« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 29 décembre 2025

Le Stow Machine Gun devant le Conseil d'État


Dans une décision du 23 décembre 2025, le Conseil d'État confirme la légalité des procédés de surveillance numérique des salariés travaillant dans les entrepôts de grande taille du groupe Amazon. Elle valide en revanche la sanction prononcée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) condamnant Amazon à une amende de 15 millions d'euros pour la conservation "injustifiée et indifférenciée" des indicateurs de productivité de ses salariés.


Le Stow Machine Gun


Les dispositifs de surveillance des salariés utilisés par Amazon sont d'une redoutable efficacité et reposent sur trois indicateurs. D'abord le Stow Machine Gun est un scanner qui mesure le temps de travail, c'est-à-dire concrètement le temps passé à ranger les articles qui sont livrés par les fournisseurs et envoyés au client. L'indicateur de travail se met en route lorsque deux scans successifs d'articles à ranger sont espacés de moins de 1 minute et 25 secondes. Une période de temps aussi brève est considérée comme accroissant el risque d'erreur de rangement.    

Le second indicateur est le scan Idle Time, temps d'inactivité, qui se déclenche au-delà de dix minutes consécutives d’arrêt, sans prendre en considération r les pauses légales ou conventionnelles. Quant au troisième indicateur, il mesure le temps de latence, c'est-à-dire les périodes d'interruption entre une et dix minutes. 



Les temps modernes. Charles Chaplin. 1936


L'"intérêt légitime" des dispositifs de surveillance 


Dans son arrêt du 23 décembre 2025, le Conseil d'État affirme la légalité d'un tel dispositif qui, à ses yeux, relève de "l'intérêt légitime" de l'employeur. Sur ce point toutefois, sa jurisprudence est nuancée, car il cherche l'équilibre entre l'intérêt de l'employeur et le droit des salariés au respect de leur vie personnelle sur le lieu de travail. Il s'assure ainsi du respect du principe de finalité consacré par l'article 6 du Règlement général de protection des données (RGPD).

L'espace de l'intérêt légitime est apprécié de manière relativement large. Il peut s'agir de la sécurité des personnes et des biens, de la conduite d'enquêtes internes en matière de harcèlement ou de discrimination, comme dans l'arrêt TotalEnergie du 1er décembre 2025

Mais cet intérêt légitime, même reconnu comme tel par le juge, ne suffit pas à garantir la légalité de ces procédés. Le juge vérifie en effet que le dispositif est nécessaire à l'objectif poursuivi par l'employeur et s'il n'existe pas d'autres instruments de contrôle moins intrusifs pour y parvenir. Dans l'arrêt du 19 novembre 2024, SAF Logistics, le Conseil d'État confirme une sanction de 200 000 € infligée à une entreprise qui faisait remplir à ses salariés candidats à une mutation en Chine un formulaire comportant des questions sur leur vie privée, leur appartenance ethnique, les options politiques etc. La collecte de ces données sensibles est excessive au regard de cet intérêt de l'employeur, d'autant qu'il s'agissait en l'espèce d'une exigence de la maison mère, chinoise. 

Observons que ce contrôle est bien antérieur à l'entrée en vigueur du RGPD. Dès le 18 novembre 2015 Soc PS Consulting, le Conseil d'État avait considéré que l'objectif de sécurité constituait bien un intérêt légitime de l'employeur, mais qu'il ne justifiait pas la vidéosurveillance constante de certains postes occupés par plusieurs salariés.


La CNIL désavouée


La difficulté, dans l'arrêt du 23 décembre 2025, réside dans le fait que le Conseil d'État désavoue la CNIL qui avait infligé à Amazon, le 23 décembre 2023, une amende de 32 millions d'euros. Elle considérait le système de surveillance excessivement intrusif, d'autant que l'information des salariés était jugée insuffisante.

Le Conseil d'État fait une lecture tout-à-fait différente du système mis en place par Amazon. Pour le Stow Machine Gun, il admet que le dispositif peut avoir pour fonction essentielle d'éviter les erreurs de rangement. Le raisonnement est identique pour le temps d'inactivité et le temps de latence, dès lors que le contrôle ne se met en route qu'après 10 minutes d'arrêt du scanner, le temps de latence étant calculé immédiatement avant ou après la pause. Le juge reconnaît que le dispositif emporte une intrusion dans la vie personnelle du salarié, mais il estime qu'elle n'est pas excessive au regard de son intérêt légitime.

Ce désaveu de la CNIL est-il de nature ponctuelle ou s'agit-il de desserrer le contrôle qui s'exerçait sur l'employeur ?

De toute évidence, le Conseil d'État se montre plus nuancé que la CNIL qui a tendance à sanctionner tout dispositif d'enregistrement systématique de l'activité des salariés. La surveillance algorithmique en temps réelle n'est pas interdite, en tant que telle, dès lors qu'elle répond à des exigences d'organisation et de qualité, et qu'elle ne se traduit par des exigences de performance excessives. Sur ce point, la décision du 23 décembre 2025 constitue une sorte de mode d'emploi destiné aux employeurs, leur indiquant la voie à suivre pour respecter le RGPD et ne pas être censuré.


Le principe de minimisation des données


Amazon ne sort cependant pas totalement victorieux de la décision du 23 décembre 2025. Le juge censure en effet un manquement à l'article 5 § 1 du RGPD qui pose le principe de minimisation des données. Il énonce que les données personnelles collectées et conservées doivent être "adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées". Or en l'espèce, les données collectées par le scan des employés sont conservées pendant 31 jours, durée jugée excessive par rapport aux finalités poursuivies. 

Aux yeux du juge, l'objectif de lutte contre les erreurs de rangement ne justifie pas une telle durée. D'une certaine manière, Amazon est pris à son propre piège. Puisqu'il ne s'agit pas de contrôler la rentabilité de l'employé, il n'est pas nécessaire de conserver les données 31 jours, n'est-ce pas ? Il y a donc atteinte au principe de minimisation des données. De ce fait, le Conseil d'État réduit l'amende infligée à Amazon de 32 millions à 15 millions d'euros. 

Il reste à se demander quelle est l'importance de l'arrêt pour les salariés. Sur ce point, la décision est plutôt ambivalente.


L'intérêt des salariés et le contexte international 


D'un côté, l'arrêt rappelle, et d'une certaine manière consolide les droits des salariés. Il affirme que l'employeur ne peut conserver des données de performance individuelle sans en démontrer la nécessité et souligne l'exigence d'une information complète des salariés. Ce n'est sans doute pas ce qu'ils attendaient, mais ce point est en leur faveur.

De l'autre côté, la décision est franchement défavorable car elle admet largement les outils de surveillance en temps réel. Certes, des exigences de paramétrage sont posées, mais il n'en demeure pas moins que le Conseil d'État contribue à normaliser le management algorithmique, à l'égard duquel la CNIL se montrait plus réservée. 

Sur ce point, on peut s'interroger sur l'influence du contexte international sur l'arrêt. On sait que le Data Privacy Framework de 2023 a fait l'objet d'une décision d'adéquation de la Commission européenne le 10 juillet 2023. Elle considère donc que les États-Unis assurent un niveau de protection des données personnelles équivalent à celui existant au sein de l'Union européenne avec le RGPD.  Il s'agit là d'une fiction juridique, sans aucun rapport avec la réalité, mais qui permet aux entreprises américaines de se certifier volontairement par une simple déclaration de respect des principes du RGPD. Certes, ces actes sont contestés et l'on attend avec impatience un arrêt Schrem III pour connaître la position de la Cour de justice de l'Union européenne qui s'est déjà opposée à deux reprises à cette fiction. Il n'empêche que l'on ne peut s'empêcher de penser que le Conseil d'État aurait peut être pris une décision différente s'il n'y avait la crainte d'une réaction violente de l'administration Trump. Des droits de douane encore plus élevés, par exemple...


Les droits dans le travail Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre  13 section 2 § 2

lundi 22 décembre 2025

Harcèlement managérial et nullité du licenciement


Madame T. a été engagée en qualité de vendeuse en juillet 2012 par une entreprise commerciale qui vend des vêtements de cérémonie et des robes de mariée. En 2018, elle a été licenciée pour "des manquements à ses obligations professionnelles, notamment des retards et des absences répétées et non justifiées perturbant le bon fonctionnement de l'entreprise, ainsi qu'un manque d'implication (...) dans la réalisation de ses tâches". 

Elle estime au contraire que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse, et constitue le point d'aboutissement d'un harcèlement moral durant depuis plusieurs années. Après une saisine des Prud'hommes, Madame T. obtient de la cour d'appel de Paris, le 20 mars 2024, la reconnaissance du harcèlement moral et la nullité du licenciement, ce que confirme la chambre sociale de la cour de cassation, dans un arrêt du 10 décembre 2025.


Harcèlement et preuve du harcèlement


Une première lecture de la décision laisse penser qu'elle constitue une application classique des articles L 1152-1 à L 1152-3 du code du travail. Définissant le cadre normatif du harcèlement moral, ces dispositions prohibent non seulement le harcèlement moral en tant que tel, mais aussi toute sanction prise à l'encontre d'un salarié qui aurait dénoncé une telle pratique. 

Une jurisprudence constante estime donc entaché de nullité tout licenciement qui méconnaîtrait ces règles. C'est ainsi que la chambre sociale, dans une décision du 29 juin 2011, qualifie de harcèlement des courriels contenant des propos à caractère sexuel envoyés par un salarié, justifiant un licenciement. Un arrêt du 3 février 2010 juge nul le licenciement d'un salarié ayant dénoncé des faits de harcèlement, nonobstant le fait que l'employeur invoque d'autres griefs.

Précisément, dans la décision du 10 décembre 2025, l'employeur invoque une multitude d'autres griefs,  Sa stratégie consiste, à l'évidence, à neutraliser l'accusation de harcèlement par la recherche de motifs dits "autonomes". Plusieurs arrêts rendus le même jour, le 24 septembre 2008, précisent toutefois que, dans une telle situation, l'employeur peut certes invoquer d'autres motifs, mais il doit démontrer à la fois qu'ils existent et qu'ils sont étrangers à tout harcèlement. Autrement, la preuve de l'absence de harcèlement lui incombe. En l'espèce, la chambre sociale observe que l'employeur n'apporte aucune preuve à l'appui des motifs invoqués. Au contraire, la situation de madame T. comme les témoignages des employés révèlent un "exercice anormal et abusif du pouvoir d'autorité, de direction, de contrôle et de sanction".



Voutch. 2023


Le harcèlement managérial


Cette formulation laisse entendre que le harcèlement constituait une politique de management et de gestion des ressources humaines. Madame T. n'en était pas la seule victime, et plusieurs témoignages sont venus accabler la direction. En l'espèce, les motifs autonomes de l'employeurs sont d'autant moins reçus que l'on se situe dans un contexte harcelant qui dépasse largement le cas de la requérante.

Sur ce point, la décision du 10 décembre 2025 se situe dans la ligne de la jurisprudence pénale. Le 21 janvier 2025, la chambre criminelle a, en effet, rendu une importante décision qui met fin à l'affaire France Télécom. L'ex PDG de l'entreprise et son adjoint ont été condamnés pour harcèlement moral, après la mise en oeuvre d'un plan social d'une extrême brutalité. Concrètement, il s'agissait de harceler les employés en dégradant leurs conditions de travail, afin de les pousser à démission. Hélas, certains ont été poussés au suicide. Il s'agissait alors alors d'un harcèlement institutionnel organisé très officiellement par l'entreprise. 

Tel n'est pas tout à fait le cas dans celle où travaille madame T. Nous sommes plutôt confrontés à un harcèlement managérial, initié par des supérieurs hiérarchiques, petits chefs que la direction ne contrôle pas, ou refuse de contrôler.

Sans attendre l'arrêt de la chambre criminelle sur le harcèlement institutionnel de France Télécom, la chambre sociale s'était déjà engagée dans la voie de la sanction du harcèlement managérial. Dans un arrêt du 10 novembre 2009, elle avait ainsi admis que le harcèlement pouvait être le résultat de "méthodes de gestion". Par la suite, la notion de "harcèlement moral managérial" figure expressément dans une décision du 15 juin 2017.

De toute évidence, la cour de cassation renforce ses instruments de contrôle du harcèlement dans les relations de travail. Elle vise particulièrement le harcèlement non pas interpersonnel mais organisationnel. On doit évidemment s'en réjouir, à une époque où les managements toxiques se multiplient, sous-tendus par la peur qui pèse sur les salariés de perdre leur emploi. On peut toutefois se demander si ceux qui pratiquent le management par le harcèlement, comme si une telle pratique pouvait être efficace, ne devraient faire eux-mêmes l'objet d'un licenciement, avec cette fois une cause bien réelle et bien sérieuse.


Les droits dans le travail Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre  13 section 2 § 2

vendredi 19 décembre 2025

Fake News : un référé inutile, deux référés inutiles...


Le 28 novembre 2025, lors d'un échange à Mirecourt avec des lecteurs de la presse quotidienne régionale, le Président Macron a évoqué la création d'une nouvelle procédure de référé. Elle aurait pour objet de bloquer en urgence la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux.

Les lecteurs de Liberté Libertés Chéries savent qu'un tel dispositif existe déjà, et que la procédure s'est révélée, à l'usage, d'une totale inefficacité. Ce n'est pas une difficulté pour le Président de la République qui pense que, pour lutter contre l'inefficacité d'une procédure, il suffit d'en élargir le champ d'application.


Premier référé inefficace, en matière électorale


Le référé Fake News existe déjà, et avait fait l'objet d'une annonce à peu près identique, lors des voeux du Président de la République à la presse, en janvier 2018. Le projet s'était ensuite concrétisé par la loi du 22 décembre 2018 déclarée conforme à la constitutionnel par le Conseil constitutionnel le 20 décembre.

Ce texte a un champ d'application étroit, limité aux Fake News intervenant en période électorale. L'article L 163-2 du code électoral définit donc un référé spécifique pour faire cesser la diffusion en ligne d'"allégations ou imputations factuelles, inexactes ou trompeuses". Le juge des référés se prononce alors dans les 48 heures après sa saisine. Concrètement, le référé n'est pas réellement dirigé contre les auteurs de fausses nouvelles, difficilement identifiables sur internet. Il vise plutôt les hébergeurs et les plateforme auxquels il est enjoint de retirer les contenus inexacts.

Sur le papier, la procédure peut sembler attractive, mais force est de constater qu'elle s'est révélée d'une totale inefficacité. Pour témoigner de son existence, on cite généralement la décision rendue par le tribunal judiciaire de paris le 17 mai 2019. Encore s'agit-il d'une décision de rejet.

Était en cause un tweet de Christophe Castaner annonçant que des manifestants avaient "attaqué" un service de réanimation après avoir pénétré dans un établissement hospitalier. Or si l'intrusion dans l'hôpital était un fait établi, il n'en était pas de même de l'"attaque" du service de réanimation qui n'avait jamais été menacé. A l'époque, le référé de la loi du 22 décembre 2018 avait été utilisé, car on se trouvait précisément en période électorale, en l'espèce des élections européennes.

Mais le juge avait appliqué les conditions étroites définies par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 décembre 2018. Il avait d'abord considéré que, si les faits étaient exagérés, ils n'étaient pas totalement faux, dès lors que les manifestants avaient bien pénétré dans l'enceinte hospitalière. Il avait ensuite noté que le tweet ne provenait pas d'un compte sous pseudonyme et que sa diffusion n'avait pas été amplifiée par des robots (bots). Enfin, de cette absence d'effet amplificateur, il avait déduit que le tweet n'était pas de nature à troubler la sincérité du scrutin. Ces conditions très rigoureuses ont conduit à la paralysie de la procédure de référé Fake News de la loi de 2018.



You lie. Banksy. 2015


Vers un second référé inefficace


Aujourd'hui, Emmanuel Macron propose tout simplement de sortir ce référé du carcan du code électoral. Il reste à se demander si l'élargissement d'une procédure qui ne sert à rien améliorera son efficacité. Rien n'est moins certain.

On peut d'abord remarquer que cette nouvelle procédure de droit commun est superflue.  Le droit de la presse, issu de la célèbre loi de 1881 contient déjà des instruments éprouvés pour lutter contre les fausses nouvelles. Parmi ceux-ci, la diffamation, sanctionne précisément la diffusion de faits inexacts, la personne attaquée pouvant d'ailleurs se défendre en invoquant l'exception de vérité. Plus généralement, un référé de droit commun se heurterait à la logique qui est celle du droit de la presse et qui consiste à protéger, autant que possible, la liberté d'expression. Pour éviter que le référé se transforme en un outil de censure préalable instrumentalisant les juges à cette fin, ils n'auront pas d'autre choix que de réaffirmer les conditions très étroites de mise en oeuvre déjà mentionnées pour le référé électoral, d'autant que ces conditions ont été confirmées dans les réserves formulées par le Conseil constitutionnel en 2018.

Sur un plan plus procédural, les demandeurs se heurteront à des difficultés probatoires. Ils devront démontrer la fausseté des faits rapportés, prouver le caractère artificiellement boosté de la diffusion, prouver enfin l'imminence et la gravité des dommages causés. Toutes ces contraintes laissent penser que ce second référé Fake News connaîtrait le même néant contentieux que son prédécesseur. A cela s'ajoute, bien entendu, le risque, bien réel, que la Cour européenne des droits de l'homme considère  cette procédure comme constituant une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Elle a en effet tendance à sanctionner l'effet dissuasif que pourrait avoir un tel référé dans son exercice.

Les deux référés, celui de 2018 en matière électorale, et celui, généralisé, que propose aujourd'hui le Président de la République présentent un autre point commun. Les deux sont en effet le résultat d'une démarche dominée davantage par l'affect que par la raison. En 2018 déjà, Emmanuel Macron avait été très irrité par une série de Fake News diffusées pendant la campagne présidentielle de 2017, portant aussi bien sur sa sexualité que sur l'existence supposée d'un compte offshore aux Bahamas. Aujourd'hui, et le Président ne s'en cache pas, c'est la Fake News ayant visé Brigitte Macron qui motive cette seconde annonce d'une généralisation du référé. Mais les auteurs et diffuseurs de ces rumeurs se sont retrouvés devant le tribunal correctionnel, ce qui montre que le droit pénal dispose déjà d'excellents outils pour punir ce type de cyberharcèlement. 

En tout état de cause, Emmanuel Macron aurait sans doute mieux fait de s'abstenir. La loi n'est jamais bonne lorsqu'elle a pour but de résoudre un problème personnel, fût-ce t-il celui du président de la République.


Les Fake News Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre   9 section 1 § 1 C

dimanche 14 décembre 2025

Les Invités de LLC - Jean-Noël Luc : Sainte-Soline : "Les gendarmes mobiles sont-ils devenus des policiers comme les autres" ?


Jean-Noël Luc est professeur émérite à Sorbonne Université. Historien des forces de l'ordre et plus spécialement de la Gendarmerie, il est l'un des fondateurs d'une approche universitaire de ces études, aujourd'hui très développée. Il a rédigé ou co-dirigé de nombreux ouvrages, dont Gendarmerie mobile et maintien de l'ordre, XIXe-XXIe siècle, Sorbonne Université Presses (2025). La distance académique qui caractérise ses travaux, à l'écart de toute démarche militante, fait de lui un invité précieux pour Liberté Libertés Chéries.


Jean-Noël LUC


Sainte-Soline 


"Les gendarmes mobiles sont-ils devenus

des policiers comme les autres ?" 



Cette interrogation d’un internaute résume l’une des réactions aux révélations de Médiapart et de Libération, le 5 novembre 2025, sur le comportement de certains gendarmes mobiles à Sainte-Soline, le 25 mars 2023 : une surprise mêlée de réprobation. 



La « Mobile », un acteur reconnu de la régulation du maintien de l’ordre depuis les années 1920



La démocratisation de la République, à partir des années 1880, conduit à ménager le citoyen mécontent. Après les initiatives du préfet de police Louis Lépine pour encadrer l’usage de la force, une gendarmerie mobile (GM) est organisée à partir de 1917. L’expérience du nouveau corps permet d’élaborer, en 1930, une instruction soucieuse d’éviter « les conflits brutaux et sanglants » grâce à l’autocontrainte – « quels que soient les événements, [les gendarmes] conservent leur calme et leur sang-froid » – et à l’adaptation de la riposte à l’intensité des troubles. Au cours des grèves du Nord, la même année, la GM gère la contestation de masse sans l’aide de la troupe ni bavures.

Au début du XXIe siècle, des rapports officiels opposent la retenue de la GM et des CRS aux débordements des unités d’intervention et des BAC. En 2020, des sociologues relèvent la meilleure « maîtrise de la force » par les gendarmes mobiles, mieux formés, mieux encadrés et plus disciplinés. 




Quand les pavés volent. Jean Yanne


BO "Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil". 1972



Sainte-Soline, le 25 mars 2023 : 
des « manquements à la déontologie »



Ce jour-là, des opposants aux méga-bassines tentent de s’introduire illégalement dans un chantier gardé par des gendarmes mobiles. Enregistrés par leurs caméras-piétons, les actes et les propos de certains de ces militaires – qu’il faudrait pouvoir dénombrer – sortent du cadre réglementaire. Aux tirs tendus de grenades ordonnés par des gradés, dangereux pour les manifestants, dont certains ont été sérieusement blessés, s’ajoutent des injures (« pue-la-pisse », « chiens »), la jubilation de pouvoir mutiler des contestataires (« Je compte plus les mecs qu’on a éborgnés. Un vrai kif ») et des injonctions à les éliminer (« t’en crèves deux-trois, ça calme les autres »).


La diffusion virale de ces images, visionnées depuis longtemps par son inspection générale, conduit la gendarmerie à déclarer, le 6 novembre, qu’elles attestent « des manquements à la déontologie ». Après avoir condamné « des propos […] pas acceptables [et] des gestes […] pas réglementaires », le ministre de l’Intérieur, Laurent Nunez, ordonne une enquête administrative.


La publication de ces enregistrements confirme le rôle essentiel des médias, dès le XIXe siècle, pour documenter des comportements abusifs passés sous silence, niés ou minimisés par les autorités. Si les lignes éditoriales des deux journaux ont influencé la sélection, les faits restent avérés. Tous les chercheurs aimeraient disposer d’un tel matériau, qui révèle les gestes, la parole et l’état d’esprit des agents dans le feu de l’action, jusqu’à leurs doutes sur la protection d’« un putain de trou qui appartient même pas à l’État ».


Le tir tendu contrevient aux consignes de régulation répétées depuis l’instruction de 1930, qui prescrivait d’éviter « tout ce qui pourrait être interprété comme une provocation, un acte de brutalité, un abus de pouvoir ». L’affaire de Sainte-Soline infirme, en plus, la réputation des gendarmes mobiles, dont Le Monde signalait l’exemplarité en constatant que 5% de leurs tirs, entre 2016 et 2021, étaient effectués à moins de 30 degrés, contre 27% pour les policiers. 


La stigmatisation des contestations est un procédé ancien pour les discréditer : "barbares" des faubourgs au XIXe siècle, "populace" de la Belle Époque, les "ennemis de l'intérieur" des Trente Glorieuses. En 2022, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin criminalise l'action des écologistes radicaux en les accusant d'"écoterrorisme". En 2023, la veille de la manifestation, il dramatise la situation en annonçant une "mobilisation de (...) ceux qui veulent s'en prendre aux gendarmes et peut-être (les) tuer". Les agressions des agents de l'ordre par des manifestants armés (lance-pierres, mortiers d'artifice, cocktails Molotov) sont connues. Mais on sait aussi, à travers les exemples opposés des deux préfets de police, Maurice Papon et Maurice Grimaux, que la parole des responsables de l'institution policières peut favoriser ou freiner les pulsions belliqueuses de certains de ses membres, dont l'usage irrégulier de la force.



Réguler la police des foules : 
un processus discontinu mais toujours nécessaire


La pacification tendancielle du maintien de l’ordre depuis la fin du XIXe siècle n’est ni générale, l’Outre-Mer faisant souvent exception, ni linéaire, ni définitive. Les mutilations de manifestants depuis les années 2000, plus nombreuses en France que dans d’autres démocraties européennes, révèlent, une « brutalisation » provoquée par l’intervention d’unités de police urbaines connues pour leurs excès et un recours accru aux interpellations, au LBD et aux grenades explosives.


L’approche historique souligne les effets de la violence, réactive ou proactive, des protestataires : grévistes de 1920, militants de l’Action française et communistes – que l’un de leurs journaux invite à « crever les flics » – de l’Entre-deux-guerres, agriculteurs et sidérurgistes des années 1950-1980, etc. Aujourd’hui, les attaques délibérées des activistes radicaux contre les agents de l’ordre, pour des raisons idéologiques, contribuent également à élever le niveau de l’usage de la force. Cette interaction éclaire le contexte de Sainte-Soline, qui ne doit être ni passé sous silence ni instrumentalisé pour justifier les comportements de certains gendarmes. L’armement intermédiaire limité des escadrons n’a pas permis d’y maintenir à distance les opposants extrémistes, équipés pour en découdre et capables de manœuvrer sur un site étendu. La confrontation rapprochée et violente était dès lors inévitable. Au total, 47 militaires et 100 à 200 manifestants ont été blessés.


L’histoire de la police des foules montre que le processus séculaire de professionnalisation n’a pas régulé immédiatement ni entièrement cette fonction. Des gendarmes mobiles ont commis des exactions (brutalités, tirs abusifs), notamment le 6 février 1934 à Paris, lors du « ratissage » du Cap Bon en Tunisie, en 1952, ou pendant des grèves aux Antilles, en 1952, 1961 et 1967. Des membres des CRS ont fait de même, par exemple en matraquant des manifestants assis par terre dans un Burger King des Champs-Élysées, le 1er décembre 2018. Il faut dire que certaines directives contredisent la doctrine. En 1951, le manuel d’un commissaire parisien prescrit de charger « sans demi-mesure ni précaution » et de « bannir tout ménagement ». Le 8 décembre 2018, la préfecture de police enjoint à une unité de CRS d’« y aller franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité […]. Ça fera réfléchir les suivants ». À l’inverse, des officiers de la GM et des CRS critiquent en interne, en 2019, des ordres du préfet Didier Lallement ou refusent parfois de charger des manifestants pacifiques.


Plusieurs facteurs ont freiné, et pour certains freinent encore, par moments, la régulation du maintien de l’ordre. D’abord, la prégnance d’une culture de la confrontation, le choix politique de la fermeté et les limites d’un contrôle exclusivement interne des agents. Interviennent également la perte de sang-froid (provoquée par la fatigue ou la colère) et l’agressivité (nourrie par le rejet de l’idéologie des contestataires, le racisme ou le sadisme), deux comportements favorisés par l’absence de formation.


C’est pourquoi la GM s’est dotée, à partir de 1977, d’un centre de perfectionnement, à Saint-Astier. Au début, les stagiaires ont critiqué certains cadres, plus âgés, dits « casques à pointe », qui poussent aux interventions musclées. Mais les enseignements ont évolué, en intégrant la déontologie dans le programme d’un centre devenu une référence internationale. Comment des bénéficiaires de cette formation ont-ils pu agir et parler comme ils l’ont fait à Sainte-Soline ? L’espacement des stages, triennaux et non plus biannuels, en raison du suremploi des escadrons, a-t-il contribué au manque de maîtrise de soi ? Une évolution du profil des recrues aurait-elle favorisé leur agentivité individuelle au détriment de l’acculturation professionnelle ?

L’histoire des opérations de maintien de l’ordre est nécessaire, qu’elles se déroulent sans incident – la majorité des cas depuis la fin du XIXe siècle – ou avec un usage de la force, régulier ou non. Cette histoire sert le savoir, la démocratie et la formation des agents en attirant l’attention sur les facteurs sociopolitiques, institutionnels et techniques favorables ou défavorables aux dérives.

jeudi 11 décembre 2025

L'exécution provisoire entre motivation spéciale et Fake News juridiques


Dans sa décision Bernard P., rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 5 décembre 2025, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la constitution les dispositions de l'article 471 alinéa 4  du code de procédure pénale. Dans sa rédaction issue de la loi du 23 mars 2019, celui ci énonce que "les sanctions pénales prononcées en application des articles 131-4-1 à 131-11 et 132-25 à 132-70 du code pénal peuvent être déclarées exécutoires par provision". Autrement dit, le tribunal peut décider que certaines sanctions peuvent être immédiatement exécutoires, malgré l'appel.

On observe donc que, contrairement à ce qui a parfois été dit, la décision Bernard P. est sans influence sur la peine correctionnelle infligée à Nicolas Sarkozy. Celle-ci a certes fait l'objet d'une exécution provisoire, mais pas sur le fondement de l'article 471 alinéa 4 du code de procédure pénale. Dans son cas, c'est l'article 465 du même code qui est applicable : "S'il s'agit d'un délit de droit commun (...) et si la peine prononcée est au moins d'une année d'emprisonnement sans sursis, le tribunal peut, par décision spéciale et motivée, lorsque les éléments de l'espèce justifient une mesure particulière de sûreté, décerner mandat de dépôt ou d'arrêt contre le prévenu".

Dans l'affaire Bernard P., l'effet immédiat concerne des peines alternatives ou complémentaires non privatives de liberté. Les articles du code pénal mentionnés dans l'article 471-4 du code de procédure pénale visent donc les travaux d'intérêt général, la détention à domicile sous bracelet électronique, les jours-amendes, les stages etc. On y trouve aussi certaines modalités d'exécution de la peine, comme la semi-liberté ou le sursis-probatoire. Enfin, figurent également dans la liste les peines complémentaires et l'inéligibilité.


L'exigence du contrôle de proportionnalité


Marine Le Pen serait-elle concernée ? Plus vraiment, car on se souvient que la décision Rachadi S. rendue sur QPC le 28 mars 2025 reconnaissait déjà la conformité à la constitution des articles L 230 et L 236 du code électoral, ceux là même qui définissent la procédure de démission d'office d'un conseil municipal condamné à une peine d'inéligibilité complémentaire d'une sanction pénale.

En l'espèce, le Conseil a jugé ces dispositions conformes à la constitution, en émettant toutefois une réserve. Il appartient en effet au juge pénal d'apprécier la proportionnalité de l'atteinte à l'exercice du mandat en cours et à la liberté de l'électeur avant de décider l'exécution provisoire. Dans le procès des assistants parlementaires, le tribunal de Paris a respecté cette exigence. C'est ainsi qu'il a jugé que les faits étaient particulièrement graves concernant Marine Le Pen qui était au coeur du système de détournement de fonds publics, justifiant l'exécution provisoire. Dans le cas de Louis Alliot en revanche, il a estimé que l'inéligibilité portait une atteinte disproportionnée à la liberté de choix des électeurs, concernant un mandat local. Il a donc écarté l'exécution provisoire. 

On pourra être d'accord, ou pas, avec les modalités de ce contrôle de proportionnalité, mais il n'en demeure pas moins que le juge s'est livré à une appréciation de cette proportionnalité. Comme on le sait, le Conseil constitutionnel n'a pas à s'ingérer dans un contrôle réalisé par les juges du fond, et il appartient désormais à la cour d'appel de se prononcer sur ce point.

De ces éléments, on ne peut pourtant pas déduire que la décision du 5 décembre 2025 est une simple application du précédent de mars 2025. Ce n'est pas tout à fait le cas, car le Conseil élargit l'exigence de contrôle de proportionnalité qui n'était clairement posée qu'à propos des décisions d'inéligibilité. Elle est cette fois étendue à l'ensemble des peines alternatives et complémentaires non privatives de liberté. 



Tous derrière Sarkozy. Les Goguettes. novembre 2025


L'exigence de "motivation spéciale"


Sur le fond, la décision du 5 décembre 2025 est une décision de conformité. Le juge écarte ainsi l'ensemble des moyens invoqués, l'atteinte à la présomption d'innocence, et au caractère dévolutif de l'appel .Ils avaient déjà été écartés dans l'affaire Rachadi S. de mars 2025, et il y avait donc bien peu de chances que le Conseil modifie une jurisprudence récente. Sont également écartés les moyens fondés sur l'atteinte à la liberté d'aller et venir et à la liberté d'entreprendre.

Le Conseil formule toutefois une réserve relative à l'exigence de motivation de la décision d'exécution provisoire de la peine. Dès sa décision QPC du 2 décembre 2011, il avait déjà affirmé que la faculté d'ordonner l'exécution provisoire doit respecter "l'exigence constitutionnelle qui s'attache à l'exécution des décisions de justice". L'exigence de motivation était alors implicite, elle est désormais très clairement formulée. Le Conseil affirme que "il revient au juge d'apprécier, en motivant spécialement sa décision sur ce point, le caractère proportionné de l'atteinte que l'exécution provisoire de la sanction est susceptible de porter à un droit ou une liberté que la Constitution garantit".

Cette motivation n'a rien de vraiment "spécial". Par cette formule, le Conseil entend simplement rappeler qu'elle est distincte de la motivation de la décision de justice générale. La peine principale doit être motivée, la peine complémentaire ou alternative aussi. Rien de surprenant si l'on considère que toute peine pénale doit être individualisée et motivée.


Analyse politique et Fake News juridiques


Le Conseil ajoute que le juge pénal "se détermine au regard des éléments contradictoirement discutés devant lui, y compris à son initiative afin de tenir compte des circonstances de l'infraction, de la personnalité de son auteur et de sa situation matérielle, familiale et sociale". De cette phrase, des pseudo juristes généralement désireux de soutenir Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen par tous les moyens à leur disposition, ont déduit que la motivation de la peine complémentaire devait faire l'objet d'un débat contradictoire spécial. Le raisonnement devient alors simple : il n'y pas eu de débat spécifique dans les cas de Marine Le Pen et de Nicolas Sarkozy et leur condamnation est donc inconstitutionnelle.

Cette construction, à l'apparence juridique, a peut-être séduit les spectateurs de CNews, mais elle est dépourvue de tout fondement, tout simplement parce que le Conseil ne dit rien de tel.

La phrase citée se borne à formuler, très classiquement, le contenu du principe de d'individualisation des peines pénales. On sait que le droit pénal français repose sur l'idée que l'on juge une personne et pas seulement son acte. De fait, le procès doit mettre en lumière tous les aspects du dossiers, questions de droit et de fait, situation familiale ou antécédents psychiatriques de l'intéressé, etc. Tous ces éléments sont discutés dans le procès et la défense a évidemment le droit de se faire entendre. A l'issue du procès, le juge prend donc une décision éclairée par l'ensemble des débats. 

C'est le droit commun et il a été appliqué par les juges du fond, sans attendre la décision du 5 décembre 2025. Dans le cas de Marine Le Pen comme dans celui de Nicolas Sarkozy, le choix de l'exécution provisoire a été soigneusement motivé à la lumière des échanges qui se sont déroulés durant les procès. Pour Marine Le Pen, la motivation reposait sur le risque de récidive, car, aux yeux des juges, son refus de reconnaître sa culpabilité interdisait d'exclure une récidive. Pour Nicolas Sarkozy, c'est la gravité des faits qui a été mise en avant, ainsi que l'exigence d'exemplarité pesant sur un ancien Président de la République et la nécessité de renforcer l'efficacité de la sanction pénale. Dans les deux cas, ces motifs seront de nouveau examinés en appel, comme d'ailleurs l'ensemble de l'affaire. 

La décision QPC du 5 décembre 2025 illustre, une nouvelle fois, la nécessité de lire les décisions de justice, avant de lire ou d'écouter leur commentaire par des médias plus ou moins militants. Au-delà de ces manoeuvres stériles, le plus important réside dans la construction d'un droit de l'exécution provisoire doté de garanties constitutionnalisées. Il est exact que l'exécution provisoire n'est pas une procédure satisfaisante, remise en cause notamment par Robert Badinter qui estimait qu'elle vidait de son contenu le droit d'appel. Mais personne ne l'a sérieusement remise en cause. Ceux qui la critiquent aujourd'hui l'ont votée à plusieurs reprises, élargissant autant que possible son champ d'application à toute une série de peines. Alors s'il n'est pas possible de la supprimer, autant l'accompagner de garanties claires et solides.


L'individualisation de la peine Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 3 § 1 A

dimanche 7 décembre 2025

Les Invités de LLC - Bruno Mathis : Le ministère de la Justice a-t-il besoin d'IA ?

Bruno Mathis est chercheur associé au laboratoire Chrome, Université de Nîmes 



Le ministère de la justice a-t-il besoin d’IA ?

Bruno Mathis





Cela fait quelque temps que les professions du droit et la LegalTech s’intéressent à l’intelligence artificielle (IA). L’attention semble maintenant se déplacer vers le ministère de la Justice, puisque, ces douze derniers mois, trois rapports publics ont été consacrés au moins en partie aux perspectives de l’IA pour le ministère et les juridictions. L’un a été produit par la commission des lois du Sénat, un autre par la Cour de Cassation et un dernier par la Chancellerie. De la lecture de ces trois rapports se dégage une impression de techno-solutionnisme, c’est-à-dire d’une solution technique en quête de problèmes à traiter.

Ce réflexe n’est pas nouveau – ni d’ailleurs spécifique à la justice. La première étude entreprise au ministère, en 1977, pour évaluer l’état des lieux et les perspectives en matière d’informatisation, fait déjà le constat que le ministère a voulu "faire de l’informatique" et s’est demandé où l’appliquer. En 1986, alors que le Comité interministériel de l’informatique et de la bureautique dans l’administration et l’ENA produisent conjointement un rapport sur « les systèmes experts dans l'administration », la Chancellerie explique dans une plaquette qu’elle « se propose, en liaison avec les universités, de concevoir les premiers systèmes experts en matière judiciaire. Ils viseront à guider le magistrat dans le déroulement du raisonnement juridique en lui permettant de ne négliger aucune des possibilités offertes par les réglementations les plus complexes ». Elle alloue deux cent cinquante mille francs au développement d’un système d’expert appliqué au droit de la nationalité (on appelle aujourd’hui les systèmes experts des systèmes d’ « IA symbolique », mais il faut chercher pour en trouver). Sur une autre technologie, en 1997, le premier ministre Alain Juppé demande aux administrations d’utiliser EDIFACT, une norme onusienne, pour leurs échanges de données informatisées (EDI). En 1999,  le Comité central d'enquête sur le coût et le rendement des services publics, un service du Premier Ministre, se désole de constater « la quasi-inexistence de l’EDI dans la Justice ».





Des choix « à front renversé »



De nombreux rapports publics vantent ainsi volontiers les atouts de telle ou telle technologie dans une intention louable de modernisation. Il n’appartient pas moins à l’administration concernée de partir d’une analyse de ses besoins. Or, déjà en 1994, la Cour des comptes dénonce des choix stratégiques et techniques « à front renversé » au ministère de la Justice. Aujourd’hui encore, on est en droit de s’interroger sur les rares projets d’IA entrepris par le ministère de la justice.

Rappelons que l’intelligence artificielle d’aujourd’hui, dite « connexionniste », par opposition à l’IA symbolique, est une informatique fondée sur l’apprentissage et la probabilité au lieu d’être fondé sur des règles. Tout système de ce type est exposé à une marge d’erreur.

Encore faut-il assumer l’existence d’un risque puis définir son niveau acceptable. Dans son traitement d’anonymisation des décisions de justice, la Cour de cassation semble plutôt chercher le zéro-faute. Malgré une qualité un temps annoncée de 99 %, la Cour n’en a pas moins rajouté une couche d’informatique fondée sur des règles, comme la détection de plaque d’immatriculation ou de numéro de carte bancaire, et recruté une vingtaine d’agents afin de débusquer toutes les données personnelles qui seraient passées au travers du tamis de l’anonymisation. Auparavant, Légifrance anonymisait les décisions faisant jurisprudence en se fondant sur des règles, évidemment imparfaites, qui laissaient passer des erreurs, mais sans provoquer d’émoi. Il n’est pas démontré que l’IA répondait au besoin et s’imposait au prix de l’investissement consenti. 

Autre projet d’IA, Datajust, annoncé inopinément en pleine crise sanitaire, consiste à fabriquer un barème d’indemnisation des préjudices corporels à partir d’un apprentissage des décisions de justice rendues sur ce type de contentieux. Le besoin d’un tel barème est compréhensible, quoique discuté, mais alors que les grands projets de chaînes du contentieux, Cassiopée en pénal et Portalis en civil, sont en difficulté, il ne va pas de soi de s’engager dans une expérimentation complexe sur un sujet très sensible pour les avocats dont c’est la spécialité. Le projet est stoppé à peine deux ans après son lancement.

Un récent appel d’offres illustre encore la tentation du solutionnisme technologique. Le cahier des charges porte sur l’évolution du système d’information des relations humaines, et en particulier un module de gestion prévisionnelle des emplois, des effectifs et des compétences (GPEEC). Le chapitre en question est intitulé « GPEEC avec réflexion sur l’intelligence artificielle ». Le cahier des charges stipule que « l’intelligence artificielle doit faciliter la constitution des référentiels métiers et compétences, améliorer l’adéquation poste-profil des agents, renforcer la dimension prospective de la gestion des ressources humaines du ministère ». Le ministère envisage d’utiliser de l’intelligence artificielle sans savoir si elle est nécessaire au cas d’espèce.

Rappelons une évidence : l’analyse des besoins précède la définition d’une solution. L’IA se justifie pour tout besoin qu’on ne sait pas combler avec une informatique fondée sur des règles ou pour tout besoin qu’elle satisfait de façon plus efficace moyennant un niveau de risque acceptable. Et là où l’absence totale de risque fait partie de l’expression de besoin, il vaut mieux se diriger vers uneinformatique fondée sur des règles…