« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 10 février 2024

Droit au repos : les congés payés durant la maladie

La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024, Mme Léopoldina P. déclare conformes à la constitutions les dispositions du code du travail relatives au droit à congé. Ces dispositions, issues des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, font une distinction selon l'origine de l'arrêt de travail. Lorsque l'arrêt maladie est lié à une cause professionnelle, le salarié conserve son droit aux congés payés, mais en limitant à une année la durée prise en compte pour ces congés. En revanche, lorsque sa maladie n'a rien à voir avec sa profession, ce droit ne lui est plus garanti. 

Tel était le cas de Mme Léopoldina P.  Elle a été recrutée comme employée commerciale dans une entreprise le 12 octobre 2009. Le 10 novembre 2014, elle est placée en arrêt de travail pour maladie non professionnelle, jusqu'au 30 décembre 2014. Dès le lendemain, le 31 décembre 2014, elle est de nouveau en arrêt maladie, mais cette fois pour accident du travail jusqu'au 13 novembre 2016. Ce second arrêt maladie durer deux ans jusqu'à un nouvel arrêt de travail, pour cause de maladie non professionnelle, du 19 novembre 2016 au 17 novembre 2019, soit près de trois ans. En tout, Léopoldina P. a donc passé cinq ans en arrêt de travail. A son retour, le 16 janvier 2020, elle est licenciée pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Elle saisit donc les Prud'hommes de diverses demandes au titre de l’exécution et de la rupture de son contrat de travail. Parmi celles-ci l'une porte sur son droit aux congés payés durant ses arrêts de travail. 

La requérante estime avoir été lésée par une législation qui l'a privée de congés payés durant toute sa maladie non professionnelle, et pendant une année de sa maladie professionnelle. Sur cinq années, elle n'en a donc bénéficié que durant une année. Elle pose donc une QPC qui invoque la violation du droit au repos, ainsi qu'une atteinte au principe d'égalité car elle n'est pas traitée de la même manière que les salariés en bonne santé. Rappelant que ces dispositions n'ont jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation, dans un arrêt du 15 novembre 2023, a donc renvoyé la QPC devant le Conseil constitutionnel.

 

Le droit au repos


Le Conseil constitutionnel a déjà reconnu le droit au repos, sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946 qui "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs".  Il a eu l'occasion de le mentionner dans sa décision du 13 janvier 2000, à propos des dispositions législatives portant la durée du travail hebdomadaire à 35 heures. 

Mais s'il reconnaît l'existence du droit au repos, le Conseil est aussi désireux de laisser au législateur une large marge d'appréciation dans son organisation. Selon une formulation toujours identique, initiée dans sa décision du 18 décembre 1997, il affirme ainsi qu’il "est loisible au législateur de déterminer les modalités de mise en œuvre du droit au repos et à la santé les plus appropriées pour parvenir à la finalité poursuivie". Léopoldina P. avait donc bien peu de chances d'obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946. Le Conseil affirme ainsi qu'il "était loisible au législateur d’assimiler à des périodes de travail effectif les seules périodes d’absence du salarié pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, sans étendre le bénéfice d’une telle assimilation aux périodes d’absence pour cause de maladie non professionnelle. Il lui était également loisible de limiter cette mesure à une durée ininterrompue d’un an".

 


 Je ne veux pas travailler. Pink Martini. 1997

 

Le principe d'égalité

 

Le principe d'égalité n'était guère en mesure, lui non plus, de susciter une déclaration d'inconstitutionnalité. Certes l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Mais ce principe d'égalité doit être considéré à la lumière de la situation concrète à laquelle le Conseil constitutionnel se trouve confronté. Dans sa décision du 16 janvier 1982, il affirme ainsi que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", Autrement dit, là encore, le législateur dispose d'une large autonomie pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité.

En l'espèce, il est clair qu'il existe une différence dans la situation juridique de la personne qui a été victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle et de celle qui est victime d'une maladie non professionnelle. Dans le premier cas, il est évident que l'entreprise doit tenir compte du dommage subi du fait de l'activité professionnelle, et faire en sorte que la victime ne subisse aucun préjudice supplémentaire. Le Conseil constitutionnel écarte donc, logiquement, la référence au principe d'égalité.

On pourrait alors se demander quel est l'intérêt d'une décision qui se borne à reprendre une jurisprudence antérieure. Mais précisément, la décision devient intéressante si on considère qu'elle déclare conforme à la Constitution des dispositions qui vont résolument à l'encontre d'une directive européenne du 4 novembre 2003.

 

Constitutionnalité et inconventionnalité


Cette dernière, concernant "certains aspects de l'aménagement du temps de travail" impose aux Etats membres de garantir aux salariés un congé de quatre semaines par an au minimum. Elle ne fait aucune distinction entre les travailleurs absents du travail pour congé maladie durant la période de référence et ceux qui ont effectivement travaillé durant cette même période. De fait, la distinction entre la maladie professionnelle et la maladie non professionnelle n'est plus pertinente.

Pendant plusieurs années, la Chambre sociale s'est appuyée sur l'absence d'effet direct d'une directive non transposée. Elle a donc maintenu une jurisprudence contraire à cette directive en maintenant la distinction faite par le code du travail, par exemple dans sa décision du 13 mars 2013

Mais par deux décisions du 13 septembre 2023, la Chambre sociale a totalement modifié sa jurisprudence, en s'appuyant cette fois sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Son article 31 § 2 qui énonce que "tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail (...) ainsi qu'à une période annuelle de congés payés". Ces dispositions, directement applicables en droit français depuis qu'elles ont été intégrées au traité de Lisbonne, permettent ainsi à la Chambre sociale de juger qu'un salarié peut prétendre à des congés payés, y compris lorsqu'il se trouve en arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle. Dans un second arrêt du même jour, la Cour de cassation précise qu'en cas d'arrêt de travail pour accident ou maladie d'origine professionnelle, le droit aux congés payés n'est plus limité dans le temps. Les salariés ont droit aux congés payés durant toute la durée de leur absence.

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024 n'a rien de surprenant, car on sait qu'il est juge de la conformité de la loi au traité et qu'il est donc incompétent pour apprécier sa conformité au traité. Il n'empêche que la situation juridique est pour le moins délicate, et on doit se réjouir que les autorités aient annoncé, enfin, qu'une loi de transposition de la directive européenne serait prochainement votée, permettant de modifier le code du travail. Le Conseil constitutionnel n'y verra certainement aucun inconvénient, puisque, dans ce domaine, il laisse au législateur une très large marge d'autonomie. 


 

Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13 , section 2 § 2

 

1 commentaire:

  1. Cette décision du Conseil constitutionnel appelle trois remarques dépassant le strict droit positif.

    - Après le droit au repos, ne va-t-on pas invoquer un jour prochain le droit à la paresse pour prévenir les "burn - out" et autres inconvénients liés à l'exercice d'une activité professionnelle ?

    - Ne nous trouvons pas au coeur d'une société dont certains citoyens - de plus en plus nombreux - considèrent qu'elle leur confère des droits de plus en plus étendus et qu'elle les dispense d'un maximum d'obligations ? Comment un tel système peut-il fonctionner sans un équilibre raisonnable entre droits et obligations ?

    - Nos négociateurs de traités internationaux universels et d'autres instruments juridiques européens seraient bien inspirés de mesurer toutes conséquences des obligations juridiques souscrites. En cas de doutes ou de potentiels contentieux à venir, pourquoi ne pas émettre des réserves sur ces points ?

    C'est en anticipant les risques que l'on progresse ... non en les ignorant.

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