« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 23 novembre 2025

Les os du chevalier Bayard : le juge administratif censeur et sans reproche


A qui appartiennent les os du Chevalier Bayard, évidemment sans peur et sans reproche ? La question peut sembler surprenante mais la cour administrative d'appel (CAA) de Lyon a dû répondre, le 6 novembre 2025, à cette intéressante question. Elle a jugé qu'en l'espèce ils relevaient de la domanialité publique et étaient donc inaliénables.

A l'origine de l'affaire, un requérant M. G., persuadé d'être un descendant de Pierre Terrail, mieux connu sous le nom du Chevalier Bayard. Il sait que les archives départementales de l'Isère sont dépositaires depuis 1966 d'ossements provenant de l'ancien couvent des Minimes de la Plaine situé à Saint-Martin-d'Hères. Parmi ces ossements, certains sont attribués, par le requérant, à celui qu'il revendique comme son illustre ancêtre. Rien n'est moins certain, car des archéologues ont certes trouvé les restes de trois personnes, dont un officier, à Saint-Martin-d'Hères, mais il n'est pas clairement démontré, à ce jour, que cet officier soit Bayard.

Quoi qu'il en soit, M. G. en est persuadé. Dun premier courrier de 2016, il demande au département de cesser toute manipulation de ces ossements et d'en confier la conservation à un collectif réunissant les membres de sa famille, les pouvoirs publics, et des mécènes privés. La finalité n'est pas totalement désintéressée, car il souhaite exposer les os de l'ancêtre dans un musée. En 2020, il demande la restitution de ces ossements, cette fois pour leur offrir une sépulture. Après son décès, sa veuve et ses enfants reprennent l'instance et contestent les deux décisions implicites de rejet nées du silence des services départementaux.

On peut comprendre que le département n'ait pas pris l'affaire très au sérieux, et personne ne sera surpris du rejet opposé d'abord par le tribunal administratif de Grenoble en décembre 2021 puis par la Cour administrative d'appel de Lyon dans la présente décision. Malgré l'étrangeté de l'affaire, elle pose cependant des questions intéressantes.


Des restes humains, éléments du domaine public


La cour administrative rappelle que l'ordonnance du 21 avril 2006 portant partie législative du code de la propriété des personnes publiques (CG3P), ratifiée par la loi du 12 mai 2009, a largement refondu le droit de la domanialité publique. Elle créé une catégorie nouvelle, celle des biens mobiliers du domaine public, définis par l'article L 2112-1 CG3P comme "ceux présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique".

Les ossements litigieux ont été exhumés en 1937 lors de fouilles organisées dans l’ancien couvent des Minimes. Déposés en 1966 aux archives départementales de l’Isère, ils sont regardés comme appartenant à la commune de Saint-Martin-d’Hères conservés par les archives « dans l’exercice de leur mission de service public ». De ce double ancrage – propriété communale et affectation au service public archivistique – la cour déduit qu’ils appartenaient déjà au domaine public avant le CG3P, et qu'ils en relèvent encore davantage aujourd’hui en raison de leur intérêt historique et archéologique.

A cet égard, la décision de la CAA s'inscrit dans un mouvement général d'élargissement du domaine public mobilier, en faveur des biens culturels comme les archives, les collections des musées, les vestiges archéologiques etc. A ces biens, la CAA intègre des restes humains, ce qui a pour effet de les rendre inaliénables. Pour la famille, ou prétendue famille, du Chevalier Bayard, ce blocage de leurs revendications par la domanialité peut sembler sans coeur, même si elle est sans reproche juridiquement.



Bayard. Série de Claude Pierson. RTF. 1964


La domanialité, écran à la revendication des familles


Observons d'emblée qu'elle est considérée par la CAA comme un tiers n'ayant pas de droit particulier sur un bien qui appartient à la commune et qui a été déposé aux archives départementales, dépôt qui n'a pas été contesté à l'époque.

Sur le fond, M. G. et ses enfants invoquent une série de droits subjectifs dont l'importance est très loin d'être négligeable. Sont ainsi mentionnés le droit de la famille à honorer le défunt, le droit au respect des dernières volontés, ainsi que la valeur constitutionnelle de la liberté des funérailles issue de la loi du 15 novembre 1887.

Le problème est que ces droits et libertés ne disposent pas de fondement juridique solide. Le droit de la famille à honorer un défunt est un droit "reconstruit", plus ou moins déduit de plusieurs dispositions. L'article 16-1-1 du code civil tout d'abord, affirme que "le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées (…) doivent être traités avec respect, dignité et décence".  Dans la réalité, ce sont les proches qui en assurent le respect. La famille n'a donc pas un droit réel sur le corps du défunt, mais un intérêt à agir pour faire respecter la dignité et l'intégrité de la dépouille. En l'espèce, la famille, si on veut bien la considérer comme telle, ne demande pas le respect de l'intégrité des ossements retrouvés, mais leur restitution.

Quant à la liberté des funérailles, on ne lui trouve pas de fondement constitutionnel, même si elle est mentionnée dans l'article 3 de la loi de 1887. Ces dispositions ne consacrent toutefois que le droit du défunt de fixer les conditions de ses funérailles. Certes, les dernières volontés du Chevalier Bayard n'ont pas traversé les siècles. Tué d'un coup d'escopette dans le dos en 1524 en Italie, il n'avait pas eu le temps de passer chez son notaire. En principe, en absence d'expression de la volonté du défunt, il appartient à la famille de pourvoir aux funérailles. Mais en l'espèce, les obsèques solennelles de Bayard se sont déroulées à la cathédrale de Grenoble, après que son corps ait été ramené en France, en 1524. La liberté des funérailles n'est donc pas réellement en cause.


Le principe de dignité


Le moyen le plus intéressant réside dans le principe de dignité qui exprimé dans l'article 16-1-1 du code civil et que le Conseil constitutionnel a érigé en principe constitutionnel par sa décision du 29 juillet 1994 rendue à propos de la première loi bioéthique. Le Conseil l'appuyait alors, de manière un peu acrobatique, sur le Préambule de 1946 qui s'ouvre par ces mots :" Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine (...)". De cette formule, le Conseil a déduit la valeur constitutionnelle du principe de dignité. Quant au Conseil d'État, on sait qu'il a introduit le principe de dignité dans sa jurisprudence avec le célèbre arrêt commune de Morsang-sur-Orge de 1995 confirmant l'interdiction par un maire d'un spectacle de "lancer de nain". 

Mais ce qui intéresse davantage le cas du Chevalier Bayard est le mise en oeuvre du principe de dignité par la Cour de cassation. Elle ne l'utilise que rarement, mais n'hésite pas à s'y référer lorsqu'il s'agit de contourner la règle selon laquelle le droit au respect de la vie privée disparaît avec son titulaire. A propos de la diffusion dans la presse de la photo de François Mitterrand sur son lit de mort, la chambre criminelle a considéré, le 20 octobre 1998, que le droit à la dignité du défunt subsiste après sa mort et que son non-respect peut donner lieu à une sanction pénale.

L'analyse serait convaincante si elle était applicable au cas du Chevalier Bayard. La cour administrative d'appel reconnaît qu'il appartient à la commune de veiller au respect de la dignité de la personne et de ses restes, au-delà de son décès. Mais ces dispositions ne font nullement obstacle à ce que les ossements retrouvés appartiennent au domaine public. Dans le cas présent, les requêtes de M. G. et de sa famille visaient uniquement à la remise de ces derniers aux "descendants" du défunt ou à un collège dédié à la création d'un musée. Aucune demande n'était formulée pour que les conditions de conservation au sein du domaine public de la commune soient modifiées, ni d'ailleurs de leur affectation au sein de ce domaine.

La cour administrative d'appel, sans heurts et sans reproches juridiques, se sort avec les honneurs d'une affaire particulièrement étrange. Elle parvient à écarter la requête sans poser la question qui fâche, celle du lien génétique entre les demandeurs et l'ancêtre qu'ils revendiquent. De fait, il écarte la demande d'expertise qui n'est pas utile à la solution du litige, la domanialité publique faisant obstacle à toute revendication. Il est vrai que cette fois le juge était confronté à une situation étrange. Un "expert" avait déjà conclu que les restes retrouvés étaient ceux du Chevalier Bayard, mais ce même "expert" avait déjà suscité un certain émoi en racontant avoir découvert l'ADN du Christ...


Le principe de dignité Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, introduction

jeudi 20 novembre 2025

Le droit à l'information et l'enquête judiciaire


Le 18 novembre 2025, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt Stanev et Comité Helsinki bulgare c. Bulgarie qui confirme que le droit à l'information d'intérêt public peut être protégé par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors qu'il conditionne l'exercice de la liberté d'expression.

Les faits à l'origine de l'arrêt Stanev concernent la communication de documents détenus par le parquet de Sofia. Le Comité Helsinki bulgare, ONG de défense des droits de l’homme, préparait son rapport annuel et il a donc demandé au procureur des informations sur deux affaires, fortement médiatisées, de décès de migrants à la frontière entre la Bulgarie et la Turquie. L'ONG demande donc si des poursuites sont engagées et sur quelle qualification pénale. Elle veut connaître l'état d'avancement du dossier et si il existe un acte d'accusation. Mais le parquet écarte la demande au motif que les informations liées à la procédure pénale relèvent exclusivement du code de procédure pénale et que la loi relative à l'accès à l'information publique n'est pas applicable en l'espèce. Alors que les juges du fond avaient, dans un premier temps, donné satisfaction à l'ONG, la cour suprême bulgare confirme le refus du parquet.

La CEDH sanctionne les juges bulgares pour une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression et d'information. Le but de la demande était en effet de permettre à l'ONG de remplir sa mission, qui est d'informer le public sur des sujets d'intérêt général, en l'espèce le décès de migrants aux frontières du pays.


Les critères de l'arrêt Magyard Helsinki Bizottsag c. Hongrie


Sur le fond, la décision met en oeuvre les critères dégagés par la décision de Grande Chambre Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016

La Cour commence par s'interroger sur le but de la demande d'information et elle constate que l'ONG avait pour objet de rédiger un rapport sur les droits de l'homme, sujet évidemment d'intérêt général.Dans l'arrêt Girginova c. Bulgarie du 4 mars 2025, la Cour avait déjà jugé d'intérêt général la requête d'un journaliste qui s'était vu opposer le secret de la défense nationale alors qu'il enquêtait sur les poursuites pénales engagées contre l'ancien ministre de l'Intérieur. Le second critère est totalement lié au premier, car il porte sur la nature des informations sollicitées. En l'espèce, l'ONG voulait savoir si les autorités bulgares avaient suscité une enquête pénale sur des allégations de violences mortelles contre des migrants. Là encore, la CEDH s'est prononcée à de nombreuses reprises sur de tels faits, jugeant, comme dans l'arrêt N. D. et N. T. c. Espagne du 13. février 2020, qu'ils relevaient du débat d'intérêt général.

Le troisième critère se réfère à la personne du demandeur, en l'espèce une ONG. La CEDH considère depuis l'arrêt Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie du 14 avril 2009 qu'une ONG remplit le même rôle que la presse, celui de "chien de garde" de la démocratie, et qu'elle doit donc pouvoir accès à l'information dans des conditions identiques. 

Enfin, le quatrième critère est celui de l'existence même de l'information demande et donc de sa disponibilité. Dans le cas présent, les autorités turques avaient annoncé publiquement avoir demandé à la Bulgarie de diligenter une enquête sur la mort des migrants, et il était donc certain qu'un dossier pénal existait sur l'affaire.

De tous ces éléments, la CEDH déduit que le refus de communiquer les informations demandées emporte une ingérence excessive dans la liberté d'expression. La Cour reproche aux juges bulgares de s'être bornés à affirmer, sans autre explication que les règles spéciales de la procédure pénale excluaient l'application de la loi générale sur l'accès à l'information. De fait, les juges bulgares se sont refusés à apprécier l'équilibre entre l'intérêt public de la transparence et les nécessités de confidentialité de l'enquête. Aucun examen concret n'a eu lieu, alors que le parquet de Sofia aurait pu fournir une information minimale portant, par exemple, sur l'existence même d'une enquête pénale.




On nous dit rien, on nous cache tout

Jacques Dutronc. 1967


Le droit français


Si la décision s'inscrit dans une jurisprudence déjà acquise, elle permet néanmoins de s'interroger sur son articulation avec le droit français. On sait que le code des relations entre le public et l'administration (CRPA) a intégré la loi du 17 juillet 1978 qui consacre un droit d'accès aux documents administratifs. En cas de refus de communication, la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) a pour mission de rendre des avis sur le caractère communicable ou pas des pièces demandées.

D'une manière générale, la jurisprudence française semble en conformité avec le droit de la convention européenne. Dans l'arrêt d'assemblée rendu le 12 juin 2020 à propos des archives présidentielles de François Mitterrand, le Conseil d'État fonde la liberté d'accès aux documents à la fois sur l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et sur l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il impose en même au juge du fond une mise en balance des intérêts en présence, protection de certains secrets et accès à des documents historiques. Quant à la CADA, elle reprend exactement les critères de l'arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie dans un avis du 21 juillet 2022, rendu à propos d'une demande d'accès aux archives du Service d'Action Civique (SAC).

Doit-on déduire que le dialogue des juges, et des autorités indépendantes, se déroule dans un mode idyllique ? Pas tout à fait, car il subsiste une tension en matière de secret de l'enquête pénale. L'article 11 du code de procédure pénale pose  en effet le principe du secret de l'instruction qui lie toutes les personnes qui y concourent. La tentation est alors grande d'invoquer cet article pour verrouiller toute demande d'accès à l'information.

Bien entendu, la CEDH ne condamne pas le secret de l'enquête, pas davantage que celui de l'instruction. En revanche, la décision Stanev impose une obligation de motivation et de proportionnalité de la décision de refus de communication. On peut penser qu'elle est déjà remplie dans la plupart des cas, et l'on sait que les procureurs se voient confier une mission de communication, en particulier dans les affaires sensibles ou fortement médiatisées. Elle les conduit souvent à donner, en particulier à la presse, une information mettant en balance la légitimité des demandes d'information et les nécessités de l'enquête.  La Cour européenne rappelle simplement que cette recherche doit être systématique, ce qui n'est sans doute pas toujours le cas. 


samedi 15 novembre 2025

Boycott des produits israéliens : la fin de la saga Baldassi


La chambre criminelle de la cour de cassation, dans une décision du 4 novembre 2025, écarte le pourvoi déposé par différentes associations qui contestaient la relaxe prononcée à l'égard de militants ayant appelé au boycott de produits israéliens. 

Il s'agit là de l'ultime développement de l'affaire Baldassi dont les faits remontent en 2009 et 2010. Une campagne initiée par des militants "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" (BDS). Ce groupement s'était constitué à la suite de l'avis consultatif de la Cour internationale de justice rendu le 9 juillet 2004, selon lequel « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ».

En 2009 et 2010, des membres de ce Collectif organisent différentes actions dans un supermarché de la région de Mulhouse. Ils invitent les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. L'action se déroule sans violence ni dégâts et le supermarché ne porte pas plainte. Mais différentes associations comme la Licra, Avocats sans frontières, l'Association France-Israël et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme portent plainte pour provocation à la discrimination, délit prévu par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Dans un premier temps, les militants sont condamnés à une amende de 1000 € avec sursis. La Cour de cassation confirme cette sentence le 20 octobre 2015.



Palestine, terre de mes douleurs. Julio Iglesias


L'appel au boycott, une expression politique fortement protégée


Mais le feuilleton n'est pas fini, car c'était compter sans la Cour européenne des droits de l'homme qui, le 11 juin 2020, condamne la France dans son arrêt Baldassi. Elle estime que la sanction pénale de l'appel au boycott constitue une ingérence excessive dans la liberté d'expression. A la suite de la décision de la cour de révision le 7 avril 2022, l'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Paris qui prononce la relaxe des militants le 14 mars 2024. Elle s'achève le 4 novembre 2025 avec le rejet de l'ultime pourvoi des associations requérantes.

De cette saga contentieuse, on doit déduire que la cour de cassation a pleinement adopté la jurisprudence de la CEDH. L'appel au boycott est désormais considéré comme une expression politique fortement protégée. La chambre criminelle l'avait déjà rattaché à la liberté d'expression dans un arrêt du 7 octobre 2023, à propos d'un appel à boycotter les produits israéliens organisé par des militants du même groupe devant une pharmacie lyonnaise.

Elle le confirme aujourd'hui, et la chambre criminelle reprend, pratiquement mot à mot, l'argumentaire développé par l'arrêt Baldassi de la CEDH. Elle affirme ainsi que "le boycott est une modalité d'expression d'opinions protestataires". Ce mode d'expression est donc protégé par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ne saurait être poursuivi, en tant que tel, comme une discrimination ou une incitation à la discrimination.

De manière plus générale, cette jurisprudence s'inscrit dans la tendance qui protège l'expression politique avec une attention particulière. La vivacité du débat y est particulièrement tolérée, et l'arrêt de la CEDH Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015 affirme que  la liberté d'expression "vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent". La société démocratique impose donc le pluralisme des courants d'opinion, et le respect de l'opinion d'autrui. 


Discrimination et traitement différencié


Il n'empêche qu'il convient tout de même de s'assurer que l'appel au boycott n'est pas susceptible, dans certaines circonstances, de constituer un appel à la discrimination d'autrui. Le juge exerce alors un contrôle approfondi, examinant le contenu du message, le contexte, les modalités de l’action pour déterminer si la ligne rouge de l’appel à la haine ou à la discrimination est franchie.

En l'espèce, il n'en est rien. La chambre criminelle fait observer que les militants poursuivis se bornaient à demander le respect du droit international par l'État d'Israël, et ils dénonçaient la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés. Leur action s'inscrivait donc dans un débat d'intérêt qui justifie un « niveau élevé de protection de la liberté d’expression".

La décision du 4 novembre 2025 témoigne ainsi d'un resserrement de l'incrimination de provocation à la discrimination, tout traitement différencié ne pouvait être qualifié comme telle. La cour de cassation confirme la décision de la cour d'appel qui avait relevé que les militant n'avaient proféré aucune injure raciste ou antisémite, qu'aucune plainte de clients du supermarché n'avait été déposée, et qu'aucune violence ni menace n'avait accompagné l'action militante.

Si les propos et actions  incitaient toute personne concernée à opérer un traitement différencié au détriment de producteurs installés en Israël », ils "ne renfermaient pas pour autant de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence". Les producteurs visés par l'opération n'étaient pas visés en raison de leur appartenance à la nation israélienne mais en raison de leur soutien supposé aux choix politiques des dirigeants de ce pays. Pour les militants, ce soutien se manifestaient par le fait que les biens vendus étaient produits dans les territoires occupés.

La saga Baldassi n'a donc pas été inutile même si les associations requérantes espéraient sans doute un autre résultat. Elle a permis de réintégrer l'appel au boycott dans ce qu'il n'aurait jamais dû cesser, c'est à dire l'élément d'un débat politique. A cet égard, les propos peuvent être virulents, mais c'est souvent le cas dans le registre de la dénonciation politique. En l'espèce, les militants n'ont jamais visé "les juifs" ni même "les Israéliens", en tant que groupe. Ils se bornent à appeler à un geste de consommation qui consiste à ne pas acheter certains produits, et ne vise pas les personnes. Enfin ils ciblent exclusivement l'État d'Israël et ses dirigeants. Sur ce point, on peut penser que la cour de cassation vient rappeler, fort à propos, que la liberté d'expression autorise chacun à critiquer le gouvernement israélien, sans être immédiatement qualifié d'antisémite. 


Liberté d'expression Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9

mardi 11 novembre 2025

Le contrôle judiciaire de Nicolas Sarkozy : Beaucoup de bruit pour rien

Nicolas Sarkozy a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris à cinq année de prison dans l'affaire libyenne. Cette condamnation a été accompagnée d'une exécution provisoire et il a effectivement été incarcéré le 21 octobre 2025. Il a évidemment fait appel de sa condamnation, ce qui a conduit à une requalification de sa privation de liberté en détention provisoire. Le 10 novembre 2025, la cour d'appel de Paris, statuant dans le cadre du régime juridique de la détention provisoire, a ordonné sa mise en liberté sous contrôle judiciaire.


La mise en liberté


Rappelons que la demande de mise en liberté d'un détenu à la suite d'un appel est régie par l'article 148-1 et du code de procédure pénale. Il énonce que "la mise en liberté peut être demandée par toute personne mise en examen, tout prévenu ou accusé, et en toute période de la procédure." Lorsqu'une juridiction de jugement est saisie, en l'espèce la cour d'appel, il lui appartient de statuer sur la détention provisoire. L'article 148-2 du même code précise ensuite que "Lorsque la personne a déjà été jugée en premier ressort et qu'elle est en instance d'appel, la juridiction saisie statue dans les deux mois de la demande". Nicolas Sarkozy a été condamné le 25 septembre et incarcéré le 21 octobre et c'est donc à cette date que ses avocats ont pu formuler une demande de mise en liberté. Celle-ci a donc été examinée à l'issue d'un délai de trois semaines. Alors que la justice est particulièrement encombrée, ce n'est pas vraiment l'indice d'un mauvais traitement.

La procédure en elle-même n'a donc rien de surprenant, et l'on souhaiterait que toutes les demandes de mise en liberté soient traitées avec une diligence identique. En revanche, le contrôle judiciaire imposé à l'intéressé suscite le débat. 





Le contrôle judiciaire


Là encore, il convient de se référer au texte de l'article 144 du code de procédure pénale qui énonce les conditions du placement en détention provisoire. Celle-ci ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle "constitue l'unique moyen de parvenir à l'un ou plusieurs des objectifs suivants", c'est-à-dire les conservation des preuves, les risques de pressions sur les témoins ou les victimes, la concertation frauduleuse avec les co-auteurs et complices, la protection de la personne elle-même, la garantie du maintien à la disposition de la justice, et enfin la cessation de l'infraction ou la prévention de son renouvellement.

Lorsque ces conditions ne sont pas, ou plus, réunies, la mise en liberté sous contrôle judiciaire peut être prononcée. L'article 138 du code de procédure pénale dresse une liste de neuf contraintes susceptibles d'être imposées à la personne mise en liberté. Nicolas Sarkozy est soumis à deux de ces obligations.

La première est l'interdiction de quitter le territoire. Contrairement à ce qu'affirment certains de ses soutiens sur les plateaux de télévision, la justice n'envisage pas un risque de fuite. Elle redoute toutefois qu'un ancien président de la République puisse avoir quelques facilités pour entrer en contact avec des témoins résidant l'étranger. Le risque est donc la pression ou la concertation avec ces témoins.

La seconde contrainte réside dans l'interdiction faite à Nicolas Sarkozy d'entrer en contact avec ses co-accusés et c'est encore le risque de concertation qui est visé. Surtout, figure dans la liste l'interdiction de communiquer "avec le ministre de la Justice en exercice, les membres de son cabinet et tout cadre du ministère de la justice susceptible d’avoir connaissance des remontées d’informations prévues par les articles 35 et 39-1 du Code de procédure pénale". La cour d'appel motive cette mesure par la nécessité "d'éviter un risque d'obstacle à la sérénité des débats et d'atteinte à  l'indépendance des magistrats".


L'interdiction de tout contact avec le ministre de la Justice


Bien entendu, les soutiens, notamment médiatiques, de Nicolas Sarkozy, ont vu dans cette mesure une sorte de vengeance des juges, furieux de la visite rendue par Gérald Darmanin à l'ancien président emprisonné. On note toutefois que l'interdiction de contact vise "le ministre de la Justice en exercice", et non pas Gérald Darmanin intuitu parsonae. La précision est d'importance si l'on considère à la fois l'actuelle rapidité de la succession des gouvernements et les motifs de cette interdiction.

Loin d'une vengeance, la mesure apparaît  comme un moyen d'assurer l'indépendance des magistrats de la cour d'appel. On observe que le ministre n'est pas le seul visé par l'interdiction, mais encore les membres de son cabinet et tout cadre du ministère susceptibles d'avoir connaissons des remontées d'informations. Les articles 35 et 39-1 du code de procédure pénale prévoient en effet que des "rapports particuliers" peuvent être demandés par le procureur général aux procureurs de la République ur des affaires en cours et ensuite être adressés au ministre de la Justice. Dans sa décision du 14 septembre 2021, le Conseil constitutionnel a affirmé la constitutionnalité de ces rapport particuliers. Certes, la décision mériterait d'être citée dans une anthologie de la langue de bois, car le Conseil constitutionnel feint de considérer que ces remontées d'informations "ont pour seul objet de permettre au ministre de la Justice, chargé de conduire la politique pénale (...), de disposer d'une information fidèle et complète sur le fonctionnement de la justice (...)". Cette joyeuse hypocrisie permet de valider les rapports particuliers.

L'interdiction de tout contact formulée par la cour d'appel vise donc à empêcher que la personne mise en cause ait accès à des informations liées à l'affaire en cours. Le risque est loin d'être négligeable si l'on considère qu'un ancien Président de la République peut aisément avoir des contacts avec le Garde des Sceaux, surtout si l'on se souvient que ce dernier lui a publiquement témoigné son soutien en allant le voir en prison. 

Le risque n'est pas nul, si l'on considère que la Cour de justice de la République (CJR) a condamné, le 30 septembre 2019 un ancien Garde des Sceaux à une peine d'un mois d'emprisonnement avec sursis accompagne d'une amende de 5000 €. Celui-ci avait transmis des éléments confidentiels d'une enquête préliminaire à la personne mise en cause, éléments précisément obtenus par des remontées d'informations. Le risque de fuite est donc loin d'être nul, et l'on comprend que les magistrats de la cour d'appel se soient efforcés de le prévenir.

Le contrôle judiciaire de Nicolas Sarkozy n'a donc rien d'extraordinaire. Il répond exactement aux conditions posées par le code de procédure pénale. Certes, les soutiens de l'ancien président de la République monopolisent l'espace médiatique en affirmant, comme ils l'ont fait lors du jugement du tribunal correctionnel, le caractère exceptionnel de la procédure. Nicolas Sarkozy serait l'innocente victime d'un complot judiciaire, et le complot de la cour d'appel viendrait couvrir le complot du tribunal correctionnel, couvrant lui même le complot des juges d'instruction qui, couvrait, bien entendu, le complot de l'enquête préliminaire etc. 

Mais le problème n'est pas là. Ce n'est pas la procédure qui est exceptionnelle, c'est le prévenu. Si un trafiquant de drogue placé sous contrôle judiciaire se voit interdire de communiquer avec les dealers de son quartier, un ancien président de la République sous contrôle judiciaire se voit interdire de communiquer avec le ministre de la Justice. A chacun selon son milieu...


L'indépendance des jugesManuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 1 § 1 D


vendredi 7 novembre 2025

Obstination déraisonnable : Rendez-vous avec la mort


Le 3 novembre 2025, le juge des référés du Conseil d'État a rendu une ordonnance décidant l'arrêt des traitements d'un patient hospitalisé à l'Institut Gustave Roussy. M. T., âgé de 64 ans, était maintenu en vie par ventilation mécanique et il était victime de lésions cérébrales profondes après plusieurs arrêts cardio-respiratoires. 

Dans un premier temps, la fille de M. T. avait obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Melun la suspension de la décision d'arrêt des traitements. Il se fondait sur les rapports de deux experts extérieurs à l'Institut, un neurologue et un anesthésiste, réanimateur qui déclaraient avoir constaté que M. T. tournait la tête quand sa fille le stimulait. Ils en déduisaient une "réactivité minimale" qui avait fondé la décision de suspendre la décision de l'équipe médicale. Le juge des référés du Conseil d'État s'est, quant à lui, fondé sur l'avis de l'équipe médicale augmentée d'un médecin extérieur qui constatait à l'inverse "un coma profond avec absence de réactivité". Ces querelles d'experts sont fréquentes mais le Conseil d'État préfère finalement se fier à l'équipe médicale qui a soigné le patient et connaît parfaitement l'évolution de son état. 

Sur le plan strictement juridique, l'ordonnance de référé repose sur les loi Léonetti du 22 avril 2005 et Léonetti-Claeyss du 2 février 2016. Sur leur fondement, l'article L 110-5 al. 2 du code de la santé publique énonce : "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Dans ce cas, le patient est placé, jusqu'à son décès, dans un état de sédation profonde, c'est à dire une altération de sa conscience associée à une analgésie.


L'obstination déraisonnable


L'ordonnance du 3 novembre 2025 s'appuie évidemment sur l'arrêt Lambert rendu par l'Assemblée du contentieux le 24 juin 2014. Le Conseil d'État affirme alors que l’arrêt d’un traitement de maintien en vie peut être légalement décidé lorsque sa poursuite constituerait une obstination déraisonnable au sens de la loi. Le juge exerce alors un contrôle normal sur la régularité de la procédure collégiale et l'adéquation de la décision aux éléments médicaux du patient.

Chaque affaire est donc unique, et ni l'inconscience du patient ni sa situation de dépendance ne suffisent, par eux-mêmes, à caractériser cette obstination déraisonnable. Dans le cas de M. T. , le Conseil d'État reprend l'ensemble du dossier, et constate que la médecin est désormais impuissante. Il note ainsi que "son état neurologique ne saurait exclure l'absence de toute souffrance et qu'il ne peut plus bénéficier d'un traitement antalgique ou morphinique". Il importe donc peu que M. T. tourne la tête quand il est stimulé par sa fille, dès lors que son maintien en vie par une ventilation prolongée ne peut plus lui apporter autre chose qu'une souffrance accrue.

L'obstination déraisonnable s'apprécie donc au cas par cas, en considérant l'ensemble du dossier. En témoigne la situation, encore plus douloureuse, des enfants. Les juges prennent alors en considération les chances d’amélioration de la situation de l’enfant aussi bien que la capacité des parents à accepter l’arrêt des traitements. Dans une ordonnance de référé du 5 janvier 2018, le juge des référés du Conseil d'État admet l'interruption des traitements dans le cas d'une jeune fille de quatorze ans, en état végétatif depuis plusieurs mois. Par un arrêt Afiri et Biddarri c. France du 23 janvier 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a ensuite déclaré irrecevable l'ultime recours des parents de cette jeune fille, confirmant ainsi la conformité du droit français à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En revanche, le 24 avril 2023 il suspend la décision d’arrêt des traitements pour une enfant de deux ans. Invoquant une possibilité, purement hypothétique, d’amélioration de la santé de la jeune patiente, le juge laisse ainsi aux parents le temps d’accepter une décision douloureuse.  



 What Power are Thou. King Arthur. Acte 3 scène 2

Purcell. 1691

Deller Consort


          Les directives anticipées 

 

A ces conditions de fond, le législateur a ajouté des conditions de procédure. Le consentement du patient à la renonciation aux soins peut être exprimé par tout moyen, dès lors qu'il est conscient. Lorsqu'il n'est pas en état de s'exprimer, il peut avoir pris la précaution de rédiger des « directives anticipées » ou désigné une « personne de confiance » chargée de faire connaître sa volonté. Ces directives anticipées ont été jugées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision QPC Mme Zohra M.,du 10 novembre 2022. 

Dans le cas de l'ordonnance du 3 novembre 2025, la fille de M. T. invoque l'existence de directives anticipées demandant la poursuite des traitements en vue d'un maintien en vie. Mais ce document n'a pas été porté à la connaissance de l'équipe médicale, lors de entretiens avec la famille portant sur l'arrêt des traitements actifs. Elles ne sont mentionnées que dans le rapport des experts mandatés par la requérante. 

Le juge des référés aurait sans doute pu s'appuyer sur l'arrêt de la CEDH Medmoune c. France rendu le 2 décembre 2022.  A propos de directives dans lesquelles le patient demandait de le maintenir en vie à tout prix, la Cour a admis la position des juges français estimant que, dans l'état du patient, le traitement relevait d'une obstination déraisonnable.  

Mais l'ordonnance du 3 novembre 2025 s'appuie plutôt sur la décision du Conseil constitutionnel Mme Zhora M. du 10 novembre 2022. Elle admet que le principe du consentement trouve une limite lorsque ces directives se révèlent "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale". Tel est le cas dans la situation de M. T., ses directives anticipées sont inappropriées et largement dépassées par rapport à son état actuel. Il est constant en effet qu'aucun traitement n'est plus en mesure de guérir sa maladie ou d'améliorer son pronostic neurologique. 

On ne doit pas déduire de cette décision que le juge écarte les directives anticipées comme il l'entend. Elles conservent une puissance réelle dans la procédure, mais leur effectivité suppose qu’elles soient connues, accessibles et surtout adaptées à la situation du patient. 

La presse mentionne que la fille de M. T. entend désormais saisir la CEDH d'une demande de mesures provisoires visant à empêcher l'arrêt des traitements. Ses chances de succès sont très limitées dans la mesure où toutes les décisions de la CEDH intervenues dans ce domaine ont déclaré le droit français conforme à la convention. Il s'appuie en effet sur l'idée d'un équilibre entre le refus de l'acharnement thérapeutique, la décision collégiale de suspension des traitements prise par une équipe médicale, et un contrôle juridictionnel qui prend en considération tous les éléments du dossier. Bien entendu, cet équilibre pourrait être modifié sir la loi relative à la fin de vie, encalminée devant la parlement, était finalement votée. Mais la procrastination des autorités compétentes laisse penser que ce n'est pas pour tout de suite.


Le droit de mourir dans la dignité Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7,  section 2 § 2 A



dimanche 2 novembre 2025

La nouvelle définition du viol


Le 29 octobre 2025 a été définitivement adoptée la proposition de loi visant à modifier la définition pénale du viol et des agressions sexuelles. Son parcours législatif a été particulièrement long. Déposé à l'Assemblée nationale le 21 janvier 2025, il a été transmis à la commission mixte paritaire le 19 juin,  adopté par celle-ci le 21 octobre, avant la dernière lecture dans chaque assemblée, enfin achevée le 29 octobre. 

Le texte est pourtant d'une remarquable brièveté. Il se compose d'un article unique qui modifie les article 222-22 et 222-23 du code pénal. Il s'agit désormais d'inscrire explicitement la notion de non-consentement de la victime pour qualifier le viol et les autres agressions sexuelles. A priori, l'absence de consentement dans la définition du viol ressemble étrangement à un pléonasme, mais c'est pourtant le choix fait par le législateur.

L'article 222-22 du code pénal s'ouvre ainsi sur ces mots : "Constitue une agression sexuelle tout acte à caractère sexuel commis sur une personne sans son consentement". L'article 222-23, quant à lui, définit le viol comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui sans son consentement". Il est en outre précisé que le consentement "ne peut être déduit ni du silence, ni de l’inertie, ni d’une relation antérieure, ni d’une situation d’autorité, de dépendance ou de vulnérabilité."



Le rapt de Proserpine. Le Bernin. 1621


La pression internationale


En adoptant ce texte, le législateur français se conforme à un mouvement international. L'article 36 de la convention d'Istanbul sur la lutte contre les violences à l'égard des femmes stipule que "le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes". Cette convention a été signée et ratifiée par la France.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) n'a pas considéré que le droit français, parce qu'il ne prévoyait pas explicitement le consentement, portait atteinte à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'examen de la jurisprudence témoigne toutefois de l'exigence de plus en plus ferme de ce consentement. 

Dans un arrêt du 23 janvier 2025 H. W. c. France, la CEDH affirme que l'on ne peut déduire du mariage l'existence d'un quelconque "devoir conjugal". En d'autres termes, le consentement concerne tout acte sexuel, qu'il ait lieu dans le mariage ou hors mariage. Encore plus récemment, le 30 avril 2025, la CEDH a, dans une décision L. et a. c. France, la Cour a condamné la France pour les défaillances du système judiciaire dans le cas particulier de violences sexuelles infligées à des mineures. Certes, il s'agissait alors de sanctionner la victimisation causée par un ensemble de dysfonctionnements, mais la Cour notait que le discernement des jeunes victimes devait être évalué à l'aune de leur aptitude à consentir à l'acte sexuel. Enfin, le 4 septembre 2025, dans un arrêt E.A. et AVFT c. France, la Cour sanctionne plus directement les juges français qui avaient considéré qu'un soi-disant contrat extorqué à une femme victime de violences sado-masochistes témoignait de son consentement à de telles pratiques. 

De toute évidence, une pression contentieuse de la CEDH s'exerçait sur les autorités françaises, exigeant de placer l'absence de consentement au coeur des enquêtes et des qualifications.


Les juges internes


On doit tout de même observer que le consentement n'était pas absent de la jurisprudence interne. Rappelons en effet que le code pénal, jusqu'à aujourd'hui, définissait les violences sexuelles, et plus particulièrement le viol, comme étant obtenues par la contrainte, y compris psychologique, la surprise ou la menace. L'absence de résistance physique de la victime n'était pas décisive, en tant que telle, dès lors qu'était caractérisée une situation d'emprise, de sidération, d'alcoolisation ou d'abus d'autorité. Si l'absence de consentement ne figurait pas expressément dans la loi, elle était déduite par les juges de ces éléments.

Ainsi, dans un arrêt du 9 août 2006, la chambre criminelle de la cour de cassation déduit l'absence de consentement d'une double contrainte physique et psychologique, avec notamment une soumission chimique obtenue par voie médicamenteuse. La surprise, quant à elle, implique l'absence de consentement lorsque, comme dans la décision du 26 février 2025, la victime était endormie au moment de l'agression. Enfin, un officier de policier judiciaire qui viole une femme dans des locaux de garde à vue ne saurait invoquer le consentement de cette dernière, dès lors qu'il a manifestement abusé de l'autorité qu'il exerçait sur elle pendant la garde à vue. Cette décision n'est pas liée à des évènements récents intervenus à Bobigny. La chambre criminelle se prononçait le 30 septembre 2009 dans une affaire de viol ayant eu lieu à l'Hotel de police de Marseille.

Ce qui était implicite est donc devenu explicite avec la nouvelle rédation des articles 222-22 et 222-23 du code pénal.


Le droit de la preuve


Les effets les plus sensibles de cette rédaction sont attendus dans le domaine de la preuve. Observons d'abord que cette exigence du consentement permet, en quelque sorte, de fragmenter les rapports sexuels, et définissant clairement à partir de quel moment, ou de quelle situation, la personne refuse de poursuivre. On peut ainsi consentir à certains préliminaires, accepter un rapport vaginal mais refuser une sodomie ou une fellation. L'acte sexuel est ainsi le résultat d'un accord entre deux volontés exprimé à chaque étape de la relation.

Concrètement, la nouvelle rédaction suppose une démarche nouvelle du ministère public. Au lieu de rechercher la contrainte, la menace ou la surprise, il doit désormais établir l'absence de consentement libre et éclairé au moment des faits. Pour cela, il peut tenir compte de l'ensemble des circonstances, différence d'âge, relation d'autorité, vulnérabilité particulière de la victime, intoxication, sidération etc... Il n'en demeure pas moins qu'il restera possible d'exclure le consentement en constatant la contrainte, la menace ou la surprise. La preuve semble donc plus simple à apporter, puiqu'elle part du défaut de consentement, et n'a pas à faire entrer les faits plus ou moins difficilement dans l'un des vecteurs traditionnels. 

La charge de la preuve demeure à l'accusation, ce qui évidemment garantit la présomption d'innocence. Il est donc probable que l'enquête sera désormais presque entièrement centrée sur la capacité à consentir. 

Il reste bien entendu à se demander si cette évolution aura pour conséquence de supprimer cette défense particulièrement insupportable du type "elle n'a pas dit non". Dans l'état actuel du droit, on sait que, en 2023, 42600 plaintes pour viol ou tentative de viol ont été déposées. 70 % ont été classées sans suite et 59 % pour "infraction insuffisamment caractérisée". On doit donc attendre que la nouvelle rédaction produise ses effets, pour savoir si ces statistiques inacceptables vont enfin baisser du fait d'une meilleure répression du viol.