« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 16 septembre 2025

La bible, oui, mais en dehors des heures de travail


La chambre sociale de la cour de cassation, dans un arrêt du 10 septembre 2025, accueille le pourvoi d'une salariée, employée comme agent de service intérieur par une association accueillant des mineurs en difficulté, qui contestait son licenciement. Il lui avait été reproché d'avoir distribué une bible à une mineure hébergée dans une structure gérée par l'association. Cet acte, auquel il fallait ajouter des faits similaires ayant déjà donné lieu à sanction, a été perçu comme un "comportement prosélyte" constitutif d'une faute lourde justifiant un licenciement. Le règlement de l'établissement imposait d'ailleurs aux personnels en contact avec les pensionnaires une obligation de neutralité. 

La décision du 10 septembre 2025 repose sur une motivation apparemment très simple. La requérante est venue rendre visite à la jeune mineure en dehors de ses heures de travail, et cela suffit à écarter l'obligation de neutralité. L'analogie avec le contentieux de droit public sur l'obligation de neutralité des fonctionnaires est évidente. La décision ressemble étrangement à l'arrêt demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'État en 1938. Une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, organisait des conférences religieuses à l’extérieur de l’École Normale où elle étudiait. Mais une telle pratique a été jugée licite, à condition de ne pas en faire mention dans son activité professionnelle.  

L'analogie entre les deux jurisprudences rencontre toutefois rapidement ses limites et l'analyse de la chambre sociale est bien différente de celle du juge administratif. En témoigne le fait que la cassation a été acquise, alors même que l'avocate générale concluait au rejet du pourvoi, et que le conseiller rapporteur s'en remettait à la sagesse de la Cour. La décision n'allait donc pas de soi.

 


 The Good Book. Louis Armstrong

Let My People Go. 1958

 

Le prosélytisme

 

Un moyen unique était invoqué, reposant sur la violation de la liberté d'expression, dès lors que le licenciement reposait sur une accusation de prosélytisme au sein de la structure associative. La requérante invoquait donc une atteinte aux articles 9 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantissent la liberté d'expression et la liberté religieuse.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère, depuis son arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, que la liberté religieuse implique le droit d'essayer de convaincre son prochain, c'est-à-dire le droit le droit de pratiquer le prosélytisme. Le droit interne français, et plus particulièrement l'article L 1321-2-1 du code du travail, issu de la loi du 8 août 2016, autorise toutefois les entreprises à se doter d'un règlement intérieur imposant le principe de neutralité aux salariés, à la condition que cette mesure soit justifiée par les nécessités de l'exercice d'autres droits ou libertés ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet également cette possibilité depuis sa décision du 17 mars 2017 Samira Achbita et a. c. G4S Secure Solutions. C'est seulement en l'absence de règlement intérieur imposant la neutralité que le licenciement sera jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse.

En l'espèce, l'association qui emploie la requérante s'est bien dotée d'un règlement intérieur imposant la neutralité aux salariés. Mais la chambre sociale fait observer que l'employée s'est spécialement rendue à l'hôpital où était accueillie une mineure en difficulté. Elle a fait ce déplacement en dehors de ses heures de travail, dans un lieu où elle n'exerçait pas son activité professionnelle, assurée dans un autre centre géré par l'association. La cour en déduit que le fait d'offrir une bible à une jeune patiente ne relevait pas de l'exercice des fonctions professionnelles de l'intéressée, et ne pouvait donc fonder une sanction.

Le raisonnement est possible, mais est-il pour autant convaincant ? L'avocate générale avait fait une analyse toute différente.

 

Vie personnelle et vie professionnelle 

 

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une décision du 22 décembre 2023, affirme qu'un "motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé aux obligations de son contrat de travail". Le pouvoir disciplinaire de l'employeur ne peut donc s'immiscer dans la vie personnelle du salarié.

Certes, mais la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est parfois bien délicate à déterminer. Dans un arrêt du 20 septembre 2023, la chambre sociale estime qu'un commentaire déposé sur Facebook par un salarié d'Associated Press, même tenu à un devoir de neutralité, relève de sa vie personnelle, dès lors qu'il s'exprime sous pseudonyme. En revanche, selon une décision du 13 janvier 2009, un personnel éducatif d'un établissement spécialisé peut être licencié s'il a reçu chez lui des élèves mineurs, au mépris du règlement intérieur.

Dans le cas de l'affaire du 10 septembre 2025, l'avocate générale avait admis le rattachement à la vie professionnelle. Certes l'employée, en dehors de son travail, a le droit de distribuer des bibles et de chanter des cantiques, mais, en l'espèce, elle rend visite à une jeune patiente qu'elle a connue à l'occasion de son travail. Quant à cette dernière, elle a été transférée d'un établissement d'accueil à un hôpital, mais les deux établissements sont gérés par la même association qui emploie la requérante. On peut donc considérer que l'obligation de neutralité imposée par le règlement s'impose à l'égard de l'ensemble des jeunes placés sous la garde de l'association, quel que soit leur lieu d'hébergement.

La chambre sociale est allée résolument à l'encontre de cette analyse. Elle s'est placée sur le terrain exclusif des obligations contractuelles. Le résultat est un peu étrange, car, dans la même décision, le pourvoi portant sur les deux précédentes sanctions disciplinaires est rejeté, ce qui signifie que ces sanctions sont licites. De fait, la requérante est justement sanctionnée, à deux reprises, pour avoir chanté des cantiques et distribué des bibles aux pensionnaires. En revanche, le licenciement prononcé pour des faits identiques est, quant à lui, jugé sans cause réelle ni sérieuse. De fait, l'employée peut continuer à distribuer ses bibles. Elle sera sans doute sanctionnée, mais jamais licenciée.

A cette difficulté s'en ajoute une autre, peut-être plus grave. La convention sur les droits de l'enfant impose, on le sait, que toute décision le concernant soit prise dans son intérêt supérieur. Pourtant l'intérêt de l'enfant n'est pas mentionné comme un élément de l'analyse. Or, s'il est tout à fait légitime qu'un enfant accueilli dans ce type d'établissement demande à exercer son culte, et souhaite même rencontrer un ministre du culte, il est nettement moins naturel que le personnel de l'établissement vienne lui imposer ses convictions religieuses sans qu'il l'ait sollicité. Considérée sous cet angle, la décision privilégie le prosélytisme sur l'intérêt de l'enfant.


Le principe de neutralité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10,  section 1 § 2


 

 


vendredi 12 septembre 2025

Une conversation entre Claude Guéant et sa fille relève du débat d'intérêt général


Le 11 septembre 2025, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans l'affaire Charki c. France, écarte le recours déposé par la fille de Claude Guéant, ancien ministre de l'Intérieur. La CEDH considère comme relevant d'un débat d'intérêt général la retranscription et la publication dans la presse de conversations téléphoniques avec son père, dans le contexte de procédures judiciaires engagées contre celui-ci.

 

Le recours de Mme Charki

 

En mai 2013, M. Guéant fut placé sur écoutes dans le cadre de l'affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, en 2007. En même temps, d'autres enquêtes sont diligentés dans lesquelles il est mis en cause, concernant d'abord des "primes de cabinet" versées en espèces à des membres du cabinet du ministre de l'Intérieur, ensuite la vente de deux tableaux à l'étranger.

La publication contestée par Mme Charki intervient dans Le Monde daté du 16 avril 2015. L'échange est vif, et la requérante affirme, parmi d'autres propos peu amènes : "Je suis très en colère, parce que je trouve qu'à l'UMP quand même, ils ne se sont pas beaucoup bougé les fesses pour te défendre (...)". 

Mme Charki estime que cette publication porte atteinte à sa vie privée, garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et elle engage donc une action civile devant la 17e chambre du tribunal de Paris. Elle est déboutée le 24 mai 2017. Le juge reconnaît alors que la publication de ce dialogue avec son père emporte une ingérence dans la vie privée, mais elle estime qu'en l'espèce le droit à la liberté d'expression doit l'emporter, dans la mesure où la conversation suscite un débat d'intérêt général. L'objet de la conversation n'est pas la vie familiale des Guéant, mais les affaires judiciaires mettant en cause l'utilisation des deniers publics par un homme politique de premier plan. En septembre 2019, le jugement est confirmé par la cour d'appel de Paris, et le pourvoi devant la Cour de cassation est rejeté en avril 2021.

On observe d'abord que l'échec de la procédure devant les juges internes était prévisible. Dans un arrêt du 9 juillet 2003, la 1ere chambre civile de la Cour de cassation affirmait déjà que le droit au respect de la vie privée et la liberté d'expression avaient la même valeur normative, "faisant ainsi un devoir au juge de rechercher leur équilibre et (...) de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime". La jurisprudence n'a jamais varié depuis cette date, confirmée par la chambre criminelle le 25 octobre 2019

La décision Charki témoigne d'un consensus entre les juges français et européens sur la notion de débat d'intérêt général. La CEDH reprend l'ensemble des critères élaborés pour procéder à la recherche d'équilibre entre la liberté d'expression et le respect de la vie privée. 

 

Marine hollandaise n'ayant jamais appartenu à Monsieur Claude Guéant

Peter Van de Velde. 1634 - 1687

Collection particulière 

  

Les critères du débat d'intérêt général

 

Le premier critère est évidemment l'inscription de la conversation dans le débat d'intérêt général. La Cour de cassation exige ainsi, dans une décision du 17 février 2021, que même si le sujet à l'origine de l'article relève de l'intérêt général, il faut encore "que le contenu de l'article soit de nature à nourrir le débat public". La CEDH ne raisonne pas autrement dans l'affaire Charki. Elle fait observer que les intertitres de l'article ne concernent que le père de la requérante : "Placé sur écoutes, Guéant promet de "ne pas balancer"  et "Claude Guéant face aux affaires". L'accent est mis sur les relations entre les hommes politiques face aux affaires judiciaires en cours, en particulier le financement libyen. Il s'agit donc d'informations "d'importance générale" qui n'ont rien à voir avec la vie familiale de Mme Charki.

Le deuxième critère concerne la notoriété des personnes concernées. La CEDH note que la requérante n'est pas une personne publique, et qu'elle n'a jamais cherché l'attention du public. Non informée de la surveillance dont son père était l'objet, elle pouvait peut-être croire au caractère privé de leurs échanges. Mais, comme les juges internes, la CEDH note que Mme Charki, même inconnue du public, ne pouvait pas ignorer qu'elle était davantage exposée aux médias qu'un simple quidam. C'est d'autant plus vrai qu'elle était elle même en relations d'affaires avec son père et lui témoignait un soutien non seulement personnel mais aussi politique. La Cour affirme donc qu'elle n'est pas un "tiers anodin".

Enfin, le troisième et dernier critère vise la publication elle-même dans son objet, sa forme et ses conséquences. La Cour observe que la transcription de l'échange véhiculait un message d'indignation à l'égard d'hommes politiques impliqués dans des affaires judiciaires, sans divulguer de détails sur la vie privée de la requérante. Même si le contenu du dialogue donne des informations sur les relations entre le père et la fille, ce n'est pas l'objet de la publication. Celle-ci est centrée sur le désarroi de Claude Guéant, face à l'absence de soutien de ses amis politiques. La publication du nom marital de la requérante emporte cette une ingérence dans sa vie privée, mais la publication de son identité n'a pas pour effet de l'associer, d'une manière ou d'une autre, aux affaires judiciaires. Elle ne fait d'ailleurs état d'aucune conséquence fâcheuse de cette publication.

Sur ce point, la Cour aborde la question de son caractère responsable. Le Monde a publié des éléments dont la matérialité n'est pas contestée et la bonne foi des journaliste n'est pas en cause. Le secret des sources leur interdisait évidemment de dire comment ils s'étaient procuré les transcriptions publiées. Enfin, les conséquences dommageables de la publication sont peut-être réelles pour Claude Guéant, mais elles sont plus modestes pour sa fille qui est l'unique requérante devant la CEDH. L'effet de la publication s'est rapidement atténué à son égard, laissant le débat public s'orienter vers l'affaire judiciaire.

Tous les critères conduisent la CEDH à faire prévaloir la liberté de la presse sur le droit au respect de la vie privée de Mme Charki. Elle aurait pu s'y attendre et s'épargner un recours finalement contre-productif. Dans une sorte d'"effet Streisand" contentieux, l'arrêt faire revivre une période un peu éloignée dans le temps, faisant reparaître dans les médias, même modestement, le nom de la requérante. Quant à son père, il n'apprécie sans doute pas beaucoup ce retour de l'affaire, alors que le jugement du tribunal correctionnel sur le financement libyen est attendu le 25 septembre prochain.

 

Le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4 introduction  

 

mardi 9 septembre 2025

Le "contrat maître-chienne" ou les aberrations de la justice


Une nouvelle fois, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne le système français pour ses insuffisances dans la protection des personnes victimes de violences sexuelles. L'arrêt E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France rendu le 4 septembre 2025 met en oeuvre la notion de victimisation secondaire qui permet d'indemniser une personne qui a été victime d'un double préjudice, d'une part celui-ci subi du fait des actes qui lui ont été infligés, d'autre part celui issu d'une stigmatisation produite par le système judiciaire lui-même. Au-delà de cette question, l'arrêt s'inscrit dans un mouvement de plus en plus net visant à intégrer la notion de consentement, ou plutôt d'absence de consentement, dans la définition du viol.

La lecture de la décision laisse une impression étrange, car on se demande sérieusement comment des juges ont pu rendre de telles décisions. La requérante, E. A. est âgée d'environs vingt-cinq ans lorsqu'elle rejoint le service de pharmacie de l'hôpital de Briey. Préparatrice, elle a été recrutée dans le cadre d'un contrat temporaire, et se trouve placée sous l'autorité du chef de service, le docteur K. B. Peu à peu, sa santé se détériore. Après plusieurs arrêts de travail, elle est finalement hospitalisée en psychiatrie de juin à octobre 2013. C'est à ce moment qu'elle révèle à A. K. avoir subit des harcèlements du Dr K. B. qui a eu avec elle des relations intimes. A l'appui de ses accusations, elle montre des extraits de leur correspondance révélant l'existence d'actes violents, le plus souvent à caractère sadique. Un "contrat de chienne" est même découvert, par laquelle E. A. accepte de porter un collier de chien, et de manger dans une gamelle, aux pieds de son "maître". Et ce ne sont là que les clauses les plus bénignes, si l'on ose dire.

Sur le plan de la procédure, aucune lacune sérieuse ne peut être reprochée aux autorités hospitalières. Aussitôt informée de la situation, le 18 juillet 2013, A. K. fait un rapport et saisit la D.R.H. de l'hôpital qui entend la plaignante. Le docteur K. B. est, à son tour, entendu par le directeur de l'hôpital le 24 juillet qui fait un signalement au procureur le 30 juillet. Le docteur est suspendu le 5 août et E. A. porte plainte officiellement le 13 août pour viol aggravé. L'enquête préliminaire établit la réalité des faits corroborés par les témoignages de quatorze membres du service de pharmacie qui ont assisté à des scènes d'humiliation, trois d'entre eux ayant eux-mêmes subi des dénigrements ou de mise à l'écart. Des expertises ont également montré l'emprise psychologique dont avait été victime E. A.

Le dossier semble accablant pour le Docteur K. B. A l'issue de l'instruction, en novembre 2016, il est toutefois renvoyé devant la justice. Mais il ne sera pas jugé devant la cour d'assises pour agressions sexuelles aggravées, dont le viol, comme le demandait la plaignante, mais pour violences volontaires et harcèlement sexuel aggravé. Il est finalement condamné par le tribunal de Briey à dix mois d'emprisonnement avec sursis. Pire, la cour d'appel de Nancy, dans une décision du 27 mai 2021, infirme le jugement, dans une décision lunaire. Le "contrat maître-chienne" est en effet considéré comme témoignant du consentement de la plaignante aux pratiques qui y sont mentionnées. Pour les juges, "il n'a pas été établi qu'elle ait été contrainte par K. B. de signer ledit contrat". Puisqu'il y a consentement, les faits de harcèlement ne sont pas davantage reconnus, et la cour ne mentionne pas l'emprise et le chantage à l'emploi exercé par le docteur K. B. Il est donc relaxé, et cette relaxe est confirmé par la Cour de cassation le 16 février 2022.

 

Johnny fais moi mal ! Magali Noël - 1956

Avec la voix de Boris Vian

paroles de Boris Vian, musique de Alain Goraguer 


La victimisation secondaire

 

On peut se réjouir qu'il existe une juridiction européenne susceptible de réparer, au moins partiellement, des manquement aussi graves des juges internes. 

La CEDH affirme très clairement la victimisation secondaire. Elle réside dans le fait d'invoquer le contrat "maître-chienne" comme un document réellement contractuel démontrant le consentement de la victime à ces pratiques sado-masochistes. Au demeurant, on peut s'étonner qu'aucun juge français n'ait mentionné qu'un tel contrat, porte atteinte au principe d'inviolabilité du corps humain, et n'est donc pas conforme à l'ordre public français.

Quoi qu'il en soit, la victimisation secondaire est apparue avec l'arrêt Y. c. Slovénie du 28 août 2015, définie comme le fait de reproduire des stéréotypes sexistes dans des décisions de justice ou dans la procédure pénale. Elle a été ensuite appliquée dans une décision L. c. France du 25 avril 2025, concernant des affaires de viol sur mineures. La Cour estime alors que la victimisation secondaire est établie lorsqu'une femme qui a été violée se voit exposée à des propos culpabilisants ou moralisants de nature à décourager sa confiance dans la justice. 

On sait que cette notion a été utilisée par le tribunal correctionnel qui a eu à juger Gérard Depardieu pour des faits de violences sexuelles. Le 13 mai 2025, il a condamné l'acteur non seulement pour les actes commis mais aussi pour l'attitude de son avocat durant le procès. Celui-ci n'avait pas hésité en effet à insulter les parties civiles et à développer à leur égard des pratiques d'intimidation. De la même manière donc, elles avaient été doublement victimes, des violences sexuelles d'abord, de la brutalité de l'avocat durant le procès ensuite.

De toute évidence, E. A. est aussi doublement victime, des actes du docteur K. B., et d'une justice qui a ignoré la notion de consentement.

 

Le consentement de la victime

 

Le tribunal correctionnel a rejeté la demande de requalification des faits reprochés à K. B. en viol au motif qu'il n'était pas établi qu'ils aient été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. Alors même que la plaignante présentait des fragilités psychologiques dont il avait profité, alors même qu'il avait abusé de l'autorité fonctionnelle qu'il exerçait à son égard, alors même qu'il l'avait menacée de représailles, le juge n'a tiré aucune conséquence de ces éléments pourtant très clairs dans le dossier. La cour d'appel, quant à elle, a déduit le consentement du "contrat maître-chienne" définissant le cadre de la pratique sado-masochiste qui était imposée à E. A.

La jurisprudence de la CEDH, et notamment l'arrêt M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2004, exige que, même en l'absence de preuves directes et matérielles d'un viol, les juges ne peuvent statuer qu'après s'être livrés à une appréciation de l’ensemble des circonstances des fait. Dans l'affaire L. c. France du 25 avril 2025, elle précise que le consentement ne saurait être déduit, ou écarté, du fait d'un seul élément, mais qu'une évaluation contextuelle de l'ensemble des circonstances est indispensable.

En l'espèce, ces circonstances n'ont fait l'objet d'aucune évaluation. Sur le plan professionnel, il n'était pas possible d'ignorer l'autorité fonctionnelle exercée par le docteur K. B. sur E. A., d'autant qu'il menaçait de ne pas la titulariser et de l'obliger à rembourses ses frais de formation. La coercition dont elle était victime altérait sa santé physique et mentale, plaçant E. A. dans une telle situation de vulnérabilité qu'elle n'était plus en mesure de donner un consentement fondé sur sa libre volonté. Par ailleurs, il est évident qu'aucun contrat écrit ne peut être invoqué pour estimer qu'une personne a consenti à l’ensemble des pratiques sexuelles violentes qui lui avaient ultérieurement été infligées. Dans ce domaine, un consentement est évidemment toujours révocable. Il est donc clair que les juges français n'ont pas tenu compte du témoignage de E. A. affirmant que certains actes sexuels avaient été commis contre son gré ou s’étaient poursuivis alors même qu’elle avait supplié  le docteur K. B. d'y mettre fin. La France est donc sanctionnée pour la défaillance d'une justice qui n'a pas cru bon d'entendre la victime.

Le plus choquant est peut-être que les juges n'aient pas vu que le « contrat maître-chienne » que le docteur K. B. avait fait signer à E. A. n'était pas un échange de volontés libres mais au contraire un instrument du contrôle qu'il exerçait sur sa victime. De fait, les juges ont renvoyé la culpabilité sur la victime, mettant le bourreau à l'abri des poursuites. A ce sujet, on peut se demander s'il n'aurait pas été judicieux de délocaliser l'affaire.

On pourrait affirmer que cette décision plaide pour une intégration explicite du consentement dans la définition du viol. C'est sans doute vrai, mais le droit positif permettait déjà de sanctionner ces pratiques, à la condition que les juges examinent l'ensemble du dossier, et pas seulement les éléments à décharge. Cela s'appelle rendre la justice.

 


samedi 6 septembre 2025

Les Invités de LLC - Eugène Pelletan, Rapport sur la loi de 1881

Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs le rapport d'Eugène Pelletan sur le texte qui allait devenir la célèbre loi sur la presse du 29 juillet 1881. On retrouve bien des débats actuels sur la nécessité, ou pas, d'interdire l'expression de certaines opinions. Et Eugène Pelletan affirme "Il était temps enfin de reconnaître qu'en fait d'opinions particulières il n'y a qu'un tribunal possible, le bon sens public (...)". N'est-ce pas la définition même du libéralisme ?


 

Eugène PELLETAN

Rapport au Sénat sur le projet de loi sur la presse

18 juin 1881

 


 


 

 

 

 

La monarchie constitutionnelle placée en face de la contradiction d'une charte qui proclamait la liberté de la presse et la frayeur que le Gouvernement avait de cette liberté, la monarchie, disons-nous, n'osait ni la maintenir, ni la supprimer tout à fait, et elle avançait et reculait la limite du droit d'écrire, cherchant toujours et ne trouvant jamais la ligne mathématique qui sépare ce qu'elle supposait la liberté et ce qu'elle appelait la licence.

De là, ce pêle-mêle de lois éparses à côté les unes des autres, diverses d'origine, contradictoires entre elles ; les unes inspirées de l'esprit de liberté, les autres de l'esprit de réaction ; les unes définitives en apparence et qui n'étaient que temporaires; les autres provisoires, au contraire, et qui étaient définitives en réalité, puisqu'elles ont survécu aux gouvernements de passage qu'elles avaient la prétention de sauver.

Il était du devoir de la République, désormais en paix avec elle-même et forte de l'expérience acquise, il était de son honneur de mettre l'ordre dans ce chaos et de donner au pays une loi de la presse conformée à son principe. Qui dit peuple souverain dit peuple libre; or, un peuple n'est libre qu'autant qu'il est en possession des libertés indispensables à l'exercice de sa souveraineté. De toutes les libertés, la plus nécessaire sera toujours la liberté de discussion.

C'est pour répondre au besoin d'une codification de la presse mieux coordonnée, mieux appropriée à un régime de démocratie, que la Chambre des Députés a élaboré, qu'elle a volé le projet de loi dont nous sommes saisis. Pour en bien comprendre l'esprit, il suffirait de lire le savant rapport de M. Lisbonne qui en est le lumineux commentaire; nous croyons devoir néanmoins vous en signaler les principales dispositions.

Le cautionnement est supprimé; il était un obstacle à la multiplication des journaux; or, c'est précisément cette multiplication que la loi doit faciliter, dans l'intérêt de la conservation aussi bien que de la liberté :

De la conservation, car elle dissémine l'influence d'une presse trop concentrée qui faisait quelquefois d'un seul journal le rendez-vous de tout un parti ;

De la liberté, car elle permet à toute opinion et à toute nuance d'opinion, fût-elle individuelle, d'avoir dans le pays son tour de parole.

Le timbre est aboli; il l'était déjà,mais il avait été remplacé par l'impôt sur le papier. Cet impôt a le même inconvénient que le timbre; il enchérit le prix du journal.'

La presse à bon marché est une promesse tacite de la République au suffrage universel. Ce n'est pas assez que tout citoyen ait le droit de vote.

Il importe qu'il ait la conscience de son vote, et comment Ferait-il, si une presse à la portée de tous, du riche comme du pauvre, ne va chercher l'électeur jusque dans le dernier village? Le citoyen qui ne vote pas en connaissance de cause n'est pas un électeur, il n'est que le commissionnaire de son bulletin.

Or la presse, et surtout la presse à bon marché, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l'électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée comme sur une place publique et la mettre, homme par homme et jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions ; et ainsi, de près comme de loin, le suffrage universel forme un vaste auditoire invisible qui assiste à nos débats, entend nos discours, suit de l'oeil les actes du Gouvernement et les pèse dans sa conscience.

Tout ce qui a pu être dans le passé délit d'opinion disparait du projet. La loi ne punit que l'acte; la pensée n'est pas un acte. Mais la parole, nous dit-on, en est un ; pas plus que la pensée elle-même dont elle n'est que la forme. La pensée, ou ce qui est la même chose, la parole ne peut être un délit qu'autant qu'elle est associée à un acte et qu'elle en est partie intégrante, soit pour l'avoir déterminé, soit pour l'avoir dirigé.

Quand une intelligence parle à une autre intelligence, lui impose-t-elle son opinion? non; elle ne fait que la proposer; on est toujours libre de l'accepter ou de la rejeter. Parler et convaincre sont deux choses distinctes. Si celui qui parle n'a pas converti celui qui écoute, pourquoi le punir? et s'il l'a converti, est-ce que l'adhésion de l'auditeur n'est pas alors une présomption de vérité? Cette vérité présumée cependant pourrait bien être une erreur. Mais dans ce cas qui donc pourrait oser faire la police du cerveau humain?

La croyance aux délits d'opinion repose sur ce préjugé que la raison est toute-puissante quand elle parle, et purement passive quand elle écoute ; mais, qu'elle parle ou qu'elle écoute, elle est toujours la même raison et l'unique autorité qui ait juridiction sur la vérité. Elle a l'orgueil de croire qu'elle saura toujours mieux la protéger que n'importe quel réquisitoire.

Il était temps enfin de reconnaître qu'en fait d'opinions particulières il n'y a qu'un tribunal possible, le bon sens public; c'est devant lui que toutes viennent comparaître, que toutes viennent plaider, parce que tous reconnaissent qu'il a seul compétence en pareille matière. Et pourquoi donc a-t-on confié au jury le soin de juger les délits de parole, si ce n'est parce que le juré est précisément le juge le plus près de l'opinion publique, et qu'il peut en être le meilleur interprète?

Donc, plus de délit d'excitation à la haine ou au mépris du Gouvernement. Le mépris, pas plus que la haine, n'est un délit. Comment ce qui n'est pas un délit en soi pourrait-il en devenir un par voie d'excitation?

La popularité d'un Gouvernement ne dépend pas, d'ailleurs, d'un coup de plume; elle ne dépend que de lui-même ; qu'il gouverne bien et sa politique sera, son escorte d'honneur ; elle saura bien écarter de lui la haine ou le mépris.

Plus de poursuite pour apologie de faits qualifiés crimes ou de délits. Si cette disposition de loi eût existé au siècle dernier, elle eût frappé Turgot pour avoir soutenu la légitimité du prêt à intérêt alors qualifié crime, et, de notre temps, elle eût atteint un homme d'État éminent pour avoir fait l'apologie du duel, qualifié tantôt crime, tantôt délit, selon la gravité de la blessure.

Plus de délit d'attaque à la propriété; rassurons-nous sur son compte, elle ne court aucun danger. La charrue du paysan l'a écrite si avant dans le sol que le vent, d'aucune utopie ne saurait effacer son titre de propriétaire.

Plus de délit d'attaque à la famille; pour en retirer le culte du coeur de l'homme, c'est le coeur de l'homme lui-même qu'il faudrait arracher. Quand une institution repose sur la première de toutes les lois, sur une loi de nature, il est inutile de la croire menacée pour avoir le prétexte de la venger.

Plus de délit d'attaque à la morale. Oui sans doute il y a une morale, ou il n'y aurait plus de société; la morale est sa première condition d'existence, mais si elle est impérissable dans son principe, elle n'en est pas moins progressive comme toute chose humaine, et par conséquent matière à controverse.

On ne fera plus désormais aux institutions fondamentales, constitutives de toute civilisation, l'injure, de les défendre à coups d'amendes ; elles sauront se défendre elles-mêmes par leur propre évidence, sans avoir besoin d'aller plaider leur cause devant un tribunal de police et réclamer à un attendu de jugement un supplément de vérité.

Le projet écarte résolument tous ces dangers imaginaires, tous ces délits arbitraires, qui n'étaient que des réminiscences du moyen âge égarées dans la législation moderne; il fait le bon sens public seul juge des doctrines; il soulage le juge ordinaire du fardeau.passablement embarrassant de décider du haut de son siège si une idée est une erreur et si cette erreur est un danger.

Il ne suffisait pas d'avoir affranchi la pensée, il fallait encore affranchir l'instrument de la pensée.

(...) 

Telle est la loi ; elle marque un pas de plus dans la voie de la liberté. Elle ouvre une ère nouvelle.




 

mercredi 3 septembre 2025

Le prénom, objet d'injure raciste


La liberté d'expression est de mise dans le débat politique, et le débat d'intérêt général, notion mise à jour par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) permet souvent de justifier une certaine vivacité dans le propos. Dans ce domaine, le contentieux de l'injure pourrait donc sembler en déclin, les noms d'oiseaux étant considérés comme admissibles, en quelque sorte inhérents au débat politique.

L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la cour de cassation le 2 septembre 2025 montre qu'il n'en est rien. Une plainte pour injure conserve des chances de conduire à une condamnation, en particulier lorsqu'il s'agit d'une injure envers un particulier prononcée "à raison de son origine ou de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion", incrimination prévue à l'article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881. Dans ce cas particulier, les plaintes sont fréquentes, et une enquête menée par la Chancellerie en 2023 montrait que sur l'ensemble des 3700 affaires liées à des propos racistes ou des discriminations, 76 % recevaient la qualification d'injure, publique ou privée.

Dans l'affaire jugée le 2 septembre, Mme W, qui porte le prénom d'Hapsatou, a déposé plainte avec constitution de partie civile contre M. Z. qui lui a déclaré en septembre 2018, lors d'une émission de télévision "Les Terriens du dimanche", que son prénom était une "insulte à la France". La provocation à la discrimination n'a pas été retenue par les juges. En revanche, l'intéressé a été condamné en 2023 par le tribunal correctionnel de Paris à 4000 € d'amende pour injure raciste, peine confirmée en mars 2024 par la cour d'appel et aujourd'hui par la cour de cassation.


Petite histoire juridique du prénom


En l'espèce, M. Z. livrait le fond de sa pensée, en regrettant que la mère d'Hapsatou n'ait pas choisi un "prénom du calendrier" pour l'appeler "Corinne, par exemple". Sur le plan juridique, il semble se fonder sur la loi du 11 germinal an XI qui, selon lui, imposait le choix d'un prénom français. En réalité ce texte était beaucoup plus libéral et autorisait "les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus dans l'histoire ancienne".

Ces "différents calendriers" ne renvoient donc pas à la seule liste des saints catholiques. En 1803, le calendrier révolutionnaire de Fabre d'Églantine était encore une référence, et il l'est demeuré fort longtemps. C'est sur lui que se fonde la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 10 juillet 1981, écarte une décision d'un officier d'état civil refusant le prénom de Cerise.  

La possibilité d'utiliser "l'histoire ancienne" pour choisir un prénom offre également un large choix. Sous le Consulat, le législateur songeait aux prénoms bibliques et inspirés de l'Antiquité gréco-romaine. A l'époque, une liste fut publiée pour aider les heureux parents, autorisés à appeler leur fils Dorymédon ou Théopompe, et leur fille Cuthburge ou Golinduche. Par la suite, la jurisprudence a élargi le corpus à l'ensemble des périodes historiques, et les juges ont admis des prénoms tirés de l'histoire russe ou américaine, avec notamment un Jefferson admis par la cour d'appel d'Angers le 14 septembre 1992.

Même sous l'empire de la loi de 1803, rien ne permet de penser qu'un prénom d'origine africaine aurait été interdit. Au XIXè s., les parents pouvaient se référer aux cultures extra-européennes. Un enfant a même été baptisé Sadi, parce que son grand-père, Lazare Carnot, était un grand admirateur du poète persan Saadi. A l'époque, personne n'a songé à dire que c'était une "insulte à la France" et cela n'a pas empêché Sadi Carnot de devenir Président de la République.

Quoi qu'il en soit, la loi du 11 Germinal an XI a été abrogée, et le droit actuel repose sur celle du 8 janvier 1993. Le principe est le libre choix des parents, et il appartient à l'officier d'état civil d'avertir le parquet si le prénom est de nature à nuire à l'enfant ou à porter atteinte aux droits des tiers. Dans ce cas, ce sera au juge aux affaires familiales de se prononcer. Cette procédure est détaillée dans la circulaire du 3 mars 1993.

De fait, les cas de refus d'un prénom sont extrêmement rares. La Cour de cassation, le 5 juin 1993, a ainsi écarté Ravi et Titeuf, le 15 février 2012. On pourrait aussi citer Assedic, Exocet ainsi que Babord et Tribord pour des jumeaux, que les juges ont heureusement épargné à des malheureux enfants. L'intervention du juge est perçue comme exceptionnelle, destinée à protéger l'enfant contre la stupidité de ses parents, contre le ridicule, mais les prénoms d'origine étrangère ne sont pas davantage prohibés que sous l'empire de la loi de l'an XI. 

La CEDH ne raisonne pas différemment. Elle considère, dans un arrêt du 24 octobre 1996 Guillot c. France, que le choix d'un prénom par les parents revêt un caractère intime et affectif qui le fait entrer dans la sphère de la vie privée. Le prénom est donc protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale. Sur cette base, la plaignante est donc fondée à considérer que son prénom d'Hapsatou relève de sa vie privée.

 


 Éric Hapsatou Zemmour. Les Goguettes 2019

 

L'injure

 

Ces observations sont certes indispensables pour comprendre l'affaire, mais il faut aussi voir dans quelle mesure le fait d'affirmer qu'un prénom "constitue une insulte à la France" est considéré comme injurieux. Sur ce point, la chambre criminelle donne une motivation précise.

L'injure est définie à l'article 29 al. 2 de la loi de 1881, comme une expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait précis. Lorsqu'un fait précis est invoqué, c'est en effet la diffamation qui est en cause. En l'espèce, M. Z. n'invoque aucun fait précis, et se borne à un jugement de valeur particulièrement négatif sur le prénom d'Hapsatou.

Pour relever du tribunal correctionnel, l'injure doit être publique. L'injure privée en effet n'est passible que d'une peine contraventionnelle. L'article 23 de la loi de 1881 dresse une liste des vecteurs susceptibles de permettre la qualification d'injure publique. Parmi eux, figure "tout moyen de communication au public", et la télévision relève, à l'évidence de cette catégorie.

L'injure raciale est une injure aggravée qui fait encourir à son auteur une peine pouvant aller jusqu'à un an d'emprisonnement et 45000 € d'amende. Encore faut-il, dans ce cas, prouver un mobile ségrégationniste. En d'autres termes, l'auteur des propos doit établir un lien de causalité entre le mépris qu'il entend jeter sur la victime et ses origines ethniques ou religieuses.

Dans le cas présent, M. Z. invoque le débat d'intérêt général, notion affirmée par la CEDH pour faire prévaloir la liberté d'expression sur d'autres droits protégés. C'est d'abord le respect de la vie privée qui a été écarté dans plusieurs arrêts portant, le plus souvent, sur la diffusion d'informations relatives à la famille princière monégasque. Mais le débat d'intérêt général est aussi utilisé pour protéger le débat sur des sujets réellement importants comme le fonctionnement de la justice avec l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015. De même, la Cour de cassation, cette fois dans deux arrêts du 11 mai 2022 rendus par la première chambre civile, a écarté deux actions en diffamation, les mouvements #MeToo et #Balancetonporc ayant été considérés comme rattachés au débat d'intérêt général.

Dans l'affaire jugée le 2 septembre 2025, la chambre criminelle accepte de considérer que les propos tenus par M. Z. au début de son intervention traitaient, d'une manière très générale, de la question du choix du prénom de leurs enfants par les parents étrangers ou d'origine étrangère. En tant que telle, la question pouvait relever du débat d'intérêt général, d'autant que la question de la cohésion sociale était mentionnée. En revanche, la citation incriminée vise directement l'une des participantes à l'émission de télévision. La Cour observe qu'ils "sont outrageants à l'égard de la partie civile, en ce qu'ils assimilent son prénom, attribut essentiel de sa personnalité, à une injure faite à la France". Un lien de causalité est réalisé entre le mépris que M. Z. veut jeter sur la victimes et ses origines. C'est donc la personnalisation du propos qui, en quelque sorte, constitue le critère essentiel de son caractère injurieux, et c'est ce qui justifie le rejet du pourvoi. 

La décision n'a rien de très surprenant, et les propos de M. Z. étaient manifestement injurieux. Elle présente tout de même un intérêt en quelque sorte pédagogique. La frontière entre le débat d'intérêt général et l'injure est clairement exposée, ce qui sera sans doute utile aux juges de fond. Quant à M. Z., que tout le monde a reconnu, il reste à espérer que sa condamnation l'incitera à calmer un peu son obsession des prénoms. Tout le monde ne peut pas s'appeler Éric.


L'injure : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 2 § 1 A


 

vendredi 29 août 2025

Chichis, chouchous et beignets, même combat !


Que serait une plage estivale sans ses traditionnels vendeurs de chichis, chouchous, beignets, glaces et autres pommes d'amour ? Le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a ordonné, dans une ordonnance du 14 août 2025, la suspension d'un arrêté du maire d'une commune vendéenne, Saint Hilaire du Riez, qui interdisait toute activité des vendeurs ambulants sur ses plages surveillées, les seules qui attirent les baigneurs. Cet arrêté était accompagné de huit autres textes signés de huit élus vendéens, conduisant ainsi à interdire ces commerces dans l'ensemble des plages du département.

 

L'ancienne jurisprudence Daudignac 

 

Il est clair que le maire vendéen porte atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie. Nous sommes là au coeur d'une jurisprudence bien connue des étudiants en droit. L'arrêt Daudignac rendu par l'assemblée du Conseil d'État le 22 juin 1951 vise expressément le décret d’Allarde des 2-17 mars 1791 qui consacre la liberté du commerce et de l'industrie et la range parmi les principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir réglementaire. Dans le cadre du contrôle maximum qu’il exerce sur les mesures de police, le juge administratif accepte de sanctionner un acte administratif qui porte une atteinte excessive à cette liberté, c'est-à-dire une atteinte qui n'est pas justifiée par des motifs d'ordre public. En l'espèce, il s'agissait d'un cas très proche de celui du vendeur de chichis vendéen, le maire de Montauban ayant soumis à autorisation l'exercice de la profession de photographe-filmeur sur l'ensemble des voies publiques de la commune, alors même que cette activité n'emportait pas d'atteinte à l'ordre public. Le sieur Daudignac, qui ne voulait décidément pas quitter Montauban pour exercer son activité, a donc obtenu du juge administratif l'annulation de l'arrêté qui l'interdisait.

Avec l'arrêt Martial de Laboulaye du 28 octobre 1960, le Conseil d'État sanctionne plus clairement encore l'interdiction générale et absolue de cette liberté. Enfin, un arrêt du 27 avril 2012 qualifie la liberté du commerce et de l'industrie de "liberté fondamentale" susceptible de donner lieu à un référé-liberté, sur le fondement de l'article L 521 du code de la justice administrative. Cette fois, il s'agissait de l'installation d'une attraction de "pêche aux sacs" sur la foire de Nancy, qui, elle non plus, n'entraînait aucune atteinte à l'ordre public.

Photographes-filmeurs, forains, et maintenant marchands de chichis, cette liberté protège toutes les activités commerciales, modestes ou ambitieuses, permanentes ou saisonnières.

En tant que telle, l'ordonnance de référé du juge nantais n'est ainsi que la mise en oeuvre d'une jurisprudence ancienne que l'on a un certain plaisir à retrouver. On se réjouirait presque de l'ignorance, tout de même un peu surprenante, des élus vendéens qui ont permis à chaque juriste de se souvenir de son cours de droit administratif de seconde année, même si les chichis et les beignets n'ont rien à voir avec la madeleine de Proust.

La décision présente tout de même un intérêt un peu plus immédiat. C'est ainsi que l'urgence, condition indispensable du référé, est constituée par la menace grave qui pèse sur l'entreprise qui commercialise ces friandises. Elle est en effet placée en redressement judiciaire, alors qu'elle avait investi pour développer son activité sur toutes les plages vendéennes. Son existence même est menacée, et ses salariés risquent de se retrouver privés d'emploi à cause d'un arrêté municipal dont les motifs manquent manifestement de sérieux.

 


 Les sucettes. France Gall et Serge Gainsbourg. 1966

Paroles et musique : Serge Gainsbourg 

 

Des motifs filandreux

 

L'élu estime d'abord que la vente de friandises empêche l'activité de surveillance et de sauvetage qui se déroule sur les plages, sans plus de précision. Doit-on en déduire que les maîtres nageurs sauveteurs, trop occupés à grignoter des friandises, ne surveillent plus la baignade ? Aucune précision n'est donnée sur ce point. L'élu ajoute que les produits vendus nécessitent une installation frigorifique créant un risque sanitaire. Mais là encore, il ne semble pas que la consommation de sorbets entraine des pandémies. Ces éléments, d'ailleurs très succincts, sont balayés par le juge nantais. Il rappelle d'ailleurs que même si l'interdiction n'était pas générale et absolue, il subsisterait un "doute sérieux" sur la légalité de l'arrêté du maire. La formule ne manque pas de courtoisie pour l'élu car l'arrêté est grossièrement illégal.

L'inanité des motifs invoqués pour justifier l'arrêté montre que le maire de Saint Hilaire du Riez poursuivait en réalité un but un peu moins avouable devant le juge administratif.

En effet, l'interdiction prononcée par l'élu n'est "générale et absolue" qu'à l'égard des commerçants saisonniers. Ceux actifs à Saint Hilaire du Riez ont pu bénéficier de contrats les autorisant à installer sur la plage des installations fixes pour vendre les mêmes chichis et les mêmes beignets. Les élus vendéens ont ainsi mis en place un système de Closed Shop, réservant aux commerçant locaux l'intégralité du marché. Il s'agit là d'une atteinte à la libre concurrence qui pourrait sans doute être sanctionnée devant le juge judiciaire.

Le juge administratif, quant à lui, ne pouvait guère entrer dans cette analyse, mais il ne fait aucun doute qu'il a parfaitement vu la manoeuvre protectionniste des élus, manoeuvre qui se situe à la limite du détournement de procédure. En suspendant l'arrêté, il met fin à une situation inéquitable, en se plaçant sur le seul fondement de la liberté du commerce et de l'industrie. Une économie de moyens qui permettra aux baigneurs des plages vendéennes de pouvoir continuer à acheter chichis, chouchous, beignets ou glaces aux vendeurs ambulants. 


La liberté du commerce et de l'industrie : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13,  section 1 § 1