« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 27 avril 2020

Covid-19 : "StopCovid" devant la CNIL

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a rendu, le 24 avril 2020, un avis sur le projet d'application mobile dénommée Stopcovid. Cet avis est favorable, mais s'accompagne de nombreuses mises en garde. 

L'application, téléchargeable sur smartphone, a pour objet d'informer les personnes du fait qu'elles ont été, tout récemment, à proximité d'une ou plusieurs personnes positives au Covid-19. Cette proximité induisant un risque de transmission, l'intéressé, jugeant de l'importance de son exposition au virus, pourra alors demander à se faire tester. Sur le plan technique, StopCovid repose sur la technologie Bluetooth qui permet aux smartphones de communiquer entre eux, sans qu'il soit nécessaire de recourir à la géolocalisation.

La Commission était saisie par le secrétaire d'Etat en charge du numérique, Cédric O, conformément à l'article 8-I-2°-e  de la loi du 6 janvier 1978 qui oblige les pouvoirs publics à solliciter son avis préalablement à toute création d'un traitement collectant et conservant des données à caractère personnel.

Dans le cas présent, force est de constater que cet avis intervient dans des conditions particulièrement difficiles. D'une part, la CNIL a dû délibérer extrêmement rapidement, puisque l'avis est rendu quatre jours après la saisine. D'autre part, le terrain juridique est incertain, et la CNIL mentionne qu'elle n'a pu disposer que "des premiers éléments de réflexion sur l'architecture fonctionnelle et technique d'une telle application". Son avis prend ainsi l'allure d'une recommandation in abstracto, un moyen de dire au gouvernement quelles sont les contraintes juridiques qui pèsent sur la création de StopCovid.


Un traitement de données personnelles



En saisissant la CNIL, le gouvernement lui a fait part de ses doutes sur la nature des données ainsi collectées. A ses yeux, il ne s'agit pas nécessairement de données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Il fait ainsi valoir que le traitement reposera sur l'usage de pseudonymes et ne consistera pas à suivre tous les mouvements des personnes, mais simplement à dresser la liste des porteurs du virus éventuellement rencontrés. A l'évidence, le fait de ne pas considérer StopCovid comme un traitement de données personnelles faciliterait considérablement la tâche du gouvernement, car depuis le Réglement général de protection des données (RGPD), les fichiers de données non personnelles ne sont plus soumis à aucune procédure préalable.

Mais la CNIL ne lui accorde pas satisfaction sur ce point. Elle affirme au contraire que ce traitement "pose des questions inédites en termes de protection de la vie privée" et que le fait de recourir à des pseudonymes ne change rien au fait qu'il s'agit de dresser une liste des personnes que le porteur du téléphone a rencontrées. Certes, le serveur central lui-même utilisera des pseudonymes, mais ils demeurent attachés à une application téléchargée sur un téléphone qui est généralement la propriété d'une personne identifiée. La ré-identification de la personne physique demeure donc possible.
La CNIL rappelle, à ce propos, que comme tout fichier relatif à la vie privée, l'application StopCovid devra respecter le principe de proportionnalité, ce qui signifie concrètement que la collecte et la conservation des données devront être limitées à ce qui est strictement nécessaire à sa finalité, y compris dans son caractère temporaire. Toutes les données devront donc être supprimées dès que l'application ne sera plus utile.

Le Prisonnier. Je ne suis pas un numéro. 
Patrick Mac Goohan. 1967

La recherche d'un fondement légal



Le débat ne s'arrête pas là, car le gouvernement considère que le caractère volontaire du téléchargement de StopCovid s'analyse comme un consentement formel de l'intéressé, suffisant à lui conférer un fondement légal. Or les deux termes ne sont pas synonymes, et le consentement éclairé de la personne ne peut être déduite d'un téléchargement. La CNIL fait observer que la notion de volontariat ne saurait se réduire au simple fait de pouvoir télécharger, ou pas, l'application. Elle impose aussi que le refus de téléchargement n'emporte aucune conséquence négative pour l'intéressé, par exemple en termes d'accès aux tests ou aux soins, ou encore en matière de levée du confinement. De la même manière, ceux qui téléchargeront l'application ne devront pas se voir contraints d'emporter leur téléphone à chaque déplacement. C'est seulement si ces conditions sont remplies que l'on pourra parler de "volontariat", sans pour autant en faire un consentement.

La CNIL préfère donc chercher le fondement légal de StopCovid dans la mission d'intérêt public poursuivie, mentionnée dans l'article 5-5° de la loi. Il assure en effet davantage de sécurité juridique. D'une part, le droit à la santé est constitutionnellement garanti par le Préambule de 1946. D'autre part, le RGPD prévoit formellement que des traitements de données personnelles peuvent être mis en oeuvre "dans le domaine de la santé publique, tels que la protection contre les menaces transfrontalières graves pesant sur la santé", à la condition, bien entendu, que le droit interne prenne les mesures appropriées. La Commission reconnaît ainsi que StopCovid répond à cet intérêt public.

En admettant l'intérêt public de l'application, la CNIL n'entend pourtant pas donner un blanc-seing au gouvernement.


Quelques avertissements

 

La CNIL fait observer qu'elle entend suivre le dossier. Elle note que StopCovid ne sera utile que si une proportion suffisante de la population accepte de l'utiliser. Or, une part significative de celle-ci, notamment les personnes âgées, ne dispose pas des équipements adéquats ou ignorent comment installer une application. Par ailleurs, les personnes asymptomatiques ne pourront évidemment pas déclencher d'alerte. Cette initiative ne saurait donc résoudre tous les problèmes, et elle doit donc s'inscrire dans un plan d'ensemble impliquant notamment "la disponibilité de masques et de tests", l'organisation de dépistages et de mesures de soutien. Et la CNIL de mettre en garde le gouvernement contre "le solutionnisme technologique".

La CNIL adresse aussi au gouvernement un autre avertissement portant cette fois sur la procédure suivie. Elle avertit que le présent avis est donné en l'état actuel du dossier et que "les modalités exactes de mise en oeuvre, sur les plans juridique, technique et pratique ne sont pas encore arrêtés à ce stade". Elle affirme donc qu'elle devra être de nouveau saisie "après la tenue du débat au Parlement, et s'il était décidé de recourir à un tel instrument". Or on se souvient que ce débat parlement a donné lieu à quelques atermoiements. Dans un premier temps, le Premier ministre avait accepté un débat, sans vote. Ensuite, le Président de la République a accepté l'idée d'un débat suivi d'un vote. Enfin, et sans doute parce que les députés LaRem ne semblent pas tous d'accord sur cette question, il a été décidé de "noyer" le débat sur StopCovid dans la discussion plus générale sur le plan de déconfinement. Sur ce point, la CNIL risque d'être déçue. Car l'organisation du débat parlementaire qu'elle appelait de ses voeux témoigne surtout d'une volonté, à peine dissimulée, d'empêcher toute discussion de fond.


vendredi 24 avril 2020

Covid-19 : L'article 15 de la Convention européenne, ou pari sera toujours pari

Les spécialistes du droit européen des libertés sont actuellement investis dans une disputatio qui ne présente que peu d'intérêt immédiat dans le traitement de la crise du Covid-19. En revanche, elle est importante au regard du contrôle que pourrait exercer la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sur la gestion de cette crise. La France aurait-elle dû "activer" l'article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ? 


L'article 15 


Cet article 15 énonce : " En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international". Ces mesures dérogatoires ne peuvent concerner les droits essentiels que sont le droit à la vie (art.2), l'interdiction de la torture et les traitement inhumains ou dégradants (art. 3), et enfin l'interdiction de l'esclavage (art. 4).  

Il s'agit donc d'un droit de déroger aux autres obligations de la Convention, droit dont l'exercice est soumis à certaines contraintes prévues dans l'alinéa 3 de ce même article 15. L'Etat doit en effet informer le Secrétaire général du Conseil de l'Europe des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Il doit également notifier la fin de cette période dérogatoire, date à laquelle les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application.


Un danger public menaçant la vie de la nation



La première question qui se pose est de savoir si ces dispositions sont applicables à la crise actuelle. La seule condition de fond est l'existence d'une "guerre" ou d'un "danger public menaçant la vie de la nation". Écartons d'emblée la guerre qui n'existe pas en l'espèce, malgré les déclarations du président de la République. Quant aux "danger public", la CEDH le définit, dans son arrêt Lawless c. République d'Irlande du 1er juillet 1961, comme " une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’État ». A l'époque, il s'agissait d'un danger constitué par les attentats terroristes de l'IRA.

Le Secrétaire général du Conseil de l'Europe considère, dans un "document d'information" du 7 avril 2020, destiné à donner aux Etats membres une "boîte à outils" pour la gestion de l'épidémie, que l'article 15 est applicable dans une telle situation. Le choix de la France de déclarer un "état d'urgence sanitaire" semble aller dans ce sens. La loi du 23 mars 2020 précise en effet qu'il peut être mis en oeuvre "en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population". Le "danger public" semble donc établi.


Un pouvoir discrétionnaire de l'Etat



Mais pour autant, cette appréciation du "danger public" appartient à l'Etat et il demeure libre de ne pas utiliser ce droit de dérogation qui lui est offert par l'article 15. La thèse, développée par certains juristes, selon laquelle la France dérogerait "de facto" aux droits garantis par la Convention durant la crise du Covid-19 et violerait ainsi ses obligations conventionnelles ne repose sur aucune disposition de la Convention et pas davantage sur une jurisprudence de la Cour.

Dans le cas de la présente crise, dix Etats membres ont déclaré au Secrétaire général du Conseil de l'Europe leur volonté d'exercer ce droit (Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie). Disons-le franchement, ce ne sont pas les membres les plus en vue du Conseil de l'Europe. L'Allemagne, le Royaume-Uni se sont abstenus, comme la France qui pourtant avait eu recours à l'article 15 lors de l'état d'urgence déclaré après les attentats de 2015.

Il est toujours délicat de rechercher les motifs d'une abstention. Il convient en effet de peser le pour et le contre, et donc d'apprécier les avantages et les inconvénients de cet article 15, en retenant qu'il ne permet en aucun cas de s'exonérer totalement du contrôle de la CEDH.


The Sound of Silence. Simon and Garfunkel. 1964

L'utiliser



En utilisant l'article 15, l'Etat s'engage à informer le Secrétaire général de toutes les mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Il notifie ainsi sa décision de recourir à l'article 15, et le non-respect de cette procédure lui interdit de s'en prévaloir ensuite devant la Cour, principe confirmé par l'arrêt Brogan et autres c. Royaume-Uni du 29 novembre 1988. La CEDH admet toutefois une notification sommaire, qui ne mentionne pas les articles de la Convention auxquels l'Etat entend déroger (CEDH 20 mars 2018, Şahin Alpay c/ Turquie). En revanche, une fois poursuivi devant la Cour, l'Etat ne saurait invoquer une décision implicite de recourir à l'article 15, principe affirmé dans l'arrêt Hassan c. Royaume-Uni du 16 septembre 2004.

L'avantage de cette procédure réside dans le fait que le contrôle de la CEDH va alors s'exercer de manière allégée. Il se borne en effet à vérifier que les conditions sont réunies pour que le droit de dérogation puisse s'exercer. Dans le cas du Covid-19, le contrôle se limiterait ainsi à la constatation que l'épidémie continue de sévir, justifiant des mesures exceptionnelles. Aucun contrôle de proportionnalité ne pourrait donc s'exercer sur l'action de l'Etat.

Alors pourquoi ne pas utiliser une procédure qui semble si favorable aux intérêts de l'Etat ? Sans doute parce que le contrôle de la CEDH sur les mesures prises durant la crise du Covid-19 n'est pas une préoccupation des autorités.


Ne pas l'utiliser



En n'utilisant pas l'article 15, la France choisit de demeurer dans le droit commun. Une fois les voies de recours internes épuisées, des requêtes pourront donc être déposées devant la CEDH par des personnes s'estimant victimes d'une violation des garanties offertes par la Convention. Rien n'interdira alors à la CEDH d'utiliser ses modes de contrôle habituels. Là encore, les juristes dénoncent le "pari risqué" qu'il y a à écarter les droits de la Convention et à encourir ainsi une condamnation.

On ne peut s'empêcher de penser à la désormais célèbre ordonnance du juge des référés du Conseil, qui ne voit aucun manquement au droit au juste procès dans une prolongation des détentions provisoires prononcée par une ordonnance, c'est-à-dire par l'autorité administrative. On peut penser, à la lumière de la jurisprudence européenne, que la CEDH raisonnerait autrement et exigerait l'intervention d'un juge indépendant et impartial.

Sans doute, mais précisément les autorités françaises apprécient le risque aujourd'hui. D'abord, elles n'ont rien à craindre des juges internes qui ne semblent guère exercer le contrôle de conventionnalité dans le cas des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire. Certes, les choses pourraient évoluer avec l'arrivée du juge judiciaire dans ce contrôle, mais, pour le moment, il est largement assuré par le juge des référés du Conseil d'Etat qui se borne à reprendre les motifs suggérés par le gouvernement. La Convention européenne est, à ce stade, largement absente du débat contentieux.

Les autorités françaises ne craignent pas vraiment l'éventuelle condamnation de la CEDH, tout simplement parce qu'elle n'est pas une menace immédiate. Au mieux, elle pourrait intervenir dans quatre ans, dans six ans, plus tard encore ? Imagine-t-on réellement que l'actuelle équipe au pouvoir soit effrayée par l'idée que ses successeurs lointains auront peut-être à assumer une condamnation de la Cour pour des actes qu'ils n'auront pas pris, et qui, au moment où elle interviendra, ne relèveront plus du droit positif, l'état d'urgence sanitaire ayant été levé depuis longtemps ? La condamnation sera donc sans aucun effet et passera probablement inaperçue.

En raisonnant in abstracto, les juristes oublient que le choix d'user de la procédure de l'article 15 est, avant tout, un choix politique. Il ne s'agit pas du tout de garantir le respect du droit positif, mais de protéger les intérêts d'une équipe en place, qui ne souhaite pas du tout se voir contrainte de notifier les mesures qu'elle prend au Secrétaire général du Conseil de l'Europe. La Convention, au moins tacitement, ne réfute pas ce caractère politique, car, dans le cas contraire, elle aurait rendu obligatoire l'activation de l'article 15 dans toute déclaration d'un état d'urgence dérogeant aux droits qu'elle garantit. On peut le déplorer, constater que le standard européen des libertés disparaît en tant de crise au profit d'un repli sur le droit interne. Mais c'est ainsi.


lundi 20 avril 2020

Covid-19 : Amazon v. Métallurgie

L'épidémie de Covid-19 constitue une mise à l'épreuve, non seulement de la population dont la résilience fait l'objet d'un test en temps réel, mais encore de notre système juridique, et plus particulièrement de la distinction entre l'ordre judiciaire et l'ordre administratif. Il n'est pas si fréquent que l'on puisse en parler, car poser la question est perçu comme un crime de lèse-Conseil-d'Etat, et bien peu osent s'aventurer à envisager un pouvoir judiciaire unique. 

L'analyse comparée de deux décisions récentes, toutes deux décisions de référé, incitent pourtant à ce type de réflexion.


Deux référés



Par la première, du 14 avril 2020, le juge des référés du tribunal de Nanterre, saisi par l'Union syndicale Solidaires, enjoint à la société Amazon France Logistique de procéder sur ses sites, dans les 24 heures, à une évaluation des risques professionnels liés à l'épidémie de Covid-19, et de mettre en oeuvre les gestes barrières et moyens de protection, en les adaptant aux métiers et aux postes occupés. L'injonction s'accompagne d'une astreinte de 1 000 000 € par jour et par infraction constatée. 

Par la seconde, du 18 avril 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi d'un référé-liberté par le syndicat CGT de la métallurgie, refuse d'enjoindre à l'Etat de dresser la liste des entreprises de la métallurgie « essentielles à la vie de la Nation », de fermer les autres et de prendre des mesures particulières de protection au sein des entreprises poursuivant leurs activités. Cette fois, la requête est écartée, au motif qu'"il n’apparaît pas, en l’état de l’instruction, de carence des autorités publiques portant manifestement atteinte aux libertés fondamentales invoquées et justifiant que soit ordonnée la mise en œuvre des mesures sollicitée". 


Des référés différents



Il est évident que les deux référés ne sont pas totalement identiques. Devant le juge judiciaire, le référé permet de demander à la Justice d'ordonner des mesures provisoires destinées à préserver les droits du requérant, à prévenir un dommage ou à faire cesser un trouble manifestement illicite. Devant le juge administratif, il s'agit d'un "référé-liberté", qui permet au juge d'"ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale". Le premier est donc plus large que le second, car il n'est pas nécessaire de prouver une atteinte à une liberté fondamentale, en l'espèce le droit à la santé.

En revanche, les deux décisions présentent le point commun de se présenter comme susceptibles d'évolution. L'ordonnance de Nanterre ne prononce pas la fermeture définitive des entrepôts Amazon. Elle se borne à exiger une évaluation des risques, et c'est l'entreprise elle-même qui a décidé la fermeture, officiellement pour procéder à cette évaluation tout en faisant appel de la décision. Bien entendu, il ne saurait être question de voir dans cette fermeture une forme nouvelle de Lock Out. Du côté du juge des référés du Conseil d'Etat, le discours est moins net, mais le juge affirme néanmoins que l'absence de carence des autorités publiques est constatée "en l'état de l'instruction". Autant dire que les choses pourraient peut-être changer, un jour.

La simple lecture des deux décisions permet toutefois de mesurer les différences dans l'étendue du contrôle et dans la motivation.

 Le travail c'est la santé. Henri Salvador. 1965

Un conflit du travail



Le juge des référés de Nanterre se place résolument au coeur d'un conflit du travail et il rappelle les faits. Il note en effet que plusieurs alertes pour "danger grave et imminent" (DGI) ont été déclenchées chez Amazon, que des salariés ont fait valoir un droit de retrait qui a été contestée par la direction, et qu'une plainte pour mise en danger de la vie d'autrui a été déposée. Différentes mises en demeure ont été adressées à l'entreprise par les services de l'Etat, des lettres d'observations ont été envoyées, sans autre résultat que des recours gracieux et hiérarchiques formulés contre ces demandes. Suit ensuite une longue énumération des manquements d'Amazon en matière de protection de ses salariés, le juge constatant surtout l'absence de procédures formalisées de nature à prévenir les risques. En obligation son obligation de sécurité et de prévention de la santé de ses salariés, l'entreprise a donc causé un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser. C'est pourquoi le juge lui enjoint de procéder à une évaluation des risques professionnels et de "restreindre" l'activité dans ses entrepôts.

Le juge des référés du Conseil d'Etat, comme à chaque fois depuis le début de l'épidémie, reprend les motifs qui lui sont fournis, clé en main, par l'Exécutif.


L'entreprise essentielle à la vie de la Nation



L'ordonnance témoigne ainsi d'un embarras certain au regard de la notion d'"entreprise essentielle à la vie de la Nation", notion pourtant employée le Premier ministre et les membres du gouvernement. L'article 8 du décret du 23 mars 2020 dresse ainsi une liste de catégories d'entreprises qui ne peuvent plus accueillir du public, "jusqu'au 15 avril 2020" (sans doute cette date sera-t-elle modifiée prochainement...). Figure en annexe une liste d'exceptions, essentiellement consacrée au commerce de détail. En principe, tout le monde avait compris que ces entreprises constituaient le secteur "essentiel à la vie de la Nation".

Il est vrai que la notion même ne figure pas dans ce décret,  et qu'elle n'est pas davantage mentionnée dans l'article L 3131-15 du code de la santé publique qui attribue de vastes compétences au Premier ministre, notamment celle d'ordonner la fermeture d'entreprises, "à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité". La notion de "première nécessité" n'est, à l'évidence, pas tout à fait synonyme d'entreprise "essentielle à la vie de la Nation". Dans un cas, il s'agit de maintenir la continuité d'un service fourni à la population, dans l'autre c'est la continuité de l'Etat qui est en cause. On serait alors plus proche de la notion d'opérateur d'importance vitale, issue dans l'arrêté du 2 juin 2006, mais le texte n'en donne aucune définition, et la liste, bien qu'annoncée comme consultable en annexe, a disparu du Journal officiel.

Quid de la métallurgie ? Le juge des référés commence par affirmer que le gouvernement a choisi de ne pas interdire la poursuite des activités dans la métallurgie, en se fondant sur "l'exigence de continuité des activités professionnelles essentielles". Cette affirmation ne repose pas sur le décret, puisque ce secteur ne figure pas dans la liste des exceptions au principe de fermeture. Pour le juge, elle résulte de "l'instruction" et des "déclarations faites à l'audience". Le gouvernement a donc simplement fait connaître sa décision au moment de l'audience, et le juge des référés reprend benoîtement les éléments de langage qui lui sont proposés, en déclarant qu'un "confinement total n’est pas nécessaire pour combattre l’épidémie", surtout dans un secteur où les activités, indispensables et non indispensables sont "étroitement intriquées".


Retour à l'employeur 



Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite à rappeler que la responsabilité de la santé et de l'hygiène relève de l'employeur, et que la décision de l'Etat de maintenir l'activité n'emporte aucune conséquence dans ce domaine. Il n'existe donc aucune carence des autorités publiques, puisque le syndicat requérant peut saisir l'inspection du travail, compétente en matière d'hygiène et de santé. Selon une formule désormais bien rodée, le juge note qu'il n'existe donc aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit à la santé ne peut être reprochée au gouvernement.

Il ne reste donc au syndicat requérant qu'à se tourner vers la seule voie de droit actuellement  ouverte aux plaideurs : le juge judiciaire. Celui-ci a eu le courage d'affronter les menaces de Lock Out d'Amazon et de poser une astreinte extrêmement lourde, ce qui montre sa volonté d'assurer un contrôle réel de l'état d'urgence sanitaire et des obligations des employeurs dans ce domaine. C'est un résultat très positif, si l'on considère qu'il s'agit du premier référé intervenu devant le juge judiciaire dans ce domaine.

De son côté, le juge des référés du Conseil d'Etat liste sur son site une quinzaine de décisions soigneusement triées. Mais la liste est loin d'être exhaustive, car il y a les ordonnances de référé sur lesquelles le Conseil préfère ne pas communiquer. Et il y a surtout celles qui sont rejetées sur le fondement de l'article L 522-3 du code de la justice administrative, en statuant sans instruction contradictoire ni audience publique, lorsqu’elles ne présentent pas un caractère d’urgence ou qu’il est manifeste qu’elle ne relèvent pas de la juridiction administrative, qu’elles sont irrecevables ou mal fondées. Il est impossible de connaître le nombre de ces recours ainsi rejetés dans l'opacité la plus totale et que l'on ne trouve pas sur la base de données Ariane. Il est vrai que cette avalanche de rejets devrait, à court terme, dissuader les requérants qui vont rapidement comprendre que le référé-liberté vise effectivement à protéger la liberté... de l'administration. Ils comprendront alors que le juge judiciaire est sans doute nettement plus efficace dans la protection des libertés.





vendredi 17 avril 2020

Covid-19 : La Cour de cassation fourbit ses armes

Sur son site, la Cour de cassation diffuse une note qui devrait alerter non seulement les commentateurs, mais aussi les membres du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat. L'"Actualité de la Cour" sur la procédure pénale en situation d'urgence sanitaire est certes destinée à montrer aux auteurs de pourvoi que la continuité du contrôle de cassation est assurée, mais elle annonce aussi que la Cour entend participer effectivement au contrôle de l'état d'urgence, et qu'elle usera à cette fins de tous les moyens dont elle dispose. 


La continuité du contrôle de cassation



"Afin d'assurer une pleine sécurité juridique, la Cour de cassation s'attachera, dès qu'elle sera saisie, à répondre, dans les délais les plus brefs possibles, dans le respect des droits des parties". Cette formulation tranche clairement avec la démarche du Conseil constitutionnel. Souvenons-nous que celui-ci a eu à juger, tout récemment dans une décision du 26 mars 2020, de la loi organique du 23 mars 2020, dont il avait très probablement négocié les termes avec le gouvernement. Il l'a évidemment déclarée conforme à la Constitution, alors même que la procédure d'adoption impliquait une violation directe de l'article 46. 

Ce texte, finalement bien commode pour le Conseil, lui permet de juger des questions prioritaires de constitutionnalité quand il le voudra. En effet la loi organique lui permet de suspendre les délais liés à l'examen d'une QPC, et donc de renvoyer celles dirigées contre des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire à une date indéterminée, après la fin de l'état d'urgence. Cette décision a été vivement contestée, et le Conseil a fini par reprendre l'examen de QPC. Il annonce même une audience pour le 21 avril avec cinq QPC au rôle, dont pas une ne porte sur l'état d'urgence sanitaire. 

La Cour de cassation, quant à elle, n'entend pas profiter de la possibilité qui lui a été également offerte par la loi organique du 23 mars 2020 de renvoyer l'examen des QPC à une date aussi lointaine qu'indéterminée. Au contraire, elle annonce qu'elle se prononcera "dans les délais les plus brefs possibles". Concrètement, cela signifie que le Conseil constitutionnel pourrait se voir renvoyer une ou plusieurs QPC extrêmement rapidement. Lui sera-t-il possible de refuser de statuer, en attendant la fin de l'état d'urgence sanitaire ? Ne risquera-t-il pas d'être accusé de déni de justice ? 

De manière plus précise, la Cour de cassation énumère les domaines dans lesquels elle pourra être amenée à statuer, domaines qui la placent en opposition frontale avec le Conseil d'Etat.



La Cour de cassation, au secours de l'Etat de droit

La détention provisoire



La Cour affirme d'abord qu'elle peut être saisie d'un pourvoi, sur le fondement de l'article 567 du code de procédure pénale, ainsi rédigé : "Les arrêts de la chambre de l'instruction et les arrêts et jugements rendus en dernier ressort en matière criminelle, correctionnelle et de police peuvent être annulés en cas de violation de la loi sur pourvoi en cassation formé par le ministère public ou par la partie à laquelle il est fait grief, suivant les distinctions qui vont être établies. Le recours est porté devant la chambre criminelle de la Cour de cassation."

Cette fois, c'est la décision du juge des référés du Conseil d'Etat du 3 avril 2020 qui est visée. Elle écarte la demande de suspension de l'ordonnance du 25 mars 2020 qui déclare la prolongation, par une décision administrative, des détentions provisoires. Or l'article 16 de cette ordonnance précise que cette décision s'entend "sans préjudice de la possibilité pour la juridiction compétente d'ordonner à tout moment, d'office, sur demande du ministère public ou sur demande de l'intéressé, la mainlevée de la mesure". Autrement dit, la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel demeure compétente pour juger des recours, et la Cour de cassation des pourvois. 

La Cour est donc prête, et surtout elle a les armes judiciaires pour s'opposer frontalement au Conseil d'Etat, armes qui viennent directement de l'état d'urgence "ordinaire", celui qui fut mis en vigueur après les attentats de novembre 2015. Dans son arrêt du 13 décembre 2016, la Chambre criminelle s'était en effet déclarée compétente pour apprécier la régularité d'une décision administrative de perquisition, dès lors que  "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure" qui suivra. Il est clair que la régularité d'une détention provisoire dépend celle de l'ensemble de la procédure qui conduit au procès pénal. La Cour de cassation fait ainsi planer la menace de l'annulation d'une multitude de procédures pénales, fondées sur l'irrégularité d'une détention provisoire décidée par l'administration, au mépris de la séparation des pouvoirs. 

Derrière cette analyse de la Cour apparaît évidemment l'article 66 de la Constitution qui fait du juge judiciaire le "gardien de la liberté individuelle". Le plus amusant dans l'affaire est que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat étaient habilement parvenus à réduire le champ de compétence du juge judiciaire en décidant, unilatéralement, que la "liberté individuelle" dont il s'agit se réduisait à la liberté d'aller et de venir. Hélas, en l'occurrence, la détention provisoire s'analyse précisément comme une restriction de la liberté d'aller et de venir !


Les QPC



Dans sa note, la Cour ajoute qu'elle sera amenée à juger "du caractère sérieux ou non des QPC transmises par les juridictions ou déposées incidemment à un pourvoi". Et plus précisément, elle ajoute qu'à la date du 9 avril 2020, elle est déjà saisie de deux QPC transmises par les tribunaux judiciaires de Bobigny et de Poitiers. Toutes deux portent sur l'alinéa 4 de l'article L 3136-1 du code de la santé publique, relatif aux manquementx aux règles du confinement. En cas de verbalisation à plus de trois reprises durant une période de trente jours, les faits sont alors punis de six mois d'emprisonnement et de 3 750 € d'amende. Cela signifie que les contraventions, lorsqu'elles sont au moins trois, deviennent constitutives d'un délit, assorti d'une peine privative de liberté. 

Il ne fait guère de doute que la QPC présente "un caractère sérieux". En effet, le délit repose sur des comportements qui ont été définis dans la précipitation et qui ne répondent guère au principe de clarté et de lisibilité de la loi. Ainsi, le texte ne dit pas que le document à présenter ne peut pas être rempli au crayon et ne précise guère ce que peut être un "motif familial impérieux" ou un "achat de première nécessité". La marge d'incertitude est loin d'être négligeable et le principe d'interprétation étroite de la loi pénale devrait prévaloir, ce qui ne semble pas toujours le cas dans la pratique des verbalisations.

Surtout, la présomption d'innocence est très malmenée. En effet, une personne verbalisée dispose, en principe, d'un délai de quarante-cinq jour pour contester la contravention. Mais le délit est constitué si elle a été verbalisée trois fois en un mois, ce qui signifie qu'elle risque d'être condamnée à une peine d'emprisonnement avant d'avoir pu contester les contraventions qui sont précisément à l'origine du délit. L'intéressé risque donc se retrouver en prison à cause de trois conventions, au regard desquelles il est toujours juridiquement innocent. La Cour de cassation pourrait bien se précipiter dans cette énorme brèche ouverte par des rédacteurs bien peu attentifs au droit. 

La Cour de cassation entend donc exercer son contrôle, et l'exercer pleinement. Elle n'hésite d'ailleurs pas à rappeler les termes de l'article 706-64 du code de procédure pénale, qui lui donnent compétence pour répondre aux demandes d'avis des juridictions pénales, même si ces demandes ne peuvent être formulées en matière de détention provisoire. Il n'empêche, les juges sont incités à user de cette voie, comme des autres voies possibles, pour que les affaires "Covid-19" remontent rapidement jusqu'à la Cour et soient jugées, cette fois dans des arrêts sérieusement motivés. Son intervention est attendue avec impatience, d'autant qu'elle pourrait bien, dans ce domaine de l'état d'urgence sanitaire, apparaître comme l'ultime rempart de l'état de droit.


dimanche 12 avril 2020

Covid-19 : Le président de la section du contentieux en Chevalier Blanc

Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux au Conseil d'Etat, publie dans Le Monde du 12 avril 2020 une chronique, dans laquelle il déclare que "les juges administratifs du Conseil d'État se situent loin des polémiques", ajoutant que "le Conseil d’Etat tient une position d’équilibre qui concilie les exigences du fonctionnement normal de l’Etat et celles de la protection des libertés publiques". On reconnaît la rhétorique traditionnelle, celle du "Conseil-d'-Etat-protecteur-des-libertés", élément de langage que la Haute Juridiction utilise depuis bien longtemps, souvent reprise par des universitaires traditionnellement respectueux de la "Haute Juridiction". 

Par ces propos, le président de la section du contentieux s'efforce de communiquer, de répondre à une crise sans précédent. Mais il ne s'agit pas tant de la crise sanitaire que nous vivons actuellement que de la crise de confiance qui se manifeste désormais haut et fort à l'égard du Conseil d'Etat lui-même. En affirmant que le Conseil "se situe loin des polémiques", l'auteur de cette chronique semble manifester une forme d'autisme très particulière, car il faut bien reconnaître qu'il est, au contraire, au coeur d'une polémique qui remet en cause sa place dans l'organisation juridictionnelle. 


Une "Task Force" sans guerre



Le président invoque la création d'une "Task Force", vocabulaire pour le moins belliqueux bien en rapport avec les propos du Président de la République affirmant que nous sommes "en guerre". Mais que l'on se rassure, la "Task Force" dont il est question réunit une quinzaine de juges affectés au jugement des multiples demandes de référés introduites par des requérants qui contestent les actes administratifs pris sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire. Ces quinze juges ne vivent pas dangereusement. D'abord parce que les ordonnances étant, sauf exception, prises par un juge unique, la distance sanitaire est bien respectée. Ensuite, parce que le travail consiste à recopier une motivation parfaitement stéréotypée. 


Des motivations stéréotypées



Les requérants s'appuient sur l'article L 521-1 du code de la justice administrative ainsi formulé : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ". L'état d'urgence sanitaire implique en effet une atteinte aux libertés, puisqu'il a pour objet de conférer au gouvernement des prérogatives exceptionnelle l'autorisant à prendre des mesures restrictives des libertés qui, en temps normal, seraient, pour bon nombre d'entre elles, de la compétence du juge judiciaire. 

Nul ne conteste que la situation nécessite certaines atteintes aux libertés, et à la première d'entre elle qu'est la liberté d'aller et de venir. Le confinement est en effet actuellement le seul moyen d'empêcher la croissance incontrôlée de l'épidémie, surtout si l'on considère que notre pays n'est pas matériellement en état de pratiquer un dépistage systématique ou d'imposer le port du masque à l'ensemble de la population. Mais le fait qu'il soit nécessaire de porter atteinte aux libertés n'interdit pas le contrôle de ces mesures. Il le rend au contraire indispensable, et ce contrôle devrait être approfondi et parfaitement motivé.

Or, pour le moment, la mission de la "Task Force" est simple car toutes les ordonnances de référé se ressemblent. Le juge commence invariablement par rappeler les "circonstances", c'est-à-dire "L'émergence d'un nouveau coronavirus (covid-19), de caractère pathogène et particulièrement contagieux et sa propagation sur le territoire français", situation qui a conduit d'abord à l'exercice de la police spéciale des épidémies prévue à l'article L. 3131-1 du code de la santé publique, puis au vote de la loi du 23 mars 2020 instaurant "l'état d'urgence sanitaire". 

Ensuite, qu'il soit saisi d'une demande d'injonction de confinement de l'ensemble de la population, de prescription de la chloroquine, de distribution de masques aux professionnels de santé, de fermeture des centres de rétention administrative ou de réouverture des marchés en plein air, de protection des détenus ou du personnel pénitentiaires, la décision est identique. Le juge reprend les données qui lui ont été transmises par l'administration, et les reprend à son compte. Et la décision s'achève toujours de la même manière :"Dans ces conditions, il n'apparaît pas, en l'état de l'instruction et à la date de la présente ordonnance"qu'il existe "une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale invoquée" etc.




Le Chevalier Blanc
Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine, Coluche, 1977
Gérard Lanvin


Les jurisprudences de combat

 


Il est quelquefois arrivé que le juge des référés d'un tribunal administratif ait l'audace d'adopter une jurisprudence de combat. Celui de Guadeloupe, le 27 mars 2020 a ainsi enjoint au CHU et à l'Agence régionale de santé de passer commande de chloroquine pour traiter l'ensemble des malades  et de tests de dépistage pour en systématiser l'usage. Sans doute ne s'attendait-il pas à autre chose que ce qui s'est produit ? Le juge des référés du Conseil d'Etat a annulé l'ordonnance le 4 avril, au motif que la politique du gouvernement prévoyait d'administrer le médicament aux seuls patients hospitalisés, et que les tests de dépistage étaient en nombre suffisant, puisqu'il n'était pas question de tester l'ensemble de la population.

Dans ce cas précis, on peut comprendre que le juge des référés du Conseil d'Etat refuse d'entrer dans les débats qui agitent la communauté scientifique, notamment sur l'administration de la chloroquine et sur la nécessité d'un dépistage massif. Il exerce alors un contrôle minimum et se borne à constater que la position officielle ne porte pas une atteinte disproportionnée aux libertés.

La situation est bien différente pour les décisions concernant la gestion purement administrative de la crise. Lorsque le juge des référés du Conseil d'Etat, le 3 avril 2020, refuse de suspendre l'ordonnance du Premier ministre prolongeant d'office les détentions provisoires, on aimerait tout de même que le juge s'interroge, même pour le rejeter, sur les moyens fondés sur les atteintes à la séparation des pouvoirs et à la sûreté. Mais non, la motivation est toujours aussi exsangue. En l'espèce, le juge se borne à affirmer qu'il s'agit de lutter "contre la propagation du covid-19" et qu'une telle mesure ne saurait être considérée "comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". La question de savoir si cette prorogation de la détention provisoire aurait pu être décidée par le juge des libertés et de la détention habituellement compétent, peut-être en visioconférence, n'est même pas évoquée.

On doit alors s'interroger sur un étrange phénomène. Pourquoi assiste-t-on à cet accroissement considérable des demandes de référé, alors qu'elles n'ont aucune chance d'aboutir et que les moyens des requérants ne sont même pas jugés dignes d'être discutés ? La réponse à cette question est d'une triste simplicité. En l'état actuel des choses, il n'existe aucun autre moyen de contrôle. 


Des contrôles inexistants ou inefficaces



Le contrôle du juge judiciaire n'est pas encore intervenu, et l'allongement administratif de la détention provisoire ne pourra être contesté qu'a posteriori, lorsqu'une procédure pénale posera la question de sa légalité. Dans les autres domaines, son intervention est impossible, puisque, par hypothèse, l'état d'urgence sanitaire développe les compétences des autorités administratives, imposant donc des actes administratifs et la compétence des juges administratifs.

Le contrôle parlementaire est parfaitement inexistant. On se souvient que lors de l'état d'urgence décidé par François Hollande après les attentats de novembre 2015, la Commission des lois s'était dotée des moyens d'information et d'investigation identiques à ceux d'une commission d'enquête, suscitant un contrôle en temps réel de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Aujourd'hui, la majorité LaRem s'est montrée moins audacieuse et une simple "mission d'information" a été créée, sous la présidence de Richard Ferrand. Certes, il est prévu que "le cas échéant, la mission pourra demander à bénéficier, pour une durée n’excédant pas six mois, des prérogatives d’une commission d’enquête". On ne sait pas quand interviendra ce moment, si jamais il arrive. Les parlementaires de l'opposition n'ont guère l'occasion de se faire entendre, et ce ne sont pas les questions "en comité restreint", terriblement soporifiques avec une demi-douzaine de parlementaires dans l'hémicycle, qui permettent un réel débat. 

Devant cette situation, le référé fonctionne comme un exutoire, le seul instrument possible pour manifester son irritation face à un état d'urgence qui ne s'accompagne d'aucun contrôle. Le seul problème est qu'il ne conduit précisément à aucun contrôle digne de ce nom, et que la frustration risque de reparaître un jour, déconfinée.

mardi 7 avril 2020

Quand la détention provisoire devient un internement administratif

De toute évidence, le Conseil d'Etat ne souhaite pas communiquer sur l'ordonnance rendue par le juge des référés le 3 avril 2020. Elle ne figure pas parmi les "dernières décisions importantes" présentées sur son site, et n'a pas encore été mise en ligne ni sur ArianeWeb, ni sur Legifrance. On ne la trouve que sur les réseaux sociaux ou sur des sites de partage, probablement communiquée par le requérant lui-même, le Syndicat des avocats de France. 

Doit-on en déduire que le Conseil d'Etat n'est pas très fier d'une ordonnance qui écarte un référé-liberté demandant la suspension de l'ordonnance du Premier ministre du 25 mars 2020 dont l'objet est censé "permettre la continuité de l'activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l'ordre public" ? Des règles parfaitement dérogatoires à la procédure pénale peuvent donc être mises en oeuvre par une simple décision administrative, et elles demeureront en vigueur jusqu'à l'expiration d'un délai d'un mois après la fin de l'urgence sanitaire. 

Parmi ces règles, figurent l'allongement des délais de recours et la possibilité de faire appel ou de déposer un pourvoi en cassation par un simple courriel, sans passer par l'intermédiaire d'un avocat, l'organisation de débats par des moyens vidéos, la possibilité d'un entretien purement téléphonique avec l'avocat durant la garde à vue etc. 


Prolongation de la détention provisoire

 


Surtout, et c'est le point essentiel qui a focalisé l'attention du monde judiciaire, les articles 15 et 16 de l'ordonnance décident la prolongation de plein droit des délais maximums de détention provisoire ou d'assignation à résidence sous surveillance électronique. En matière correctionnelle, ces délais sont prolongés de deux mois lorsque la peine d'emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans et de trois mois dans les autres cas. En matière criminelle, la prolongation est de six mois. Ces prolongations ne pourront intervenir qu'une seule fois, et la juridiction compétente pour ordonner d'office, à la demande du ministère public ou de l'intéressé, la mainlevée de cette mesure, pour éventuellement lui substituer une assignation à résidence sous surveillance électronique.

Conformément à une jurisprudence qui commence à être solidement établie depuis le début de l'état d'urgence sanitaire, le juge des référés considère que ces décisions ne portent pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". La motivation est sommaire puisqu'il se borne à se référer "à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l’action des auxiliaires de justice et sur l’activité des administrations, en particulier des services de police et de l’administration pénitentiaire, comme d’ailleurs sur l’ensemble de la société française". 

Le caractère quasi-inexistant de cette motivation ne peut que surprendre, car l'atteinte portée aux principes les plus essentiels de la procédure pénale aurait mérité une justification un peu plus sérieuse, si tant est qu'elle soit justifiable. 


Une décision purement administrative



La circulaire du 26 mars 2020 de la Garde des Sceaux précise très clairement que ces prolongations s'appliquent de plein droit aux détentions en cours à la date de l'ordonnance. Leur fondement juridique se trouve donc dans une ordonnance du Premier ministre, ordonnance qui n'est pas encore ratifiée par le parlement et qui a donc une valeur purement réglementaire.

On se trouve donc devant une prolongation de détention provisoire, décidée par la voie administrative, sans aucune intervention d'un juge.


 Prévenus attendant leur procès, après quelques années d'état d'urgence sanitaire
Le comte de Monte Cristo, Francis Boggs, 1908

Atteinte à la sûreté


Le premier principe mis à mal est évidemment le droit à la sûreté, droit si essentiel qu'il fonde tous les autres. L'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonce ainsi que "nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu'elle a prescrites". La Loi, ce n'est pas une ordonnance à valeur réglementaire. De son côté, l'article 5 de la convention européenne des droits de l'homme affirme que "toute personne arrêtée ou détenue a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure". La Cour européenne des droits de l'homme, comme d'ailleurs les juges français, apprécient le caractère "raisonnable" du délai à partir de deux critères : d'une part, les difficultés matérielles que l'instruction peut rencontrer, d'autre part, la capacité des autorités judiciaires de justifier la longueur de la procédure (par exemple, Crim., 28 mars 2017). L'état d'urgence fait voler en éclats ces garanties. Désormais, l'allongement de la durée de détention est le même pour tout le monde, et peu importe que tout le monde ne soit pas dans la même situation.
A cela s'ajoute, à l'évidence, une atteinte au principe de la présomption d'innocence, puisque la personne en détention provisoire est juridiquement innocente, tant que sa culpabilité n'a pas été prononcée par un juge.  


La disparition du juge



Précisément, l'atteinte la plus grave au principe de sûreté réside sans doute dans l'absence du juge, exclu de la décision. En principe, il appartient au juge des libertés et de la détention (JLD) de se prononcer sur la détention provisoire et sur sa prolongation. Peut-être même serait-il en mesure de le faire par visio-conférence, puisque la même ordonnance envisage l'organisation de débats contradictoires par des moyens audiovisuels ? 

Une telle solution, sans doute imparfaite, aurait tout de même empêché qu'une privation de liberté soit décidée par la seule autorité administrative, conduisant à faire de cette détention provisoire "prolongée" un véritable internement administratif. Certes, l'ordonnance prévoit qu'un juge pourra intervenir a posteriori pour prononcer la mainlevée, mais il appartiendra alors aux intéressés de prendre l'initiative de la procédure et de démontrer en quoi la prolongation de leur détention est excessive. Cette procédure conduit ainsi à une seconde atteinte à la présomption d'innocence.

Dans une "contre-circulaire", le syndicat de la magistrature disserte longuement sur l'atteinte au droit au juge, que le Conseil constitutionnel fonde sur l'article 16 de la Déclaration de 1789. Sans doute, mais cette atteinte au "droit au juge" est le résultat d'une atteinte à la séparation des pouvoirs.


La séparation des pouvoirs

 

L'ordonnance du 25 mars 2020 témoigne surtout, en effet, d'un mépris total à l'égard du principe de séparation des pouvoirs, pourtant lui aussi consacré par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Dans une décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare ainsi que ces dispositions imposent "le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement". Or la décision de priver une personne de liberté relève, à l'évidence, de la fonction juridictionnelle, du moins dans les Etats de droit respectueux du principe de sûreté.

On peut évidemment voir dans cette attitude du juge des référés le reflet de l'analyse que fait habituellement le Conseil d'Etat de la séparation des pouvoirs. Il ne s'y réfère guère, en effet, que pour en déduire le principe de séparation des autorités, qui lui permet de fonder sa propre compétence comme juge de l'administration.

Et si le juge judiciaire intervenait ?

 

C'est oublier un peu rapidement l'article 66 de la Constitution qui fait de l'autorité judiciaire la "gardienne de la liberté individuelle". Certes, le Conseil constitutionnel n'a eu de cesse d'en réduire le champ, en considérant, depuis sa décision du 16 juin 1999 que la notion de "liberté individuelle" se réduit à la liberté d'aller et de venir, restriction qui ne figure pas dans la lettre de la Constitution. Mais cette interprétation étroite a permis au Conseil d'Etat de récupérer un contentieux important aux dépends du juge judiciaire, en particulier celui des décisions prises sur le fondement de l'état d'urgence.

La Cour de cassation apprécie peu cette interprétation restrictive et il lui arrive de se rebeller contre cette alliance objective du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat visant à réduire son champ d'intervention. Précisément, dans son arrêt du 13 décembre 2016, intervenu en matière d'état d'urgence (non sanitaire), la Chambre criminelle se déclare compétente pour apprécier la régularité d'une décision administrative de perquisition, dès lors que  "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure" qui suivra. En l'espèce, la régularité de la perquisition dépend, à l'évidence, de celle de l'arrêté préfectoral qui décide une telle mesure. Dans le cas de la détention provisoire, des recours interviendront nécessairement, contestant des procédures pénales fondées sur une détention prolongée par la voie administrative. Il ne serait pas surprenant que la Cour décide une nouvelle fois de marquer sa différence, et son attachement aux libertés publiques. 
L'ordonnance de référé du Conseil d'Etat, comme toutes celles intervenues depuis la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire, témoigne ainsi de l'effondrement de la juridiction administrative en matière de libertés. Des décisions à la motivation stéréotypée, pratiquement inaccessibles malgré le principe de transparence des décisions de justice, tout cela va à l'encontre de l'image soigneusement entretenue du "Conseil-d'Etat-protecteur-des-libertés-publiques". Au moins, on peut espérer que cette évolution suscitera peut-être le doute dans l'esprit de ceux qui reprenaient cet élément de langage jusque dans les amphithéâtres des facultés de droit.



samedi 4 avril 2020

Le droit d'accès aux documents administratifs, au bon plaisir du Conseil constitutionnel

Après sa désastreuse décision du 26 mars, le Conseil constitutionnel veut évidemment redorer son blason. Une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 3 avril 2020 reconnait en effet un "droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs", permettant au Conseil d'apparaître de nouveau comme un protecteur, ou plutôt un consécrateur, de libertés publiques.


De la liberté au droit



Observons d'emblée une évolution terminologique qui devrait susciter quelques commentaires. La loi du 17 juillet 1978 consacrait une "liberté" d'accès aux documents administratifs, alors que le Conseil constitutionnel reconnait l'existence d'un "droit" constitutionnel à l'accès à ces mêmes documents. S'agirait-il d'une erreur de plume ? On en doute, si l'on considère que la liberté renvoie à l'idée d'une prérogative qui n'est soumise à aucune contrainte particulière autre que les éventuelles infractions pénales commises lors de son exercice. Le droit, en revanche, s'analyse davantage comme une autorisation, une faculté d'accomplir ou non quelque chose. Or c'est exactement ce que consacre le Conseil constitutionnel, qui entend maintenir la transparence administrative sous son contrôle.


Le traitement Parcoursup



Le Conseil était saisi par l'UNEF d'une question portant sur la conformité à la constitution du dernier alinéa de l'article L 612-3 du code de l'éducation, issu de la loi du 8 mars 2018 créant la procédure Parcoursup d'accès à l'enseignement supérieur. Ces dispositions prévoient que les candidats peuvent obtenir communication des algorithmes utilisés par les établissements d'enseignement supérieur pour guider leur examen des candidatures.

L'article 1er de la loi du 8 mars 2018 énonce : "Afin de garantir la nécessaire protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques chargées de l'examen des candidatures", les obligations de transparence "sont réputées satisfaites dès lors que les candidats sont informés de la possibilité d'obtenir, s'ils en font la demande, la communication des informations relatives aux critères et modalités d'examen de leurs candidatures ainsi que des motifs pédagogiques qui justifient la décision prise". Une distinction est ainsi opérée entre une première phase, purement algorithmique, conduisant à un premier classement, et une seconde phase, celle-là bien humaine, que constitue la décision finale de l'équipe pédagogique. L'algorithme n'est donc rien de plus qu'un outil d'aide à la décision.

Dans un arrêt du 12 juin 2019, le Conseil d'Etat avait évité le débat sur le caractère communicable ou non de ces algorithmes. S'appuyant sur l'article L 612-3 du code de l'éducation, il avait considéré que l'UNEF, syndicat d'étudiants, ne saurait représenter les "candidats" engagés dans Parcoursup puisque, par hypothèse, ils ne sont pas encore "étudiants". L'analyse serait juridiquement inattaquable, si l'UNEF s'était fondée sur le code de l'éducation.


La loi générale



Au contraire son recours reposait sur la loi générale, la loi du 17 juillet 1978 aujourd'hui codifiée dans les articles L 311-1 et L 300-2 du code des relations entre le public et l'administration. Dans ce cas, le droit d'accès est ouvert à tout le monde, sans qu'il soit nécessaire de faire état d'un quelconque intérêt à agir, la simple curiosité suffisant à justifier une démarche de transparence. Dans un avis du 23 juin 2016, Association Droits des Lycéens, la CADA s'était elle-même déclarée favorable à une transparence de même nature pour le code source du logiciel d'admission post-bac (APB), système qui a précédé Parcoursup.

La loi Lemaire pour une République numérique du 7 octobre 2016 ajoute les codes sources à la liste des documents administratifs communicables. Le décret du 14 mars 2017 précise que toute personne à laquelle est appliquée une décision issue d'un traitement algorithmique doit pouvoir obtenir communication des règles définissant ce traitement ainsi que des caractéristiques principales de sa mise en oeuvre.

Certes, on pouvait considérer que le Conseil d'Etat privilégiait la loi spéciale sur la loi générale, conformément aux règles en vigueur. Mais cette analyse était parfaitement illisible pour les demandeurs, et l'administration a fini par le comprendre. Le décret du 26 mars 2019 impose désormais aux établissements une publication "des critères généraux encadrant l'examen des candidatures (...)" (art. D. 612-1-5 du code de l'éducation), ce qui implique la transparence des algorithmes. Au moment où la QPC parvient au Conseil constitutionnel, elle ne présente donc plus réellement d'intérêt concret.


L'article 15 de la Déclaration de 1789



Certes, mais enfin elle consacre un nouveau "droit constitutionnel" de l'accès aux documents administratifs. Il trouve son fondement constitutionnel dans l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Sur ce plan, le Conseil se réfère à sa décision du 15 septembre 2017, qui trouvait déjà dans l'article 15 de la Déclaration le fondement d'un droit d'accès aux archives publiques.

Mais le Conseil entend bien définir lui-même le contenu de ces nouveaux droits de la transparence. Comme en 2017, il ajoute aussitôt qu'il "est loisible au législateur d'apporter à ce droit des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi". Le contrôle de proportionnalité permet alors au Conseil d'apprécier si le droit d'accès est conforme ou non aux objectifs poursuivis.

Notification de la décision du Conseil constitutionnel 

Le retour du contrôle de proportionnalité



Dans le cas présent, le Conseil apprécie donc la constitutionnalité de l'article L 612-3 du code de l'éducation de manière extrêmement subtile, pour finalement parvenir à une transparence "sous contrôle".

S'appuyant sur les travaux préparatoires de la loi de 2018, il affirme d'abord que la détermination des critères de candidature par la phase algorithmique n'est pas dissociable de l'appréciation qui sera ensuite portée sur chaque candidat. Le secret des algorithmes est donc présenté comme un élément du secret des délibérations, secret qui assure lui-même l'indépendance des équipes pédagogiques et qui poursuit donc un objectif d'intérêt général. Cette analyse n'est pas discutable, dès lors que les établissements ne sont théoriquement pas tenus de recourir aux algorithmes, et que l'appréciation des mérites des candidats ne saurait être réalisée sur le seul fondement d'un traitement automatisé sans violer le principe de l'examen particulier du dossier.

Le second motif développé par le Conseil est peut-être moins clair. A ses yeux en effet, les candidats bénéficient d'une information suffisante, dès lors qu'ils sont informés, par la plateforme Parcoursup nationale, des "prérequis", connaissances et compétences attendues pour réussir dans une formation. Ils n'ont donc pas à connaître les critères placés dans les algorithmes des établissements. En outre, ajoute le Conseil constitutionnel non sans un brin de cynisme, les candidats refusés peuvent toujours, conformément à l'article L 612-3 du code de l'éducation, demander les motifs de cette décision négative, et "la communication prévue par ces dispositions peut, en outre, comporter des informations relatives aux critères utilisés par les traitements algorithmiques éventuellement mis en œuvre par les commissions d'examen". Les établissements peuvent donc, ou non, communiquer les algorithmes aux candidats écartés.


La transparence réduite au pouvoir discrétionnaire de l'administration



Reste évidemment le cas de l'UNEF, c'est-à-dire le cas des tiers non-candidats à la procédure Parcoursup. A dire vrai, ils sont traités de la même manière que les candidats. Le Conseil commence par affirmer que "l'absence d'accès des tiers à toute information relative aux critères et modalités d'examen des candidatures effectivement retenus par les établissements porterait au droit garanti par l'article 15 de la Déclaration de 1789 une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif d'intérêt général poursuivi, tiré de la protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques". Mais l'audace s'arrête là, et le Conseil se borne à faire peser sur les établissements de publier, à l'issue de la procédure, les critères utilisés pour l'examen des candidatures, "le cas échéant" sous la forme d'un rapport, précisant, "le cas échéant", dans quelle mesure des traitements algorithmiques ont été utilisés pour procéder à cet examen.

On a bien lu. La transparence des algorithmes, dans le cadre du nouveau "droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs", se traduit in fine par une simple faculté accordée aux établissements d'enseignement supérieur de faire savoir, par le moyen de leur choix, qu'ils ont utilisé des algorithmes, sans jamais être contraints de préciser leur contenu. La transparence désormais constitutionnelle se traduit donc par un renforcement du pouvoir discrétionnaire de l'administration.

Bien entendu, il n'est pas question de nier l'intérêt de cette consécration constitutionnelle du droit d'accès aux documents administratifs. L'auteur de ces lignes, soutenant une thèse sur le droit d'accès à l'information administrative, il y a de longues années, s'était entendu objecter, lors de la soutenance, que le sujet ne portait pas sur une liberté mais sur une simple règle de procédure non contentieuse, et que cette "troisième génération des droits de l'homme", formule chère à Guy Braibant, serait bientôt oubliée. Il n'y avait donc pas lieu d'en faire une thèse. Des progrès ont ensuite été réalisés par une véritable intégration de cette liberté dans l'ordre juridique, et l'on doit s'en réjouir.

En revanche, la décision du Conseil constitutionnel rappelle étrangement les réactions du Conseil d'Etat de la même époque. A quoi bon donner aux citoyens une liberté d'accès aux documents si le juge peut en avoir communication lors d'un recours ? Le Conseil d'Etat n'est-il pas le seul et unique gardien des libertés ? Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel nous vend la même analyse, un peu modernisée. La transparence administrative ne saurait être un droit absolu ouvert à tout citoyen, à tout contribuable désireux de connaître les fondements des décisions administratives. C'est au Conseil constitutionnel d'apprécier dans quelle mesure cette liberté constitutionnelle peut être exercée, dans le respect des prérogatives de l'administration.