« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 28 janvier 2019

Le mythe de 1793

Le mouvement des Gilets Jaunes suscitera certainement de nombreuses études dans les années à venir. Sociologues et politistes se pencheront doctement sur le phénomène et l'on verra se multiplier publications et colloques. Selon les points de vue, il sera envisagé comme la résurgence des jacqueries de l'Ancien Régime, comme un cas pratique illustrant les théories de Pierre Bourdieu, voire à la lumière de toute autre grille d'analyse. Dans tous les cas, il sera étudié à la lumière du passé, ou plus exactement à la lumière d'une interprétation du passé.

Les Gilets Jaunes eux-mêmes font un usage constant des références au passé, mais un passé mythique, un passé réécrit destiné à conférer une légitimité au mouvement. Ils perçoivent la Déclaration montagnarde du 24 juin 1793 et la constitution de l'an I comme des textes parfaitement actuels, et ils leurs attribuent même parfois une valeur juridique.

Chacun sait pourtant que cette constitution montagnarde n'a jamais été mise en oeuvre, le Comité de Salut Public ayant décidé, le 10 août 1793 que "le gouvernement de la France serait révolutionnaire jusqu'à la paix". La constitution a été suspendue et le régime de la Terreur s'est installé, jusqu'à la chute de la Montagne le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Depuis cette date, la constitution de 1793 n'a plus jamais retrouvé une valeur juridique.

Malgré son inapplication, ou peut-être en raison de son inapplication, la constitution montagnarde est demeurée un mythe pour la gauche. De manière quelque peu anachronique, elle a été présentée, selon les époques, comme pré-socialiste ou pré-marxiste, et ses mânes ont été invoquées tant en 1848 qu'en 1946. Aujourd'hui, les Gilets Jaunes l'utilisent comme un illustre précédent de nature à justifier le "referendum d'initiative citoyenne" (RIC). Certains l'invoquent même, comme s'il s'agissait du droit positif, à l'appui de la revendication du droit de résistance à l'oppression, droit qui n'est aucunement garanti par le droit positif mais qui, selon eux, conférerait un fondement juridique aux violences commises durant les manifestations. 


1793 et le RIC



La constitution de 1793 fait du peuple le seul titulaire de la souveraineté et elle est la première constitution visant à établir un régime démocratique, enfin presque car les femmes demeureront exclues du suffrage universel encore longtemps, jusqu'à l'ordonnance de 1944. Celui-ci concerne tous les hommes de plus de vingt-et-un ans ainsi que tout étranger qui "domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard", ou encore qui est "jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité" (art. 4). Ce corps électoral, renouvelable chaque année désigne les députés de l'assemblée unique ainsi qu'une grande partie des fonctionnaires d'autorité.

Surtout, et c'est ce qui intéresse surtout les Gilets Jaunes, la constitution de 1793 met en place le référendum, conçu comme la création d'un veto populaire, en opposition au détesté veto royal qui existait dans la constitution de 1791. L'organisation en est pour le moins compliquée : une fois votée par le Corps législatif, la loi proposée est envoyée aux communes pour être discutée dans les assemblées primaires. Quarante jours plus tard, la loi proposée devient loi si, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d'eux n'a pas opposé de réclamation. Dans le cas contraire, la loi proposée est soumise à referendum. Cette faculté d'empêcher se transforme en véritable initiative en matière constitutionnelle, car un dixième des assemblées primaires peut alors engager une procédure de révision.

Le RIC s'inspire de ce dispositif, en le dépassant. Il ne s'agit plus d'envisager un veto législatif, mais d'offrir aux citoyens la possibilité d'initier un referendum sur un thème librement choisi, voire de leur permettre de révoquer les gouvernants, qu'il s'agisse des membres de l'Exécutif ou des parlementaires qui n'auraient pas suffisamment bien suivi la volonté de leurs électeurs. On voit ici se profiler l'utopie du mandat impératif que l'on retrouve chez Jean-Jacques Rousseau, dont les constituants de 1793 entendaient s'inspirer : "Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement."

Ce mécanisme de démocratie directe qu'est le referendum n'existe pas que dans la constitution de 1793. Les Gilets Jaunes auraient sans doute pu trouver leur inspiration dans les votations suisses, mais la Suisse, pays des banques et refuge des évadés fiscaux, n'est sans doute pas un État qu'ils souhaitent présenter comme un exemple. Ils auraient pu aussi demander tout simplement une modification de la Constitution actuelle qui prévoit déjà un référendum d'initiative partagée dans son article 11. Cette procédure, initiée par la révision de 2008 de Nicolas Sarkozy, laissait augurer un véritable mécanisme de démocratie directe, alors que la procédure demeure contrôlée par le parlement et que les conditions pour la mettre en oeuvre sont pratiquement impossibles à remplir. La revendication en faveur du RIC n'a donc rien de surprenant, et elle révèle la frustration qui a suivi une réforme purement cosmétique.


Maximilien Robespierre, estampe, Paris, 1790. Gallica.BNF




1793 et le droit de résistance à l'oppression



Pour justifier le recours à la violence, certains participants au mouvement des Gilets Jaunes invoquent l'article 35 de la Déclaration des droits de 1793 qui affirme : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". Certes, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui, elle, a aujourd'hui valeur constitutionnelle énonce, dans son article 2 que "la résistance à l'oppression fait partie des droits naturels et imprescriptibles de l'homme". Mais le droit à la résistance à l'oppression et le droit à l'insurrection n'ont pas un contenu identique. Seul le second repose exclusivement sur le recours à la violence. Pierre-Joseph Proudhon ne s'y est pas trompé, qui définissait le droit à l'insurrection comme "celui en vertu duquel un peuple peut revendiquer sa liberté, soit contre la tyrannie d'un despote, soit contre les privilèges d'une aristocratie, sans dénonciation préalable, et par les armes".

Le problème est que ce droit à l'insurrection n'existe pas. Le code pénal, dans son article 412-3, considère au contraire le "mouvement insurrectionnel" comme une "atteinte aux institutions de la République" relevant de la cour d'assises. Le fait de participer à un tel mouvement est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 € d'amende. Ces dispositions énumèrent même la liste des comportements prohibés, liste qui devrait peut-être susciter la réflexion dans la frange la plus radicalisée des Gilets Jaunes. Peut notamment être poursuivi sur ce fondement celui qui a édifié des barricades, assuré les communications des insurgés (pourquoi pas par Facebook ?), ou en encore "provoqué des rassemblements d'insurgés par quelque moyen que ce soit". Lorsque Eric Drouet appelle ainsi à un "soulèvement sans précédent par tous les moyens utiles et nécessaires", il passe insensiblement de l'organisation d'une manifestation non déclarée, délit sur le fondement duquel il est déjà poursuivi, à l'appel à l'insurrection qui s'analyse cette fois comme une activité criminelle.

Certes, il est bien peu probable que cet arsenal juridique soit utilisé dans la situation actuelle. Les actions des Gilets Jaunes n'ont pas sérieusement menacé les institutions de la République et personne n'a envie de susciter un regain de violence en engageant des poursuites qui paraîtraient excessives. L'heure est au dialogue et chacun espère son succès. Il n'empêche que l'arsenal juridique est bien présent dans le code pénal et qu'un arsenal juridique peut toujours servir, un jour ou l'autre. Les Gilets Jaunes se tromperaient donc lourdement s'ils pensaient pouvoir invoquer le droit à l'insurrection de la Déclaration de 1793 devant les juges. L'histoire est une chose, le droit positif en est une autre. 

Cet attachement à 1793 ramène ainsi les Gilets Jaunes vers le passé. On retrouve d'ailleurs dans ce mouvement une trace des manifestants de l'an III qui réclamaient "Du pain et la Constitution de 1793".  Certes ce "mouvement citoyen" affirme sa volonté de développer de nouvelles formes de participation, certes, il s'est constitué à partir des réseaux sociaux et affiche ainsi une apparence de modernité. Mais derrière le vernis internet se cache le mythe de 1793. On doit alors s'interroger sur les causes de son succès. Certains invoqueront une nostalgie de la gauche, d'autres un rêve de la démocratie directe à une époque où la loi est surtout l'expression des lobbies. Surtout, le succès posthume de la constitution de 1793 réside dans le fait qu'elle n'a jamais été mise en oeuvre. Elle ne peut donc fonctionner autrement que comme une utopie.

Sur la constitution de 1793 : Chapitre 1 section 1 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




samedi 26 janvier 2019

Droit à l'éducation et handicap


Le 18 décembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu une décision  d'irrecevabilité  Dupin c. France, qui précise le cadre juridique du droit à l'éducation des enfants handicapés. La Cour écarte en effet l'existence d'un droit d'être scolarisé en milieu ordinaire dont serait titulaire un enfant autiste. Elle précise qu'il appartient aux autorités de l'État, éclairées par des expertises médicales, de décider, au cas par cas et dans l'intérêt de l'enfant, des modalités de sa scolarisation.


La scolarisation des enfants en situation de handicap



La requérante, Bettina Dupin, est la mère divorcée d'un enfant autiste né en 2002, dont elle partage la garde avec le père, l'enfant ayant précisément sa résidence chez celui-ci. En 2011, elle demande la scolarisation dans une "classe pour l'inclusion scolaire" (CLIS), devenue depuis 2015 "unité pour l'inclusion scolaire". De manière très concrète, la CLIS est une classe spécifique accueillant des élèves en situation de handicap et qu'une circulaire de 2009 définissait comme "une classe à part entière de l'école dans l'école dans laquelle elle est implantée". Autrement dit, la CLIS avait vocation à permettre à l'enfant de suivre, au moins partiellement, un cursus scolaire ordinaire. La demande présentée par Bettina Dupin est rejetée, après un avis négatif de la Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Celle-ci préconise une orientation vers un Institut médico-éducatif (IME), établissement spécialisé dans l'accueil des enfants et adolescents atteints de "déficience à prédominance intellectuelle"

La requérante considère que ce refus condamne son fils à vivre à l'écart de la vie normale des écoliers ordinaires, et elle va épuiser tous les recours possibles, recours qui se déroulent devant des juridictions spécialisées, d'abord le tribunal du contention de l'incapacité (TCI), puis la Cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail (CNITAAT), et qui s'achèvent par le rejet de son pourvoi en cassation en 2016.


Le droit à l'instruction



Devant la CEDH, la requérante invoque une violation de l'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction". Elle appuie également son recours sur l'article 24 de la Convention des Nations Unies relative au droit des personnes handicapées qui leur reconnaît un droit à l'éducation et qui impose aux États parties de veiller à ce qu'elles ne soient pas exclues du système scolaire.

La lecture de ces dispositions révèle immédiatement la faiblesse du dossier et explique largement l'irrecevabilité du recours. Si le droit à l'instruction des personnes est en effet consacré, il ne s'agit pas nécessairement d'un droit à l'instruction en milieu scolaire ordinaire, précision qui ne figure pas dans les conventions. Force est de reconnaître que rien n'interdit aux États d'assurer cet enseignement, soit en milieu ordinaire, soit en milieu spécialisé, soit en cumulant les deux systèmes, l'un ou l'autre étant alors privilégié en fonction de la situation de chaque enfant.

C'est exactement le choix français. On sait que le droit à l'instruction figure dans le Préambule de 1946, selon lequel "La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction (...)". et la scolarisation des enfants handicapés s'intègre dans les devoirs de l'État, exactement comme celle de tous les enfants. Mais l'article L 112-2 du code de l'éducation se borne à garantir à chaque personne handicapée un "droit à l'évaluation de ses compétences, de ses besoins et des mesures mises en oeuvre" dans le cadre d'un parcours de formation qui doit être défini en fonction de sa situation personnelle. Ce droit à l'évaluation se traduit concrètement par l'expertise dont a bénéficié l'enfant de la requérante, expertise qui s'est traduite par un avis favorable à son éducation dans un établissement spécialisé. Aux yeux de la CEDH, le droit à l'instruction de l'enfant n'implique pas le libre choix de ses modalités par ses parents et il est garanti dès lors que l'État propose effectivement un système d'enseignement à l'enfant.

L'irrecevabilité peut sembler humainement brutale, mais elle se situe dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. Certes, la CEDH proclame, dans sa décision Velyo Velev c. Bulgarie de 2014 que, "dans une société démocratique, le droit à l'instruction est indispensable à la réalisation des droits de l'homme et occupe une place fondamentale (...)". Mais c'est pour ajouter, dans l'arrêt Sanlisoy c. Turquie du 8 novembre 2016 que ce droit impose un "service complexe", d'une organisation délicate, d'autant plus délicate que les ressources des États sont nécessairement limitées. Clairement, la Cour européenne n'entend imposer aux Etats une large autonomie dans ce domaine, chacun d'entre eux organisant le droit à l'instruction avec les instruments juridiques et financiers dont il dispose.


La discrimination



Cette irrecevabilité est aussi, du moins c'est ce qu'affirme la Cour, le fruit de l'insuffisance du dossier. La requérante invoque une violation de l'article 14 de la Convention européenne. A ses yeux, les autorités françaises ne prennent pas les mesures nécessaires à l'égard des enfants handicapés, et cette abstention a pour conséquence une discrimination, dès lors qu'ils ne peuvent bénéficier d'un enseignement de même nature que les autres enfants. Mais aucun élément, ne serait-ce que statistique, ne vient appuyer cette revendication. On peut le regretter car la Cour se serait alors peut-être engagée dans un contrôle plus poussé, exigeant que la recevabilité de la requête soit préalablement admise.

Pour le moment la Cour se borne à constater que le système français repose sur la scolarisation des enfants handicapés, et que le fils de la requérante ne semble pas avoir été victime d'une discrimination; Il a bénéficié de l'évaluation prévue par la loi, et le juge fait observer qu'avant de se voir proposer de poursuivre son cursus dans une institution spécialisée, il a été hospitalisé en hôpital de jour et allait à l'école un jour par semaine. Hélas, l'expérience n'a guère été concluante et l'enfant "ne parlait pas, n'écrivait pas, ne lisait pas, ce qui laisse entendre (...) qu'il n'était pas capable d'assumer les contraintes et les exigences minimales de comportement qu'implique la vie dans une école normale". Son admission dans une institution spécialisée doit d'ailleurs s'accompagner d'une assistance éducative et de la mise en oeuvre de certaines méthodes d'aide à l'acquisition des compétences. En reprenant ainsi les éléments pris en considération par les juges internes, la Cour montre qu'elle évalue la situation individuelle de cet enfant, et s'assure qu'il n'y avait d'erreur manifeste dans le choix opéré par les autorités françaises chargées de sa prise en chage.


En revanche, la CEDH écarte la reconnaissance d'une discrimination systémique, liée à l'organisation ou au fonctionnement d'un service public, mais qui n'entraine pas nécessairement un traitement inégalitaire des personnes qui en sont les usagers. Pourrait-elle statuer autrement sans pénétrer dans la gestion même de l'Etat, sans apprécier ses équilibres budgétaires ou ses choix politiques ? Devrait faire peser des contraintes plus lourdes sur les États les plus riches et tolérer l'abandon de certains services publics par les Etats les plus faibles ? Entrer dans ce type d'appréciation serait évidemment tomber dans une sorte de piège juridique qui aurait sans doute pour conséquence de renforcer les critiques dont elle est actuellement l'objet.





mardi 22 janvier 2019

Le statut militaire des gendarmes protégé par le Conseil constitutionnel

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 17 janvier 2019, M. Jean-Pierre F. pourrait être présentée comme un bel exemple d'"effet boomerang" de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC). La famille du jeune homme décédé durant une manifestation particulièrement violente des opposants au barrage de Sirvens, avec l'appui de la Ligue des droits de l'homme comme tiers intervenant, mettait en cause la constitutionnalité de l'article 697-1 du code de procédure pénale (cpp), plus précisément de son alinéa 3, qui prévoit que les juridictions spécialisées en matière militaire sont compétentes pour connaître des infractions commises par les militaires "dans le service du maintien de l'ordre". Le Conseil constitutionnel écarte cette QPC. En affirmant la constitutionnalité de cette attribution de compétence, il reconnaît ainsi la spécificité de la gendarmerie en raison même de son appartenance aux forces armées. Autant dire que le résultat obtenu est rigoureusement contraire à ce qu'attendaient les requérants.

Le moyen développé à l'encontre de cette disposition est unique. Il repose sur une atteinte au principe d'égalité devant la loi. Les policiers sont en effet poursuivis devant les juridictions ordinaires, alors que les gendarmes relèvent de ces juridictions spécialisées. Les victimes doivent donc se tourner vers des tribunaux différents selon les cas.


Juridiction d'exception, juridiction spécialisée



Il ne faut évidemment pas faire de confusion et imaginer le spectre de la juridiction d'exception, notion employée en langage courant pour désigner un tribunal méprisant les garanties essentielles de l'État de droit, souvent composé de personnes soumises au pouvoir en place et ignorant les règles élémentaires des droits de la défense. En l'espèce il s'agit de juger des militaires, et il est tentant de dire, ou à tout le moins de laisser entendre, que la juridiction a été créée et organisée dans le seul but de les soustraire à la justice de droit commun et de leur garantir une plus grande indulgence.

Hélas, tout ce discours relève, en l'espère, du pur fantasme.  L'article 697 cpp affirme seulement que "dans le ressort de chaque cour d'appel, un tribunal de grande instance est compétent pour l'instruction et, s'il s'agit de délits, le jugement des infractions mentionnées à l'article 697-1". La juridiction d'exception n'est finalement qu'un tribunal ordinaire auquel a été attribué compétence pour juger de ces affaires dans sa formation correctionnelle. Autant dire que nos gendarmes sont jugés par les mêmes juges que n'importe quel citoyen, et que les policiers lorsqu'ils commettent une infraction dans le cadre du maintien de l'ordre.



Ah ! Que j'aime les militaires ! La Grande Duchesse de Gerolstein. Offenbach
Dame Felicity Lott. 
Les Musiciens du Louvre. Direction Marc Minkowski. Mise en scène Laurent Pelly, 2004

Les règles de procédure



Le requérant s'appuie toutefois sur le fait que les règles de procédure sont un peu différentes. L'article 698-1 cpp précise ainsi qu'en matière délictuelle l'action publique est mise en mouvement par le procureur et non pas sur plainte de la victime. Il peut agir soit sur dénonciation du ministre de la défense ou des autorités militaires sur le fondement de l'article 40 al. 2 cpp, soit de sa propre initiative. Dans ce cas cependant, il doit demander l'avis du ministre de la défense ou de l'autorité militaire, mais il convient d'observer que cet avis est purement consultatif, le procureur demeurant libre de poursuivre la procédure.


Le précédent de 2015




Ces différences sont-elles suffisantes pour constituer une rupture du principe d'égalité ? Sans doute pas. Dans sa décision QPC du 24 avril 2015 Mme Christine M., épouse C., le Conseil constitutionnel s'est en effet déjà prononcé sur ces deux éléments distinctifs de la procédure.

Il a considéré que le législateur avait pu légitimement limiter la mise en mouvement de l'action publique au seul procureur. La finalité de ce texte est de réduire "le risque de poursuites pénales abusives exercées par la voie de la citation directe en imposant une phase d'instruction préparatoire" destinée à vérifier les faits et les circonstances dans lesquelles ils se sont produits, d'autre part à s'assurer qu'ils constituent bien une infraction. Cette restriction est n'est pas excessive aux yeux du Conseil constitutionnel dans la mesure où elle est justifiée par "les contraintes inhérentes à l'exercice de leurs missions par les forces armées", et surtout dans la mesure où la victime peut toujours se constituer partie civile.

L'analyse du second alinéa de l'article 698-1 cpp, qui impose au procureur de solliciter l'avis du ministre de la défense ou des autorités militaires est à peu près de même nature. Le Conseil fait observer en effet que, dans l'hypothèse où le procureur ne donne pas suite après l'avis, rien n'interdit à la victime de porter plainte, cette fois auprès du juge d'instruction si une information a été ouverte, ou encore de saisir le juge civil d'une demande de réparation du préjudice qu'elle dit avoir subi du fait des activités de maintien de l'ordre. Dans ces conditions, le Conseil estime que ces règles de procédure ne portent pas d'atteinte substantielle au droit d'exercer un recours effectif devant une juridiction.

Face à cette jurisprudence récente, le requérant de 2019 était juridiquement bien faiblement armé, et la décision rendue est donc loin de surprendre. Le Conseil constitutionnel aurait pu, comme d'ailleurs l'y invitait le Secrétariat général du gouvernement, invoquer le principe très compréhensif de "bonne administration de la justice" pour justifier une attribution de compétence à une formation de jugement qui ne lèse pas réellement les droits des victimes.


Le statut militaire




Mais le Conseil va plus loin, et il défend la spécificité de la Gendarmerie. Il rappelle qu'elle "relève des forces armées" et que les militaires de la Gendarmerie, comme ceux des autres forces armées, "sont soumis aux devoirs et sujétions de l'état militaire". Ils sont soumis à un droit pénal spécial défini dans le code de justice militaire qui prévoit des infractions spécifiques et des peines qui, telle la destitution ou la perte de grade, ne figurent pas dans l'échelle des peines infligées aux civils. L'activité de maintien de l'ordre n'échappe pas à cette spécificité, au seul motif que les policiers l'exercent également. En effet, c'est cette particularité même du statut militaire qui fait que les gendarmes ne sont pas placés dans la même situation que les policiers au regard des poursuites dont ils peuvent être l'objet.

On peut évidemment s'interroger sur les motifs réels de cette QPC. Sur le fond, elle n'avait guère de chance de prospérer, l'essentiel de l'organisation de ces juridictions spécialisées ayant déjà déclaré conforme à la Constitution en 2015. S'agissait-il alors d'une tentative pour obtenir qu'un nouveau pas soit franchi dans le rapprochement entre la Gendarmerie et la police nationale ? On sait que la loi du 3 août 2009 a placé les gendarmes sous l'autorité fonctionnelle du ministre de l'intérieur, sans pour autant leur retirer leur état militaire. Certains voudraient sans doute aller plus loin, vers la création d'une force de police unique et entièrement civile. La décision du 17 janvier 2019 leur oppose une fin de non-recevoir, et le statut militaire de la Gendarmerie se voit ainsi renforcé, contre toute attente.




samedi 19 janvier 2019

La loi visant à prévenir les violences lors des manifestations

Edouard Philippe a annoncé, par une intervention au journal de TF1 du 7 janvier 2019, une nouvelle loi relative à la liberté de manifestation, durcissant la législation existante. L'idée n'est pas si nouvelle et il reconnaît s'inspirer d'une proposition de loi sénatoriale déposée au Sénat par Bruno Retailleau et certains de ses collègues du Parti Républicain. Ce texte, déposé après les violentes manifestations de mai 2018, a déjà voté en première lecture par le Sénat, et a été transmis à l'Assemblée nationale en octobre 2018. Compte tenu du contexte de l'époque, il a essentiellement pour objet de lutter contre les Black Blocs. Il est donc probable qu'il sera assez largement modifié par la majorité LREM de l'Assemblée, marquée par les manifestations des Gilets jaunes, et  par des violences dont les auteurs sont moins aisément identifiables. Ce texte présente cependant l'intérêt, aux yeux du premier ministre et de la majorité parlementaire, d'offrir un support permettant d'accélérer la procédure législative. Le gouvernement prend, en quelque sorte, le train en marche.


Le port du masque pendant une manifestation



Une large partie de la proposition sénatoriale est consacrée à un renforcement des poursuites pénales, et c'est précisément cet aspect que le premier ministre reprend à son compte le plus volontiers. Certaines peines devraient être durcies, en particulier le fait de participer à une manifestation cle visage masqué. Prévue par la loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l'espace public, l'infraction est actuellement passible d'une simple contravention d'un montant maximum de 150 €. Edouard Philippe annonce sa volonté d'en faire un délit et la proposition sénatoriale suggère une peine d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.

Cette évolution ne semble pas se heurter à la jurisprudence constitutionnelle. Dans sa décision du 7 octobre 2010, le Conseil constitutionnel déclare en effet conforme à la Constitution la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Son contrôle se limite à s'assurer que le législateur n'a pas opéré une "conciliation manifestement disproportionnée entre l'ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés". Or, dans cette même décision de 2010, le Conseil vise précisément la "sécurité publique" pour justifier l'interdiction de la dissimulation du visage. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ne raisonne pas autrement dans sa décision du 1er juillet 2014 qui admet que le législateur français "entendait répondre à des questions de sûreté publique ou de sécurité publique" en énonçant cette interdiction. L'organisation des manifestations répond à ces mêmes objectifs et il serait surprenant que la CEDH modifie sa jurisprudence.



La participation à une manifestation non déclarée




Le premier ministre déclare vouloir "sanctionner ceux qui ne respectent pas cette obligation, ceux qui participeraient à des manifestations non déclarées". Certains commentateurs ont immédiatement fait observer que l'infraction existait déjà. L'article 431-9 du code pénal punit en effet de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait "d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi". Mais le premier ministre envisage d'élargir cette incrimination non plus aux seuls organisateurs du rassemblement mais aussi à ses participants.

Il a sans doute le sentiment de combler un vide juridique. Dans l'état actuel du droit, une manifestation non déclarée est, par hypothèse, dépourvue d'organisateur officiel, puisque celui-ci est reconnu comme tel par la procédure de déclaration. De fait, lorsque Eric Drouet, qui a toujours refusé de déclarer les manifestations de Gilets jaunes, est poursuivi sur le fondement de l'article 431-9 du code pénal, c'est à l'accusation de prouver qu'il a bien joué un rôle d'organisateur.

Cet élargissement aux simples participants n'est sans doute pas inconstitutionnel, mais sa mise en oeuvre risque de se révéler délicate. L'élément moral de l'infraction, c'est-à-dire le sentiment d'agir en violation de la loi, risque de n'être pas aisé à démontrer. Il est probable que les manifestants poursuivis prétendront tous être de parfaite bonne foi, et persuadés que le rassemblement avait été déclaré. On risque ainsi de ne condamner que les manifestants les moins éclairés, ceux qui auront eu la fâcheuse idée d'afficher sur les réseaux sociaux leur joie de participer à un rassemblement non déclaré. En dehors de ces cas un peu marginaux, l'accusation devra démontrer que l'intéressé savait que la manifestation était non-déclarée.


Faut plus d'gouvernement 1889, chanson anarchiste. Marc Ogeret


L'interdiction d'accès aux manifestations



La loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017 autorise le préfet à créer des "périmètres de protection" assez semblables aux "zones de protection ou de sécurité" qui existaient pendant l'état d'urgence. A l'intérieur de cet espace, il est possible de contrôler les circulation des personnes et donc de filtrer les accès. Selon la loi, cette procédure ne peut s'appliquer qu'à un "lieu ou évènement exposé à un risque d'actes de terrorisme". Mais cette restriction peut être aisément contournée car un rassemblement de personnes, peut toujours être présenté comme la cible potentielle d'un acte terroriste, surtout en l'état actuel de la menace.

L'idée est aussi de prononcer des interdictions de manifester visant ceux qui ne viennent pas exprimer pacifiquement leurs convictions mais viennent détruire, piller, combattre les forces de police avec toute la violence possible. Sur ce point, le premier ministre s'inspire de ce qui existe depuis longtemps dans les violences sportives. La loi du 23 janvier 2006 prévoyait déjà la possibilité d'interdire l'accès au stade aux supporters violents, mais il s'agissait alors d'interdictions purement individuelles. La loi du 10 mai 2016 est ensuite venue autoriser des interdictions collectives, qui peuvent d'ailleurs être prononcées par les organisateurs des manifestations sportives. Au-delà de l'interdiction d'entrer dans le stade, il est aussi possible, depuis la loi du 14 mars 2011, d'interdire les déplacement individuels ou collectifs de supporters violents.

En dépit de son caractère dérogatoire, ce type de police spéciale a été déclarée conforme à la convention européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2013, la CEDH estime en effet que les violences commises lors de certains matchs peuvent justifier l'arrestation et même l'internement administratif d'un supporter. L'atteinte au principe de sûreté n'est pas niée par la Cour, qui fait observer que l'intéressé est arrêté et interné non pas parce qu'il a commis une infraction mais pour empêcher qu'il en commette une. L'actuelle proposition ne va pas aussi loin et se borne à envisager une interdiction de manifestation, sans internement préventif.

Le problème est alors le suivant : Comment identifier ces personnes violentes parmi une masse de manifestants ?



Le fichier des casseurs




La proposition de loi initiée par le Sénat propose la création d'un fichier anti-casseurs, précisément sur le modèle de celui qui permet de recenser les hooligans et de leur interdire l'accès au stade, fichier créé après un avis motivé de la CNIL. Techniquement, il suffit d'ajouter, dans le décret du 28 mai 2010, les manifestants violents à la liste des personnes susceptibles de figurer dans le fichier des personnes recherchées (FPR). Dès lors que ce fichage repose sur des motifs de sécurité publique, les personnes fichées ne disposeraient que d'un droit d'accès dit "indirect", ce qui signifie qu'elles pourraient seulement demander à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) de s'assurer que le fichage est conforme à la loi. Elles ignoreraient l'existence de ce fichage, jusqu'au jours où elles se verraient notifier une interdiction de manifester.

L'examen à l'Assemblée permettra, du moins on l'espère, de susciter le débat sur cette disposition. Est-elle utile ? On peut s'interroger, dès lors que la plupart des extrémistes violents peuvent être fichés dans d'autres systèmes et que le juge judiciaire peut, de son côté, prononcer une peine complémentaire d'interdiction de manifester.  Ne serait-il pas utile de faire savoir aux intéressés qu'ils sont fichés, information peut-être susceptible de calmer un peu leurs ardeurs destructrices ? Toutes ces questions méritent discussion.

La proposition sénatoriale a déjà été débattue en commission. C'est ainsi que l'étrange article 7 qui prévoyait une responsabilité civile collective, a été heureusement retiré. Il allait en effet à l'encontre des principes généraux de la responsabilité civile et notamment de l'exigence d'un lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice. Comment en effet admettre qu'une personne soit responsable d'un dommage qu'elle n'a pas personnellement causé ?

Cette disposition a suscité le rapprochement de la proposition sénatoriale avec la célèbre loi anti-casseurs du 8 juin 1970 qui affirmait l'existence d'une responsabilité pénale collective, hérésie juridique violant allègrement le principe d'individualisation de la peine mais subsistant dans l'ordre juridique, en l'absence à l'époque de contrôle de constitutionnalité. Heureusement, elle a été abrogée après l'alternance de 1981, bien des années après que les juges, dans leur grande sagesse, aient renoncé à l'appliquer.

Il ne fait aucun doute que le débat sur cette loi anti-casseurs "modernisée" sera vif mais on peut se demander si le premier ministre et le Sénat ne sont pas passés à côté de l'essentiel. Certes, on comprend qu'il est nécessaire d'empêcher de nuire ces manifestants violents, mais cette petite frange agitée ne doit pas cacher la nécessaire réflexion sur l'exercice apaisé de la liberté de manifester. A l'heure des réseaux sociaux, la procédure déclaratoire actuelle semble bien désuète, héritée d'un décret-loi de 1935. Alors que le Président Macron annonce la dématérialisation des procédures, il serait sans doute d'institutionnaliser une relation de dialogue entre les manifestants et ceux qui sont chargés d'assurer l'ordre public. La liberté de manifester elle-même semble encore dépourvue d'une autonomie réelle, tiraillée entre la liberté d'expression et la liberté de réunion. Pour une fois, le parlement pourrait peut être envisager une réflexion globale et un peu moins conditionnée par l'actualité immédiate.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



lundi 14 janvier 2019

Service national universel : A quoi sert l'Observatoire de la laïcité ?

Personne n'aurait remarqué l'"étude à propos de l'application du principe de laïcité et sa promotion dans le cadre du futur service national universel" (SNU), si le ministre de l'éducation nationale n'avait déclaré vouloir l'écarter dans la mise en oeuvre du futur SNU. Il est vrai qu'elle admettait le port de signes religieux par les jeunes appelés, prise de position qui a immédiatement suscité le débat. 

Il peut paraître étrange en effet que l'Observatoire de la laïcité, auteur de ce travail, semble vouloir écarter le principe de neutralité, alors même que son rôle est d'"assister le gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité dans les services publics". Surtout, on peut se demander si cette prise de position est conforme avec l'objet même du SNU, qui, selon les termes du Président de la République, est d'"impliquer davantage la jeunesse française dans la vie de la Nation, de promouvoir la notion d'engagement et de favoriser un sentiment d'unité nationale autour de valeurs communes". Comment parvenir à un tel résultat sans imposer le respect de la neutralité ? Comment faire respecter des valeurs communes en mettant l'accent sur les différences ? 

De fait, après l'intervention du ministre, l'Observatoire a immédiatement engagé une opération de communication mi-déminage, mi-rétropédalage, consistant en une "mise au point" diffusée sur son site. Jean-Louis Bianco y affirme que le texte en question n'est pas une "recommandation" ni une "préconisation", encore moins un "avis". Bref, l'étude en question "se borne à rappeler précisément le cadre du droit positif et les possibilités de restriction à la manifestation du fait religieux". Le communiqué rappelle en outre que le législateur peut encore prévoir un texte particulier gouvernant l'organisation du SNU en matière de respect du principe de laïcité.

La précision est certes bienvenue, même si l'on peut s'amuser de voir l'Observatoire affirmer que son étude est pratiquement sans intérêt, puisqu'elle se ramène à un simple rappel du droit positif. C'est vrai qu'elle en a l'apparence. Elle examine ainsi les deux phases du SNU, telles qu'elles sont actuellement envisagées. Une première phase d'une quinzaine de jours, obligatoire pour tous les jeunes de seize ans, devrait se dérouler en internat permettre l'acquisition des valeurs de la République. Une seconde phase ensuite, celle-là facultative, ressemblerait à l'actuel service civique. Le plan adopté consiste à saucissonner ces phases et l'Observatoire distingue finalement neuf situations, au regard des participants, intervenants et appelés et des problèmes qui se posent, allant de la pratique religieuse, aux menus proposés durant les repas, au jeûne etc. Chaque situation est examinée sur la plan juridique, dans une analyse qui, a priori, ressemble effectivement à une simple récitation du droit positif.

Agent public ou usager


Reprenant un raisonnement qu'il a déjà développé à de nombreuses reprises, l'Observatoire affirme qu'il n'existe que deux relations possibles au service public : on n'est soit agent public, et soumis au principe de neutralité, soit usager et on est alors dispensé de cette obligation. La notion de "tiers" ou de "collaborateur occasionnel" ne saurait être utilisée qu'à des fins d'indemnisation, lorsqu'une personne est victime d'un dommage lié au fonctionnement du service. La conséquence de l'analyse ne se fait pas attendre : l'appelé participant au SNU est un usager et il peut donc arborer des signes religieux, exiger dans les menus des internats " des plats contenant de la nourriture confessionnelle", invoquer le jeûne religieux pour être dispensé d'activités physiques. D'une manière générale, il pourra pratiquer son culte, et l'Observatoire déplore que la brièveté du séjour ne permette pas la création d'aumôneries dans les internats. 
Usager ou écolier 

Mais l'appelé au SNU est-il un usager ? L'Observatoire s'appuie sur le fait que la loi du 15 mars 2004 encadrant le port des signes religieux dans les écoles n'est pas directement applicable en l'espèce. Il est incontestable que certains jeunes seront appelés au SNU après avoir quitté le système scolaire ou alors qu'ils poursuivent leurs études dans des établissements confessionnels, donc non soumis au principe de neutralité. Mais cette inapplicabilité de la loi de 2004 n'a pas pour conséquence unique et nécessaire l'autorisation de porter des signes religieux pour les appelés au SNU.

Il suffirait en effet de voter un texte particulier pour élargir le champ d'application de la loi du 15 mars 2004 à la première phase du SNU. L'internat dans lequel ils sont hébergés ne ressemble-t-il pas étrangement à un établissement d'enseignement ? N'y sont-ils pas accueillis pour suivre une formation comme dans n'importe quel pensionnat ? Le nouveau président de la Fondation de l'Islam de France, Ghaleb Bencheikh, s'est prononcé sur cette question de manière beaucoup plus clairvoyante que l'Observatoire : "En tant que citoyen, je ne souhaite pas que l'on encourage le port de signes religieux au SNU pendant sa première phase. Il vaudrait mieux que ce dernier soit totalement laïque. Au législateur de voir si la loi de 2004 sur l'école peut y être étendue".

Pour l'Observatoire, ces analyses sont fausses car, à ses yeux, une telle disposition ne serait pas conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). A l'appui de cette affirmation pour le moins péremptoire, il cite l'arrêt Dogru c. France de 2008 qui déclare conforme à la liberté religieuse la loi de 2004, au motif que les jeunes filles qui refusent de retirer leur voile conservent la possibilité de poursuivre leurs études grâce à l'enseignement à distance. Leurs convictions religieuses étaient donc respectées. Certes, mais la décision de la Cour est interprétée de manière bien étrange. Aux yeux de l'Observatoire, l'interdiction du port de signes religieux durant la première phase du SNU, en internat, violerait la jurisprudence Dogru, tout simplement parce qu'il n'est pas prévu d'enseignement à distance dans ce domaine. Or l'enseignement à distance n'est évoqué par la CEDH que comme un élément, parmi d'autres, de son contrôle de proportionnalité. La brièveté du séjour des jeunes appelés pourrait constituer un argument tout à fait sérieux pour justifier la même mesure dans les internats du SNU. Mais l'Observatoire préfère verrouiller son analyse autour d'une interprétation fausse de la décision Dogru

Au surplus, l'Observatoire appuie son analyse sur cette jurisprudence qui a aujourd'hui plus de dix ans,  oubliant, ou feignant d'oublier, qu'elle a considérablement évolué depuis 2008. Il devrait consulter la décision SAS c. France du 1er juillet 2014, dans laquelle la CEDH précise que le législateur français est libre d'organiser la conciliation entre la liberté religieuse et l'exigence de laïcité, et qu'il peut donc interdire la dissimulation du visage dans l'espace public. Et encore plus récemment, la décision Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 reconnait l'existence d'un "modèle français de laïcité" qui peut imposer le principe de neutralité dans le but d'assurer le "vivre ensemble", formulation reconnue par la Cour. Or, le "vivre ensemble" est précisément l'objet du SNU et on peut penser que, saisie de son cas, la CEDH respecterait le choix français d'interdire le port de signes religieux durant quinze jours... Cette jurisprudence nombreuse et argumentée n'est même pas mentionnée par l'Observatoire de la laïcité, sans doute parce qu'elle ne va pas dans le sens où il souhaite se diriger. Il est donc préférable de s'en tenir à des arrêts vieux de dix ans, quitte à les interprétation d'une étrange manière.

ça ne sert à rien. Paule Desjardins. 1958 
Musique de Paul Misraki pour le film "Maigret tend un piège" de Jean Delannoy


Écolier ou collaborateur occasionnel



De la même manière, l'Observatoire s'appuie sur une étude du Conseil d'État datant de 2013 pour écarter la notion de collaborateur occasionnel du service public, notion qui pourrait être utilisée pour les jeunes appelés au SNU. C'était pourtant la qualification envisagée par les auteurs du rapport remis au président de la République en novembre 2018 sur la mise en oeuvre du SNU qui affirmait  clairement que "la situation du jeune appelé, légale et réglementaire, (...) sera analogue à celle d'un collaborateur du service public. A ce titre, naturellement, l'ensemble des droits et sujétions reconnues par la loi s'appliqueront à lui. Notamment, en tant qu'appelé, il sera totalement subordonné au respect du principe de laïcité (...)". 

On sait que la jurisprudence qui exclut l'utilisation de  qualification de collaborateur occasionnel en dehors du contentieux de la responsabilité fait aujourd'hui l'objet d'attaques des juges du fond. C'est ainsi que le tribunal administratif de Montreuil, dès le 22 novembre 2011, utilisait la notion de collaborateur occasionnel en dehors de son champ juridique fonctionnel, pour désigner une personne participant au service public. La circulaire de Luc Chatel du 27 mars 2012, à propos de l'accompagnement des sorties scolaires allait dans le même sens. Des propositions de loi sont ensuite venues relayer cette tendance. Aujourd'hui, il suffirait de voter une loi affirmant que les appelés du SNU sont des collaborateurs occasionnels du service public... pour qu'ils le soient. L'Observatoire, évidemment, se garde bien d'explorer cette piste, considérant un rapport du Conseil d'État de 2013, entièrement dépourvu de valeur juridique, comme étant l'alpha et l'oméga du droit positif. Peut-être ignore-t-il que la loi est supérieure à un rapport du Conseil d'État ?

Il n'est pas surprenant que cette utilisation biaisée de la jurisprudence s'étende à d'autres domaines. C'est ainsi que, pour justifier l'existence de menus confessionnels dans les internats, l'Observatoire cit, très discrètement sous la forme d'une note de bas de page, un arrêt M.B. rendu par le Conseil d'État le 10 février 2016. Certes, il s'agit pour une fois d'une jurisprudence récente, mais elle porte sur la fourniture de menus hallal à la prison de St-Quentin-Fallavier. L'assimilation entre le jeune appelé et "l'usager du service public pénitentiaire" est tout de même un peu hâtive, et elle pourrait évidemment être discutée. Mais cette discussion n'est pas engagée, puisque l'on se garde bien de dire au lecteur que la décision citée porte sur une situation bien différente.


A quoi sert l'Observatoire de la laïcité ? 



A l'issue de la lecture, la seule question qui se pose est finalement la suivante : A quoi sert l'Observatoire de la laïcité ? Il affirme lui-même que son travail n'est qu'un rappel de l'état du droit. Sans doute, mais ce type de consultation juridique  peut être effectué, et beaucoup mieux, par les services juridiques des ministères concernés ou par le Conseil d'Etat. D'autant que le Conseil d'Etat, lui, n'aurait sans doute pas fait une présentation biaisée de sa propre jurisprudence... Or tout l'art de l'Observatoire de la laïcité consiste se présenter comme le seul interprète autorisé du droit positif et à lui faire dire ce qui lui plait. 

D'une certaine manière, l'étude trouve ici son utilité, car elle a permis de mettre en pleine lumière le rôle que joue l'Observatoire, porte-parole d'une tendance doctrinale qui vise à importer en France un système "à l'américaine" reposant sur une liberté religieuse absolue. La laïcité n'est plus qu'un mot, une coquille vide utilisée pour contester toute restriction de cette liberté, nécessairement considérée comme discriminatoire. L'Observatoire de la laïcité se montre ainsi dans toute sa vérité, comme une institution qui ne défend pas la laïcité républicaine mais qui s'efforce de la combattre. Chacun a évidemment le droit de développer de telles convictions, mais qu'une commission créée par l'Etat et fonctionnant sur un budget public soit le porte-parole d'un tel mouvement est difficilement acceptable.


mercredi 9 janvier 2019

Les Invités de LLC : Jean-Paul Pancracio : A propos des passeports diplomatiques de M. Benalla


L’affaire des passeports diplomatiques détenus - et utilisés - par Alexandre Benalla, a fait revenir sur le devant la scène médiatique l’ancien directeur adjoint de cabinet du président de la République. Pour rappel, il avait été contraint de quitter ses fonctions auprès du président Macron au début de l’été 2018 pour avoir participé, le 1er mai, à des opérations de maintien de l’ordre contre des manifestants sans disposer des titres nécessaires et en commettant à cette occasion des violences sur des personnes en cours d’interpellation. Dépourvu à partir de là de toutes fonctions officielles, Alexandre Benalla avait néanmoins conservé deux passeports diplomatiques dont il a fait usage à de nombreuses reprises durant l’été à des fins professionnelles privées. Il avait ce faisant volontairement ignoré les demandes de restitution qui lui avaient été adressées à la fois par le Quai d’Orsay et par l’Elysée.

Sollicité par les médias pour savoir quels avantages donnaient de tels documents, le Quai d’Orsay a précisé, à bon droit, que leur titulaire, s’il n’est pas un agent diplomatique, ne peut pas en aucune manière bénéficier par ce moyen des immunités diplomatiques prévues par la convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques. Il ne s’agit dans un tel cas que d’un sauf-conduit permettant à son détenteur de franchir plus aisément les contrôles aéroportuaires. Les autorités douanières et de sécurité en charge de ces contrôles peuvent même demander une fouille des bagages personnels de celui-ci, ce à quoi échappent en principe - sauf soupçon grave - les agents diplomatiques.

Le sujet a même été traité - et cette solution restrictive confirmée - par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 20 septembre 2016. La cour s’y prononce très clairement sur le fait qu’un passeport diplomatique ne suffit pas à faire bénéficier son détenteur d’une quelconque immunité. De nationalité sénégalaise, l’intéressé était l’ancien président de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme, poursuivi en France pour des faits de corruption active et passive dans le cadre de son activité professionnelle. Pour échapper aux rigueurs de la justice pénale française, il entendait se prévaloir du passeport diplomatique dont il était toujours anormalement possesseur, et que même ses anciennes fonctions n’auraient pas dû justifier qu’il en bénéficie. En l’espèce la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la cour d’appel en considérant que le requérant « n’apparaît pas bénéficier de l’immunité conférée par la coutume internationale aux organes et entités qui constituent l’émanation d’un Etat ainsi qu’à leurs agents en raison d’actes qui relèvent de la souveraineté concernée. »


"Les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d'action"
Les Tontons flingueurs, Georges Lautner, 1963

L’attribution d’un passeport diplomatique est réglementée en France par un arrêté du 11 février 2009(article 1er). Peuvent ainsi en bénéficier pour la durée de leurs fonctions ou de leur mission :

Les agents diplomatiques et consulaires en fonctions.
Le président de la République, le Premier ministre, le Président du Sénat, le président de l’Assemblée nationale.
Les membres du gouvernement.
Les conseillers spécialisés* occupant un poste de chef de service auprès d’une mission diplomatique à l’étranger.
Les courriers de cabinet*.
Les titulaires d’une mission diplomatique ad hoc.

Enfin, peuvent également en disposer, à titre de courtoisie et sans limite d’attribution : les anciens présidents de la République et les anciens premiers ministres, les anciens ministres des affaires étrangères ainsi que les ambassadeurs dignitaires.

L’article 2 de l’arrêté précise en outre qu’un passeport diplomatique peut également être délivré aux conjoints ou partenaires auxquels le titulaire d’un tel passeport est lié par un pacte civil de solidarité ainsi qu’à leurs enfants mineurs.

A ces dispositions sont venues s’ajouter celles du décret du 6janvier 2012 ayant pour objet « l’intégration d’éléments biométriques dans le passeport diplomatique et la création d’un système de traitement automatisé de données à caractère personnel (REVOL) relatives aux titulaires de ce titre », dont le but est de permettre et sécuriser l’authentification  de ces derniers. Ce dispositif bénéficie de l'assistance technique de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS). L'article 2 prend notamment soin de mentionner que ledit passeport "ne peut être utilisés qu'aux fins pour lesquelles il est délivré", et qu'"il est restitué au ministère des affaires étrangères à l'expiration de sa validité ou dès lors que son utilisation n'est plus justifiée".  

Enfin, est-il besoin de préciser qu’un passeport diplomatique ne peut être utilisé par son détenteur que dans le cadre d’une mission officielle, donc diligentée par l’Etat qui l’a délivré ?

Jean-Paul Pancracio
Professeur de droit public
Auteur du blog "Observatoire de la Diplomatie
Auteur du  Dictionnaire de la diplomatie, édition 2018.

dimanche 6 janvier 2019

L'accès aux décisions de justice, ou le dispositif "Anti-Doctrine"

Les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique énoncent un principe de "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice, qu'elles soient issues des juridictions judiciaires ou administratives. S'inscrivant dans le principe d'ouverture des données publiques, cet Open Data des décisions de justice implique un droit à leur réutilisation, qui figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA. La transparence est donc une obligation légale que chacun, à commencer par l'Exécutif, devrait mettre en oeuvre.

La pratique révèle cependant une résistance peu visible mais extrêmement efficace à l'Open Data des décisions de justice. Doctrine.fr, une jeune Start Up bien décidée à collecter l'ensemble des décisions de justice pour les mettre à la disposition de ses abonnés après les avoir anonymisées, se trouve au coeur d'une procédure dont la caractéristique principale est l'étrangeté.

A l'origine, la volonté toute simple d'utiliser le droit d'accès et de réutilisation des décisions rendues par le tribunal de grande instance de Paris. Mais le greffe oppose à Doctrine une fin de non-recevoir, au motif notamment que les contraintes matérielles du service, en particulier celles liées au déménagement vers le nouveau Palais de justice, ne permettent pas d'accueillir de "consultant supplémentaire". Les éditeurs juridiques qui ont déjà accès à ces minutes ne sont donc pas concernés par ces difficultés de gestion.

Quoi qu'il en soit, devant le refus opposé par le greffe, l'entreprise a saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), qui a successivement rendu deux avis favorables.


Les avis favorables de la CADA



Dans le premier, du 7 septembre 2017, elle refuse de se déclarer incompétente comme le souhaitait le Garde des Sceaux. Il invoquait en effet les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 excluain du champ de la transparence administrative les documents juridictionnels. Mais la CADA se déclare au contraire compétente, en se fondant sur l'article L 342-1 du code des relations entre le public et l'administration (crpa), qui lui attribue compétence pour connaître d'une décision défavorable en matière de réutilisation des données publiques. Elle fait observer que, depuis la loi du 5 juillet 1972, "les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement". Or, l'article L 321-1 de ce même code affirme très clairement que "les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations (...) peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus". Doctrine a donc, non seulement un droit d'accès aux minutes des jugements du TGI, mais aussi un droit de réutilisation garanti par la loi.

Dans son second avis, du 14 décembre 2017, la CADA se borne à rappeler le premier, estimant inutile de se placer sur le fondement de l'accès aux archives publiques. Elle ajoute même, après avoir entendu le représentant de Doctrine, que, compte tenu, "de la démarche professionnelle du demandeur, de sa connaissance de la réglementation et de ses obligations en matière de réutilisation et de respect de l'anonymat", elle donne aussi un avis favorable aux décisions qui n'ont pas été rendues en audience publique,


L'étrange décision du TGI



Beau succès pour Doctrine, mais succès éphémère, car les deux avis de la CADA demeurent inappliqués. Le greffe campe sur son refus, et les requérants finissent par utiliser les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile. Ces dispositions prévoient que, dans le contentieux du refus d'accès aux documents détenus par les greffes, le recours est porté devant... le président du TGI. L'impartialité objective est-elle respectée lorsque le président d'une juridiction est appelé à statuer sur un refus de communication opposé par un greffier sur lequel il a autorité ? Quoi qu'il en soit, la décision rendue le 6 octobre 2017  par la chambre des requêtes composée d'un juge unique, évidemment le président du TGI, est une décision de rejet, très étrangement motivée. Le demandeur ayant eu la mauvaise idée de contester la compétence de cette juridiction, il lui est répondu que sa requête ne repose pas sur l'article 1441 du code de procédure civile et qu'il n'y a donc pas lieu à statuer. Pour faire bonne mesure, la décision ajoute que le demandeur s'est désisté, ce qui est faux.

David contre Goliath

La Cour d'appel, un juge impartial 



Heureusement, la Cour d'appel statue plus sérieusement, dans une décision du 18 décembre 2018. Elle commence par annuler la décision de la chambre des requêtes, en observant simplement qu'aucun élément ne permet de penser que le demandeur s'était désisté de tout ou partie ses demandes. Elle évite ensuite poliment de se prononcer sur le défaut d'impartialité de la procédure suivie devant la chambre des requêtes du TGI, en affirmant que "quelles que soient les critiques adressées à la procédure permettant au président de juger la décision d’un greffier qui serait sous son autorité, force est d’observer que le justiciable, (...) dispose, en tout état de cause, d’un recours effectif devant la cour d’appel". Autrement dit, Doctrine est désormais devant un juge impartial. 

Et précisément, la Cour d'appel reprend exactement l'analyse de la CADA, constate que les minutes des jugements sont des pièces communicables et que l'entreprise bénéficie d'un droit de réutilisation. Elle ajoute, de manière peut-être un peu malicieuse, que le déménagement du greffe dans le nouveau Palais de justice est maintenant achevé et que les obstacles matériels ont disparu. En conséquence, la Cour enjoint au greffe de procéder à la communication, ou de laisser Doctrine accéder à ces documents "dans les mêmes conditions que les autres opérateurs autorisés, à charge d’en faire un usage autorisé par la loi » . La référence au principe d'égalité est ici évidente, et la Cour d'appel sanctionne ainsi une procédure qui réservait l'accès aux éditeurs juridiques "historiques", les autres nouveaux venus se trouvant ainsi exclus du marché. En témoigne la position du parquet qui affirme que le refus de communication opposé à Doctrine "est d’autant plus surprenant qu’il n’est pas contesté que d’autres organismes tels que l’INPI, ou des éditeurs privés, ont un accès régulier aux décisions de justice auprès du même greffe." Et d'ajouter, pour se faire encore mieux comprendre que
cette décision de refus peut, "au regard des faits de l'espèce (...) laisser croire que les services du greffe de ce tribunal cantonnent l’accès aux décisions de justice à certains éditeurs."

La décision de justice est claire et argumentée. Le succès de Doctrine est total et incontestable. L'analyse juridique devrait donc conduire à la conclusion que l'entreprise à dû déposer deux demandes d'avis devant la CADA et engager deux procédures devant les tribunaux, pour obtenir ce qui n'est jamais que l'application de la loi.

La circulaire du 19 décembre 2018



Hélas, ce n'est pas si simple, car une circulaire du ministère de la justice datée du 19 décembre 2018, le lendemain de la décision de la Cour d'appel, est venue bloquer sa mise en oeuvre. Discrètement intitulée, "note relative au traitement des demandes de copies de décisions judiciaires émanant de tiers à l'instance", elle donne aux greffes une instruction bien surprenante puisqu'il s'agit de ne pas appliquer la décision de la Cour d'appel et donc de ne pas appliquer la loi de 1972 et le droit à la réutilisation des données également garanti par une disposition législative.

Les termes sont clairs : "La diffusion de décisions en masse répondant à des demandes dont il est manifeste qu'elles portent (...) sur la jurisprudence de la juridiction (...) sera en principe évitée". Pour justifier une pratique aussi brutalement contraire à la loi, il convient tout de donner quelques éléments de langage susceptibles de tenir lieu de motivation. La circulation conseille donc aux services de se retrancher derrière deux arguments. D'une part, la "bonne administration de la justice", notion dont on sait qu'elle est un peu la bonne à tout faire de l'organisation judiciaire. Ici, elle est employée pour invoquer une désorganisation du service entrainée par la demande de diffusion en masse. Il semble tout de même étrange d'affirmer haut et clair que l'on n'applique pas la loi parce que l'on n'a pas suffisamment de personnel ou de temps pour le faire, surtout que Doctrine, comme les autres éditeurs juridiques, était prêt à venir consulter les minutes. D'autre part, les services pourront invoquer la protection des données personnelles, autre argument étrange si l'on considère qu'il n'a jamais été question de diffuser les décisions autrement qu'anonymisées. Au contraire, Doctrine avait proposé de prendre à sa charge l'anonymisation de l'ensemble du corpus.

Une simple circulaire prétend donc faire obstacle à la loi et au principe d'Open Data des décisions de justice qu'elle énonce. D'un trait de plume, sont ainsi écartés les droits d'accès et de réutilisation. Certains verront peut-être dans cette circulaire le simple résultat d'un lobbying efficace, et nul n'ignore que le succès de Doctrine fait de l'ombre à beaucoup de monde. Mais en réalité, la gravité de la situation est surtout d'ordre juridique. Produit du ministère de la justice et donc de l'Exécutif, la circulaire s'oppose à la fois au pouvoir législatif et au pouvoir judiciaire. Au pouvoir législatif puisqu'elle empêche l'exécution de la loi et l'on sait qu'une circulaire non conforme à la loi est illégale. Au pouvoir judiciaire ensuite, car elle vise à entraver l'exécution d'une décision de justice. La séparation des pouvoirs est pour le moins malmenée, pour ne pas dire méprisée. Outre le contentieux certainement en cours contre le refus d'appliquer les avis de la CADA, on espère que Doctrine contestera la légalité d'un texte grossièrement irrégulier. Si Doctrine n'obtient pas l'ensemble de la jurisprudence des tribunaux judiciaire, elle aura au moins le mérite de faire avancer la jurisprudence administrative, et de faire avancer en même temps le principe de transparence,