« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 24 février 2024

Le bien-être animal contre l'abattage rituel.

Dans un arrêt du  3 février 2024, Executief van de Moslims van Belgie et a. c. Belgique, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que l'interdiction de l'abattage rituel sans étourdissement ne porte pas atteinte à la liberté de religion. 

Les juges belges ont été saisis par différentes associations se présentant comme représentatives des communautés musulmanes et juives de Belgique, ainsi que par des ressortissants belges de ces deux confessions. Ils contestent deux décrets, l'un de la Région flamande de 2017, et l'autre de la Région wallonne de 2018 qui interdisent l'abattage rituel sans étourdissement. Aux yeux des requérants, ces réglementations constituent une ingérence disproportionnée dans la liberté de religion, garantie par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme.

 

La Cour de justice de l'Union européenne

 

L'affaire présente la particularité d'avoir suscité l'intervention de deux juridictions européennes. Les requérants, avant de saisir la CEDH, ont en effet fait un recours devant la Cour constitutionnelle belge, et celle-ci a saisi la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. Celle-ci portait sur la conformité des décrets à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit la liberté de religion dans son article 10.

Dans un arrêt Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres du 17 décembre 2020, la CJUE affirme que la directive du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort doit être interprétée en ce sens qu'elle ne s'oppose pas à la réglementation d'un État membre, imposant l'étourdissement de l'animal en matière d'abattage rituel. La CJUE se fonde ainsi sur l'article 13 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), selon lequel la protection du bien-être des animaux constitue un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union.

Après le rejet de leur requête devant la Cour constitutionnelle belge, les requérants vont se tourner vers la CEDH et invoquer, de la même manière, l'atteinte à la liberté de religion protégée par l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 

La traversée de Paris. La mort du cochon

Claude Autant-Lara. 1956


La CEDH n'est pas juge des débats théologiques

 

La question de la recevabilité d'une telle requête ne se pose pas réellement. Depuis l'arrêt du 27 juin 2000 Cha’are Shalom Ve Tsedek, la CEDH affirme que l'abattage rituel relève du droit de manifester sa religion par l'accomplissement de rites. Elle ajoute, par exemple dans la décision Erlich et Kastro c. Roumanie du 9 juin 2020, que la pratique d'une religion peut imposer des prescriptions alimentaires. L'article 9 de la Convention est donc applicable en l'espèce, puisque les décrets flamand et wallon emportent effectivement une ingérence dans l'exercice de la liberté religieuse.

Ces précédents permettaient d'augurer de la recevabilité des recours, mais l'affaire Executief van de Moslims van Belgie et a. est d'une nature différente. La décision Cha’are Shalom Ve Tsedek portait en effet sur l'agrément donné par l'autorité administrative aux organismes religieux habilités à procéder à la mise à mort d'animaux. Dans le cas présent, l'arrêt porte exclusivement sur les conditions de l'abattage, et l'absence d'étourdissement.

Le point est important, car le gouvernement belge estimait que les décrets ne portant que sur cet aspect très limité du rituel, l'atteinte aux convictions religieuses n'atteindrait pas une force suffisante pour caractériser une ingérence. La CEDH refuse sagement d'entrer dans le débat. Elle se se borne à rappeler que le devoir d'impartialité et de neutralité de l'État lui impose de s'abstenir de toute appréciation de la légitimité des convictions religieuses des uns ou des autres et de la manière dont elles s'expriment. Ce principe, notamment rappelé dans l'arrêt Eweida et a. c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, lui permet ensuite d'affirmer qu'il "n’appartient donc pas à la Cour de trancher la question de savoir si l’étourdissement préalable à l’abattage est conforme avec les préceptes alimentaires des croyants musulmans et juifs". Les avis divergents au sein des communautés religieuses ne sont tout simplement pas son affaire.
 
Dès lors, la CEDH est conduite à apprécier la légitimité de l'ingérence dans la liberté religieuse constituée par les deux décrets. Il ne fait aucun doute que cette ingérence est "prévue par la loi", ces textes ayant, en droit belge, valeur législative. 
 
 

Le bien-être animal, but légitime 


 
La question de la poursuite d'un but légitime est plus intéressante, car c'est la première fois que la Cour est amenée à se prononcer sur le bien-être animal, considéré précisément comme une finalité justifiant une ingérence dans la liberté religieuse. Or, si le droit de l'Union européenne a effectivement décidé de protégé ce bien-être dans une directive spécifique, il n'en est pas de même du droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Celle-ci ne le mentionne nulle part, et il ne figure pas dans la liste des buts légitimes justifiant une ingérence dans la liberté religieuse. 

Mais si le bien-être animal n'a pas encore été pris en considération au regard l'article 9, il l'a été au regard des articles 10 et 11 protégeant les liberté d'expression et de réunion. La décision d'irrecevabilité Friend et autres c. Royaume‑Uni du novembre 2009 l'invoque ainsi directement à propos de l'interdiction de la chasse à courre au renard. Pour la CEDH, une telle interdiction poursuit un but légitime de protection de la morale. Elle vise en effet à éliminer la chasse et l'abattage d'animaux dans un but uniquement sportif, et dans des conditions moralement répréhensibles, dès lors qu'une souffrance excessive est volontairement infligée aux animaux.

Dans l'arrêt Executief van de Moslims van Belgie et a., la CEDH élargit cette analyse à la liberté religieuse. Elle précise qu'elle s’inscrit dans un contexte sensiblement différent, et précise que la morale publique ne concerne pas seulement les relations entre les personnes. L'exercice des libertés garanties par la Convention n'implique pas "un assouvissement absolue (...) sans égard à la souffrance animale". Et précisément, cette souffrance animale est considérée comme une valeur morale partagée par de nombreux Belges, qu'ils soient Flamands ou Wallons. En témoigne l'écrasante majorité avec laquelle les deux décrets contestés ont été votés.

Pour apprécier la nécessité de l'ingérence, la CEDH s'appuie précisément sur le caractère volontariste de la position belge. Par ailleurs, sans constater encore de réel consensus sur l'interdiction de l'abattage sans étourdissement au sein des États parties à la Convention, elle observe tout de même une évolution progressive en faveur d'une protection accrue du bien-être animal. Elle constate que les deux décrets litigieux ont été précédés de larges concertations avec les représentants des communautés juives et musulmanes, et que le contrôle des juges belges a pris en compte l'ingérence ainsi réalisée dans la liberté religieuse. L'analyse de proportionnalité a donc déjà eu lieu dans le droit interne, et la CEDH observe, non sans satisfaction, qu'elle rejoint la position de la CJUE.
 
 

Une décision porteuse d'espoirs 



Le bien-être animal devient ainsi un élément de nature à justifier une ingérence dans les libertés garanties par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Certes, rien n'est jamais parfait, et on observe les limites du fédéralisme belge. Si les régions wallone et flamande ont adopté des textes interdisant l'abattage sans étourdissement, tel n'est pas le cas de la région bruxelloise. Les communautés musulmanes et juives de Wallonie et de Flandre n'ont donc qu'à se rendre à Bruxelles pour abattre des animaux sans étourdissement, et contourner ainsi facilement la décision de la Cour.

Même avec cette limite, la décision demeure porteuse d'espoirs, notamment pour sanctionner des chasses traditionnelles parfois très cruelles. Il suffirait que le bien-être animal soit de nouveau invoqué, cette fois en matière d'ingérence dans la liberté d'aller et de venir. Certaines associations doivent commencer à y penser.

En France, la décision pourrait aussi permettre, à terme, de résoudre une contradiction. Depuis une loi de 2014, il est acquis que "les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité". Mais le législateur s'en est tenu à cette déclaration de principe, et le droit français se caractérise par le maintien du statu quo en matière d'abattage rituel. L'égorgement des moutons reste licite, conformément à l'article 4 du règlement communautaire du 24 septembre 2009 qui énonce que "les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement". Mais le paragraphe 4 de ce même article ajoute immédiatement  qu'il est possible de déroger à cette règle "pour les animaux faisant l'objet de méthodes particulières d'abattage prescrites par des rites religieux". La seule condition est alors que l'animal soit tué dans un abattoir, dans des conditions d'hygiène satisfaisantes, principe repris par le décret du 28 décembre 2011. Il ne fait guère de doute, dans ces conditions, que l'animal est considéré comme un bien et que sa sensibilité n'est guère prise en considération. La jurisprudence de la CEDH incitera peut-être le législateur à intervenir dans ce domaine.

 
L'abattage rituel : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10,  section 2 § 1B

 


2 commentaires:

  1. "Appuyez-vous sur les principes, ils finiront bien par céder". Cette maxime de Talleyrand devrait être gravée en lettres d'or sur le fronton de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg. Au fil de ses arrêts, la juridiction strasbourgeoise donne l'impression de manquer de fil directeur, agissant au doigt mouillé en fonction de considérations d'opportunité qui échappent au commun des mortels. Un jour, elle applique les grands principes du droit dans toute leur rigueur. Un autre, elle les tord au point de les dénaturer. Est-ce souhaitable? Est-acceptable ?

    La nature des juges européens reste impénétrable et l'avenir de leur décisions est tout à fait imprévisible. Il faudra bien, un jour ou l'autre, se poser la question de la limite éventuelle des pouvoirs d'interprétation de la Cour qui devrait être la bouche du droit.

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  2. A titre purement informatif (nous ne prenons pas parti pour son contenu), vos lecteurs pourraient lire la tribune de Pinchas Goldschmidt intitulée : "Sur l'abatage rituel, la justice européenne ouvre la boîte de Pandore" parue dans le Monde daté du 1er mars 2024 en page 27. L'intéressé est "président de la conférence des rabbins européens depuis 1993".

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