« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


Affichage des articles triés par pertinence pour la requête honnêtes gens. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête honnêtes gens. Trier par date Afficher tous les articles

samedi 24 mars 2012

Le fichier des honnêtes gens sanctionné par les honnêtes juges

L'Exécutif devrait remercier Mohamed Merah d'avoir relégué au second plan le nouveau camouflet que lui a infligé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 mars 2012, censurant une large partie de la loi relative à la protection de l'identité

Des précautions avaient pourtant été prises pour que le texte semble parfaitement anodin. On avait choisi la forme d'une proposition de loi déposée en juillet 2010 par deux sénateurs UMP, Messieurs Jean-René Lecerf (Nord) et  Michel Houel (Seine et Marne), procédure en apparence moins directement rattachée à la politique sécuritaire du gouvernement. On avait également trouvé un titre parfaitement rassurant. Comment pourrait-on porter atteinte aux libertés individuelles en se proposant de protéger les citoyens contre les usurpations d'identité ? Hélas, il faut parfois se méfier ceux qui veulent à toute force nous protéger. 

Lien fort et lien faible

Les soixante députés et soixante sénateurs requérants invoquaient l'inconstitutionnalité des articles 5 à 10, ceux qui créent le fameux "fichier des honnêtes gens", dont le nom officiel est  Titres Electroniques Sécurisés (TES). Son objet est de regrouper les données stockées sur toutes les personnes titulaires d'une carte d'identité ou un passeport biométriques. Ce n'est donc pas l'existence du titre d'identité biométrique qui était contesté, mais les informations collectées et stockées dans le fichier. 

Le Sénat, comme la CNIL, prônaient un "lien faible" qui permet de constater l'éventuelle usurpation d'identité, mais pas toujours d'identifier immédiatement l'usurpateur. Tel est le cas, en particulier, lorsque celui-ci a pris l'identité d'une personne qui n'a pas de pièce d'identité et qui ne figure donc pas dans le TES, un cas extrêmement rare (1 % des cas selon les experts de la CNIL). L'Assemblée nationale, sous l'impulsion déterminante du ministre de l'intérieur, a imposé un "lien fort"  entre les données figurant sur le titre d'identité et celles conservées dans le TES. Ce lien fort autorise des vérifications très approfondies et permet de remonter de manière automatique à l'usurpateur de l'identité, notamment en utilisant le fichage des empreintes digitales. Le seul problème est que pour identifier quelques usurpateurs d'identité, le TES collecte et conserve les données biométriques de l'ensemble de la population. 

C'est précisément ce lien fort que sanctionne le Conseil constitutionnel. Il s'appuie pour cela sur deux motifs.

La vie d'un honnête homme. Sacha Guitry. 1953


Le droit au respect de la vie privée

Le premier est l'atteinte disproportionnée à la vie privée des personnes. Le Conseil affirme certes que la lutte contre la fraude par la sécurisation de la délivrance des titres d'identité est, en soi, un motif d'intérêt général justifiant la création d'un traitement de données à caractère personnel. Mais il ajoute que les données biométriques sont particulièrement sensibles au regard du droit au respect de la vie privée, dès lors par exemple que la conservation des empreintes digitales peut donner lieu à des rapprochements avec des traces physiques laissées involontairement par les personnes ou collectées à leur insu. 

Dans ces conditions, le Conseil estime que la conservation de données biométriques porte une atteinte disproportionnée à la vie privée. En effet, d'autres moyens peuvent être utilisés pour lutter contre l'usurpation d'identité, notamment en sécurisant les "documents sources" à produire pour obtenir un titre, ou en mettant en oeuvre ce "lien faible" voulu par les sénateurs et la CNIL.  

Le principe de finalité

Le second motif développé par le Conseil constitutionnel est la violation du principe de finalité, dont on sait qu'il constitue le socle sur lequel s'est construit notre droit de la protection des données.  L'article 6 al. 2 de la loi du 6 janvier 1978 énonce ainsi que les données "sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne sont pas traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités". A propos de ce même TES, le Conseil d'Etat avait d'ailleurs estimé dans un arrêt d'assemblée du 26 octobre 2011 que les données recueillies pour la mise en oeuvre du passeport biométrique devaient être celles qui étaient strictement nécessaires aux finalités du traitement. Il avait donc censuré l'exigence d'empreintes digitales supplémentaires. 

C'est précisément sur ce point que se concentraient toutes les inquiétudes à l'égard de la loi récente. Dès lors que le lien faible permettait de découvrir 99 % des usurpateurs, on ne voyait pas réellement l'intérêt du lien fort impliquant la conservation de ces données biométriques concernant l'ensemble de la population... sauf à les stocker en vue d'une éventuellement autre utilisation. C'est évidemment ce que sanctionne le Conseil constitutionnel, lorsqu'il  affirme que "les caractéristiques techniques de ce fichier (...) permettent son interrogation à d'autres fins que la vérification de l'identité d'une personne", particulièrement "à des fins de police administrative ou judiciaire". 

C'est là une accusation très grave, car le Conseil constitutionnel reproche au législateur d'opérer un véritable détournement de finalité, action qui, si elle est commise par une personne privée, constitue une infraction pénale passible de cinq années d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende (art. 226-21 c. pén.). Et le législateur est tout de même censé donner le bon exemple. 

Enfin, le Conseil constitutionnel s'offre le luxe de se saisir d'office de l'article 3 de la loi, et annule ses dispositions portant sur la possibilité offerte au titulaire de la carte d'identité biométrique d'y adjoindre une application de signature électronique. Le Conseil observe en effet que le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence en ne précisant pas les garanties assurant l'intégrité et la confidentialité de ces données, ni d'ailleurs les conditions dans lesquelles s'opère l'authentification des personnes mettant en oeuvre ces fonctions. 

Le texte sort donc étrillé du Conseil constitutionnel, au point qu'il paraît impossible de le promulguer en l'état. 


samedi 20 avril 2013

Le fichier des empreintes digitales devant la CEDH

Dans un arrêt M.K. c. France rendu le 18 avril 2013, la Cour européenne sanctionne la gestion par les services de police du fichier automatisé des empreintes digitales (FAED) créé par un décret du 8 avril 1987. Le requérant, M. K. a fait l'objet de deux relevés d'empreintes digitales, en 2004 et 2005, lors de deux enquêtes ouvertes à son encontre pour vol de livres. La première donna lieu à une relaxe, la seconde à un classement sans suite. En 2006, M. K. a donc demandé au procureur de la République l'effacement de ses empreintes du FAED, mais il s'est vu notifier un refus. Ce dernier fut successivement confirmé par le juge des libertés et de la détention, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris, puis la Cour de cassation en 2008.

Au cours de ces différentes procédures, trois arguments ont été opposés à M. K. pour refuser l'effacement de ces données. D'une part, leur conservation serait dans l'intérêt même du requérant puisqu'elle permettrait de prouver son innocence en cas d'infraction commise par un tiers usurpant son identité. D'autre part, elle serait aussi dans l'intérêt des services de police, dès lors que la recherche des délinquants nécessite un fichier ayant le plus de référence possibles. Enfin, la conservation des empreintes de M. K. dans le FAED ne lui causerait aucun préjudice personnel ou professionnel, puisque le fichier est confidentiel et que ses seuls utilisateurs sont les services de police.

Contrôle de proportionnalité

Ces arguments ne sont pas sans fondement, du point de vue des services de police. La Cour européenne se prononce cependant à partir d'un autre prisme, celui de la protection de la vie privée, garantie par l'article 8 de la Convention. La Cour observe tout d'abord que la conservation des empreintes digitales constitue effectivement une ingérence dans la vie privée, dès lors qu'il s'agit de données personnelles. Ce point n'est d'ailleurs guère contesté, depuis la décision S. et Marper c. Royaume Uni du 4 décembre 2008. La Cour note ensuite que cette ingérence n'est pas dépourvue de base légale, puisqu'elle est prévue par l'article 55-1 du code de procédure pénale, qui autorise l'officier de police judiciaire chargé de l'enquête à effectuer des prélèvements biométriques, empreintes digitales ou ADN. Enfin, ces procédures ont un but légitime, car il s'agit à la fois de détecter et de prévenir des infractions pénales.

La Cour se livre enfin au contrôle de proportionnalité, ce qui signifie qu'elle apprécie si cette ingérence est "nécessaire dans une société démocratique". Sur ce point, la Cour estime que la protection des données personnelles joue désormais un rôle essentiel dans le respect de la vie privée et familiale, et que les garanties sont encore plus indispensables lorsque ces données sont conservées et utilisées à des fins policières. 

En l'espèce, la Cour examine l'ensemble des principes gouvernant la collecte et la conservation des empreintes digitales sur le FAED. Elle observe ainsi que la durée de conservation est extrêmement longue, vingt-cinq ans et qu'une demande d'effacement des données personnelles a bien peu de chances de prospérer, puisqu'elle repose sur une décision du Procureur de la République. Or, la Cour considère que les membres du Parquet ne sont pas des magistrats indépendants, puisqu'ils sont placés sous l'autorité de l'Exécutif (CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France). Il y a donc bien peu de chances que le Procureur autorise la suppression de données, alors que les autorités de police veulent que le FAED contiennent le plus grand nombre possible de références.

La Cour se borne cependant à mentionner ces éléments, sans s'attarder davantage, car elle s'appuie sur d'autres motifs, directement liés à la nature du fichier. 

 Gravure circa 1880

Imprécision des finalités du fichier

Le premier réside dans l'incertitude des finalités attribuées au fichier, dans la rédaction initiale du décret de 1987. Certes, il s'agit d'abord de "faciliter la recherche et l’identification des auteurs de crimes et de délits", finalité relativement claire. Mais le fichier doit également « faciliter la poursuite, l’instruction et le jugement des affaires dont l’autorité judiciaire est saisie » (art. 3 al. 2 du décret de 1987). La formulation est alors beaucoup plus imprécise, et la Cour européenne fait observer qu'elle peut englober toutes les infractions, y compris les simples contraventions, dans la mesure où elles permettraient d'identifier les auteurs de crimes ou de délits. Or la jurisprudence de la Cour considère généralement qu'une ingérence dans la vie privée ne peut être justifiée que dans le but de lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée. La mesure est donc disproportionnée à ses yeux. On observe d'ailleurs que les autorités françaises n'ont pas attendu l'arrêt M.K c. France pour modifier ce texte. Un décret du 27 mai 2005 est donc venu modifier celui de 1987, pour limiter les relevés d'empreintes digitales aux seuls crimes et délits. 

Le fichage des innocents

Le second motif développé par la Cour apparaît réside le fait que le FAED peut ficher, non seulement les personnes condamnées, mais aussi celles qui ne le sont pas. En l'espèce, les deux procédures diligentées contre M. K. se sont soldées par des décisions de relaxe ou de classement sans suite. Au moment où il demande l'effacement des données, il est donc juridiquement innocent. Pour les autorités françaises, ce fichage de personnes innocentes se justifie par la double finalité de la lutte contre les usurpations d'identité et de la poursuite des infractions pénales. Pour la Cour, ce fichage emporte un risque de stigmatisation de personnes qui n'ont été reconnues coupables d'aucune infractions et sont en droit de bénéficier de la présomption d'innocence. L'argument de la nécessité de la lutte contre l'usurpation d'identité est d'ailleurs considéré comme particulièrement dangereux, car il "reviendrait, en pratique, à justifier le fichage de l’intégralité de la population présente sur le sol français, ce qui serait assurément excessif et non pertinent". 

Quel avenir pour "Titres électroniques sécurisés" ?

Cet argument fait irrésistiblement songer au problème du célèbre "fichier des honnêtes gens", officiellement nommé "Titres électroniques sécurisés" (TES), mis en oeuvre par la loi du 27 mars 2012 relative à la protection de l'identité. Le législateur de l'époque, emporté par un élan sécuritaire et désireux de lutter efficacement contre l'usurpation d'identité, avait prévu la collecte et la conservation de données biométriques nombreuses pour toutes les personnes sollicitant un titre d'identité. Mais le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 mars 2012, avait censuré ces dispositions en estimant que le nombre des données biométriques conservées était disproportionné par rapport aux finalités poursuivies. Le "lien fort", choisi par le législateur, permettait en effet non seulement de repérer l'usurpation d'identité, mais aussi d'identifier à coup sûr l'usurpateur. Pour le Conseil constitutionnel, reprenant sur ce point la position de la CNIL, il était possible de lutter contre l'usurpation d'identité en utilisant un "lien faible", supposant la conservation d'une quantité plus limitée de données, en l'espèce les seules empreintes digitales.

Le Conseil constitutionnel n'avait pourtant pas censuré le TES au motif qu'il collectait des données sur l'ensemble de la population. Sur ce point, la décision du 18 avril 2013 fait peser une menace nouvelle sur ce "fichier des honnêtes gens" qui pourrait bien, un jour ou l'autre, susciter un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Et un fichier déclaré constitutionnel, sous certaines conditions il est vrai, par le Conseil constitutionnel risquerait alors d'être déclaré non conforme à la Convention européenne. Intéressante situation sur le plan juridique.

samedi 26 avril 2025

Les Invités de LLC - Jules Ferry, Lettre aux instituteurs, 17 novembre 1883

L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs la très célèbre lettre adressée par Jules Ferry aux instituteurs le 17 novembre 1883, dans la seconde année d'application de la loi du 28 mars 1882.

 

Jules Ferry

Lettre aux instituteurs


17 novembre 1883

 


 L'écolier. Chagall. 1925

 

Monsieur l’Instituteur,


L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues après la première année d’expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus à cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir à cet égard tout votre devoir et rien que votre devoir.

La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école.

Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.

En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en des termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi : je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent : « Votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir. » Les autres : « Elle est banale et insignifiante. » C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime, qu’elle est très limitée et pourtant d’une très grande importance ; extrêmement simple, mais extrêmement difficile.

J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.

Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? Des dissertations savantes ? De brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.

Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que d’ici quelques générations les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité.

Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas ? — mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore ; la leçon de morale n’a pas porté. Ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?

Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement : ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer. Et que ces rechutes ne vous découragent pas. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un et à l’autre ? La pratique, l’habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l’exécution. De même, l’enfant qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas encore se conduire : il faut qu’on l’exerce à les appliquer couramment, ordinairement, presque d’instinct ; alors seulement la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre.

De ce caractère tout pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il me semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement.

Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire, c’est pour ainsi dire le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment.

Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en une sorte d’improvisation perpétuelle sans aliment et sans appui du dehors ? Personne n’y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs, ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d’instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.

C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral qui est obligatoire, et les moyens d’enseignement qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.

Les familles se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral si elles pouvaient croire qu’il réside surtout dans l’usage exclusif d’un livre même excellent. C’est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n’auraient pour suivre vos leçons le secours d’aucun manuel ; et ce sera le cas tout d’abord dans le cours élémentaire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d’instruction civique serait manifestement inutile. À ce premier degré, le Conseil supérieur vous recommande, de préférence à l’étude prématurée d’un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l’enfant.

Dans le cours moyen, le manuel n’est autre chose qu’un livre de lectures qui s’ajoute à ceux que vous possédez déjà. Là encore, le Conseil, loin de vous prescrire un enchaînement rigoureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d’enseignement : le livre n’intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples, de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action.

Enfin, dans le cours supérieur, le livre devient surtout un utile moyen de réviser, de fixer et de coordonner ; c’est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l’esprit du jeune homme.

Mais, vous le voyez, à ces trois degrés, ce qui importe, ce n’est pas l’action du livre, c’est la vôtre. Il ne faudrait pas que le livre vînt en quelque sorte s’interposer entre vos élèves et vous, refroidir votre parole, en émousser l’impression sur l’âme de vos élèves, vous réduire au rôle de simple répétiteur de la morale. Le livre est fait pour vous, non vous pour le livre. Il est votre conseiller et votre guide, mais c’est vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves.

Pour vous donner tous les moyens de nourrir votre enseignement personnel de la substance des meilleurs ouvrages, sans que le hasard des circonstances vous enchaîne exclusivement à tel ou tel manuel, je vous envoie la liste complète des traités d’instruction morale et civique qui ont été, cette année, adoptés par les instituteurs dans les diverses académies ; la bibliothèque pédagogique du chef-lieu de canton les recevra du ministère, si elle ne les possède déjà, et les mettra à votre disposition. Cet examen fait, vous restez libre ou de prendre un de ces ouvrages pour en faire un des livres de lecture habituelle de la classe ; ou bien d’en employer concurremment plusieurs, tous pris, bien entendu, dans la liste générale ci-incluse ; ou bien encore, vous pouvez vous réserver de choisir vous-même, dans différents auteurs, des extraits destinés à être lus, dictés, appris. Il est juste que vous ayez à cet égard autant de liberté que vous avez de responsabilité. Mais quelque solution que vous préfériez, je ne saurais trop vous le redire, faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à faire adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément dans les jeunes générations l’enseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments.

Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée, le bon sens du père et le cœur de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude.

J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République et si je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens.

Recevez, Monsieur l’instituteur, l’expression de ma considération distinguée.


Le Président du Conseil,
Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts,
Jules Ferry.

lundi 6 février 2012

Vidéoprotection ou vidéosurveillance. Encore des caméras.

Le décret du 27 janvier 2012 relatif à la vidéoprotection est passé largement inaperçu. Il est vrai qu'il ne s'agit que de mettre en application la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2). La loi précise le régime juridique de l'utilisation de ces technologies. C'est ainsi que l'installation d'un système de vidéoprotection est soumise à une autorisation administrative, et que des contrôles sont organisés, soit par une commission département de vidéoprotection, soit par la CNIL à la demande de la commission départementale, du responsable du système, ou de sa propre initiative. 

L'un des apports de la Loppsi 2 a été de transformer la terminologie employée. La "vidéosurveillance" est devenue "vidéoprotection". Dans les deux cas, il s'agit d'installer le plus grand nombre de caméras possibles sur la voie publique et dans les lieux et établissements ouverts au public. Mais la vidéoprotection fait moins peur que la vidéosurveillance. A la caméra qui espionne la vie privée du citoyen succède la caméra qui protège les honnêtes gens. Le problème est que c'est la même caméra et que les données conservées sont les mêmes.

Le décret du 27 janvier 2011 présente l'intérêt d'illustrer parfaitement l'évolution intervenue dans ce domaine. Son objet principal est de vendre des systèmes de vidéoprotection (ou surveillance) à des élus locaux quelquefois réticents.

La technique du "Kid"

Il existait déjà un système bien connu dans lequel les élus étaient largement incités par le ministère de l'intérieur à demander un audit de sécurité pour leur commune. L'audit était réalisé par une société privée, proche du ministre de l'intérieur, qui conseillait à la collectivité locale d'investir dans un système de vidéoprotection. Le hasard faisant bien les choses, il y avait toujours une société spécialisée dans la vidéoprotection proche du ministre de l'intérieur et qui était susceptible de répondre aux besoins de la commune. C'est une technique bien connue depuis le célèbre film où l'on voit le Kid casser une vitre, et Charlot arriver prestement avec tout l'outillage du parfait vitrier.

Il convient aujourd'hui de passer à l'échelon supérieur en imposant aux élus une nouvelle forme de centralisation de la décision dans ce domaine. Le terrorisme offre alors un argument parfait pour justifier  le développement de la vidéoprotection.


Le Kid. Charlie Chaplin. 1921


Le rôle du préfet

Le décret établit la liste des finalités possibles de la mise en oeuvre d'un système de vidéoprotection par les autorités publiques. On y trouve évidemment la protection des bâtiments publics ou accueillant du public, la prévention des risques naturels et technologiques, la régulation des flux de transport, la constatation des infractions aux règles de la circulation, le secours aux personnes et la défense contre les incendies, toutes finalités aussi précises que légitimes. D'autres sont moins précises, dès lors que la vidéoprotection répond à un objectif de prévention sécuritaire, qu'il s'agisse de la "prévention des atteintes à la sécurité des personnes" ou de la "prévention d'actes de terrorisme".

Dans tous les cas, l'installation d'un système est soumise à une autorisation du préfet, soit du lieu de l'installation, soit du lieu du siège social du demandeur, lorsque la demande concerne plusieurs départements.  L'administration préfectorale conserve un rôle moteur dans le déploiement de la vidéoprotection sur le territoire. Elle dispose pour cela d'un argument de poids, celui de la menace terroriste.

L'effet d'aubaine du terrorisme

La loi du 21 janvier 1995 faisait déjà de "la prévention d'actes de terrorisme" l'une des finalités possibles de la vidéoprotection. Dans ce cas, le préfet peut passer outre le principe de libre administration des collectivités locales et "proposer aux communes de délibérer" sur l'installation d'un tel système. La seule condition est que les communes visées soient "confrontées à un risque de terrorisme". Il est vrai que le préfet doit expliquer "les motifs qui font craindre des actes de terrorisme", mais on peut s'interroger sur l'impact de cette motivation. Comment peut-on préciser l'étendue d'une menace qui, par définition, est diffuse et protéiforme ? Le terrorisme présente la particularité de frapper n'importe où et n'importe quand, et il sera tentant de considérer que la menace touche indifféremment l'ensemble du territoire, et ses 36 000 communes.

La procédure mise en oeuvre, issue de la Loppsi 2 permet au préfet, dans un premier temps, de proposer au maire la création d'un système de vidéoprotection pour assurer la prévention d'actes de terrorisme ou "la protection des intérêts fondamentaux de la Nation". Le Conseil municipal doit en délibérer dans un délai de trois mois, et une convention doit être signée entre la commune et le préfet, précisant les conditions de financement et de fonctionnement du système. Dans l'hypothèse où le conseil municipal persévèrerait dans sa réticence, le préfet peut  imposer un système de vidéoprotection, "lorsque l'urgence et l'exposition particulière à un risque d'actes de terrorisme le requièrent". On s'en doute, les renseignements précis sur les activités terroristes sont généralement couverts par le secret de la défense nationale. L'élu local sera donc mis devant le fait accompli, à partir d'une motivation extrêmement vague, dont il ne sera pas en mesure d'apprécier le bien-fondé. Sur ce plan, le terrorisme apparaît comme l'instrument d'un déploiement de la vidéoprotection sur l'ensemble du territoire, sans que ses motifs soient clairement établis.

S'il y un secteur qui n'est pas en crise, c'est donc bien celui de la vidéosurveillance, même si on l'appelle désormais vidéoprotection.


lundi 7 mai 2012

La reconstruction du système judiciaire et des libertés publiques

Tout Président de la République nouvellement élu se trouve confronté au même risque, celui de décevoir ceux-là même qui ont voté pour lui. Dans le cas de François Hollande, le risque est peut être moins élevé, car il n'est jamais entré dans le jeu de la surenchère électorale, se limitant à formuler soixante engagements précis, parfaitement accessibles à tous sur internet

En cette période de crise financière et économique, les libertés publiques n'ont pas figuré au centre de la campagne électorale. Certaines d'entre elles ont été évoquées pour mieux les renier, et on se souvient du candidat Président mettant en cause les principes fondamentaux du droit des étrangers sans trop distinguer entre leur situation régulière ou irrégulière. D'autres ont été évoquées rapidement, comme l'intégration de la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l'Etat dans la Constitution, l'une des propositions du nouveau Président Hollande.

Les libertés ont pourtant considérablement souffert durant le quinquennat qui vient de s'écouler. Elles n'ont pas réellement disparu, mais ont fait l'objet d'un  grignotage lent et insidieux, au bout du compte, bien plus dangereux qu'une remise en cause directe et massive qui a au moins l'avantage de susciter une opposition immédiate. Aujourd'hui, il serait utile de réaliser un audit pour mesure l'ampleur des dégâts dans ce domaine. Sans aller jusque là, bien modestement, Liberté Libertés Chéries voudrait aujourd'hui dresser une petite liste des attentes dans ce domaine. Cette liste ne prétend pas exhaustive, et nous espérons bien que les lecteurs de LLC viendront compléter ce travail préparatoire. 

L'émergence de libertés nouvelles

Les plus visibles, celles qui constituent des promesses électorales identifiées, concernent l'émergence de libertés nouvelles. Le droit des homosexuels au mariage et à l'adoption, le droit de mourir dans la dignité,  l'adoption de principe de non-discrimination dans de multiples domaines. Ces réformes, à dire vrai, ne suscitent guère de difficultés, dès lors que le Président dispose d'une majorité parlementaire pour les voter. 

Plus difficile en revanche seront l'insertion de la loi de 1905 dans la Constitution et le droit de vote des étrangers aux élections locales. Elles exigent en effet une révision constitutionnelle et le recours soit au référendum, soit au vote du Congrès à la majorité qualifiée des 3/5è. La première procédure peut sembler bien lourde, et la seconde procédure plus risquée, car on ne sait pas encore si la majorité parlementaire socialiste regroupera les 3/5è du Congrès.  

Quoi qu'il en soit, ces réformes visibles ne doivent  pas cacher que l'objectif le plus immédiat doit demeurer la réparation des dommages causés aux libertés par le précédent quinquennat. 

La remise en état des libertés traditionnelles

Ces dernières années ont vu un lent travail de grignotage de certaines libertés traditionnelles. On pourrait multiplier les exemples.

Ainsi de la liberté d'expression. Souvenons nous de la loi du 5 mars 2009 qui confère au Président de la République le droit de nommer les Présidents des sociétés France Télévision et Radio France, et de faire pression sur eux lorsque le contenu des programmes ne le satisfait pas. Ce texte n'a t il pas permis, indirectement, l'éviction pure et simple d'humoristes de France Inter accusés de se montrer trop caustiques à l'égard du pouvoir en place ? 

Ainsi du droit au respect de la vie privée. Souvenons nous de l'extension considérable du champ d'application du Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), du "fichier des honnêtes gens" destiné à stocker des données biométriques sur l'ensemble des citoyens titulaires d'une pièce d'identité, voire du développement considérable de la vidéoprotection. Dans tous les cas, les intrusions dans la vie privée ont été autorisées, sur le fondement d'une démarche sécuritaire de plus en plus affirmée. 

Ainsi enfin du principe de sûreté. Le droit récent se caractère par la multiplication des internements administratifs. Il est vrai que le Conseil constitutionnel a bien souvent censuré ce types de dispositions et imposé une intervention du juge judiciaire, mais sans réellement pouvoir contester le principe même de ces procédures. C'est vrai pour l'hospitalisation sans leur consentement des patients psychiatriques, la rétention des étrangers en "Centre de rétention administrative" avant leur éloignement, voire la rétention de sûreté qui maintient en détention des personnes condamnées à l'issue de leur peine, sur la seule base d'une évaluation subjective du risque de récidive qu'elles représentent.

Tous ces exemples, et bien d'autres encore, témoignent de la lente dégradation de nos libertés et nécessitent des réformes rapides. Mais ces dernières ne seront efficaces que si, au préalable, le nouveau Président s'est attaqué à la reconstruction du système judiciaire. 

La reconstruction du système judiciaire

Le système judiciaire sort de cinq années de destruction. On pense d'abord à la réduction du nombre des postes, à la nouvelle carte judiciaire, en un mot aux conditions matérielles de l'exercice du service public de la justice. Mais cette dégradation n'est rien à côté de la destruction des fondements mêmes de la justice. 

Le premier d'entre eux est la séparation des pouvoirs, mise à mal par les conditions de nomination des magistrats. La réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) effectuée par le Président Sarkozy apparaît purement cosmétique. Si le Président de la République ne préside plus le CSM, ce dernier ne rend cependant que des avis sur la nomination des membres du parquet et le Garde des Sceaux peut donc passer outre cet avis. Qui a oublié que Philippe Courroye a été nommé  procureur de la République à Nanterre, malgré l'avis défavorable du CSM ? Il n'est guère surprenant, dans ces conditions, que ledit procureur ait attendu plusieurs mois avant d'envisager la saisine d'un juge d'instruction dans l'affaire Woerth-Bettencourt. Encore ne l'a t il fait qu'après injonction de la Cour de cassation.

Gilbert Thiel, Bernard Swysen et Marco Paulo. Le pouvoir de convaincre. 2012


Cet exemple illustre parfaitement le problème essentiel de notre justice qui est l'absence d'indépendance des membres du parquet. Ces derniers devraient appartenir à un corps séparé de magistrats, et dont l'indépendance serait garantie au même titre que celle des magistrats du siège. Une telle réforme est d'autant plus urgente que la Cour européenne, depuis l'arrêt Moulin du 23 novembre 2010, refuse de considérer les représentants du parquet comme des "magistrats" au sens du droit européen. Depuis cette date, l'administration Sarkozy s'est bornée à adopter quelques "pansements législatifs", substituant notamment le juge des libertés au procureur pour décider de la prolongation de la garde à vue. Mais le problème principal, celui de l'indépendance du parquet, n'est pas résolu. 

Enfin, il faut se souvenir de la menace qui a existe sur les juges d'instruction eux-mêmes. S'appuyant sur l'affaire d'Outreau, le Président Sarkozy, au début de son mandat, a entrepris de supprimer les juges d'instruction. A l'époque, il envisageait sérieusement l'adaptation du système américain, et de substituer à la procédure inquisitoire une procédure accusatoire considérée comme supérieure. Il est vrai qu'elle offre beaucoup de nouveaux débouchés aux avocats. 

A l'appui de cette réforme, le Président déplorait alors, non sans hypocrisie, la trop grande puissance d'un juge d'instruction seul et souvent inexpérimenté. En réalité, on se méfiait non pas de la puissance, mais de l'indépendance de ces magistrats. Quant à leur manque d'expérience, il suffisait d'y remédier en nommant à ces postes des magistrats titulaires d'une solide expérience, plus anciens dans la carrière, et évidemment mieux rémunérés. C'est ce qui doit être fait aujourd'hui, et très rapidement afin de garantir aux citoyens leur droit à une justice indépendante et efficace. 

Le Président François Hollande doit maintenant s'attaquer à ces différents chantiers. La réforme des libertés n'est pas nécessairement la plus spectaculaire, car il est sans doute nécessaire de reconstruire les fondements de notre système judiciaire avant de créer de nouveaux droits au profit des citoyens. C'est le seul moyen de rétablir la confiance en la justice. 



jeudi 22 juin 2017

Les supporters de football : une menace particulière et un droit spécifique

La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 16 juin 2017 s'inscrit dans un mouvement général qui tend à la création d'un droit spécifique des supporters de football. Considérés désormais comme une véritable menace pour l'ordre public et la sécurité, il sont soumis à des règles plus rigoureuses que le droit commun applicable à l'ensemble des manifestations sportives.

Les dispositions contestées sont issues de la loi du 10 mai 2016 "renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme", loi votée avant juste avant la Coupe d'Europe de football qui s'est déroulée à Paris. En l'espèce, le dialogue annoncé ne semble pas avoir rencontré un grand succès, car l'Association nationale des supporters met en cause la constitutionnalité de l'article L 332-1 du code du sport. Celui-ci énonce que les organisateurs de matchs peuvent être tenus d'assurer un service d'ordre lorsque l'objet ou l'importance de la manifestation sportive le justifie. Celui-ci s'exerce par la faculté d'interdire l'accès au stade à certains supporters violents. Pour assurer cette mission, ils peuvent créer un traitement automatisé de données à caractère personnel mentionnant l'identité de ces derniers et les manquements auxquels ils ont déjà participé.

L'ensemble de ce dispositif est contesté devant le Conseil constitutionnel, et l'Association nationale des supporters n'est pas dépourvue de moyens juridiques susceptibles d'appuyer sa QPC.

Accès au stade et pouvoir de police

 

En attribuant aux organisateurs de matchs une compétence les autorisant à interdire l'accès au stade des supporters violents, l'article 332-1 du code du sport semble leur déléguer un véritable pouvoir de police. Dès sa décision du 29 août 2002 sur la loi d'orientation et de programmation pour la justice, le Conseil constitutionnel a pourtant précisé que si l'Etat peut déléguer à des personnes privées la construction d'établissements pénitentiaires, il ne saurait leur déléguer des compétences attachées à sa mission de souveraineté. Ce principe est déduit de l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "la garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée".

Plus tard, dans sa décision du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a mis en oeuvre cette jurisprudence. Il a ainsi annulé une disposition législative permettant aux collectivités publiques de confier à des opérateurs privés une mission générale de surveillance de la voie publique par un système de vidéoprotection. Cette mission générale de surveillance constitue en effet une "compétence de police administrative générale inhérente à l'exercice de la force publique, nécessaire à la garantie des droits".

En l'espèce, le Conseil constitutionnel se borne à affirme, de manière un peu laconique, que la compétence dévolue aux organisateurs ne s'analyse pas comme une mesure de police générale. Bien qu'il n'élabore pas, on peut penser qu'il s'appuie sur le fait que ces derniers ne font qu'interdire l'accès  du stade à des personnes nommément désignées et figurant dans un fichier spécifique. Ils ne sont donc pas compétents pour protéger, à eux seuls, l'ordre public dans l'enceinte sportive.

Joueurs de Foot-Ball. Le Douanier Rousseau. 1908

L'atteinte à la vie privée


Reste la question essentielle de ce fichier. Avant la loi de 2016, les organisateurs ne disposaient que de la liste des interdits de stade (qu'il s'agisse d'une interdiction administrative ou judiciaire) transmise par le préfet. Ils pouvaient donc refuser de vendre des billets à ces personnes, mais seulement à elle.  Le problème est que ce fichier pouvait concerner aussi bien des personnes qui avaient été condamnées pour violence que celles qui avaient utilisé un abonnement de manière frauduleuse ou qui avaient développé une activité commerciale illicite dans le stade. Le texte de 2016 réoriente le dispositif en autorisant les organisateurs à refuser la vente de billets à une personne ou à un groupe de personnes pour des seuls motifs tirés de la sécurité, c'est-à-dire concrètement pour la violation du règlement intérieur.

Surtout, la loi de 2016 est intervenue pour garantir l'efficacité du système et rendre conforme aux exigences du Conseil d'Etat le traitement automatisé de données à caractère personnel recensant les supporters violents. En effet, dans un arrêt rendu 21 septembre 2015, le Conseil d'Etat a partiellement censuré le fichier STADE qui précisément permettait la transmission aux organisateurs de manifestations sportives du nom des personnes interdites de stade. Mais cette censure reposait sur le caractère général et indifférencié de cette transmission. Il devenait donc indispensable d'envisager la création d'un fichier, à l'initiative des clubs sportifs eux-mêmes, et ne conservant que les données strictement nécessairement à l'exercice de leur mission de sécurité. C'est exactement le sens de la loi de 2016.

L'association requérante voit dans ce fichier une atteinte au droit au respect de la vie privée, que le Conseil constitutionnel garantit en le fondant sur l'article 2 de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 22 mars 2012, rendue à propos du "fichier des honnêtes gens", le Conseil constitutionnel déclare que "la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et mis en oeuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif". Autrement dit, le Conseil s'autorise à exercer un contrôle de proportionnalité, contrôle auquel il se livre immédiatement en déclarant inconstitutionnel le fichier "Titres électroniques sécurisés" qui conservait un grand nombre de données biométriques dont la plupart n'étaient pas indispensables à la lutte contre l'usurpation d'identité, seule finalité officiellement déclarée du fichier. De même, dans une QPC du 21 octobre 2016, le Conseil a déclaré inconstitutionnel le registre des trusts dont la finalité, parfaitement légitime, était la lutte contre la fraude fiscale, mais qui, à cette fin, stockait des données mentionnant les dispositions testamentaires de personnes toujours vivantes. Cette conservation a été jugée excessive par rapport à la finalité poursuivie.

Dans le cas du fichier des organisateurs de matchs de football, le Conseil se livre au même contrôle de proportionnalité, mais parvient à une conclusion inverse. Il fait observer que le traitement ne peut recenser que les personnes qui contreviennent aux conditions générales de vente des billets ou du règlement intérieur relatif à la sécurité de la manifestation sportive. Il ne peut être utilisé à d'autres fins que le refus d'accès au stade, mesure certes désagréable mais dépourvue de conséquences graves. De fait, le Conseil estime que le traitement de données personnelles est "mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à l'objectif d'intérêt général poursuivi".

En déclarant ces dispositions conformes à la Constitution, le Conseil consacre implicitement l'existence d'un droit spécifique, adapté à la menace particulière que représentent les supporters violents. Sur ce point, il adopte la même position que la Cour européenne des droits de l'homme.  Dans son arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2014, celle-ci estime que les violences commises lors de certains matchs peuvent justifier l'arrestation et même l'internement administratif d'un supporter. L'intéressé est alors arrêté et interné non pas parce qu'il a commis une infraction mais pour empêcher qu'il en commette une. Aux yeux de la Cour, cette mesure demeure néanmoins proportionnée à la menace que le supporter représente pour l'ordre public. En Europe comme en France, le football devient ainsi l'objet d'une législation particulière qui révèle une méfiance, une peur à l'égard de débordement parfois extrêmement violents. Le droit positif aurait-il repris à son compte cette idée bien souvent énoncée que le football est la poursuite de la guerre par d'autres moyens ?

Sur la police spéciale des supporters : chapitre 5, section 1 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.

vendredi 4 novembre 2016

Le fichier des honnêtes gens, saison 2

Le décret du 28 octobre 2016 autorise la création d'un traitement intitulé "titres électroniques sécurisés" (TES). Il s'agit de réunir, dans un fichier unique, les données à caractère personnel relatives aux passeports et aux cartes d'identité. Soixante millions de Français ont donc vocation à figurer dans ce fichier et ce gigantisme suscite un tel émoi médiatique que le ministre de l'intérieur se voit contraint de développer quelques éléments de langage pour justifier sa mise en oeuvre. 

Comme bien souvent, les critiques sont dirigées vers ce qui est le plus visible, mais pas nécessairement le plus dangereux pour les libertés publiques. Observons ainsi que le TES ne fait qu'agréger deux fichiers antérieurs, l'un concernant les passeports, l'autre les titres d'identité. Surtout, le nombre de personnes fichées, aussi important soit-il, n'est pas le seul élément pour apprécier une atteinte aux droits des personnes. C'est ainsi que le fichier de sécurité sociale conserve des données sur l'ensemble de la population française, sans provoquer d'émoi particulier. Le danger d'un fichier réside, non pas dans le nombre des personnes fichées, mais dans les garanties qu'il leur offre au regard de la protection de leurs données personnelles et dans les finalité qu'il poursuit.

La conséquence de la décision du 22 mars 2012


Le décret du 28 octobre 2016 est la conséquence directe de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 22 mars 2012, censurant une large partie de la loi relative à la protection de l'identité, texte qui prévoyait une première mouture du fichier TES. A l'époque, le Conseil n'avait pas considéré comme illicite la finalité du fichier, celui-ci étant présenté comme un instrument de nature à faciliter la lutte contre les usurpations d'identité. En revanche, il avait considéré que les moyens mis en oeuvre étaient disproportionnés par rapport à cette finalité. A ses yeux, il était en effet possible de déceler une usurpation d'identité sans recourir à la conservation dans un fichier unique des données biométriques très complètes de l'ensemble de la population. La CNIL comme le Sénat proposaient d'ailleurs qu'une puce contenant ces informations soit intégrée au titre d'identité, permettant à la victime de l'usurpation d'identité de faire reconnaître l'infraction par comparaison avec une seule empreinte conservée sur les fichiers des titres d'identité, tout en conservant la maîtrise de ses données personnelles.

Aujourd'hui, le TES revient sous forme d'un décret. Il reprend la même finalité, affirmant que ce traitement automatisé sera utilisé « pour procéder à l'établissement, à la délivrance, au renouvellement et à l'invalidation des cartes nationales d'identité (…) et des passeports (…) ainsi que prévenir et détecter leur falsification et contrefaçon ». En revanche, le décret précise, cette fois très nettement, que le TES ne pourra être utilisé pour identifier une personne à partir de ses données biométriques, mais seulement pour vérifier que les données contenues sur la pièce d'identité correspondent à celles figurant dans le fichier.

La grosse différence entre la proposition de loi et le décret est que la première permettait aussi l’exploitation de cette base pour identifier une personne à partir de ses données biométriques. Le décret se limite à l’authentification du document, à savoir s’assurer que les informations du document d’identité correspondent aux informations de la base.

La foule. Jean-Michel Folon. 1979

Le choix de la voie réglementaire


Reste que cette précision risque d'avoir une efficacité limitée, tout simplement parce que les dispositions législatives annulées par le Conseil constitutionnel sont remplacées par un simple décret. Contrairement à ce que certains ont affirmé, le choix de la voie réglementaire ne porte pas atteinte au partage des compétences définies par la Constitution. L'article 27 de la loi du 6 janvier 1978 relative aux fichiers, à l'informatique et aux libertés énonce que les traitements de données personnelles mis en oeuvre pour le compte de l'Etat et qui portent sur des données biométriques nécessaires pour contrôler ou authentifier l'identité des personnes font l'objet d'une autorisation par décret en Conseil d'Etat. La loi de 1978 imposait donc, en principe, la voie réglementaire.

Certes, mais il n'était pas pour autant illicite de choisir la voie législative, comme en 2012. Depuis sa décision du 30 juillet 1982, le Conseil constitutionnel estime qu'une loi peut comporter des dispositions à caractère réglementaire, sans que cela entraine nécessairement leur inconstitutionnalité. En effet, le gouvernement pouvait opposer leur irrecevabilité durant le débat parlementaire, au motif que le texte législatif empiétait sur les compétences de l'Exécutif. S'il ne l'a pas fait, il est donc supposé avoir accepté cette ingérence. En clair, si le parlement et le gouvernement sont d'accord pour adopter une règles par la voie législative, le Conseil constitutionnel n'y voit pas d'inconvénient.

Dans le cas du fichier TES, on peut néanmoins regretter l'absence d'un nouveau débat parlementaire, d'autant qu'il se serait nécessairement accompagné d'une étude d'impact et que la voie réglementaire n'offre pas des garanties identiques.

Prenons par exemple cet engagement formulé dans le décret, selon lequel le TES ne sera utilisé qu'à des fins de lutte contre l'usurpation d'identité. Il risque de se heurter à certaines dispositions législatives, en particulier celles de la loi renseignement du 24 juillet 2015. Elle définit de manière très large les données accessibles aux services, englobant finalement toutes celles échangées par les utilisateurs connectés et toutes celles susceptibles de les identifier ou de les repérer. Les dispositions d'un décret empêcheront-elles d'utiliser le TES à des fins d'identification ou de repérage ? Imagine-t-on un instant que l'on puisse renoncer à interroger un tel fichier lorsqu'il s'agit de repérer une personne soupçonnée de préparer un attentat terroriste ? Il serait sans doute plus sain d'envisager clairement une telle utilisation, afin de définir des garanties associées à un tel usage.

Au lieu de cela, on feint de croire que le TES est un fichier administratif ordinaire, destiné à lutter contre les usurpations d'identité. On refuse d'admettre qu'il offrira aux services administratifs et judiciaires une formidable base de données de l'ensemble de la population française et qu'ils seront évidemment tentés de l'utiliser à d'autres fins. Pour le moment, le débat agite les experts, et seulement eux. Le choix entre le recours à une puce électronique ou à un fichier centralisé a été imposé sans aucun contrôle démocratique. Il serait pourtant intéressant de savoir ce qu'en pensent les Français et leurs représentants. Sont-ils si hostiles à la création d'un tel fichier et à son utilisation à des fins d'identification ? Nul n'en sait rien parce qu'on les traite comme des enfants incapables de comprendre les enjeux d'un tel fichage.


lundi 13 juin 2016

La "vidéoprotection" en prison ou l'arrêté Abdeslam

Un arrêté du 9 juin 2016 portant création de traitements de données à caractère personnel relatifs à la vidéoprotection de cellules de détention, signé du ministre de la justice Jean-Jacques Urvoas, est publié au Journal Officiel du 12 juin. Déjà baptisé "arrêté Abdeslam", il a pour objet de permettre la surveillance permanente par vidéo du principal suspect des attentats de Paris. 

La recherche d'un fondement juridique


Cette surveillance a été décidée pour des motifs difficilement contestables, compte tenu de la situation. Il s'agissait d'empêcher toute tentative de suicide de la seule personne en mesure d'éclairer les enquêteurs sur le groupe terroriste à l'origine des attentats et, bien entendu, de prévenir toute tentative d'évasion ou d'action violente au sein de l'établissement pénitentiaire. Il n'empêche que le fondement juridique de la décision était bien incertain.

Le seul texte existant en ce domaine était un arrêté du 23 décembre 2014 signé par Christiane Taubira. Il prévoit la surveillance vidéo des cellules de protection d'urgence, c'est-à-dire celles accueillant des personnes présentant "des risque de passage à l'acte suicidaire imminent ou lors d'une crise aiguë".  Certes, cet arrêté concerne toutes les personnes "placées sous main de justice", qu'elles soient prévenues ou détenues. Mais il a un champ d'application fort étroit, puisqu'il ne s'applique qu'au risque suicidaire, et plus précisément au risque suicidaire "imminent". La surveillance vidéo est donc prévue pour une période très courte, vingt-quatre heures éventuellement renouvelable, en attendant qu'un traitement médical permette d'écarter le risque suicidaire.

Ce texte n'est pas sérieusement applicable à Abdeslam. Le risque qu'il représente pour lui-même est certainement pris en considération mais l'administration pénitentiaire se préoccupe surtout du risque qu'il représente pour les autres, et en particulier pour les fonctionnaires chargés de le surveiller. En outre, il ne s'agit pas d'une surveillance de courte durée destinée à surmonter une crise mais bien d'une mesure de longue durée, décidée en raison de la dangerosité de l'individu.

La délibération de la CNIL


L'arrêté du 9 juin 2016 a donc pour objet de conférer un fondement juridique à une surveillance qui est déjà en vigueur. Il n'en demeure pas moins que ce texte, désormais dans notre ordre juridique, dépasse le seul cas d'Abdeslam. C'est bien comme cela que l'a compris la CNIL qui a été amenée à se prononcer sur l'arrêté par une délibération du 19 mai 2016.

Cette intervention de la CNIL est imposée par la loi du 6 janvier 1978 qui, dans son article 26-I-2°, soumet les traitements de données personnelles mis en oeuvre pour le compte de l'Etat à une autorisation du ministre compétent, lorsqu'ils intéressent en particulier "l'exécution des condamnations pénales". Cette autorisation est prise après un avis motivé de la CNIL qui est ensuite publié au Journal officiel en même temps que l'arrêté d'autorisation. Observons néanmoins qu'il ne s'agit pas d'un avis conforme, et que le ministre peut donc décider de ne pas le suivre. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, du moins en partie.

L'absence de loi


Sur le fond, la CNIL ne s'oppose pas au recours à la vidéo pour la surveillance des détenus, mais elle met en évidence le caractère quelque peu précipité de l'arrêté. La Commission rappelle que les personnes incarcérées bénéficient, en principe, du droit au respect de la vie privée, tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, même si ce droit peut faire l'objet de restrictions plus importantes pour des motifs d'ordre public.

La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Encore faut-il qu'il réponde à certaines conditions étroitement contrôlées par la Cour européenne.

Le traitement particulier doit d'abord être prévu par la loi. Force est de constater que ce n'est pas vraiment le cas en droit français. Etrangement prises au dépourvu par l'arrivée d'Abdeslam dans une prison française, les autorités ont pris en hâte un arrêté permettant de fonder sa surveillance. N'est-il pas surprenant que le législateur ne se soit jamais penché sur la question, alors même que l'on a vu se multiplier les lois antiterroristes ? 
 
La CNIL fait observer l'insuffisance des dispositions de l'article D. 265 du code de procédure pénale. Elles se bornent à conférer au directeur de l'établissement pénitentiaire une mission générale "d'application des instructions relatives au maintien de l'ordre et de la sécurité". La CNIL ne s'en satisfait pas comme fondement de l'arrêté de 2016. Elle relève que, pour le moment, aucune disposition législative n'autorise le placement d'un détenu sous surveillance vidéo.

Cette absence de fondement législatif explique largement l'absence de droit au recours contre ce placement sous surveillance. Or, la Cour européenne, dans une décision du 17 novembre 2015 Bamouhammad c. Belgique, a estimé que les transferts très fréquents d'un détenu psychologiquement fragile l'avaient privé de son droit à un recours effectif. L'arrêté du 9 juin 2016 ne prévoit pas de recours, mais affirme cependant que la décision de surveillance vidéo est prise à l'issue d'une procédure contradictoire durant laquelle le détenu peut être assisté par son avocat.
 
En dépit de ces éléments, le droit français ne repose sur aucun fondement législatif et ne prévoit pas de réel droit au recours. L'évaluation du caractère proportionné de la mesure de surveillance concernant Abdeslam ne se heurte pas aux mêmes difficultés.

Le caractère proportionné de la mesure

 

La seconde condition posée par la Cour européenne des droits de l'homme réside dans le caractère proportionné de la mesure prise par rapport à ses finalités. Sur ce point, la Cour européenne exerce un contrôle approfondi. Il ne fait guère de doute que la surveillance vidéo d'Abdeslam serait considérée comme proportionnée. Dans son arrêt du 4 juillet 2006 Ramirez Sanchez c. France, la Cour a ainsi considéré que le placement en isolement du terroriste Carlos était une mesure proportionnée à la menace qu'il représente pour l'ordre public et au risque d'une éventuelle évasion. Reprenant à son compte les préconisations du Comité européen pour la prévention de la torture, la Cour a cependant considéré qu'une telle mesure doit faire l'objet d'un réexamen périodique, afin de s'assurer qu'elle est toujours justifiée et ne porte pas une atteinte trop lourde à la santé physique et mentale de l'intéressé.

L'arrêt du 9 juin 2016 prévoit un réexamen tous les trois mois, dès lors que l'autorisation de surveillance vidéo ne saurait dépasser cette durée. Une nouvelle décision doit alors intervenir et s'accompagner d'une motivation explicite, c'est-à-dire analysant les raisons de fait et de droit qui la justifient.

En dépit de ces précautions dont la Commission prend acte, sa délibération ressemble fort à une mise en garde des autorités françaises. Il est évident qu'aux yeux de la CNIL, l'arrêté du 9 juin 2016 ferait pâle figure s'il était contesté devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Le retour de la vidéosurveillance


C'est d'autant plus vrai que la CNIL fait observer, non sans perfidie, que la notion sur laquelle s'appuie l'arrêté est particulièrement incertaine. Il évoque en effet la "vidéoprotection" des cellules de détention, formule étrange si l'on considère qu'il s'agit surtout de surveiller les détenus. Cette formulation est le pur produit de la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2). Largement inspiré des idées d'Alain Bauer, ce texte transforme la terminologie employée : la "vidéosurveillance" est devenue "vidéoprotection". Dans les deux cas, il s'agit de vendre et d'installer le plus grand nombre de caméras possibles sur la voie publique et dans les lieux et établissements ouverts au public. Mais la vidéoprotection fait moins peur que la vidéosurveillance. A la caméra qui espionne la vie privée du citoyen succède la caméra qui protège les honnêtes gens. S'estimant, à tort, lié par la formulation employée par la loi, l'arrêté du 9 juin 2016 en vient à répandre la "vidéoprotection" dans les cellules des détenus.

La CNIL fait observer que le droit positif, en particulier  l'article L. 251-1 du code de la sécurité intérieure (CSI), n'utilise le terme de vidéoprotection que pour désigner les systèmes de caméras installés sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public. Or, la cellule d'un détenu n'est pas ouverte au public et la CNIL demande logiquement que le texte de l'arrêté fasse référence à la "vidéosurveillance". Elle n'a pas été entendue sur ce point.

Ce seul exemple suffit à montrer les limites d'un texte élaboré en quelques jours pour répondre à une situation d'urgence. Seule importait l'arrivée d'Abdeslam dans les prisons françaises et il convenait de prendre des mesures d'exception pour garder ce prisonnier hors-normes. Il n'en demeure pas moins que l'arrêté du 9 juin 2016 est un texte à portée générale. Pour éviter le ridicule d'une éventuelle saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, il est urgent de demander au parlement de voter une loi sur le régime de vidéosurveillance concernant les détenus particulièrement dangereux. Qui oserait voter contre ?