« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 9 septembre 2025

Le "contrat maître-chienne" ou les aberrations de la justice


Une nouvelle fois, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne le système français pour ses insuffisances dans la protection des personnes victimes de violences sexuelles. L'arrêt E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France rendu le 4 septembre 2025 met en oeuvre la notion de victimisation secondaire qui permet d'indemniser une personne qui a été victime d'un double préjudice, d'une part celui-ci subi du fait des actes qui lui ont été infligés, d'autre part celui issu d'une stigmatisation produite par le système judiciaire lui-même. Au-delà de cette question, l'arrêt s'inscrit dans un mouvement de plus en plus net visant à intégrer la notion de consentement, ou plutôt d'absence de consentement, dans la définition du viol.

La lecture de la décision laisse une impression étrange, car on se demande sérieusement comment des juges ont pu rendre de telles décisions. La requérante, E. A. est âgée d'environs vingt-cinq ans lorsqu'elle rejoint le service de pharmacie de l'hôpital de Briey. Préparatrice, elle a été recrutée dans le cadre d'un contrat temporaire, et se trouve placée sous l'autorité du chef de service, le docteur K. B. Peu à peu, sa santé se détériore. Après plusieurs arrêts de travail, elle est finalement hospitalisée en psychiatrie de juin à octobre 2013. C'est à ce moment qu'elle révèle à A. K. avoir subit des harcèlements du Dr K. B. qui a eu avec elle des relations intimes. A l'appui de ses accusations, elle montre des extraits de leur correspondance révélant l'existence d'actes violents, le plus souvent à caractère sadique. Un "contrat de chienne" est même découvert, par laquelle E. A. accepte de porter un collier de chien, et de manger dans une gamelle, aux pieds de son "maître". Et ce ne sont là que les clauses les plus bénignes, si l'on ose dire.

Sur le plan de la procédure, aucune lacune sérieuse ne peut être reprochée aux autorités hospitalières. Aussitôt informée de la situation, le 18 juillet 2013, A. K. fait un rapport et saisit la D.R.H. de l'hôpital qui entend la plaignante. Le docteur K. B. est, à son tour, entendu par le directeur de l'hôpital le 24 juillet qui fait un signalement au procureur le 30 juillet. Le docteur est suspendu le 5 août et E. A. porte plainte officiellement le 13 août pour viol aggravé. L'enquête préliminaire établit la réalité des faits corroborés par les témoignages de quatorze membres du service de pharmacie qui ont assisté à des scènes d'humiliation, trois d'entre eux ayant eux-mêmes subi des dénigrements ou de mise à l'écart. Des expertises ont également montré l'emprise psychologique dont avait été victime E. A.

Le dossier semble accablant pour le Docteur K. B. A l'issue de l'instruction, en novembre 2016, il est toutefois renvoyé devant la justice. Mais il ne sera pas jugé devant la cour d'assises pour agressions sexuelles aggravées, dont le viol, comme le demandait la plaignante, mais pour violences volontaires et harcèlement sexuel aggravé. Il est finalement condamné par le tribunal de Briey à dix mois d'emprisonnement avec sursis. Pire, la cour d'appel de Nancy, dans une décision du 27 mai 2021, infirme le jugement, dans une décision lunaire. Le "contrat maître-chienne" est en effet considéré comme témoignant du consentement de la plaignante aux pratiques qui y sont mentionnées. Pour les juges, "il n'a pas été établi qu'elle ait été contrainte par K. B. de signer ledit contrat". Puisqu'il y a consentement, les faits de harcèlement ne sont pas davantage reconnus, et la cour ne mentionne pas l'emprise et le chantage à l'emploi exercé par le docteur K. B. Il est donc relaxé, et cette relaxe est confirmé par la Cour de cassation le 16 février 2022.

 

Johnny fais moi mal ! Magali Noël - 1956

Avec la voix de Boris Vian

paroles de Boris Vian, musique de Alain Goraguer 


La victimisation secondaire

 

On peut se réjouir qu'il existe une juridiction européenne susceptible de réparer, au moins partiellement, des manquement aussi graves des juges internes. 

La CEDH affirme très clairement la victimisation secondaire. Elle réside dans le fait d'invoquer le contrat "maître-chienne" comme un document réellement contractuel démontrant le consentement de la victime à ces pratiques sado-masochistes. Au demeurant, on peut s'étonner qu'aucun juge français n'ait mentionné qu'un tel contrat, porte atteinte au principe d'inviolabilité du corps humain, et n'est donc pas conforme à l'ordre public français.

Quoi qu'il en soit, la victimisation secondaire est apparue avec l'arrêt Y. c. Slovénie du 28 août 2015, définie comme le fait de reproduire des stéréotypes sexistes dans des décisions de justice ou dans la procédure pénale. Elle a été ensuite appliquée dans une décision L. c. France du 25 avril 2025, concernant des affaires de viol sur mineures. La Cour estime alors que la victimisation secondaire est établie lorsqu'une femme qui a été violée se voit exposée à des propos culpabilisants ou moralisants de nature à décourager sa confiance dans la justice. 

On sait que cette notion a été utilisée par le tribunal correctionnel qui a eu à juger Gérard Depardieu pour des faits de violences sexuelles. Le 13 mai 2025, il a condamné l'acteur non seulement pour les actes commis mais aussi pour l'attitude de son avocat durant le procès. Celui-ci n'avait pas hésité en effet à insulter les parties civiles et à développer à leur égard des pratiques d'intimidation. De la même manière donc, elles avaient été doublement victimes, des violences sexuelles d'abord, de la brutalité de l'avocat durant le procès ensuite.

De toute évidence, E. A. est aussi doublement victime, des actes du docteur K. B., et d'une justice qui a ignoré la notion de consentement.

 

Le consentement de la victime

 

Le tribunal correctionnel a rejeté la demande de requalification des faits reprochés à K. B. en viol au motif qu'il n'était pas établi qu'ils aient été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. Alors même que la plaignante présentait des fragilités psychologiques dont il avait profité, alors même qu'il avait abusé de l'autorité fonctionnelle qu'il exerçait à son égard, alors même qu'il l'avait menacée de représailles, le juge n'a tiré aucune conséquence de ces éléments pourtant très clairs dans le dossier. La cour d'appel, quant à elle, a déduit le consentement du "contrat maître-chienne" définissant le cadre de la pratique sado-masochiste qui était imposée à E. A.

La jurisprudence de la CEDH, et notamment l'arrêt M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2004, exige que, même en l'absence de preuves directes et matérielles d'un viol, les juges ne peuvent statuer qu'après s'être livrés à une appréciation de l’ensemble des circonstances des fait. Dans l'affaire L. c. France du 25 avril 2025, elle précise que le consentement ne saurait être déduit, ou écarté, du fait d'un seul élément, mais qu'une évaluation contextuelle de l'ensemble des circonstances est indispensable.

En l'espèce, ces circonstances n'ont fait l'objet d'aucune évaluation. Sur le plan professionnel, il n'était pas possible d'ignorer l'autorité fonctionnelle exercée par le docteur K. B. sur E. A., d'autant qu'il menaçait de ne pas la titulariser et de l'obliger à rembourses ses frais de formation. La coercition dont elle était victime altérait sa santé physique et mentale, plaçant E. A. dans une telle situation de vulnérabilité qu'elle n'était plus en mesure de donner un consentement fondé sur sa libre volonté. Par ailleurs, il est évident qu'aucun contrat écrit ne peut être invoqué pour estimer qu'une personne a consenti à l’ensemble des pratiques sexuelles violentes qui lui avaient ultérieurement été infligées. Dans ce domaine, un consentement est évidemment toujours révocable. Il est donc clair que les juges français n'ont pas tenu compte du témoignage de E. A. affirmant que certains actes sexuels avaient été commis contre son gré ou s’étaient poursuivis alors même qu’elle avait supplié  le docteur K. B. d'y mettre fin. La France est donc sanctionnée pour la défaillance d'une justice qui n'a pas cru bon d'entendre la victime.

Le plus choquant est peut-être que les juges n'aient pas vu que le « contrat maître-chienne » que le docteur K. B. avait fait signer à E. A. n'était pas un échange de volontés libres mais au contraire un instrument du contrôle qu'il exerçait sur sa victime. De fait, les juges ont renvoyé la culpabilité sur la victime, mettant le bourreau à l'abri des poursuites. A ce sujet, on peut se demander s'il n'aurait pas été judicieux de délocaliser l'affaire.

On pourrait affirmer que cette décision plaide pour une intégration explicite du consentement dans la définition du viol. C'est sans doute vrai, mais le droit positif permettait déjà de sanctionner ces pratiques, à la condition que les juges examinent l'ensemble du dossier, et pas seulement les éléments à décharge. Cela s'appelle rendre la justice.

 


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