« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 19 octobre 2025

Procréation post mortem : L'intérêt supérieur de l'enfant contre la rigidité de la loi


Dans deux arrêts du 14 octobre 2025, la cour d'appel de Paris se fonde sur l'intérêt supérieur de l'enfant pour définir les droits d'enfants nés d'une insémination post mortem. Dans les deux cas, les enfants français sont nés en Espagne, pays qui autorise une veuve à bénéficier d'une assistance médicale à la procréation (AMP), à partir d'une insémination avec les gamètes de leur conjoint défunt, ou encore à partir d'un réimplantation d'un embryon conçu avec les gamètes du couple.

La première décision de la cour d'appel de Paris établit un lien de filiation paternelle en faveur de l'enfant. La seconde décision s'inscrit, quant à elle, dans un contentieux relatif à la succession du défunt, son ex-épouse issue d'un premier mariage ayant engagé une action pour faire déclarer inapte à succéder l'enfant du second mariage issu d'une réimplantation d'embryon réalisée post mortem en Espagne. En revanche, le premier enfant de ce second mariage était, quant à lui, apte à succéder, puisque la petite fille était née dix-sept jours avant le décès de son père. La seconde, celle potentiellement privée du droit de l'aptitude à la succession, était née dix-mois après ce décès, ce qui fait une différence d'à peine vingt mois entre les deux enfants issus du même patrimoine génétique. Prenant acte de l'inégalité successorale qui aurait résulté d'un refus, les deux enfants d'une même fratrie n'étant pas traités de la même manière, la cour reconnaît l'aptitude à succéder de l'enfant né par AMP dix-neuf mois après la mort de son père.

 

Un droit de fermeture

 

Ces deux décisions ont pour point commun d'offrir un instrument de contournement, certes modeste mais réel, d'une législation extrêmement sévère à l'égard des femmes souhaitant obtenir une AMP à partir des gamètes de leur époux décédé. 

La conception post mortem a été formellement interdite dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique qui affirme que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple". 

Cette approche restrictive a été validée par la CEDH, dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023. Il est vrai que la Cour européenne ne prend pas une position de principe hostile à l'AMP des veuves. Elle se borne à laisser aux États une très large autonomie, dans un domaine où il n'existe pas de consensus européen. Dans sa décision  Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022, elle dressait ainsi une véritable liste des positions des États, témoignant d'une division sur la conception post mortem. Les uns l'interdisent comme la France, l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables comme  la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, et bien entendu l'Espagne, pays dans lequel l'époux de chacune des deux requérantes avait choisi de déposer ses gamètes. 

Le droit français ne peut empêcher l'AMP en tant que telle, dès lors qu'elle a été effectuée dans un pays dans lequel elle est parfaitement licite. C'est la raison pour laquelle les contentieux se concentrent sur les conséquences de cette AMP au regard de la filiation d'abord, de la succession ensuite.

 


 Il grandira car il est espagnol

La Périchole. Offenbach. Théâtre des Champs Elysées. 2022 

 

La tentation libérale 

 

Sur la question de l'AMP post mortem, les juges français ont toujours été libéraux, et la loi de 2021 a mis une fin brutale à une évolution jurisprudentielle qui se montrait compréhensive. Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'État avait ainsi autorisé l'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante. Celle-ci vivait certes à Paris, mais elle était de nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui pouvait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son pays. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier. 

Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes avait également permis l'exportation vers l'Espagne des paillettes de sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le décès de son époux, l'enfant était lui même décédé in utero en avril 2016. La perte de cet enfant témoignait de l'existence d'un véritable projet parental, qui constituait, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

La loi de 2021, par le caractère péremptoire de sa formulation, semble mettre fin à ce libéralisme et interdire au juge d'apprécier la situation au cas par cas. Mais en réalité, la jurisprudence a entre-ouvert des portes, dans lesquelles la cour d'appel s'engouffre aujourd'hui.


Une porte entre-ouverte

 

Certes, l'arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023 n'empêche par les États d'interdire la procréation post- mortem. Les deux affaires dataient de 2019, période antérieure à la loi de 2021. Le code de la santé publique précisait alors que, pour bénéficier d'une AMP,  "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants".  

Le droit a évolué depuis cette date, avec la loi de 2021 qui ouvre l'AMP aux femmes seules ou en couple. Dans les deux décisions de la cour d'appel de Paris du 14 octobre 2025, cette rupture d'égalité entre les femmes seules parce qu'elles l'ont choisi, et celles qui malheureusement ont perdu leur conjoint n'est toutefois pas pertinente. Il ne s'agit pas, en effet, de contester l'AMP elle-même, mais ses effets sur la filiation ou l'aptitude à la succession. Il n'empêche que la CEDH se borne à prendre acte de l'absence de consensus européen dans ce domaine, laissant les juges internes libres d'en tirer les conséquences de leur choix.

L'ouverture s'élargit encore avec un arrêt du 28 novembre 2024 rendu par  le Conseil d'État. Certes, il rejette le recours d'une veuve contre la décision du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen lui refusant de poursuivre son parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son mari. Mais la requérante avait invoqué une ingérence excessive dans son droit de mener une vie familiale normale, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La lecture de l'arrêt montre que le Conseil d'État n'écarte pas le moyen sans examiner la proportionnalité de cette ingérence au regard de ce droit. Il estime en l'espèce que cette ingérence est proportionnée, dans la mesure où la requérante n'avait aucun lien avec l'Espagne. Sa demande d'exportation de ses embryons ou des gamètes de son mari avait donc comme unique objet de contourner la loi française. Mais a contrario, on pouvait déduire que si la requérante avait eu la chance de naître espagnole, ou son défunt mari, le juge aurait peut-être statué autrement. 

Précisément, dans les deux décisions du 14 octobre 2025, la cour d'appel profite de cette possibilité de contrôle de proportionnalité.

 

Intérêt supérieur de l'enfant et appréciation in concreto

 

Dans l'affaire relative à la filiation de l'enfant, elle commence par rappeler le principe de l'interdiction de l'AMP pour les veuves, la poursuite du projet parental étant subordonnée au maintien du consentement des deux membres du couple et à la persistance du couple lui-même. Elle ajoute que ces dispositions ne portent pas, en tant que telles, "une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l'enfant".

Cette formulation conduit toutefois à un contrôle de proportionnalité et la cour affirme qu'il lui "appartient d'apprécier concrètement si l'atteinte à la vie privée de l'enfant n'est pas excessive", notamment au regard de la convention européenne des droits de l'homme. La cour d'appel examine donc la situation concrète d'une petite fille de cinq ans, qui connaît son histoire, celle de son père, et qui est élevée dans son souvenir. Elle parvient à la conclusion que "la construction identitaire de (l'enfant), qui a commencé dès sa naissance, repose ainsi (...) sur deux branches paternelle et maternelle, l'existence de la première n'ayant jamais été contestée au sein de son entourage et étant au contraire fortement encouragée, de sorte que la nier et l'en exclure pourrait s'avérer psychologiquement préjudiciable". Elle décide donc d'écarter les conséquences de l'article 2141-2 du code de la santé publique interdisant la procréation post mortem. Elle s'appuie, pour cela, sur la convention sur les droits de l'enfant de 1989 qui impose de prendre toute décision le concernant en fonction de son "intérêt supérieur". Traité international, la convention est évidemment supérieur à la loi. En l'espèce, la cour d'appel précise que le couple ayant déjà eu fils aujourd'hui adolescent, et qu'il serait préjudiciable à l'enfant qu'issue du même patrimoine génétique, elle ne puisse porter le même nom que son frère.

La solution est comparable dans le contentieux successoral. La cour d'appel énonce de la même manière que l'exclusion de l'enfant de la succession affecte sa vie privée de manière disproportionnée "en lui signifiant une place différente au sein de la fratrie malgré une histoire commune entre les deux soeurs et un quotidien partagé, en la privant d'une pleine et entière reconnaissance des droits issus d'une filiation non contestée, et  portant en germe une atteinte à l'équilibre familial dans ses dimensions symbolique, psychologique, affective et matérielle".

Ces deux décisions témoignent d'une heureuse utilisation du contrôle de proportionnalité. On peut néanmoins s'interroger sur le rôle que remplit la notion d'intérêt supérieur de l'enfant qui sert finalement à écarter les conséquences néfastes d'une loi absurde. Le législateur de 2021 s'est montré parfaitement incohérent. D'un côté, il autorise les femmes seules à recourir à l'AMP, reconnaissant ainsi la possibilité d'un projet parental solitaire. L'évolution semblait logique si l'on considère que, sans AMP, il est toujours possible à une femme seule d'avoir un enfant. Mais de l'autre côté, ce même législateur de 2021 interdit à une veuve d'utiliser les gamètes de son mari qui ont pourtant été conservés avec son consentement à une procréation post mortem. Le projet parental existait donc. On se demande donc si ce n'est pas le législateur qui s'est ingéré de manière excessive dans la vie privée des personnes, en décidant de détruire ce projet. Le juge fait aujourd'hui ce qu'il peut pour écarter les conséquences nuisibles de cette législation, mais la meilleure solution serait tout de même de la modifier.

 

La procréation post mortem : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7,  section 3 § 2 B


 


 

mercredi 15 octobre 2025

La victime de la diffamation, identifiable ou non


La diffamation est définie par l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 comme "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne (...)". Dans une décision du 14 octobre 2025, la chambre criminelle de la cour de cassation précise qu'il n'est pas nécessaire que la personne soit nommée pour qu'il y ait diffamation. Lorsque les imputations ont été formulées sous une forme allusive ou déguisée, il suffit de faire planer le soupçon pour chaque personne ainsi identifiable ait qualité pour agir en diffamation.

En septembre 2018, l'assistante parlementaire d'un ancien député-maire du Val de Marne a porté plainte pour diffamation. Elle se référait aux propos diffusés sur le site du nouveau maire de la ville : "Entre temps, l'ancienne collaboratrice parlementaire de l'ex député-maire, lequel l'a vraisemblablement téléguidée, a insulté et provoqué des agents municipaux. Hurlements et grossièreté de sa part n'ont fait qu'empirer la situation dans le hall avant qu'elle ne soit évacuée de force". En octobre 2023, le tribunal correctionnel a déclaré l'auteur de ces propos, c'est-à-dire le nouveau maire, coupable de diffamation. Mais la cour d'appel a infirmé le jugement, estimant que la victime n'était pas identifiable, dès lors qu'il était seulement fait mention de son ancienne fonction d'assistante parlementaire, son identité n'étant pas clairement mentionnée. Or, l'ancien élu a eu plusieurs collaboratrices, et la cour considère que cette pluralité empêche que le délit soit constitué.

La Cour de cassation va, au contraire, admettre le pourvoi. Elle constate d'abord que l'altercation à laquelle il est fait allusion a eu des témoins et que l'évènement a été largement diffusé dans la commune. Elle considère ensuite que le fait que l'ancien élu ait eu plusieurs collaboratrices confère un intérêt à agir à chacune d'entre elle, dès lors que chacune peut s'estimer visée par les propos diffamatoires.

 

Une victime identifiable

 

Il est exact que la diffamation ne peut être constituée que si la personne est identifiable, mais cela n'impose pas qu'elle soit nommée. Dans une décision Chauvy c. France du 8 juin 2004, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) confirme la condamnation de l'auteur d'un ouvrage qui insinuait, sans vraiment l'affirmer, la culpabilité du résistant Raymond Aubrac dans l'arrestation de Jean Moulin. La thèse reposait sur le seul mémoire en défense de Klaus Barbie, fondement dépourvu de toute rigueur historique, et constituant une accusation diffamatoire.

La cour de cassation, quant à elle, admet également que la victime n'a pas besoin d'être nommée, pourvu qu'elle soit identifiable. Dans un arrêt du 30 mai 2007, la chambre criminelle reconnaît ainsi la diffamation, constituée par les propos d'un avocat se plaignant dans une interview du traitement soi-disant infligé à son client par la brigade financière. Il aurait été, selon lui, privé de nourriture et de traitement médical pendant un délai anormalement long. Les faits ne sont pas établis, mais les policiers visés étaient parfaitement identifiables, d'autant que les noms des responsables de la brigade financière étaient cités dans un autre article du même journal. Dans ce même arrêt, la cour précise toutefois que le caractère identifiable ou non de la victime résulte de l'appréciation souveraine des juges du fond.

 


La zizanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970 

 

La taille du groupe

 

En cas de pluralité de victimes potentielles, comme dans l'affaire du 14 octobre 2025, la question du caractère identifiable se pose en termes un peu différents. Il suffit en effet que la personne soit identifiable par un cercle relativement restreint de personnes, la famille, l'entourage ou le milieu professionnel. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle soit connue du grand public par une forme de médiatisation. Tel est le cas évidemment des assistants parlementaires d'un élu.

En revanche, la cour de cassation statue différemment lorsque le groupe est plus large. L'arrêt du 29 janvier 2008 pose une jurisprudence de principe, à propos de propos reprochés à l'amiral Philippe de Gaulle qui, dans un livre consacré à son père, écrivait : " (...) Je trouve scandaleux qu'on l'accuse d'avoir abandonné les Français d'Algérie, d'avoir laissé massacré plus d'un million de personnes. C'est faux ! Le bilan, avec plus de 185 000 morts, était déjà suffisamment lourd. Et puis, tout le monde ne voulait pas partir, comme ces 100 000 harkis qui ont rejoint l'armée algérienne ». Des associations de harkis ont alors porté plainte pour diffamation, mais la cour de cassation a estimé que la personne visée ne peut être un "membre d'une collectivité dépourvue de personnalité juridique (et) qui n'est pas suffisamment restreinte pour que chacun de ses membres puisse se sentir atteint". Le groupe constitué comme l'ensemble des harkis installés en France n'est donc pas considéré comme un groupe suffisamment restreint pour que ses membres soient identifiables comme victimes de diffamation.

Bien entendu, entre le groupe restreint, et le groupe plus vaste subsiste une large marge d'appréciation pour le juge. Il ne s'agit tout de même pas d'une jurisprudence "au doigt mouillé", car les juges du fond n'hésitent pas à recourir aux témoignages, aux éléments contextuels, pour démontrer le caractère identifiable ou non de la victime. Il convient toutefois d'observer que ce caractère identifiable justifie l'intérêt pour agir mais qu'il est sans lien avec la publicité de la diffamation. Si les propos diffamatoires ne sont diffusés qu'à un groupe restreint de personnes, celle-ci demeure une diffamation privée, et la peine contraventionnelle. 

En tout état de cause, cette jurisprudence est utile car elle permet de sanctionner les pires des diffamations. Elle vise en effet les auteurs d'insinuations, de rumeurs, de ragots en tous genres qui laissent planer le soupçon sur une personne sans la nommer. Comme dit Basile, dans le Barbier de Séville, : "D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?" 

 

La diffamation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 2 § 1 A 2


 

dimanche 12 octobre 2025

Haro sur la belle-mère !


Le Conseil constitutionnel, dans sa QPC du 9 octobre 2025 Mme Catherine I., épouse C., refuse de déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives qui interdisent l'adoption d'un même enfant par ses deux beaux-parents. A l'heure où les familles recomposées sont considérées comme participant d'une vie familiale normale, le Conseil constitutionnel se prononce en faveur d'une vision traditionnelle, voire traditionaliste, de la famille. L'audience vidéo est particulièrement éclairante sur ce point, avec l'intervention d'une association invoquant les "valeurs familiales" pour justifier une règle qui opère une discrimination parfaitement visible entre les beaux-parents d'un enfant.

En l'espèce, M. et Mme C., mariés en juin 1991, ont chacun un enfant né d'une précédente union, l'un en 1977 et l'autre en 1979.  Tous deux ont été élevés ensemble par le couple, et en 2023 la famille décide de donner un ancrage juridique à ce lien familial, à la fois pour des motifs affectifs et aussi pour protéger leurs enfants lors de leur succession. L'adoption de l'enfant de Madame C. par Monsieur C. se déroule sans aucune difficulté, actée par un jugement d'octobre 2024. En revanche, Madame C. se voit brutalement refuser l'adoption de l'enfant de son époux, au motif qu'il a déjà fait l'objet d'une adoption simple par le nouveau mari de sa mère. Ce dernier affirme donner son accord à cette nouvelle adoption, mais rien n'y fait. 

 


Image de la belle-mère

La méchante sorcière de l'Ouest

Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939 

 

Une adoption, une seule

 

Madame C. se voit en effet opposer les dispositions de l'article 345-2 du code civil. D'une exemplaire concision, elles énoncent  que "nul ne peut être adopté par plusieurs personnes si ce n'est par deux époux, deux partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou deux concubins". On l'a compris, les beaux-parents n'existent pas. Ces dispositions sont issues de l'ordonnance du 5 octobre 2022, prise en application de la loi du 21 février 2022 réformant l'adoption

Les motifs de cette prohibition ne sont guère explicités. Certes, le décret du 2 Germinal an XI c'est à dire la partie relative à l'adoption du nouveau code civil, énonçait déjà que "nul ne peut être adopté par plusieurs, si ce n'est par deux époux". L'origine de ces dispositions remonte donc à une époque où la famille recomposée était juridiquement inexistante. Reprises au fil des ans sans trop de discussion, elles auraient pu faire l'objet d'un vrai débat constitutionnel devant le Conseil. 

Figure ainsi dans la décision l'idée selon laquelle Madame C. n'est pas victime d'une règle automatique. En effet, l'article 345 alinéa 2 du code civil prévoit qu'une nouvelle adoption simple peut être demandée et prononcée après le décès de l'adoptant ou des adoptants. En d'autres termes, Madame C. doit espérer la mort du primo-adoptant... à moins qu'elle n'envisage de l'assassiner ? Quoi qu'il en soit, le Conseil en déduit que le droit n'interdit pas vraiment les adoptions multiples.  

 

Égalité devant la loi et prime au primo-adoptant

 

Il est évident que Mme C., alors qu'elle est dans la même situation que les autres adoptants, se trouve écartée par l'application d'une norme automatique. La chronologie est le seul motif qui lui est opposé. Elle ne peut adopter l'enfant de son mari, tout simplement parce que le mari de l'ex-femme de ce dernier l'a adopté avant elle.

Le Conseil constitutionnel ne nie pas la différence de traitement entre les conjoints respectifs des parents d’une personne, dès lors que seul l’un d’entre eux peut établir un lien de filiation adoptive avec elle. Il rappelle sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle "le principe de l'égalité devant la loi ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général (...)". Cette formulation figure dans de nombreuses décisions, notamment celle du 18 mars 2009.

Il est absolument impossible de considérer que le beau-père et la belle-mère sont dans une situation différente au regard de l'adoption de l'enfant de leur conjoint. Reste donc le motif d'intérêt général, et le Conseil constitutionnel s'efforce d'en trouver un. Il se réfère donc à la nécessité de stabilité dans les liens de parenté et aux "difficultés juridiques qui résulteraient de l’établissement de multiples liens de filiation adoptive". Dans le cas de Madame C., ces motifs sont peu convaincants. La stabilité des liens est déjà établie depuis de longues années et il ne s'agit pas d'établir un mille-feuilles de liens de filiation mais plus simplement de prendre acte de la situation familiale, par ailleurs parfaitement harmonieuse, d'une famille recomposée.

Mais précisément, le cas personnel de Madame C. est sans importance puisqu'une norme d'application automatique lui est appliquée. Par ricochet, cette rigueur lui interdit aussi d'invoquer l'absence d'examen approfondi et individualisé de la situation de l'enfant et de l'adoptant, règle qui pourtant constitue le fondement de l'office du juge en matière d'adoption.

 

Le droit de mener une vie familiale normale

 

Le dernier motif invoqué devant le Conseil et relève du droit de mener une vie familiale normale. Le Conseil constitutionnel l'écarte rapidement, au motif que rien n'interdit à Madame C. de mener une vie familiale normale, alors même qu'elle n'a pas pu adopter l'enfant de son conjoint. Son rôle est celui d'une belle-mère et uniquement d'une belle-mère. Le Conseil fait observer que le beau-parent peut être  "associé à l’éducation et à la vie de l’enfant" et que "le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit pour le conjoint du parent d’une personne à l’établissement d’un lien de filiation adoptive avec celle-ci". On se réjouit tout de même que le Conseil ne soit pas allé jusqu'à préciser que la place de belle-mère est dans sa cuisine...

Enfin, mais heureusement, le Conseil ne l'a pas mentionné, il convient de citer le mémoire du secrétaire général du gouvernement invoquant l'origine de ce refus d'une adoption croisée. Il précise en effet que celle-ci multiplie les titulaires de l'autorité parentale... La famille C. a dû bien rire. Au moment de la demande d'adoption, les enfants C. sont âgés respectivement de 44 et 46 ans ! Autant dire que l'autorité parentale ne s'exerce plus guère.

La décision du 9 octobre 2025 apparaît ainsi comme une sorte de survivance d'une vision traditionnelle de la famille, vision dans laquelle les beaux-parents sont priés de rester à leur place. Le plus surprenant dans l'analyse réside sans doute dans l'absence de référence à l'inégalité désormais actées entre les enfants eux-mêmes. Au regard de la succession de leurs parents en effet, celui qui a bénéficié de l'adoption simple sera évidemment favorisé alors que l'autre ne sera qu'un tiers au regard de la belle-mère privée d'adoption. Mais cela n'a pas d'importance, car les "valeurs familiales" sont sauvegardées.


Le droit de mener une vie familiale normale : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 2

lundi 6 octobre 2025

La CEDH capitule : le droit de vote des détenus britanniques


Par une originalité toute britannique, l'opposition à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) s'est longtemps cristallisée, Outre-Manche, sur la question du droit de vote des détenus. 

 

L'arrêt Hirst de 2005

 

Tout avait commencé avec la  décision de Grande Chambre Hirst du 6 octobre 2005.  Le Royaume-Uni avait alors été condamné pour discrimination sur la base de l'article 3 du Protocole n° 1 à la convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à des élections libres. Une loi britannique de 1870 interdisait en effet aux personnes détenues, du seul fait de leur détention, de participer aux élections, prohibition confirmée par le Representation of the People Act de 1983. Il est vrai que M. Hirst était condamné pour avoir tué sa propriétaire à coups de hache, ce qui ne plaidait pas en sa faveur. Mais il n'en demeure pas moins que la Cour estime que la privation des droits civiques ne doit pas être la conséquence de la privation de liberté. La Cour laisse aux États la possibilité de prendre une telle mesure, mais elle doit être prononcée par un juge comme une peine distincte de l'emprisonnement.

Après l'arrêt Hirst, les autorités britanniques ont fait la sourde oreille et refusé de modifier la législation. Le 23 novembre 2010, dans une affaire similaire Greens et M. T. c. Royaume Uni, la Cour européenne a donc réitéré sa condamnation, donnant cette fois un délai de 6 mois aux autorités pour mettre le droit en conformité à la norme européenne. Aucun développement en ce sens n'a été entreprise, et le Royaume-Uni est une nouvelle fois condamné dans l'arrêt Firth et autres du 12 aout 2014, concernant une dizaine de requérants détenus, privés de participation aux élections législatives, européennes et locales. Enfin, une dernière condamnation intervient dans l'arrêt McHugh et autres c. Royaume-Uni du 10 février 2015, dans une actio popularis impliquant plusieurs centaines de requérants.

 

Le Hirst Group

 

Devant une telle résistance, la CEDH a placé le Royaume-Unis sous surveillance. Sur le fondement de l'article 46 de la Convention européenne, il appartient en effet au Comité des ministres de surveiller l'exécution des décisions de la Cour. Des procédures de contrôle renforcées et de renvoi en cas de refus d'exécution peuvent alors être mises en oeuvre. En l'espèce, la surveillance du Hirst Group a bien existé, mais elle a connu une évolution un peu surprenante. 

Certes, le Comité des ministres a formellement exigé du Royaume-Uni une réforme législative, mais celle-ci a finalement été remplacée par quelques ajustements d'ordre administratif. Peuvent désormais voter les condamnés qui sont en permission de sortie ou détenus à domicile sous la forme d'un couvre-feu. De fait, rien n'est changé sur le fond, car les personnes emprisonnées ne peuvent toujours exercer leur droit de vote, du seul fait qu'elles sont emprisonnées. Aucun juge n'intervient pour prononcer la privation de leurs droits civiques.

Le plus surprenant est que le Comité des ministres s'est contenté de cette mini-réforme purement cosmétique. En 2018, il a accepté de clôturer le suivi et donc de dissoudre le Hirst Group, renonçant finalement à exiger la reconnaissance du droit de vote à tous les détenus.

 

Voutch
 

 

La capitulation de la CEDH

 

Ce n'est donc pas le droit britannique qui a changé, mais la jurisprudence de la Cour européenne. Dans l'affaire Scoppola c. Italie du 22 mai 2012, la Grande Chambre revient ainsi sur sa vision d'un droit de vote indifférencié. Elle admet qu'un État développe des régimes dérogatoires, admettant la privation du droit de vote dans le cas d'une infraction particulièrement grave et/ou d'une peine particulièrement longue. Encore faut-il que ces régimes soient clairement précisés par la loi.

Dans l'arrêt Hora c. Royaume-Uni, le requérant purge une peine prononcée en 2007 pour des infractions graves, deux viols et une agression sexuelle. Conformément au droit anglais, sa peine est à durée indéterminée, avec un minimum de quatre ans, à l'issue de laquelle il peut demander une liberté conditionnelle. Il reste toutefois détenu depuis 2011 car la commission compétente n'a pas jugé bon de le libérer. Il se plaint de n'avoir pu participer aux élections législatives de décembre 2019.

Se fondant sur la jurisprudence Scoppola, les autorités britanniques insistent devant la CEDH sur le but légitime de cette interdiction de vote, au regard notamment de la prévention du crime et du respect de l'ordre public. Derrière ces arguments quelque peu étranges, car ce n'est tout de même l'exercice du droit de vote qui rend l'individu dangereux, apparaît le moyen essentiel reposant sur l'existence d'une large marge d'appréciation de l'État. A cela s'ajoute une appréciation sur le détenu lui-même et la gravité des infractions commises.

La décision de la Cour marque, en quelque sorte, l'abandon définitif de la jurisprudence Hirst. Elle refuse en effet d'ériger en principe général la règle selon laquelle les personnes détenues disposent du droit de vote. D'abord, elle constate l'absence de consensus européen sur ce point, appréciation tout à fait inédite si l'on considère que ce consensus ne devait pas davantage exister en 2005. Ensuite, et c'est sans doute le plus important, la Cour accepte de sa placer sur le seul terrain de la situation individuelle de M. Hora. Elle estime qu'elle ne dépasse pas la "marge acceptable" d'autonomie de l'État, compte tenu du risque qu'il représente pour la société. La Cour ajoute que cette marge est d'autant plus acceptable que l'interdiction de vote est limitée au temps de détention, argument peu convaincant si l'on considère que l'intéressé est condamné à une peine indéterminée et que, au moment de sa requête, l'incarcération minimum a déjà été prolongée de huit ans. De fait, la Cour déduit qu'il n'y a pas violation de l'article 3 du Protocole n° 1.  

On peut évidemment comprendre que la loi d'un État décide de priver de droit de vote les personnes qui purgent une peine d'emprisonnement. Le plus intéressant dans l'affaire réside ici dans l'attitude de la CEDH qui finalement décide de faire la paix avec le Royaume-Uni, au prix de la renonciation à une jurisprudence pourtant affirmée par sa Grande Chambre. On se souvient que, au moment des faits, se développait au Royaume-Uni, au sein du parti conservateur, une idéologie visant à conférer aux tribunaux britanniques l'exclusivité de l'interprétation de la convention européenne des droits de l'homme. Ce mouvement, parallèle au Brexit, visait ainsi, indirectement, à écarter de fait la compétence de la CEDH. La menace a, de toute évidence, porté ses fruits. La Cour préfère désormais ne pas susciter l'irritation britannique.


 

Le droit de suffrage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 1 § 1



jeudi 2 octobre 2025

Peut-on critiquer une décision de justice ?


La condamnation de Nicolas Sarkozy dans l'affaire du financement libyen de sa campagne électorale a donné lieu à un véritable déferlement de critiques. De la critique de la décision, on est passé à celle des juges, bien souvent exprimée sous une forme haineuse. Des menaces de mort ont été proférées à l'encontre de la présidente du tribunal, et certains ont même réclamé que soit octroyé au président de la République un droit de révoquer les juges. Ce trumpisme à la française est inquiétant, si l'on considère qu'il révèle une étrange conception de la séparation des pouvoirs. 

Heureusement, pour bruyante qu'elle soient, cette agitation n'a finalement qu'un impact modéré sur l'opinion. Selon un sondage Elabe récent pour BFMTV, 58 % des Français considèrent le tribunal a rendu une décision impartiale appliquant le droit, et 72 % sont choqués par les menaces proférées à l'encontre des magistrats. La stratégie de victimisation à tout prix de Nicolas Sarkozy semble donc avoir échoué.

Il n'en demeure pas moins que ce déferlement de haine soulève la question du droit à la critique des décisions de justice. Il est évident que, dans un État de droit, la justice ne saurait être à l'abri de toute discussion. Les justiciables, les universitaires, les associations ou les simples citoyens peuvent discuter, commenter et, d'une manière générale, jeter un regard critique sur les décisions de justice.

Lorsque les positions s'expriment dans les médias, le droit positif se montre néanmoins nuancé, et il distingue clairement la critique des décisions de justice de celle des juges. Et précisément, cette distinction s'applique pleinement dans le cas de Sarkozy.

 

La critique des décisions de justice

 

L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantissent également la liberté d'expression. Depuis une décision du 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle que la presse joue "un rôle éminent" dans un État de droit. Elle peut donc librement communiquer sur des thèmes d'intérêt général, et le fonctionnement de la justice entre dans cette catégorie. Les journalistes, ainsi que les responsables politiques qui s'expriment dans les médias, sont donc fondés à discuter de la manière dont l'institution judiciaire remplit sa mission. Il s'agit clairement d'un débat d'intérêt général, au sens où l'entend la CEDH.

Certes, mais la CEDH ajoute, dans ce même arrêt Prager et Obserschlick, qu'il " convient cependant de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir". La critique de la décision de justice trouve ainsi ses limites, "dans la prohibition des attaques personnelles", formule régulièrement employée dans la jurisprudence.

 


 Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1972

 

La critique des juges

 

Observons que certaines professions sont soumises à une obligation de réserve, à commencer par les magistrats eux-mêmes par l'article 10 de l'ordonnance du 10 décembre 1958. Face à la déferlante de haine dont ils sont victimes, les juges qui ont condamné Nicolas Sarkozy n'ont donc pas le droit de se défendre, car leur propos serait considéré comme une "démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions". En revanche, rien n'interdit au procureur financier Jean-François Bohnert, de rappeler, comme il l'a fait sur RTL que "notre boussole, c'est la règle de droit". Si les avocats ne sont pas, à proprement parler, soumis à un devoir de réserve, l'article 3 du décret du 30 juin 2023 portant code de déontologie exige qu'ils fassent preuve "de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie". 

En tout état de cause, en dehors du statut particulier de certaines professions, le droit commun permet de sanctionner une critique visant directement les juges et non plus leurs décisions.

L'injure publique peut ainsi sanctionner des propos dénigrant ou outrageant un magistrat, sans qu'il soit fait référence à des faits précis. Parmi d'autres décisions, on peut évoquer celle rendue par la cour d'appel d'Orléans le 20 octobre 2008 qui confirme la condamnation pour injure d'un prévenu qui, en sortant du cabinet de la juge d'instruction après sa première audition, avait tenu ce langage pour le moins fleuri : "Elle se prend pour qui cette gamine ? Elle sait pas qui je suis. Elle est mal baisée. J'aurais mieux fait de lui casser la mâchoire à cette pute".

Les accusations factuelles mentionnant des faits précis relèvent, quant à elles, de la diffamation publique. Dans une décision du 1er septembre 2004, la chambre criminelle de la cour de cassation valide ainsi la condamnation pour diffamation d'un journaliste qui avait accusé un magistrat d'appartenir à la franc-maçonnerie, le présentant comme "juge de la fraternité, juge de la partialité et parjure de la République".

En dehors de l'injure et de la diffamation, relevant des délits de presse, et donnant lieu à des peines d'amende, l'outrage à magistrat peut aussi être utilisé pour sanctionner des critiques particulièrement violentes. Réprimé par les article 434-24 et 435-24 du code pénal, ce délit est puni de six mois d'emprisonnement et 7500 € d'amende. Il est constitué lorsqu'une expression outrageante s'adresse directement à un magistrat de l'ordre judiciaire dans l'exercice de ses fonctions. La chambre criminelle précise, dans un arrêt du 25 mars 2025, que cet outrage peut être public et, par exemple, s'exprimer sur Facebook. Tel est le cas d'un plaideur insatisfait d'une décision juridictionnelle qui s'adressant aux juges écrit : "Vous êtes des guignols, des nuls inefficaces et dangereux". Visant une magistrate en particulier, qualifiée de "folle" et de "criminelle", il ajoute : "ça va très mal passer (...), je vous le dis madame la juge, je vous le dis dans les yeux".

 

Le cas de Nicolas Sarkozy

 

Si l'on considère les propos tenus publiquement à propos du jugement de Nicolas Sarkozy, on peut s'interroger sur les démarches engagées. On sait qu'une vingtaine d'avocats ont porté plainte contre l'intéressé lui-même qui a déclaré que le jugement "violait toutes les limites de l'État de droit". Certes, la formule n'a aucun sens, et d'ailleurs l'ancien président de la République se garde bien de dire quelles limites ont été franchies. Il semble difficile toutefois de considérer qu'il y a injure, car il n'y a pas réellement d'expression outrancière de la pense. La diffamation ne semble pas davantage acquise, car il n'y a imputation d'aucun fait précis. Enfin l'outrage à magistrat n'est pas non plus évident, les propos s'en prenant davantage au procès qu'à ceux qui l'ont jugé. En tout état de cause, l'ancien président a eu quelques jours pour maudire ses juges, comme tout justiciable furieux d'être condamné.

En réalité, les auteurs d'infraction devraient être recherchés ailleurs, et d'abord dans certains médias. Le fait, par exemple, pour une chaine d'information, de titrer en bandeau sur le procès politique de Nicolas Sarkozy, sans guillemets, revient à accuser la justice de partialité politique. La diffamation comme l'outrage pourraient sans doute être invoqués. Le pire se trouve cependant sur les réseaux sociaux, et notamment sur les menaces de mort visant la présidente du tribunal. Mais nous entrons là dans une infraction qui dépasse largement l'injure, la diffamation, voire l'outrage à magistrat. Le délit de menace de mort est puni de 3 ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende. Il ne reste plus qu'à espérer que les auteurs de ces propos inadmissibles tenus à l'égard des juges se retrouveront bientôt devant le tribunal correctionnel. 


 

Le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4 introduction  


dimanche 28 septembre 2025

Nicolas Sarkozy face à l'exécution provisoire


Le dessin de Patrick Chappatte publié dans La Tribune du dimanche 28 septembre illustre sans doute mieux qu'une longe analyse le débat qui agite la classe politique et la presse à propos de la condamnation de Nicolas de Sarkozy à cinq années d'emprisonnement pour association de malfaiteurs. L'espace médiatique est en effet saturé par ceux qui dénoncent une décision de justice qui, selon eux, serait le pur produit d'un complot de juges gauchistes exprimant leur détestation de l'ancien Président de la République. "Pourquoi tant de haine ?" soupire l'intéressé. Mais il tient dans sa main un code pénal, et la haine qu'il perçoit n'est rien d'autre que la simple application de la loi pénale. Car elle s'applique à tous, y compris à Nicolas Sarkozy.

 

 

 Patrick Chappatte. La Tribune, 21 septembre 2025

 

Mensonges et approximations 

 

On ne peut que conseiller aux lecteurs de lire le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Paris, ce qui leur évitera d'être influencés par les mensonges en tous genres formulés dans les médias.  On nous dit que le dossier est vide, alors que de longs développés sont consacrés aux actes délictueux commis. On nous dit que les juges ont lavé Nicolas Sarkozy de toutes les accusations avant de le condamner à cinq ans de prison, alors que sa condamnation pour association de malfaiteurs est affirmée très rapidement. Observons d'ailleurs que, selon les articles 450-1 et suivants du code pénal, l'association de malfaiteurs est punie "d'au moins cinq ans de prison", peine pouvant être portée à dix ans d'emprisonnement lorsque l'infraction préparée est elle-même passible de la même peine. Nicolas Sarkozy a donc été puni du minimum de la peine, alors même que l'association de malfaiteurs est passible de dix ans d'emprisonnement.

Le débat le plus vif concerne toutefois l'exécution provisoire, débat qui ne fait d'ailleurs que rebondir puisque la question avait déjà été soulevée lors de la condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics. 

 

L'exécution provisoire

 

L'exécution provisoire est définie comme la mise en œuvre immédiate d’une décision de justice malgré l’exercice d’une voie de recours. En matière civile, l'exécution provisoire des décisions de première instance est de droit, sauf si la loi ou le juge en dispose autrement (articles 514 et 514-1 du code de procédure civile). En matière pénale, l'exécution provisoire permet de déroger à l'effet dévolutif de l'appel, et de rendre immédiatement applicable une décision non définitive.

Certes, l’article 708 du Code de procédure pénale précise que "l'exécution de la ou des peines prononcées à la requête du ministère public a lieu lorsque la décision est devenue définitive". Mais l'article 465 du même code introduit une nuance de taille : "S'il s'agit d'un délit de droit commun (...) et si la peine prononcée est au moins d'une année d'emprisonnement sans sursis, le tribunal peut, par décision spéciale et motivée, lorsque les éléments de l'espèce justifient une mesure particulière de sûreté, décerner mandat de dépôt ou d'arrêt contre le prévenu". Ces dispositions figurent dans la partie législative du code de procédure pénale. C'est donc la loi en vigueur qui a été appliquée à Nicolas Sarkozy, dans des conditions parfaitement régulières, puisque la peine prononcée était supérieure à une année d'emprisonnement.

On observe d'ailleurs que cette pratique relève désormais du droit commun. Les statistiques officielles du ministère de la Justice indiquent ainsi que le taux de mise à exécution immédiate s'élève à 87 % des affaires en matière correctionnelle. Nicolas Sarkozy ne devrait donc pas être surpris par cette décision, d'autant qu'il a déjà été condamné à des peines immédiatement exécutoires. Mais il s'agissait d'emprisonnement assorti du sursis, la prison ferme se limitant à une seule année, et permettant donc à l'intéressé de purger sa peine avec un bracelet électronique.

 

La motivation de l'exécution provisoire

 

La seule condition imposée au juge est de motiver sa décision d'exécution provisoire de la peine. Le Conseil constitutionnel, depuis sa QPC du 2 décembre 2011 confirmée par la la décision du 25 mars 2025, affirme que "la faculté d'ordonner l'exécution provisoire répond à un objectif d'intérêt général visant à favoriser l'exécution de la peine et prévenir la récidive". Elle met donc en oeuvre "l'exigence constitutionnelle qui s'attache à l'exécution des décisions de justice".

En ce qui concerne Nicolas Sarkozy, le tribunal correctionnel motive sa décision par "l'exceptionnelle gravité des faits" et la "nécessité de garantir l'effectivité de la peine au regard de l'importance du trouble à l'ordre public causé par l'infraction". En l'espèce, la référence à l'effectivité de la peine ne peut être assimilée au seul risque de fuite. Elle réside plutôt dans la nécessité de faire exécuter, au moins partiellement, une peine privative de liberté de cinq années d'emprisonnement. Pour les juges, la gravité des faits, et donc l'atteinte à l'ordre public qu'ils entraînent, justifie que Nicolas Sarkozy aille en prison. 

Son incarcération sera nécessairement très brève. En effet, l'article 509-1 du code de procédure pénale énonce que, lorsque la personne est en détention, le procès en appel doit intervenir dans un délai de quatre mois. Cela signifie concrètement que Nicolas Sarkozy retrouvera nécessairement sa liberté à cette date, jusqu'à ce que la décision soit prononcée. En attendant, il lui reste encore à comparaître devant le juge pour subornation de témoin, sans oublier l'enquête ouverte sur ses liens avec le Qatar.

En revanche, les juges décident d'un mandat de dépôt différé. Cette mesure dispense Nicolas Sarkozy de l'humiliation de sortir du tribunal, menottes aux poignets, pour se rendre directement à la prison. On sait qu'il est convoqué le 13 octobre pour connaître la date de son incarcération, délai qui lui laisse le temps de s'y préparer. En revanche Wahid Nacer, disposant d'une installation en Suisse, et Alexandre Djouhri, double national franco-algérien, ont tous les deux fait l'objet d'un mandat de dépôt immédiat, justifié par le risque de fuite.

Son incarcération sera nécessairement très brève. En effet, l'article 509-1 du code de procédure pénale énonce que, lorsque la personne est en détention, le procès en appel doit intervenir dans un délai de quatre mois. Cela signifie concrètement que Nicolas Sarkozy retrouvera nécessairement sa liberté à cette date, jusqu'à ce que la décision soit prononcée. En attendant, il lui reste encore à comparaître devant le juge pour subornation de témoin, sans oublier l'enquête ouverte sur ses liens avec le Qatar.

L'exécution provisoire a été introduite dans le droit pénal en 1986, à l'initiative d'Albin Chalandon à l'époque Garde des Sceaux. Depuis lors, elle a certes été remise en cause par Robert Badinter qui estimait que cette procédure portait atteinte au droit d'appel en le rendant non pas inexistant, mais ineffectif. Mais l'exécution provisoire  a été immédiatement rétablie lorsque la droite est revenue aux affaires. Les amis de Nicolas Sarkozy, et son électorat, ont toujours soutenu cette mesure,  présentée comme un moyen de lutte efficace contre la récidive des petits délinquants, mais détestée lorsqu'elle touche un ancien président de la République. Le juge constitutionnel lui-même l'a admis pour les mêmes motifs, jugeant que le droit de faire appel n'était pas atteint puisqu'il pouvait s'exercer, même à partir d'une prison. Aucun débat de fond n'a été engagé sur ce point, et c'est dommage. 

 

Le droit au juge: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 1 § 2 A