« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


Affichage des articles triés par pertinence pour la requête assignation trois fois par jour. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête assignation trois fois par jour. Trier par date Afficher tous les articles

samedi 29 avril 2017

Assignation à résidence de longue durée : le Conseil d'Etat fait de la résistance

Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans deux décisions du 25 avril 2017, refuse de suspendre deux décisions d'assignation à résidence prises sur le fondement de l'état d'urgence à l'encontre de personnes ayant des liens avec l'islam radical. Ces décisions n'auraient rien de surprenant si elles ne concernaient pas des assignations de longue durée, les intéressés ayant été soumis à une telle mesure dès la mise en oeuvre de l'état d'urgence depuis environ dix-sept mois. 

Le dialogue des juges

 

La loi du 19 décembre 2016 interdit en principe qu'une personne puisse être assignée à résidence sur le fondement de l'état d'urgence pour une durée supérieure à un an. Le ministre peut toutefois déroger à cette règle et renouveler l'assignation au-delà d'un an, par périodes de trois mois. Dans le texte initial de la loi, il était prévu qu'une telle prolongation soit subordonnée à l'autorisation du Conseil d'Etat. Mais, dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel abroge cette disposition, au motif que le Conseil d'Etat ne pouvait, sans porter atteinte au principe d'impartialité, autoriser une décision qu'il pourrait ensuite être amené à contrôler. Le Conseil d'Etat n'intervient donc plus en amont de l'assignation mais demeure évidemment compétent pour en contrôler la légalité. En l'espèce, les deux assignations contestées ont donc été prorogées par le ministre de l'intérieur et le juge administratif doit se prononcer sur les demandes de suspension formulées par référé. Ce faisant, il se prononce aussi sur les conditions de la prorogation telles que le Conseil constitutionnel les a définies dans cette même décision du 16 mars 2017.

La décision QPC du 16 mars 2017

 

Selon la loi de 1955 telle que modifiée par celle du 19 décembre 2016, l'assignation à résidence peut être prononcée, et renouvelée "s'il existe des raisons sérieuses de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".  Dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel ajoute que, lorsqu'il s'agit d'une assignation supérieure à un an, l'administration doit, en outre, produire "des éléments nouveaux ou complémentaires" et prendre en considération l'ensemble de la situation personnelle de l'intéressé, et notamment les obligations auxquelles il est soumis. 

Considérons donc la manière dont le juge des référés du Conseil d'Etat met en application ces critères définis par le Conseil constitutionnel. Ce dialogue des juges se révèle, au moins dans une certaine mesure, comme un dialogue de sourds, car le Conseil d'Etat donne une interprétation très personnelle des conditions imposées par le Conseil constitutionnel. 


 
Le juge des référés du Conseil d'Etat 
s'assurant de l'effectivité d'une assignation à résidence
Papy fait de la résistance. Jean-Marie Poiré. 1983

La menace d'une particulière gravité


Le Conseil d'Etat s'assure, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que "le  comportement de la personne en cause doit constituer une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public". Dans la première décision, il est avéré que M. E. est proche de l'islam radical depuis 2009, qu'il est actuellement mis en examen pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. Condamné à trois mois de prison ferme pour avoir violé les obligations liées à son assignation à résidence, il continue des fréquenter des personnes liées à l'islam radical. Le profil du second requérant, M. A. B., n'est guère différent. Dès 2006, il fréquente une madrasa formant les futurs combattants du Djihad. Il est proche d'un imam salafiste et a hébergé des personnes impliquées dans des filières d'acheminement vers les zones de combat. Plus récemment, il est devenu président de l'association Sanâbil, qui développait des liens avec des réseaux réseaux terroristes. Lui aussi a violé à deux reprises les obligations liées à son assignation et a été condamné pour ces motifs. Lui non plus n'a pas renoncé à ses liens avec l'islam radical. Dans les deux cas, le juge administratif des référés estime donc que les requérants ont un comportement qui constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public. 

La situation de l'intéressé


Le juge des référés n'envisage pas seulement la menace que les intéressés représentent pour l'ordre public mais aussi la nécessité des contraintes qui leur sont imposées par l'assignation à résidence. Sur ce plan, le Conseil d'Etat a d'autant moins de difficulté à se plier aux exigences posées par le Conseil constitutionnel que son contrôle sur l'assignation à résidence a toujours comporté cet examen. Dès une ordonnance du 6 janvier 2015, il considérait déjà que l'obligation imposée à la requérante de se présenter trois fois par jour dans un commissariat situé à dix kilomètres de son domicile faisait peser des contraintes "excessivement lourdes" sur sa vie privée, et notamment sur sa vie familiale. Elle n'était en effet plus en mesure d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école. 

Le Conseil d'Etat exerce de nouveau ce contrôle dans le cas des deux requérants. Ils doivent également se présenter au commissariat trois fois par jour et le Conseil estime qu'il ne s'agit pas là "de contraintes excessives par rapport à l'intérêt qu'elles représentent". C'est d'autant plus vrai pour M. A.B., qui est, en tout état de cause, déjà soumis à cette obligation par son contrôle judiciaire. Le juge note que des aménagements ont été accordés, à l'un pour lui permettre d'accompagner sa compagne à des examens médicaux liés à sa grossesse, à l'autre pour qu'il puisse suivre des formations. Il en déduit donc que l'administration a bien pris en considération l'ensemble de la situation de l'intéressé.

Les éléments nouveaux


Le troisième et dernier élément est celui dont le Conseil d'Etat donne une interprétation très minimaliste. Le Conseil constitutionnel affirme en effet qu'une assignation à résidence ne peut être renouvelée au-delà d'une année que si l'administration produit "des éléments nouveaux ou complémentaires". 

Dans l'affaire M. D., les "éléments nouveaux" sont en fait des mesures administratives le concernant :  une interdiction de sortie du territoire intervenue en septembre 2016, le gel de ses avoirs financiers et la dissolution de l'association qu'il présidait, un mois plus tard. La situation de M. A. B. est comparable, si ce n'est qu'il n'a fait l'objet que d'une seule mesure : le gel de ses avoirs financiers. Le Conseil d'Etat ajoute, sans davantage de précision, que cette décision "est fondée sur des éléments en partie nouveaux ou complémentaires par rapport à ceux qui avaient justifié son assignation à résidence".

Le juge des référés donne ainsi une interprétation extrêmement souple de cette notion d'"éléments nouveaux" introduite par le Conseil constitutionnel. Souplesse dans le temps d'abord, car l'ordonnance précise que ces éléments doivent s'être produits ou avoir été révélés au cours des douze mois précédents. Ils sont donc nouveaux, mais pas tant que cela si l'on considère que les requérants sont assignés à résidence depuis dix-sept mois. Souplesse surtout dans la nature de ces éléments. Il suffit qu'un acte administratif soit pris concernant la personne assignée à résidence pour qu'il soit analysé comme un élément nouveau. Autrement dit, l'élément nouveau ne résulte pas du comportement de l'intéressé mais de l'initiative du ministre de l'intérieur qui peut le créer dans le but de justifier la prorogation de l'assignation. Il s'agit là d'un choix délibéré du Conseil d'Etat. Il aurait pu, en effet, statuer de manière différente et considérer que les agissements des deux intéressés, par exemple le non respect de leur contrôle judiciaire, s'analysaient comme des éléments nouveaux. Cela n'aurait choqué personne, mais le Conseil d'Etat a préféré montrer clairement qu'il entendait préserver le pouvoir discrétionnaire de l'administration.

Doit-on voir dans ces deux décisions une atteinte aux droits des deux intéressés ? Sans doute pas, car ils n'avait guère de chance d'obtenir satisfaction. Soit le juge considérait que l'élément nouveau était constitué par leur comportement personnel, soit il considérait qu'il provenait d'un acte administratif. Dans tous les cas, la décision était négative et le dossier des intéressés n'incite guère à le regretter. On doit donc en déduire que le Conseil d'Etat a profité de deux décisions sans enjeu réel pour montrer au Conseil constitutionnel qu'il n'entendait pas se soumettre à toutes ses interprétations. La riposte s'imposait si l'on considère que le Conseil constitutionnel avait osé déclaré inconstitutionnelles les dispositions qui déclaraient le Conseil d'Etat compétent à la fois pour autoriser la prorogation de l'assignation et pour la contrôler. Le dialogue des juges est parfois un dialogue musclé.

mardi 12 janvier 2016

Etat d'urgence : le contrôle du Conseil d'Etat

Le 6 janvier 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat a rendu deux décisions montrant l'effectivité de son contrôle sur les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence. Dans la première, il exerce son contrôle non seulement sur une mesure d'assignation à résidence mais aussi sur son organisation matérielle. Dans la seconde, il confirme l'assignation à résidence du requérant mais prononce la suspension de l'arrêté de fermeture provisoire du restaurant dont il est propriétaire. 

Rappelons que la procédure utilisée par les requérants est celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure  prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée. 

L'organisation matérielle de l'assignation à résidence


Il y a à peine quelques semaines, les commentaires hostiles s'étaient multipliés après les deux premières décisions rendues par le juge des référés du tribunal administratif de Paris, le 27 novembre 2015.  Dans les deux cas, il avait été jugé que les conditions du référé-liberté n'étaient pas remplies et les assignations à résidence n'avaient  pas été suspendues. Le juge avait alors été accusé de reprendre purement et simplement les moyens développés par le ministère de l'intérieur et de ne soumettre les "notes blanches", ces rapports établis par les services de renseignement, à aucune évaluation critique.

Le juge des référés du Conseil d'Etat montre qu'il n'en est rien. La première décision concerne une assignation à résidence prononcée à l'encontre d'une ressortissante russe, mariée religieusement à un compatriote membre de la communauté tchétchène. Celui-ci est soupçonné de s'être livré au trafic d'armes puis d'avoir rejoint des groupes djihadistes à la frontière turco-syrienne. La requérante, restée à Brétigny-sur-Orge avec trois enfants, déclare être aujourd'hui séparée de son conjoint, mais les services ont des traces de trois voyages à Istanbul à l'automne 2015. Il a donc été jugé utile de prononcer une assignation à résidence dont le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a refusé de prononcer la suspension, dans une décision du 22 novembre 2015.

Pour évaluer si l'assignation porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale", le juge des référés du Conseil d'Etat s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente la requérante pour l'ordre public.

Le contrôle du juge s'étend ainsi aux motifs de l'assignation à résidence, conformément à une jurisprudence inaugurée par l'arrêt Casanovas du 28 février 2001. Le Conseil d'Etat affirmait alors, à propos d'un refus de titularisation d'un agent dans la fonction publique, que si une décision administrative "n'est pas, par son seul objet, de nature à porter atteinte à une liberté fondamentale, les motifs sur lesquels se fonde cette décision peuvent, dans certains cas, révéler une telle atteinte."

En l'espèce, le juge des référés apprécie d'abord l'atteinte à la liberté fondamentale d'aller et venir. Dans le cas présent, il observe que l'intéressée ne fournit que des explications "empreintes de confusion" sur ses séjours en Turquie. L'assignation n'a donc pas, aux yeux du juge, porté une atteinte excessive à la liberté d'aller et venir de la requérante.

La solution est bien différente en ce qui concerne le respect de la vie familiale. Depuis une ordonnance de référé rendue le 4 mai 2011, il est acquis que l'intérêt supérieur de l'enfant, protégé par l'article 3-1 de la Convention relative aux droits de l'enfant, est considéré  comme une liberté fondamentale et peut fonder la suspension d'une décision administrative par un référé-liberté. L'ordonnance du 6 janvier 2016 reprend cette jurisprudence, en considérant que l'obligation imposée à la requérante de se rendre au commissariat d'Arpajon trois fois par jour, soit à dix kilomètres de Brétigny-sur-Orge où elle réside, fait peser des contraintes "excessivement lourdes" sur l'organisation de sa famille. Elle n'est en effet plus en mesure d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école et doit, le plus souvent, les emmener avec elle au commissariat. Le juge enjoint donc au ministre de l'intérieur de permettre à l'intéressée de s'acquitter de son obligation de représentation au commissariat de Brétigny-sur-Orge, où elle réside.

Kebab Connection. Anno Saul. 2006


Assignation et fermeture du restaurant


La seconde décision du 6 janvier 2016 confirme l'assignation à résidence du requérant, mais suspend la fermeture administrative du restaurant dont il est propriétaire.

En ce qui concerne l'assignation à résidence, la jurisprudence du Conseil d'Etat ne fait que confirmer ce que l'on savait déjà : une "note blanche" établie par les services de renseignement peut fonder une telle mesure.

Dans une jurisprudence constante, le Conseil d'Etat affirmait déjà, bien avant l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, qu'un document de ce type pouvait justifier une décision d'expulsion. Par exemple, dans un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi.

Aujourd'hui, l'assignation à résidence suscite une jurisprudence absolument identique. Quelques jours avant la présente décision, dans un  arrêt du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Elles peuvent donc être utilisées par le juge comme élément d'appréciation mais demeurent soumises à son analyse critique.

Dans sa décision du 6 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat observe  que certains éléments contenus dans les "notes blanches" qui concernent le requérant "ne peuvent être repris dans la présente ordonnance" en raison de leur imprécision. Mais d'autres, même remontant à 2013, lui semblent parfaitement convaincants. C'est ainsi que le juge note que le requérant pratiquait alors sa religion dans une salle de prière salafiste, que son restaurant était fréquenté par des personnes condamnées ou mises en examen pour des faits liés au terrorisme, ou qui étaient ensuite parties en Syrie, et qu'enfin le témoin de son mariage religieux était bien connu pour avoir combattu au Yémen. Pour toutes ces raisons, le juge estime que le ministre de l'intérieur n'a "pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale".

Reste la fermeture administrative du restaurant Must Kebab dont le requérant est propriétaire. Aux termes de l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction actuelle, le ministre de l'intérieur peut ordonner la fermeture provisoire "des débits de boissons et lieux de réunion de toutes natures", dispositions évidemment applicables à un restaurant.

Dans la décision du 6 janvier 2016, le  juge des référés exerce  un contrôle approfondi des motifs invoqués à l'appui de cette décision. Le premier est purement hypothétique. L'administration affirme en effet que se déroulerait « selon toute vraisemblance » dans le restaurant une activité de propagande et de prosélytisme. Il est donc logiquement écarté par le juge. Le second repose, quant à lui, sur des circonstances quelque peu datées. Une cellule terroriste avait certes ses habitudes dans l'établissement, mais c'était en 2013 et elle a été démantelée, ses membres arrêtés. Des délinquants de droit commun fréquentaient également le restaurant à la même époque, mais aucun élément ne montre que des activités menaçant l'ordre public s'y seraient déroulées depuis plus de deux ans. Le juge considère donc que le restaurant, exploité par le père de l'intéressé, ne présente aucune menace grave pour l'ordre public. Il en déduit que cette fermeture emporte une atteinte trop importante à la liberté d'entreprendre et il suspend la décision de fermeture. Là encore, l'arrêt s'inscrit dans une jurisprudence constante qui considère que la fermeture d'un établissement commercial porte une atteinte grave à la liberté fondamentale d'entreprendre (CE, ord., 14 mars 2003, Commune d'Evry).

Certains ne manqueront pas de voir dans la décision une contradiction. En effet, des éléments réunis en 2013 par les services de renseignement permettent, fin 2015, de fonder une assignation à résidence mais pas la fermeture d'un restaurant. La contradiction n'est pourtant qu'apparente. Elle montre que les mesures prises durant l'état d'urgence ont d'abord un caractère préventif : le juge n'apprécie pas des faits délictueux mais le danger que représente le requérant pour l'ordre public. Autrement dit, il apprécie le comportement d'une personne et la menace qu'elle peut représenter. Dès lors que le propriétaire est assigné à résidence, la menace que représente son restaurant disparaît et la vente des kebabs peut reprendre. 

Ces deux décisions permettent ainsi au juge d'affirmer une nouvelle fois ce que l'on oublie trop souvent : les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence ne s'apprécient pas à l'aune de la situation d'un individu mais à l'aune de la menace qu'il représente pour l'ordre public.

vendredi 16 juin 2023

La CEDH blanchit les notes blanches


L'arrêt Mustapha Fanouni c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 15 juin 2023 met définitivement fin à un débat particulièrement vif qui s'était développé durant l'état d'urgence mis en oeuvre après les attentats du 13 novembre 2015.

Sur le fondement de la loi du 3 avril 1955, puis de celle du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence, M. Fanouni a fait l'objet d'une mesure d'assignation à résidence sur le territoire de la commune de Champagne-sur-Oise. Il devait se présenter quatre fois par jour à la Gendarmerie et demeurer à son domicile entre 20 h et 6 h. Les deux arrêtés du ministre de l'Intérieur pris successivement le 16 novembre et le 18 décembre 2015 ont, dans un premier temps, été annulés par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Mais la Cour administrative d'appel de Paris annula ces deux jugements en juin 2016, décision confirmée en cassation par le Conseil d'État, dans un arrêt du 28 décembre 2017.

 


Maison. Hans Emmeneger. 1918

 

Le précédent de l'arrêt Pagerie c. France

 

M. Fanouni se tourne vers la CEDH, car il estime que ces arrêtés d'assignation à résidence portaient une atteinte excessive à sa liberté de circulation. Celle-ci est consacrée par l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, qui énonce : "Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un État a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence". L'exercice de ce droit peut toutefois faire l'objet de restrictions si ces mesures sont "nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales (...)". En l'espèce, le but légitime des assignations en résidence n'est guère contestable, et l'arrêt Pagerie c. France du 18 janvier 2023 en avait déjà décidé ainsi, à propos d'un premier contentieux de l'assignation à résidence en période d'état d'urgence.

La décision Pagerie permettait d'écarter immédiatement le moyen fondé sur l'imprévisibilité de la loi. Il est exact que le premier arrêté concernant M. Fanouni avait été pris sur le fondement de la loi de 1955 et que celle-ci prévoyait alors des conditions d'application plus strictes. Une assignation ne pouvait être prononcée qu'à l'encontre d'une personne "dont l'activité s'avérait dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics". Par la suite, le second arrêté reposait sur les conditions posées par la loi du 20 novembre 2015, élargissant les conditions d'application à une série d'autres motifs déjà mentionnés. Mais en l'espèce, cette différence est sans importance, car les éléments retenus par les autorités montraient que M. Fanouni avait des activités "dangereuses pour la sécurité et l'ordre publics", au sens de la loi de 1955. Une perquisition effectuée chez lui le 16 novembre 2015 avaient en effet permis de saisir des armes et des munitions.  En tout état de cause, les buts énoncés dans les deux lois successives sont suffisamment clairs pour que le principe de prévisibilité de la loi soit considéré comme respecté.

Pour exercer son contrôle de proportionnalité sur les mesures d'assignation, la CEDH prend d'abord en considération l'importance de l'ingérence dans la liberté de circulation du requérant. Elle observe qu'elle a été particulièrement restreinte, puisque il devait respecter un couvre-feu et se rendre quatre fois par jour à la Gendarmerie. En revanche, compte tenu du contexte de menace terroriste, la période d'assignation a été relativement brève et n'a pas dépassé trois mois.

 

Les notes blanches

 

La Cour se penche ensuite sur les motifs invoqués par les autorités pour assigner M. Fanouni à résidence. Se pose alors une question intéressante, car ces motifs s'appuient essentiellement sur une note blanche établie par les services de renseignement, mais dont l'auteur n'est pas identifiable. Il y était mentionné que le requérant avait un comportement un peu étrange dans le stand de tir qu'il fréquentait, demandant notamment de pouvoir disposer une tête factice à la place de la cible pour "lui mettre une balle entre les deux yeux". Il aurait en outre équipé son arme d'un silencieux, affirmant qu'il la portait hors du stand de tir. Mais, aux yeux du requérant, il s'agit là de faits non établis autrement que par la note blanche, dont il conteste la valeur probante.

Sur ce point, la CEDH se tourne vers le droit français, et constate que l'usage des notes blanches fait l'objet de "garanties procédurales suffisantes" et que, sur ce point, les décisions des juges internes "ne sauraient passer pour arbitraire ni pour manifestement déraisonnables".

Les notes blanches sont versées au dossier et débattues contradictoirement, le requérant ayant donc l'occasion de contester leur valeur probante, et c'est d'ailleurs ce qu'ont fait les avocats de M. Fanouni qui ont produit de multiples attestations affirmant qu'il ne s'était jamais fait remarquer par ses positions extrémistes et qu'il était investi dans les associations de son quartier. 

La procédure a donc été celle dont le cadre a été défini par le Conseil d'État. Dans une  ordonnance du 11 décembre 2015, le juge des référés avait déjà  posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Les notes blanches peuvent donc fonder une assignation à résidence, à la seule condition qu'elles soient versées au dossier et que le principe du contradictoire soit donc respecté.

Le juge administratif applique à l'assignation à résidence une jurisprudence déjà ancienne qui concernait l'expulsion. Dans son arrêt ministre de l'intérieur c. Bouziane du 4 octobre 2004, le Conseil d'État jugeait alors que le contenu de notes blanches peut justifier l'expulsion de l'imam de Vénissieux, accusé déjà de prêcher un islam particulièrement radical

La CEDH considère donc que M. Fanouni a bénéficié de garanties procédurales suffisantes, lui permettant de contester l'assignation à résidence dont il faisait l'objet. Il importe donc peu que la décision ait été prise ou non sur le fondement d'une note blanche. La Cour met ainsi fin aux espoirs de certains militants qui considèrent l'activité des services de renseignement comme nécessairement attentatoire aux libertés. Ce n'est pas la position de la Cour qui se borne à s'assurer que leur activité s'accompagne de garanties procédurales de nature à protéger les droits de la défense. Une attitude réaliste, à une époque où la menace terroriste constitue un élément contextuel auquel l'ensemble du système juridique doit s'adapter.

 

L'état d'urgence "terrorisme" : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2 section 2 § 2 A


 


samedi 23 janvier 2016

Conseil d'Etat : La première suspension d'une assignation à résidence

Dans une ordonnance du 22 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat suspend, pour la première fois, une assignation à résidence prononcée sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. En soi, la décision n'a rien de surprenant, et elle apparaît comme la suite logique des deux ordonnances du 6 janvier 2015, l'une contrôlant les modalités d'organisation d'une assignation à résidence, l'autre suspendant la décision de fermeture d'un restaurant. L'ordonnance du 22 janvier 2016 franchit donc un pas important en suspendant cette fois une assignation, confirmant que le juge administratif entend exercer un contrôle effectif de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. 

Le requérant, Halim A., a été assigné à résidence à son domicile de Vitry-sur-Seine le 15 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour au commissariat et de demeurer chez lui de 21 h 30 à 7 h 30. Tout déplacement en dehors de son domicile est soumis à l'obtention d'un sauf-conduit délivré par le préfet de police. La décision repose sur l'article 6 de la loi de 1955 qui énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Pour contester cette décision, Halim A.  utilise la procédure de référé-liberté, prévue par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Elle permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". La mesure  prononcée par le juge doit, en outre, être elle-même justifiée par une situation d'urgence caractérisée, notamment quand il lui apparaît indispensable de mettre fin immédiatement à une atteinte aux libertés qui ne repose sur aucun fondement solide.

Le juge des référés du tribunal administratif de Melun refuse de suspendre l'assignation à résidence et le requérant fait appel devant celui du Conseil d'Etat, qui lui donne satisfaction. 

Réouverture de l'instruction


Le Conseil d'Etat entend d'abord montrer son implication pleine et entière dans le contrôle de légalité des assignations à résidence.  On observe ainsi que le juge des référés a tenu deux audiences, les 19 et 21 janvier 2016, ce qui n'est pas fréquent dans les procédures d'urgence. Cela s'explique par le fait que l'instruction de l'affaire a été exceptionnellement rouverte, pour demander au ministre de l'intérieur la communication de photos de l'intéressé prises les services de renseignement. Elles étaient censées justifier les propos tenus sur une note blanche, selon lesquels il avait été vu "à plusieurs reprises" en train de prendre lui-même des photographies du domicile de l'un des journalistes de Charlie-Hebdo faisant l'objet d'une protection particulière. 

La jurisprudence Coulon


Le juge des référés se réfère sans doute à l'arrêt Coulon rendu par l'assemblée du Conseil le 11 mars 1955, quelques semaines avant la loi du 3 avril 1955.  A propos du secret de la défense nationale, le juge avait alors affirmé que le pouvoir du juge administratif d'ordonner la communication de certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...) est exclue par les nécessités de la défense nationale".  Mais lorsqu'il est ainsi confronté au secret de l'Etat, le juge peut demander aux autorités compétentes de justifier leur refus de communication. Si ces justifications ne lui semblent pas convaincantes, il peut alors prendre une décision d'annulation.

Un dossier vide


En l'espèce, le juge des référés du Conseil d'Etat doit se prononcer sur une note blanche qui se borne à affirmer que Halim A. a été vu aux environs du domicile du journaliste. Il a donc demandé communication des photos prises par les services de renseignement. Il a alors découvert que ces pièces étaient parfaitement compatibles avec la défense de l'intéressé. Il a en effet été démontré que le domicile du journaliste était "à proximité immédiate" de celui de la mère d'Halim A. Quant aux photos, elles le montraient en effet sur son scooter, coiffé d'un casque, et tenant son téléphone devant lui, position tout à fait compatible avec son utilisation en mode "haut-parleur". Autrement dit, il ne prenait pas de photos mais téléphonait à son épouse, sans enlever son casque.

Le Château de ma mère. Yves Robert. 1990


Le second motif de l'assignation à résidence invoqué par le ministre de l'intérieur ne tient pas davantage la route, si l'on ose employer une telle formule à propos de la participation de Halim A. à un trafic de véhicules de luxe animé par des acteurs de la mouvance islamiste radicale. Là encore, le juge des référés du Conseil d'Etat consulte le dossier de cette affaire intervenue en 2008. Il constate que le requérant a été entendu comme témoin, qu'il s'est alors présenté comme victime de ce trafic, et que cette affirmation n'a pas été remise en cause durant toute la procédure. Par ailleurs, rien n'a permis de démontrer que ce trafic était effectivement lié à l'islam radical. Le juge des référés en déduit donc que le ministre de l'intérieur n'a pas démontré que le requérant appartenait lui-même à cette mouvance radicale. 

Ayant ainsi montré que le dossier détenu par les services du ministère de l'intérieur est parfaitement vide, le juge déduit que le requérant n'a pas un comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l'ordre publics, et que l'assignation à résidence a porté à sa liberté d'aller et venir une atteinte grave et manifestement illégale.

Une décision opportune


Le caractère particulièrement étendu du contrôle du juge des référés n'a rien de surprenant, dès lors qu'il s'étend au contrôle des motifs. La décision Halim A. apparaît, à cet égard, comme un "cas d'école", dans lequel le juge utilise tous les moyens à sa disposition pour affirmer sa puissance : complément d'instruction, contrôle des faits et contrôle des motifs. 

Plus largement, la décision du 22 janvier 2015 offre au Conseil d'Etat une double opportunité. D'une part, elle montre au ministre de l'intérieur et à l'Exécutif en général qu'il entend exercer un contrôle entier sur les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence, les incitant ainsi à doter les notes blanches de motifs sérieux et étayés. D'autre part, elle permet à la juridiction administrative de répondre, discrètement mais fermement, aux propos tenus par les hauts magistrats de l'ordre judiciaire lors de la Rentrée solennelle de la Cour de cassation. Le message est clair : le Conseil d'Etat aussi est le garant des libertés individuelles et il entend maintenir l'état d'urgence dans l'état de droit.

mardi 1 décembre 2015

L'état d'urgence, quinze jours après

L'état d'urgence est en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Il a été prorogé pour trois mois par la loi du 20 novembre 2015. Après deux semaines d'application, certains crient déjà à la dictature et déploient leur mobilisation militante dans la presse et les réseaux sociaux. Elle a au moins l'avantage de montrer que la liberté d'expression n'est pas entravée et que ceux qui l'exercent ne courent aucun danger. Cette agitation a donc quelque chose de rassurant au regard de l'Etat de droit.

Parlons précisément de l'Etat de droit. Nous disposons, pour le moment, de quelques éléments sur la mise en oeuvre de la loi du 20 novembre 2015. Ils sont extrêmement peu nombreux, constitués par des circulaires d'application et par les toutes premières décisions rendues, sur procédure d'urgence, par les tribunaux administratifs. Tous ces éléments doivent être appréciés avec une extrême prudence, tant il est vrai qu'ils sont parcellaires et peut-être destinés à être remis en cause par les décisions intervenant en appel et au fond. Ils concernent, pour le moment, les deux procédures les plus caractéristiques de l'actuel état d'urgence, l'assignation à résidence et la perquisition.

L'assignation à résidence : premières décisions

 

Les premières décisions rendues par les tribunaux administratifs sont mal connues, tout simplement parce que les sites de ces juridictions administratives sont actualisés avec beaucoup de retard, quand ils le sont. Les seules décisions actuellement accessibles sont donc les deux ordonnances de référé rendue par le tribunal administratif de Paris le 27 novembre 2015

Rappelons que les procédures d'urgence utilisées sont celles du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure d'urgence prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée. 

Dans les deux affaires soumises au tribunal administratif de Paris, celui-ci ne se prononce pas sur la condition d'urgence. Il n'en a pas besoin, dès lors que la condition de fond n'est pas remplie. Aux yeux du juge des référés, le ministre n'a pas commis d'illégalité manifeste en décidant l'assignation à résidence des intéressés.

Le juge s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représentent les deux requérants pour l'ordre public. 

Dans le premier cas, la défense repose sur l'idée que l'obligation de pointage trois fois par jour qui lui est imposée porte une atteinte excessive à sa liberté de circulation, à sa liberté d'entreprendre et à son droit de travailler. Le requérant est en effet président d'une association dont l'objet est de venir en aide aux familles de détenus musulmans. Le juge observe cependant que la note des services de renseignement sur ses activités n'est pas réellement contestée. Or, elle donne un tout autre visage du requérant impliqué en 2007 dans une filière d'acheminement en Syrie de membres d'Al Qaida et utilisant son association pour recruter des combattants islamistes en milieu carcéral. 

Le second cas est un peu différent, dans la mesure où le requérant invoque l'inexactitude des faits qui lui sont reprochés. En effet, le requérant a été condamné, en 2013, à une peine de trois années d'emprisonnement pour son implication dans une filière terroriste malienne, mais il n'a jamais été incarcéré, contrairement à ce qu'affirme l'arrêté d'assignation à résidence. Le juge estime que cette erreur matérielle est la conséquence d'une demande d'aménagement de la peine qui devait être jugée en janvier 2016. Elle ne concerne en rien la réalité de la condamnation pénale. Sur le fond, la situation est donc identique, d'autant que ce second requérant est soupçonné de vouloir organiser son départ vers la Syrie. 

D'une manière générale, le juge reprend donc à son compte les motifs donnés par l'administration. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que ces éléments de fait proviennent des fiches "S" établies par les services de renseignement. Sauf à imaginer un gigantesque complot dans lequel seraient impliqués les services de renseignement, le ministre de l'intérieur visant à assigner à résidence des personnes sans aucun lien avec des activités, cette fiche "S" constitue donc, indirectement, le fondement essentiel de ces deux décisions. 

Indirectement, car nul n'ignore que, dans notre système juridique, le secret de défense nationale est opposable au juge. Ce qui signifie que le tribunal statue sur le fondement d'un dossier fourni par l'administration et établi à partir de la fiche "S". Il ne dispose pas directement de cette fiche. Toutefois, dans l'hypothèse où les justifications fournies lui paraîtraient sommaires ou peu convaincantes, il pourrait toujours ressortir l'ancienne jurisprudence Coulon du 11 mars 1955. Il demanderait alors au ministre de l'intérieur "tous éclaircissements" nécessaires à son appréciation. Et si ces éléments ne lui sont pas fournis, rien ne lui interdit de rendre alors une décision suspendant ou annulant l'assignation à résidence. 

Certes, on préférerait que le juge administratif puisse avoir accès aux pièces classifiées, mais cette prohibition n'a rien à voir avec l'état d'urgence. En outre, la jurisprudence Coulon constitue un moyen de pression non négligeable sur l'administration. L'assignation à résidence n'est donc pas en dehors de l'Etat de droit, dès lors que le contrôle du juge s'exerce finalement dans les conditions du droit commun.


L'Affaire Tournesol. Hergé. 1956

Les perquisitions : la circulaire "Pepper Grill"


Dans le cas des perquisitions, l'analyse est plus délicate car les juges ne se sont pas encore prononcés, du moins à notre connaissance. Or, le Premier ministre a annoncé, le 1er décembre, que plus de 2000 perquisitions avaient eu lieu depuis le 13 novembre, suscitant plus de 250 procédures judiciaires et 210 gardes à vue. Envisagée sur un strict plan quantitatif, la procédure ne semble donc pas se heurter à des difficultés sérieuses.

Il n'en demeure pas moins que la presse s'est fait l'écho de perquisitions pour le moins étranges, notamment celle effectuée dans un restaurant Pepper Grill de Saint Ouen l'Aumône. Il semble que des portes aient été cassées alors qu'il suffisait de les ouvrir, et qu'aucun contrôle d'identité n'ait été effectué alors même que l'ordre de perquisition mentionnait la recherche de "personnes, armes et objets liés à des activités terroristes". 

Pour éviter ce type de dérapage, le ministre de l'intérieur a diffusé auprès des préfets une circulaire du 25 novembre 2015, rappelant les principes généraux gouvernant la pratique des perquisitions, et précisant que "l'état d'urgence n'est en aucune façon une dérogation à l'Etat de droit". Il reprend ainsi les principes du droit commun des perquisitions, notamment le respect des biens et des personnes. Plus précisément, il affirme que la perquisition doit reposer sur des éléments objectifs, "le critère déterminant étant les raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement menace l'ordre ou la sécurité publics".

La circulaire insiste enfin sur l'articulation entre les procédures administrative et judiciaire. Une perquisition administrative se transforme, en effet, en perquisition judiciaire de droit commun dès qu'un objet est saisi. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la loi prévoit la présence d'un officier de police judiciaire pendant toute la procédure. 

Cette circulaire aurait sans doute pu intervenir plus tôt, mais sa lecture montre, là encore, un rappel des principes qui sont ceux du droit commun. 

On pourra évidemment objecter que la perquisition comme l'assignation à résidence reposent  sur la recherche et le contrôle de personnes dont on a "des raisons de penser" que le "comportement menace l'ordre ou la sécurité publique". Cette formulation est imprécise et il appartiendra au juge administratif d'en définir les contours. 

Il pourrait s'inspirer, sur ce point, du délit d'association de malfaiteurs en liaison avec une activité terroriste, figurant dans l'article 421-2-1 du code pénal, disposition qui a manifestement inspiré le pouvoir réglementaire, puis le législateur décidant la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Ce délit a pour objet de prévenir les attentats en arrêtant ceux qui les préparent, au moment où des actes préparatoires suffisamment graves ont été commis, mais où l'irréparable n'a pas encore eu lieu. Dans ce cas, l'infraction ne réside pas dans les "actes" commis par l'individu, mais sur son comportement général, sur ses fréquentations, sur les sites internet qu'il consulte, sur les éventuelles activités préparatoires en vue d'un éventuel attentat. Ce délit existe depuis la loi du 22 juillet 1996, et les juges en ont fait une application raisonnable qui n'a pas suscité de contestation particulière. Là encore, le contrôle de l'état d'urgence peut donc être effectué selon des principes issus du droit commun.

L'analyse juridique conduit ainsi à relativiser la menace, non pas la menace terroriste qui reste très présente, mais celle de dictature. Cela ne signifie pas que tout excès soit exclu, mais on ne doit pas sous-estimer le contrôle du juge, celui du parlement et, bien entendu, ceux de la presse et des réseaux sociaux. Il est tout de même bien rare de voir une dictature tolérer tant de contre-pouvoirs...




mardi 22 décembre 2015

QPC : L'assignation à résidence dans l'état d'urgence

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 22 décembre 2015, une décision très attendue sur la conformité à la Constitution de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015 (art. 4). Cette disposition offre la possibilité au ministre de l'intérieur, dans certaines zones fixées par décret, de prononcer l'assignation à résidence de "toute personne (...) à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics (...)". 

Le requérant, Cédric D., a été assigné à résidence sur le territoire de la commune d'Ivry-sur-Seine jusqu'au 12 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour à des horaires déterminés au commissariat de la ville tous les jours et de demeurer, entre 20 h et 6 h, dans les locaux où il réside. L'assignation à résidence ne doit donc pas être confondue avec une mesure de confinement domiciliaire, l'intéressé étant libre de quitter son domicile pendant la journée et de circuler dans la commune où il réside, d'autant qu'il doit se présenter fréquemment au commissariat. 

L'assignation à résidence visant le requérant avait pour but de l'empêcher de participer à des actions revendicatives violentes organisées à l'occasion de la COP 21, conférence internationale qui s'est déroulée à Paris et au Bourget du 30 novembre au 11 décembre 2015. Le ministre de l'intérieur a ainsi versé au dossier une note blanche, document émanant des services en charge du renseignement intérieur, qui mentionne que Cédric D. avait participé à des manifestations violentes, notamment sur sur le site d'enfouissement des déchets radioactifs de Bure en août 2015 et qu'il avait pris une part active à la préparation d'actions violentes prévues durant la COP 21. Le lien entre ses activités et la menace terroriste est donc indirect, le ministre de l'intérieur faisant valoir, dans les motifs de sa décision, que "la forte mobilisation des forces de l’ordre pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée, dans cette période, pour répondre aux risques d’ordre public liés à de telles actions". A l'occasion du recours dirigé devant le tribunal administratif de Melun contre l'assignation à résidence dont il est l'objet, le requérant pose ainsi une QPC, renvoyée au Conseil constitutionnel par une décision du Conseil d'Etat du 11 décembre 2015

Une décision sans surprise

 

Contrairement à ce qui a été affirmé trop souvent, cette QPC ne dérange en aucun cas l'Exécutif. Au contraire, elle lui permet d'obtenir une décision de conformité de l'assignation à résidence, précisément la veille du jour où le conseil des ministres doit adopter le projet de révision constitutionnelle intégrant l'état d'urgence dans la Constitution. Loin de censurer l'article 6 de la loi du 3 avril 1995, le Conseil constitutionnel déclare au contraire que la procédure d'assignation à résidence ne viole aucun des droits et libertés garantis par la Constitution. 

Une telle décision n'a rien de surprenant. A tous les arguments développés à l'appui de la thèse de l'inconstitutionnalité, le Conseil oppose tout simplement une jurisprudence constante.


L'ange exterminateur. Luis Bunuel. 1962


L'article 66 de la Constitution


Le moyen essentiel développé par le requérant réside dans l'inconstitutionnalité du recours devant le juge administratif en matière d'assignation à résidence. L'article 66 de la Constitution énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Certes, on pourrait souhaiter que le droit français repose sur un principe selon lequel toute atteinte à une liberté constitutionnellement garantie relève de la compétence du juge judiciaire. 

Pour le moment, ce n'est pas le cas, et il était bien peu probable que le Conseil constitutionnel modifie une jurisprudence ancienne à propos de la loi sur l'état d'urgence. Il se borne à reprendre le principe selon lequel l'assignation à résidence est une mesure de police administrative. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elle est donc l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative. 

Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel distingue clairement la liberté d'aller et venir de la liberté individuelle, celle-ci se définissant comme le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Aux yeux du Conseil, la liberté individuelle est donc intrinsèquement liée au principe de sûreté. Il en tire les conséquences dans sa décision du 9 juin 2011, dans laquelle il estime que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence.

Sur ce point, le Conseil mentionne tout de même une réserve d'interprétation. Il affirme en effet que l'astreinte à demeurer dans son lieu d'habitation ne saurait être imposée à la personne assignée à résidence pour une durée supérieure à douze heures sans être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle. Dans ce cas, l'article 66 pourrait s'appliquer et la compétence du juge judiciaire pourrait être imposée. Il s'agit-là d'un avertissement sans frais, dès lors que le Conseil constitutionnel se réfère à une situation prohibée par la loi de 1955 elle-même, dès lors qu'elle fixe un plafond de douze heures à ce type d'astreinte à domicile. Dans le cas du requérant, elle se déroule de 20 h à 6 h du matin, soit une période de dix heures. L'article 66 demeure donc, conformément à la jurisprudence traditionnelle, un moyen inopérant.

Le contrôle de proportionnalité


Le juge constitutionnel exerce ensuite le contrôle de proportionnalité. Définissant le régime juridique de l'état d'urgence, il appartient en effet au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. La liberté d'aller et venir, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, fait évidemment partie de ces droits et libertés. 

Le juge va ensuite détailler le régime juridique de l'assignation à résidence. Il observe d'abord que celle-ci ne peut intervenir que lorsque l'état d'urgence est déclaré, "en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ». Il doit en outre exister "des raisons sérieuses de penser" que le "comportement" de la personne assignée à résidence "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public". Le Conseil constitutionnel rappelle ensuite que le juge administratif est pleinement compétent pour s'assurer de la proportionnalité entre l'assignation et la finalité d'ordre public qu'elle poursuit. Sur ce point, le Conseil prend soin de réaffirmer que la mesure d'assignation fait tout simplement l'objet d'un contrôle de droit commun. Enfin, le Conseil insiste sur le fait que cette mesure prend fin avec l'état d'urgence. 

Ce dernier point ne fait que rappeler les termes de la loi de 1995. Il présente cependant un intérêt tout particulier au regard de l'actuel projet de révision constitutionnelle. En l'état actuel des choses, il est en effet prévu un nouvel article 36-1 permettant de maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, des mesures prises sur son fondement. Cet "état d'urgence après l'état d'urgence" pourrait être maintenu pendant une période maximale de six mois. Certains médias ont affirmé que le Conseil d'Etat, dans sa fonction consultative, aurait donné un avis négatif à une procédure qui se heurte en effet à de graves difficultés juridiques. Comment en effet trouver un fondement juridique à des mesures d'urgence dès lors que la loi qui les autorisait n'est plus en vigueur ? De toute évidence, le Conseil constitutionnel fait preuve d'une réserve identique, même si l'on sait qu'il n'est évidemment pas en mesure de contester une disposition constitutionnelle.

La décision du Conseil constitutionnel apparaît ainsi comme le rappel d'une jurisprudence classique. D'une manière générale, il prend soin de rappeler qu'il n'a pas à juger de la procédure d'assignation touchant Cédric D., appréciation qui relève exclusivement du Conseil d'Etat. Sur ce point, on doit s'interroger sur le rôle des avocats qui ont plaidé devant le Conseil constitutionnel. Tous ont plaidé comme s'ils se trouvaient devant un juge des libertés et de la détention. L'un affirme qu'il est là pour "témoigner", formulation étrange dans un contentieux de l'acte. L'autre raconte inlassablement les déboires de son client, alors même que le Conseil constitutionnel n'est même pas censé connaître les faits à l'origine de la QPC. Le troisième affirme que le contrôle de proportionnalité est "imposé par la Cour européenne", ce qui témoigne d'une conception originale de la hiérarchie des normes... Et tous manifestent leur irritation à l'égard de la prise en compte des notes blanches des services de renseignement par le juge administratif.... Sans doute, mais précisément tout cela relève du contentieux devant le juge administratif, pas devant le Conseil constitutionnel.

mardi 31 octobre 2017

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme est publiée au Journal officier daté du 31 octobre. Elle n'a fait l'objet d'aucune saisine parlementaire du Conseil constitutionnel et sa constitutionnalité ne pourra donc qu'être évoquée qu'à l'occasion d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité posées lors de contentieux liés à sa mise en oeuvre. Pour le moment, la seule contestation est donc militante et médiatique, l'essentiel du discours consistant à dénoncer un maintien ou une pérennisation de l'état d'urgence.

Les discours militants, quelle que soit leur origine, ont malheureusement comme point commun d'être simplificateurs. Avant de forger son opinion en toute connaissance de cause, il convient de connaître la loi, le régime juridique qu'elle met en place comme le contenu des prérogatives qu'elle accorde à l'Exécutif. 

La sortie de l'état d'urgence


La loi du 30 octobre 2017 a pour effet immédiat, non pas la pérennisation, mais la sortie de l'état d'urgence. Le droit applicable n'a désormais plus pour fondement la loi du 3 avril 1955. Celle-ci ne disparaît pas pour autant de l'arsenal juridique et rien n'interdirait de déclarer de nouveau l'état d'urgence, si certaines circonstances le justifiaient, par exemple une catastrophe naturelle ou un attentat cyber-terroriste désorganisant les services publics. 

Cette sortie de l'état d'urgence doit elle être saluée ou doit-on la regretter ? Là encore, chacun forgera son opinion et il est bien inutile de revenir sur le débat qui, depuis 2015, oppose ceux qui dénonçaient un droit d'exception et ceux qui demandaient toujours plus de sécurité. En réalité, la loi du 30 octobre 2017 constitue le point d'aboutissement d'un processus engagé depuis de longues années. 

Le terrorisme contextuel


A la fin du XXe siècle, le terrorisme était considéré à travers un double prisme. D'une part, il faisait l'objet d'une approche pénale, et on se préoccupait de le réprimer. On a vu alors la création de juges spécialisés, d'un parquet anti-terroristes et de toute une série d'infractions dont l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. D'autre part, le terrorisme était perçu comme un évènement exceptionnel, différentes "vagues" ayant frappé notre pays, des attentats d'Action Directe à ceux perpétrés par les adeptes de l'islam radical. 

La loi du 30 octobre 2017, mais ce n'est pas la première, a quelque chose de dérangeant dans la mesure où elle nous montre que le terrorisme est désormais un élément contextuel qui menace l'ensemble de la vie en société, menace qui franchit les frontières, face noire d'une mondialisation dont on vantait généralement les bienfaits. Le parlement légifère donc aujourd'hui à partir d'une approche globale et permanente de la menace terroriste. Il vise davantage à prévenir le terrorisme qu'à le réprimer. Les prérogatives accordées à l'Exécutif par la loi reflètent cette nouvelle analyse de la menace et des moyens d'y faire face.

Dès lors que le terrorisme est perçu comme une menace permanente, le législateur en fait l'objet d'une police administrative, police spéciale qui permet à l'Exécutif de limiter l'exercice de certaines libertés publiques en fonction de la menace pour l'ordre public que représente le terrorisme. 

Les périmètres de sécurité


La liberté de circulation est la première à laquelle il est possible de porter atteinte sur le fondement de la loi du 30 octobre 2017. Un nouveau chapitre 6 du code de la sécurité intérieure autorise la création, par arrêté préfectoral, de périmètres de protection pour assurer la sécurité d'un lieu ou d'un évènement. Rien de bien nouveau dans ce domaine et les forces armées comme les forces de police mettent en place depuis longtemps des "bulles" destinées à protéger un évènement, tel que le G8 de Dauville en 2011, le 70è anniversaire du Débarquement en Normandie ou encore la coupe d'Europe de football en 2016. En tout état de cause, ces périmètres de protection sont perçus comme provisoires. L'arrêté qui les instaure a une durée de validité d'un mois, éventuellement renouvelable si les conditions prévues continuent d'être réunies.

A l'intérieur de ce périmètre de sécurité, les membres des forces de police, y compris les polices municipales dès lors qu'elles sont placées sous l'autorité d'un officier de police judiciaire, peuvent exercer des contrôles d'identité, palpations, fouilles des bagages et des véhicules. Les personnes qui refusent de s'y soumettre se voient refuser l'entrée du périmètre de sécurité ou sont reconduites à l'extérieur. Sur le fond, ces dispositions ne changent guère les pratiques existantes, si ce n'est qu'elles leurs confèrent un fondement législatif solide.

Les bons juges. James Ensor 1860-1949


Les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance

 

La liberté de circulation individuelle peut également être l'objet de restrictions.  La loi du 30 octobre 2017 n'évoque plus l'assignation à résidence, mais "la mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance". Elle est susceptible d'être prise à l'égard d'une "personne à l'égard laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité pour la sécurité et l'ordre publics", formule reprise des différentes lois sur l'état d'urgence, depuis celle du 20 novembre 2015.

Elle est aujourd'hui complétée par quelques précisions sur le comportement visé. Est ainsi concerné celui qui "entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme". La formule est relativement claire. En revanche, la suite de la phrase est plus confuse, car est aussi concerné celui qui "soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s'accompagne d'une manifestation d'adhésion à l'idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tes actes". On attend avec impatience la question prioritaire de constitutionnalité qui portera sur cet élément de phrase. Si la notion d'apologie a un contenu juridique, notamment en matière d'apologie de crimes de guerre, celle de soutien ou d'adhésion à des thèses incitant au terrorisme manque de clarté. Le risque d'abrogation pour manque de lisibilité de la loi est loin d'être négligeable, surtout si l'on se souvient que le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 10 février 2017, a abrogé le délit de consultation habituelle de sites terroristes.

Reste à s'interroger sur l'abandon de la notion d'assignation à résidence. S'agit-il simplement de rompre avec une terminologie ambiguë ? Bon nombre de ceux qui dénonçaient l'assignation à résidence pensaient en effet que la personne devait rester enfermée chez elle nuit et jour... Peut-être, mais la formule nouvelle s'accompagne aussi d'un d'assouplissement du dispositif. C'est ainsi que le périmètre de l'astreinte ne pourra désormais être inférieur au territoire de la commune et ne pourra plus être limité au seul domicile. De même, et reprenant sur ce point la jurisprudence du Conseil d'Etat, le texte précise que cette assignation doit permettre à l'intéressé de "poursuivre sa vie familiale et professionnelle". Par voie de conséquence, le pointage auprès des services de police ou de gendarmerie ne pourra pas être imposé plus d'une fois par jour. Là encore, la loi nouvelle s'écarte assez sensiblement de l'ancienne assignation à résidence prévue dans l'état d'urgence.

Enfin, pour tenir compte de la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 16 mars 2017, il est prévu, depuis la loi du 19 décembre 2016, que cette mesure ne peut être prise que pour trois mois renouvelables. Au delà d'une durée de six mois, le préfet devra faire état "d'éléments nouveaux ou complémentaires". Cette condition risque cependant d'avoir fort peu d'effets concrets car, dans une ordonnance de référé du 25 avril 2017, le Conseil d'Etat s'est contenté d'apprécier la menace que représente la personne pour l'ordre public, sans trop se préoccuper de recherches des éléments nouveaux.


La liberté de culte


Un nouveau chapitre VII du code de la sécurité intérieure permet à l'autorité administrative de décider la fermeture de lieux de culte. Dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 autorisait le préfet ou le ministre de l'intérieur à ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". Dans la loi de prorogation de l'état d'urgence du 21 juillet 2016, la commission des lois du Sénat avait obtenu que cette fermeture ne puisse être prononcée qu'à l'égard des lieux de culte : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cette rédaction impose de fonder la décision de fermeture des lieux de culte sur l'existence d'une infraction, ce qui n'est pas une garantie négligeable, si l'on considère que le juge administratif pourra ensuite apprécier la réalité du motif invoqué. 
La loi du 30 octobre 2017 reprend cette formulation. Elle ajoute que cette fermeture est prononcée "aux fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme", formulation qui sera sans doute utilisée par le juge pour exercer son contrôle de proportionnalité de la mesure prise. Le législateur prévoit d'ailleurs que celle-ci peut donner lieu à une action en référé devant le juge administratif.

 

La vie privée


Enfin, la loi du 30 octobre 2017 autorise les "visites et saisies" au domicile des personnes lorsqu'il il existe des de « raisons sérieuses de penser qu’un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics ».. Là encore, la loi évite de mentionner des  "perquisitions", terme réservé aux procédures pénales et susceptible donc de créer une confusion.
On se souvient  que le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 16 mars 2017, a déclaré inconstitutionnelle la procédure qui faisait intervenir le juge des référés du Conseil d'Etat pour autoriser la perquisition, en lui confiant en même temps le contrôle a posteriori de cette mesure. Le législateur, peut-être un peu agacé par le frégolisme de la Haute juridiction administrative, tire les leçons de cette décision. Il rend en effet au juge judiciaire l'intégralité du contentieux des visites domiciliaires.  Le juge des libertés et de la détention est donc désormais compétent pour autoriser la visite, en contrôler le déroulement et, le cas échéant, autoriser l'exploitation de données saisies. Enfin, il est précisé que le contentieux indemnitaire des visites et saisies relève également de l'ordre judiciaire.
Nous voici donc bien loin de la "pérennisation de l'état d'urgence" annoncée par nombre de commentateurs. La loi du 30 octobre 2017 est sans doute loin d'être parfaite, mais elle s'efforce au moins de rendre au juge judiciaire une partie de ses compétences naturelles. On peut seulement regretter qu'elle ne soit pas allée au bout du raisonnement. En effet, les mesures individuelles de restriction à la liberté de circulation constituent aussi des "atteintes à la liberté individuelle" qui devraient relever du juge judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution. On peut espérer que ce moyen sera soulevé dans une future QPC, même s'il n'a guère de chance de prospérer. En effet, le Conseil constitutionnel a, depuis longtemps, adopté une interprétation très étroite de l'article 66, directement inspirée de l'interprétation donnée par le Conseil d'Etat. Pour l'un comme pour l'autre, l'atteinte à la "liberté individuelle" ne concerne que l'enfermement pur et simple, interprétation qui permet d'exclure le juge judiciaire de toutes les mesures qui constituent des restrictions à la liberté de circulation, voire à d'autres libertés, sans entrainer d'enfermement. Sur ce point, le législateur est passé à côté d'une occasion de rendre au juge judiciaire un contentieux qui lui appartient par nature et d'écarter une jurisprudence qui a pour conséquence de vider un article de la Constitution de son contenu. Or précisément l'article 66 pourrait être un formidable outil de protection et d'approfondissement des libertés. 


Sur la lutte contre le terrorisme et l'état d'urgence : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

vendredi 16 décembre 2016

L'état d'urgence, saison 5

L'Assemblée nationale a voté sans difficulté, le 13 décembre 2016, la cinquième prorogation de l'état d'urgence, jusqu'au 15 juillet 2017. Comme d'habitude, les frondeurs, particulièrement virulents devant les médias, se sont montrés discrets dans l'hémicycle. Le Sénat devra ensuite voter le texte dans les mêmes termes avant le 22 décembre. Cette date est en effet le quinzième jour après la démission du premier ministre Valls, au-delà de laquelle la loi de prorogation deviendrait caduque, imposant de facto de reprendre la procédure à son commencement (art. 4 de la loi du 3 avril 1955).

L'avis du Conseil d'Etat


L'actuel projet de loi de prorogation a été précédé d'un avis du Conseil d'Etat rendu le 8 décembre. Sa lecture montre qu'il ne diffère guère de ceux qui l'ont précédé, lors des différentes prorogations. Tout au plus observe-t-on deux éléments intéressants. 

Le premier est la prise en considération de la campagne électorale. Certes, le Conseil s'appuie d'abord sur la menace terroriste "intense" caractérisée par le fait que douze tentatives d'attentat ont été déjouées depuis celui de Nice, et dix-sept depuis le début de l'année. Mais il affirme que la coïncidence de la période électorale avec cette menace d'attentats s'analyse comme constituant un "péril imminent" au sens de l'article 1er la loi de 1955. Cette analyse n'a rien de surprenant si l'on considère qu'une campagne électorale, ne serait-ce que par les rassemblements de personnes qu'elle implique, a pour effet de multiplier les cibles potentielles et d'accroître encore les charges pesant sur les forces de l'ordre. En outre, il faut bien reconnaître que cette prise en compte de la campagne électorale permet de faire peser la charge d'un nouveau renouvellement, en juillet 2017, sur le futur président nouvellement élu.

Le second élément pris en considération par le Conseil d'Etat réside dans le renforcement des garanties apportées aux personnes qui font l'objet des mesures prises. A la suite des  décisions QPC du 19 février 2016 et du 2 décembre 2016 rendues par le Conseil constitutionnel, le législateur a été contraint, d'abord dans la loi du 21 juillet 2016 puis dans celle qui est aujourd'hui en débat, prévoir un véritable statut des données informatiques copiées durant les perquisitions administratives. Alors que le principe voudrait que ces données répondent au régime des saisies et que leur copie ait pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire, le législateur a préféré soumettre cette procédure au contrôle du Conseil d'Etat. En formation administrative, le Conseil d'Etat se félicite donc que ses formations contentieuses soient les seules à apprécier la légalité des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence. 

En dehors de ces deux éléments, l'avis du Conseil d'Etat ne diffère pas vraiment de ceux qui l'ont précédé. Comme dans ses avis précédents, il rappelle que "les renouvellements de l'état d'urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l'état d'urgence doit demeurer temporaire". Cette affirmation apparaît en porte-à-faux avec les propos tenus par le vice-président du Conseil d'Etat, dans une interview donnée le 18 novembre 2016. Rappelant que "l'état d'urgence est un état de crise qui ne peut être renouvelé indéfiniment", il avait alors affirmé que si le Conseil devait être saisi d'un nouveau projet de loi de prorogation, "l'assemblée générale du Conseil d'Etat prendrait ses responsabilités". Beaucoup de commentateurs en avaient déduit qu'on allait voir ce qu'on allait voir... et que l'avis pourrait bien, cette fois, être défavorable. Il n'en est finalement rien, soit que l'assemblée n'ait pas suivi le voeu de son vice-président, soit que les propos de celui-ci aient été quelques peu aventurés. La toute nouvelle politique de communication inaugurée au Palais-Royal semble rencontrer quelques difficultés au démarrage.

Le rapport d'information parlementaire


L'avis du Conseil d'Etat semble finalement bien formel, et il faut aller chercher ailleurs des données utiles pour apprécier la pratique de l'état d'urgence. Un rapport parlementaire présenté le 6 décembre 2016 à l'Assemblée par les députés Dominique Raimbourg (PS) et Jean-Frédérice Poisson (LR) dispense de précieuses indications dans ce domaine. Il présente l'état d'urgence comme une sorte de boite à outils juridiques, outils dont certains sont utilisés et d'autres moins, dans des proportions extrêmement variables selon les besoins. L'exemple des perquisitions et des assignations à résidence suffit à montrer cette utilisation à géométrie variables des mesures autorisées par le législateur.
 
Affiche contre les décrets-lois. Marcel Laurey. 1946
 

Les perquisitions


Depuis le 14 novembre 2015, c'est-à-dire la mise en oeuvre de l'état d'urgence, 4 292 perquisitions ont été menées. Elles ont suscité l’ouverture de 670 procédures judiciaires, dont 61 concernaient des faits en lien avec le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient sur des faits pour association de malfaiteurs en matière terroriste. Le rapport évoque donc, à juste titre, une "utilisation massive", mais il constate aussi les chiffres ont considérablement baissé au fil du temps. Sur les 3750 qui ont eu lieu entre novembre 2015 et mai 2016, 54 % étaient concentrés dans les quinze premiers jours d'application, entre le 14 et le 30 novembre. Aujourd'hui, la quatrième prolongation de l'état d'urgence n'a vu que 590 perquisitions depuis le 22 juillet 2016, dont 65 ont eu des suites judiciaires, parmi lesquelles 25 pour des faits liés au terrorisme. 

De ces chiffres, le rapport parlementaire déduit que l'utilisation des perquisitions est désormais réduite. Leur régime juridique, tout en demeurant purement administratif, se rapproche du droit commun. C'est ainsi qu'alors que 68 % des perquisitions avaient lieu la nuit entre le 14 et le 30 novembre 2015, seulement 18 % sont aujourd'hui réalisées la nuit. 

Faut-il pour autant renoncer à une telle procédure ? Le rapport ne le demande pas, estimant que les perquisitions sont désormais mieux ciblées est qu'elles constituent un apport non négligeable dans la lutte contre le terrorisme. Elle souhaite néanmoins que le caractère exceptionnel des perquisitions de nuit soit précisé dans la loi. Le projet qui vient d'être voté par l'Assemblée ne mentionne cependant rien de tel.

Les assignations à résidence

 

Depuis novembre 2015, 612 assignations à résidence ont été prononcées, principalement en Ile-de-France (pour 30%), dans le Nord et l’Hérault. La plupart de ces mesures ont été levées.

Aujourd'hui, 95 personnes restent assignées, dont 47, c'est-à-dire la moitié, le sont depuis près d’un an. Sur ce point, les rapporteurs s'inquiètent d'une mesure de longue durée qui ne s'accompagne de l'ouverture d'aucune procédure judiciaire : ""Il ne semble guère concevable que des personnes puissent être maintenues durablement dans un dispositif d'assignation à résidence sans élément de nature à constituer une infraction pénale, sauf à méconnaître les principes fondateurs de l'État de droit". De même, ils font observer que l'assignation à résidence est parfois utilisée pour neutraliser des individus psychologiquement fragiles. Ils devraient plutôt faire l'objet d'une hospitalisation psychiatrique, même sans leur consentement, et le rapport considère que l'utilisation de l'assignation à résidence dans ce cas ressemble beaucoup à un détournement de procédure. 

Quoi qu'il en soit, le rapport recommande une limitation dans le temps de l'assignation à résidence, estimant qu'une même personne ne devrait pas être assignée plus de huit mois sur douze. On trouve un écho, même un peu lointain, de cette recommandation dans l'actuel projet de loi qui affirme que l'assignation à résidence ne saurait excéder douze mois, en autorisant toutefois le ministre de l'intérieur à demander une prolongation de trois mois renouvelable au juge des référés du Conseil d'Etat. La procédure n'est peut-être pas parfaite, mais elle permet au moins l'intervention d'un juge.

Le législateur n'a que modestement suivi les propositions du rapport parlementaire. Il est vrai qu'il n'y était pas incité par un avis du Conseil d'Etat qui ne fait aucune suggestion semblant s'en inspirer.  L'essentiel du rapport réside cependant dans les données brutes qui nous sont communiquées. Contrairement à ce que certains affirmaient, elles témoignent d'une utilisation nuancée de l'état d'urgence. L'intensité de son usage varie avec l'intensité de la menace. Après les attentats les autorités ont voulu, selon leur propre expression, "mettre un coup de pied dans la fourmillière". Une fois ce coup de pied donné, les mesures prises sont devenues beaucoup moins nombreuses. D'une certaine manière, le rapport est rassurant, car il montre que les pouvoirs exceptionnels n'entraînent pas nécessairement une spirale autoritaire.


Sur l'état d'urgence et le droit des circonstances exceptionnelles  : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.