage sur le but de ce texte que sur les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Qui oserait s'opposer à une démarche visant à supprimer la haine sur internet ?  

Cedric O, secrétaire d'Etat au numérique a ainsi répondu à un parlementaire : " Nous avons une obligation de résultat, car être capable de protéger les Français, en ligne comme hors ligne, c'est la mission première de l'Etat". Là encore, on ne peut qu'être d'accord, si ce n'est que le texte ne pose pas tant problème par l'objet qu'il poursuit que par l'incertitude des notions employées et les moyens mis en oeuvre. La "mission première de l'Etat" se traduit en effet par un surprenant désengagement de l'Etat.


L'inutile "haine"



Le débat parlementaire montre que personne ne s'est interrogé sur la notion de "haine", comme si son utilisation tombait sous le sens. Or, le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements, mais pas des sentiments. Et la frontière n'est pas toujours évidente à déterminer. Imaginons, par exemple, qu'un internaute tienne des propos virulents contre une religion, disant le plus grand mal de Jésus ou du Prophète. Ses propos seront-ils considérés comme "haineux" ? La "haine" pourrait alors masquer un retour pur et simple du blasphème. Mais personne ne s'en est préoccupé lors des débats.

Il est vrai que la "haine" est à la mode, car directement importée des Etats Unis. Le droit américain évoque volontiers les « discours de haine » ou les « crimes de haine ». Le droit européen se montre, en revanche réticent, et préfère le concept traditionnel de discrimination. La Cour européenne des droits de l’homme la définit comme une atteinte au principe d’égalité, disproportionnée par rapport au but poursuivi et ayant des conséquences particulièrement graves sur les droits des tiers. Cette définition a été rappelée dans l’arrêt Salluti c. Italie du 7 mars 2019. Le rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet, remis au Premier ministre en septembre 2018 par Laetitia Avia et deux de ses collègues évoquait « la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », formulation qui renvoyait directement au principe de non-discrimination. Voilà que cette même Laetitia Avia transforme ensuite la non-discrimination en haine, sans justification particulière et sans que personne s'en inquiète.

Faute de pouvoir définir la "haine", la proposition de loi énumère des comportements considérés comme "haineux". L'article 1er mentionne ainsi la provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes, l'atteinte à la dignité de la personne humaine, l'incitation à la haine, à la violence, la discrimination ou l'injure envers une personne ou un groupe de personnes en raison "de l'origine, d'une prétendue race, de la religion, de l'ethnie, de la nation, du sexe, de l'orientation sexuelle, de l'identité de genre ou du handicap (...)". Cet inventaire est censé définir le contenu de la notion de "haine" et force est de constater que tous ces comportements sont déjà illicites et susceptibles d'être poursuivis devant le juge pénal. 

 Odio Solo, Odio Atroce, I due Foscari, Verdi.
Jose Carreras

 

Le juge écarté



Mais précisément, le juge est écarté, considéré comme trop lent pour pouvoir apprécier des propos viraux qui se répandent sur les réseaux sociaux en quelques minutes. N'est-t-il pas préférable de confier l'exercice de la censure aux opérateurs de plate-forme en ligne ? Les éléments de langage actuellement utilisés indiquent une volonté de "responsabiliser" les opérateurs, mais il ne s'agit pas d'engager leur responsabilité, il s'agit de les obliger à retirer, dans les 24 heures, un contenu qui aura été dénoncé comme haineux. Autrement dit, à partir de cette dénonciation, ils doivent décider très rapidement si le propos est effectivement haineux et ils sont compétents pour le supprimer. Inutile de dire que ce délai de 24 heures n'empêchera pas, entre-temps, la diffusion virale des propos discriminatoires. Inutile aussi de rappeler qu'un juge des référés peut aussi intervenir en 24 heures, avec des garanties bien plus grandes.

On ne sait pas exactement quels seront les acteurs concernés par cette obligation.  A l'origine, la proposition de loi ne visait que les plus importants, moteurs de recherches et réseaux sociaux. Il était prévu qu'un décret définirait ensuite un seuil en nombre de connexions, au-delà duquel cette contrainte serait applicable, l'idée étant de soustraire les petits opérateurs qui ont une diffusion moins importante. Mais les députés ont craint que des grandes plates-formes se déconcentrent, dans le seul but d'échapper à la loi. Ils ont donc voté un amendement donnant au pouvoir réglementaire la compétence pour définir plusieurs seuils, nationaux et territoriaux, destinés à empêcher certains opérateurs de passer à travers les mailles du filet. C'est donc finalement le gouvernement qui définira, avec une grande liberté, le champ d'application de la loi.

Le CSA



In fine, cette procédure se déroulera tout de même sous le contrôle du juge. Sans doute, mais pas tout de suite. La régulation du système est, étrangement, confiée au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Celui-ci peut prononcer une amende égale à 4 % du chiffre d’affaires de l’entreprise qui a refusé de retirer un contenu ou qui ne l'a pas fait avec suffisamment de célérité. Convenons que c'est un choix étrange : la CNIL, qui a montré toute sa pugnacité dans le contentieux Google, se voit écartée au profit du  CSA qui n'est jamais intervenu dans ce domaine. A moins que la protection des données, finalité de l'action de la CNIL, soit considérée comme un handicap culturel dans la lutte contre les discours de haine ? 

Un amendement a même été adopté, conférant au CSA, une compétence générale pour inciter les opérateurs à mettre en oeuvre des "outils de coopération dans la lutte contre les contenus à caractère haineux". L'exposé des motifs est clair : il s'agit de permettre le signalement entre les plates-formes des contenus haineux, pour que ce qui disparaît de l'une disparaisse aussi de l'autre. Certes, mais il ne s'agit rien moins que de susciter des échanges de données, voire des fichages, entre personnes privées, sans réel contrôle de l'Etat. Il est vrai que la loi prévoit un ""Observatoire de la haine en ligne" qui "assure le suivi et l’analyse de l’évolution des contenus visés à l’article premier de la présente loi, en lien avec les opérateurs, associations et chercheurs concerné", mais cette institution nouvelle ne sera dotée d'aucun pouvoir de décision et ses compétences sont énoncées de manière si vague qu'il est bien difficile de savoir quel sera son rôle. 


Une fois que le CSA se sera prononcé, le juge pourra-t-il enfin être saisi ? Certainement, mais celui dont les propos auront été retirés sera en bien mauvaise posture. Le mal sera fait depuis longtemps, et le recours risque d'être inutile. En outre, il devra se battre, non pas pour empêcher la censure, mais pour rétablir son expression après que la censure ait été exercée. 

Le déclin de la liberté

 

La conformité de cette loi à la Constitution et au droit européen se posera dès que le texte sera définitivement adopté. Il impose en effet une disparition totale de la liberté d'expression dans d'étranges conditions. Facebook, Google ou Twitter, se voient confier un pouvoir de censure puisqu'ils pourront, et devront, faire disparaître des propos haineux, à partir d'un simple signalement formulé par la victime ou pseudo victime. "La mission première de l'Etat" se traduit ainsi par un dialogue entre deux acteurs privés, le dénonciateur qui fera un signalement, et la plateforme privée qui censurera. Oublions l'idée que la personne censurée pourrait peut-être bénéficier des droits de la défense. Ce n'est pas prévu par le texte.
Au delà du problème juridique, se pose la question des conséquences d'un tel texte. Les opérateurs  seront tentés de toujours satisfaire la demande, pour ne pas encourir l'amende du CSA. Quant à ceux qui s'expriment, y compris par des textes pamphlétaires, ils seront tentés par l'auto-censure. Le discours sur internet risque ainsi de devenir aseptisé, confit dans le politiquement correct. Le plus grave dans cette loi est que tout le monde, y compris les parlementaires, semble avoir oublié que la liberté d'expression s'exerce librement, sauf à rendre compte a posteriori d'éventuelles infractions devant le juge pénal. Ce principe libéral qui constitue le socle du régime français des libertés publiques est battu en brèche sans réel débat. Considérée sous cet angle, le pire de la loi Avia est sans doute de témoigner du déclin de la liberté dans l'esprit public lui-même.



Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


vendredi 5 juillet 2019

La CEDH face aux violences familiales

Les violences familiales ne se limitent pas à celles dirigées contre les femmes, même si ces dernière en sont davantage victimes. Bien souvent, la violence est un élément contextuel dans une famille, et lorsque les femmes sont maltraitées, les enfants le sont aussi. Et la réponse policière et pénale ne semble pas toujours appropriée aux menaces qui pèsent sur une famille. Dans un arrêt Kurt c. Autriche du 4 juillet 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme que les mesures prises par les autorités pour assurer la protection d'une famille doivent être appréciées à l'aune des informations dont elles disposent.

Mariée en 2003, et mère de deux enfants, madame Kurt port plainte contre son mari en 2010 pour violences conjugales. Elle présente des traces de blessure, et une ordonnance est prise par les juges autrichiens, interdisant à l'époux de s'approcher de leur appartement ainsi que de celui des parents de Mme Kurt. Il est ensuite condamné à une peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis, peine assortie d'une mise à l'épreuve de trois années. Aucun incident n'est signalé jusqu'à en mai 2012, lorsque Mme Kurt engage une procédure de divorce et dépose une nouvelle plainte pour viol et violences dirigées également contre ses enfants. Ces derniers confirment que leur père les avait frappés. Le 25 mai, ce dernier se rend à l'école des enfants, demande à l'institutrice non informée des problèmes familiaux, de s'entretenir brièvement avec son fils. On retrouve ensuite celui-ci dans le sous-sol de l'école, assassiné d'une balle dans la tête.


Le droit à la vie



Madame Kurt engage ensuite une série de recours engageant la responsabilité des autorités autrichiennes, estimant qu'elles avaient commis une faute en ne plaçant pas Monsieur Kurt en détention après la seconde plainte de son épouse. N'ayant pas obtenu satisfaction des juges, elle se tourne vers la CEDH et invoque une violation du droit à la vie, garantie par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

On sait que le droit à la vie, au sens où l'entend la CEDH, n'interdit pas seulement pas seulement de porter atteinte à la vie humaine intentionnellement. Il est aussi utilisé pour sanctionner une abstention fautive, lorsque l'Etat n'a pas pris les mesures appropriées pour protéger les personnes placées sous sa juridiction. Dans un arrêt tout récent Fernandes de Oliveira c. Portugal du 31 janvier  2019, la Grande Chambre se place sur le fondement de l'article 2 pour rappeler que les responsables d'un hôpital psychiatrique doivent prendre les mesures appropriées pour protéger les patients contre autrui et contre eux-mêmes. Constitue donc une atteinte au droit à la vie le fait de ne pas surveiller un patient schizophrène qui a pu s'échapper de l'hôpital pour aller se jeter sous un train. Cette abstention fautive peut prendre plusieurs visages, absence de dispositions normatives ou absence de mesures concrètes de protection.

Les Indégivrables. Xavier Gorce, 1er février 2018


L'adéquation des moyens mis en oeuvre



Ces obligations n'ont toutefois rien d'absolu. Depuis sa décision de Grande Chambre Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, la CEDH rappelle qu'il convient de "ne pas perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, ni l’imprévisibilité du comportement humain ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources". Autrement dit, seule une obligation de moyens pèse sur les autorités en ce domaine et il appartient à la Cour d'apprécier l'adéquation des moyens mis en oeuvre, au regard de chaque cas d'espèce.

Dans son arrêt Opuz c. Turquie du 9 juin 2009, rendu précisément à propos de violences conjugales ayant conduit à une tentative de meurtre, la Cour précise sa méthode de contrôle et affirme qu'"il lui faut se convaincre que lesdites autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d’un tiers, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque".

En l'espèce, les autorités autrichiennes n'ont pas fait preuve d'immobilisme. Dès la première plainte déposée par madame Kurt, elles ont pris sans délai une ordonnance d'éloignement qui, selon le dossier, a été respectée. En 2012, après la seconde plainte, elles ont pris une seconde ordonnance, étendue au domicile des  parents de la requérante, et ont saisi les clefs du domicile conjugal que l'époux détenait toujours. En même temps, une information pénale pour violences conjugales et viol a été ouverte. Contrairement à l'affaire Talpis c. Italie jugée le 2 mars 2017,  dans laquelle la police italienne avait fait preuve d'une inertie remarquable alors qu'une femme avait déposé deux plaintes contre un époux particulièrement violent, les autorités autrichiennes ont elles agi avec célérité, dès qu'elles ont eu connaissance des violences commises. A l'époque où elles agissaient, il était impossible d'imaginer que Monsieur Kurt irait jusqu'à assassiner son propre fils contre lequel aucune menace n'avait été proférée. Il avait respecté la première ordonnance d'éloignement, se comportait calmement avec les policiers,  et rien n'indiquait qu'il était en possession d'une arme. Une telle escalade de la violence était donc imprévisible et la Cour en déduit à l'unanimité que les autorités n'ont pas violé le droit à la vie.

La décision Kurt c. Autriche s'inscrit ainsi dans une jurisprudence largement dépendante des cas d'espèce et qui s'est construite au fil des ans. Elle ne donnera sans doute pas satisfaction à ceux, et surtout à celles, qui revendiquent la construction d'un droit spécifique aux "féminicides" et, d'une manière générale, aux violences contre les femmes. Car cet arrêt nous enseigne que les violences familiales forment un tout et qu'une famille n'est pas seulement, et même pas nécessairement, composée d'un homme et d'une femme. Il convient certes de réprimer avec rigueur les violences contre les femmes, précisément pour mettre à l'abri la victime, protéger les enfants, et éviter l'escalade, mais c'est aussi l'ensemble du tissu familial qui doit être pris en considération. Il ne s'agit donc pas tant de créer un droit pénal "genré" que d'appliquer celui qui est en vigueur, et de l'appliquer rapidement.




mardi 2 juillet 2019

La proposition de loi contre les "violences éducatives ordinaires"


Le 2 juillet 2019, le Sénat a adopté, en première lecture, la proposition de loi sur l'interdiction des violences éducatives ordinaires, texte immédiatement requalifié par la presse en loi "anti-fessée". Cette proposition a été déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale le 17 octobre 2018 par Maud Petit (MoDem, Val de Marne) et plusieurs de ses collègues. L'idée était dans l'air, car le 22 janvier 2019, Laurence Rossignol (Socialiste, Oise) a déposé une seconde proposition, devant le Sénat cette fois. Les deux textes sont relativement similaires et d'une extrême brièveté. Celle qui vient d'être adoptée comporte deux articles.

Le premier déclare que  "les enfants ont droit à une éducation sans violence. Les titulaires de l’autorité parentale ne peuvent user de moyens d’humiliation tels que la violence physique et verbale, les punitions ou châtiments corporels, les souffrances morales".

La Convention sur les droits de l'enfant


Une telle formulation suscitera certainement un large consensus au parlement et dans l'opinion. Qui, de nos jours, oserait faire l'éloge de la fessée ? Nul ne contestera qu'il s'agit de protéger les droits des enfants, conformément à l'article 19 de la Convention des droits de l’enfant de 1989, signée et ratifiée par la France, qui impose aux Etats de prendre " toutes les mesures législatives, (...)  appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteintes ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitement (...), pendant qu’il est sous la garde de ses parents (...)".  Concrètement, la mesure essentielle de la proposition consiste à ajouter dans l’article 371 du code civil la précision selon laquelle l'autorité parentale "s'exerce sans violences physiques ou psychologiques". De fait, ces dispositions seront lues durant la célébration du mariage.

Observons tout de même que, contrairement à ce qui a été affirmé parfois, la loi n'a pas pour objet de mettre le droit français "en conformité avec la Convention". Il y était déjà, car l'enfant était déjà protégé par le code pénal. Il interdit toute violence envers les personnes et retient comme circonstance aggravante le fait que la victime soit un mineur de 15 ans ou un descendant en ligne directe. En cas de violences légères infligées à des enfants, les peines peuvent donc atteindre trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende (art. 222-13 du code pénal), ou cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende (art. 222-14 du code pénal). Ces dispositions ne sont en rien modifiées par la présente proposition de loi qui ne comporte qu'un volet civil.

Les bêtises. Sabine Paturel. 1985

Le "droit de correction"


Ces dispositions nouvelles conduiront-elles la Chambre criminelle de la Cour de cassation à faire évoluer sa jurisprudence ?  Dans un arrêt du 29 octobre 2014, elle invoquait l'existence d'un "droit de correction" reconnu aux parents, aux conditions toutefois qu'il ne cause aucun dommage à l'enfant,  qu'il reste proportionné au manquement commis et enfin qu'il soit dépourvu de caractère humiliant. Cette jurisprudence n'a pas été formellement écartée par la Cour de cassation et, là encore, la proposition de loi n'impose pas directement sa remise en cause. D'une part, rien n'interdit de réduire le "droit de correction" à des mesures particulièrement coercitives consistant à priver de dessert l'enfant récalcitrant ou à l'expédier le gamin agité dans sa chambre. D'autre part, la proposition de loi ne comporte, rappelons-le, aucune disposition pénale.

Reste évidemment à se demander comment sera appliquée la loi. Son article 2, ou plutôt son article second car c'est aussi le dernier, prévoit que le gouvernement remettra au parlement un rapport, un an après la promulgation de la loi, évaluant les besoins et moyens d'une "politique de sensibilisation, de soutien, d'accompagnement et de formation à la parentalité". Vaste programme qui montre bien que la loi n'est guère en mesure, à elle seule, d'empêcher la violence familiale. D'abord, parce qu'elle ne modifie que la définition de l'autorité parentale, ce qui signifie qu'elle ne pourra être invoquée qu'a posteriori, lorsque, pour une raison pour une autre, il s'agira de retirer l'autorité parentale à l'un des conjoints ou aux deux. Ensuite parce que le droit ne pénètre que difficilement dans la sphère de la vie privée.

L'attention des enseignants et leur formation pour qu'ils soient en mesure de déceler d'éventuelles violences physiques ou psychologiques, l'accroissement du nombre de travailleurs sociaux susceptibles de suivre et d'assister les familles en difficulté,  toutes ces politiques publiques sont certainement plus importantes qu'une formule un peu creuse que les parents n'entendront qu'une seule fois, lorsqu'ils se marient, si ils se marient. Mais précisément, la loi présente l'avantage d'offrir à l'opinion une belle formule déclaratoire, qui a l'avantage de faire plaisir à tout le monde, pour un coût extrêmement modeste.