« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 8 novembre 2024

Les menus de substitution - de motifs


La question des menus de substitution proposés par les communes dans les services municipaux de restauration, et notamment les cantines scolaires, donne lieu à une jurisprudence constante. 

Rappelons que ce qu'il est convenu d'appeler "menus de substitution" ne vise pas seulement des menus dépourvus d'interdits alimentaires imposés par certaines religions. Peuvent également être concernés les menus végétariens, voire végans, ou encore les menus de régime, par exemple pour les enfants allergiques au gluten. 

Quoi qu'il en soit, chaque nouvelle décision du juge administratif suscite des réactions identiques. Les commentateurs affirment de manière très péremptoire que le refus de proposer ce type de menu viole le principe de laïcité. En réalité la position des juges est nettement plus subtile. Ils n'interdisent pas à un maire de renoncer à ces menus de substitution, mais ils lui imposent de bien choisir les motifs de sa décision.


Les menus de substitution, à Tassin-la-demi-lune


Le jugement rendu par le tribunal administratif de Lyon le 22 octobre 2024 ne fait pas exception. Le 6 juillet 2016, une délibération du conseil municipal de Tassin-la-demi-lune porte sur le renouvellement de l'affermage du service public de restauration scolaire, à compter d'août 2016. En demandant au conseil municipal de se prononcer sur le choix du délégataire, il est expressément mentionné "qu'au sein du cahier des charges et dans la mise en oeuvre de la délégation, il n'est pas prévu de mettre en place des menus de substitution".

La Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) a demandé, en 2022, à la commune l'abrogation de cette délibération, et, devant son refus, il a saisi le tribunal administratif de Lyon d'une double demande. D'une part, le juge est sollicité en excès de pouvoir pour déclarer illégal le refus d'abroger la décision. D'autre part, il lui est demandé d'enjoindre à la commune de  rétablir ces menus. 

Observons d'emblée que la requête n'est pas tardive, même si elle intervient des années après la décision. En effet, l'article L 243-2 du code des relations entre le public et l'administration précise que "l'administration est tenue d'abroger expressément un acte réglementaire illégal ou dépourvu d'objet, que cette situation existe depuis son édiction ou qu'elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures, sauf à ce que l'illégalité ait cessé". 

Et précisément, dans son jugement, le tribunal de Lyon donne une complète satisfaction à la LICRA. Elle annule la délibération litigieuse, ajoutant que cette annulation implique que la commune revienne au statu quo ante, c'est-à-dire à l'offre de menus de substitution.  

Doit-on pour autant affirmer, comme le font les commentateurs, que la délibération violait le principe de laïcité ? En réalité, il n'en est rien, et cette analyse sommaire, que le juge ne mentionne évidemment pas, repose sur une confusion entre les motifs du juge et ceux de la délibération du conseil municipal.




Georges d'Espagnat. circa 1925


Du menu de substitution à la substitution de motifs


Or la jurisprudence est beaucoup plus libérale que l'on pourrait le penser. La question des menus de substitution dans les cantines scolaires a déjà été évoquée dans un arrêt du Conseil d'État rendu le 11 décembre 2020. A l'époque, le juge avait annulé la délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône supprimant ce type de menu. Certes, mais c'était pour ajouter immédiatement qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon leurs contraintes alimentaires. En d'autres termes, les élus peuvent faire ce qu'ils veulent. 

Mais pas pour n'importe quel motif. Le problème est que, à Tassin-la-demi-lune comme à Châlon-sur-Saône, les élus avaient formellement appuyé leur décision sur le principe de laïcité et la neutralité du service public qu'il impose. Le maire de Tassin-la-demi-lune invoquait même un "document sur la laïcité" rédigé par l'association des maires de France

Précisément, le simple fait de fonder la décision sur le principe de laïcité est une erreur de droit.  Le juge fait observer qu'aucune disposition législative n'interdit de distribuer des menus de substitution pour des motifs liés au principe de laïcité. Mais aucune disposition n'impose non plus de distribuer ces menus, et la décision du tribunal administratif de Dijon de 2017 allant dans ce sens au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant a été annulée par la Cour administrative d'appel de Lyon le 23 octobre 2018.

Les commentateurs qui se réjouissent de cette décision au nom du droit à la liberté religieuse oublient de dire que les élus auraient pu se fonder sur un autre motif. Le Conseil d'État les y incitait dans son arrêt du 11 décembre 2020, en leur donnant la recette pour ne pas encourir ses propres foudres. Il leur suffit de fonder leur décision, non sur la neutralité ou la laïcité, mais tout simplement sur les nécessités du service, contraintes techniques, faiblesse du personnel de cuisine, coût de ces repas individualisés. 

Le tribunal administratif, le 22 octobre 2024, reprend à son compte ces efforts d'information. Il fait observer aux élus qu'il "leur appartient de prendre en compte l'intérêt général qui s'attache à ce que tous les enfants puissent bénéficier de ce service public", mais cette exigence s'apprécie à l'aune "des exigences du bon fonctionnement du service et des moyens humains et financiers dont disposent ces collectivités". Autrement dit, il suffit à la commune d'invoquer des contraintes financières, et malheureusement ces dernières sont de plus en plus lourdes, pour justifier son refus de servir des repas de substitution.

Rien de nouveau donc dans la jurisprudence récente. On note, avec un peu d'amusement, que l'argument du respect de la laïcité n'est pas plus efficace pour refuser les menus de substitution que pour saluer l'annulation de ce refus.

Reste tout de même à prendre note de la formidable hypocrisie du droit. Le législateur n'a jamais osé s'intéresser à ce sujet, qu'il a abandonné au droit mou, notamment au documents de l'Association des maires de France, et à la jurisprudence. Les élus se débrouillent comme ils peuvent, et le Conseil d'État en est réduit à leur souffler discrètement une méthode pour interdire les menus de substitution, sans toucher au principe de laïcité. Hélas, le maire de Tassin-la-demi-lune n'avait pas lu la jurisprudence du Conseil d'Etat. Mais maintenant qu'il est mieux éclairé, rien ne lui interdit de faire voter au conseil municipal une nouvelle délibération, avec de nouveaux motifs. A l'heure où le budget des communes connaît des coupes sombres, il n'est pas difficile d'en trouver.


dimanche 3 novembre 2024

La jurisprudence Dupond Moretti, version taquine


Il est particulièrement difficile de commenter les jugements des tribunaux correctionnels qui ne sont pas directement accessibles. Il en est pourtant un que Le Monde a pu se procurer et dont il a publié de larges extraits dans le journal daté du 1er novembre 2024. Rendu la veille par la 13è chambre correctionnelle du tribunal de Paris, ce jugement aurait pu passer totalement inaperçu. Il relaxe en effet deux personnes poursuivies pour prise illégale d'intérêts, dans une affaire portant sur l'attribution de logement social. 

Manelle S. et Lucas G., tous deux fonctionnaires à la préfecture d'Ile-de-France, sont en charge d'instruire les demandes de logement social des agents publics. En poste depuis une dizaine de jours, Manelle S. modifie l'indice de priorité de sa propre demande de logement, en ajoutant, pour faire bonne mesure, des points supplémentaires liés au handicap. Quant à Lucas G., il se saisit du dossier pour faire attribuer à Manuelle S. un appartement de 132 m2 dans le 8e arrondissement, après avoir pris soin de sélectionner deux autres candidats dont les revenus sont trop importants pour prétendre à cette attribution. Rien que de très banal en matière d'attribution de logement social à Paris, le train-train quotidien des atteintes à la probité.

Et pourtant, les deux fonctionnaires sont relaxés. Les motifs développés par le tribunal correctionnel suscitent d'abord l'étonnement, puis un grand éclat de rire. Ce n'est pas une réaction fréquente à la lecture d'une décision de justice mais il faut bien reconnaître que le tribunal correctionnel s'est montré taquin, voire insolent, en pleine connaissance de cause.


La Cour de Justice de la République lave plus blanc


La relaxe repose en effet sur la jurisprudence Dupond Moretti, d'ailleurs invoquée par l'avocat des prévenus. Le 29 novembre 2023, la Cour de justice de la République (CJR) rendait publique sa décision de relaxer le Garde des Sceaux, poursuivi pour prise illégale d'intérêts. Etaient en cause les poursuites disciplinaires que Eric Dupond-Moretti, devenu ministre, avait engagées contre des magistrats qui, tant au Parquet National Financier qu'à Monaco, avaient osé poursuivre des clients de l'avocat Dupond-Moretti. Le Conseil supérieur de la magistrature avaient lavé de tout soupçon ces magistrats, et la CJR avait relaxé le Garde des Sceaux. 

La lecture de la décision de la CJR avait pourtant suscité l'étonnement des commentateurs. La Cour commençait par affirmer que tous les éléments définissant l'infraction étaient réunis, avant de considérer, le plus sérieusement du monde, que l'élément intentionnel était absent.

L'article 432-12 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 le conflit d'intérêts. Il consiste pour une autorité publique ou un élu à "prendre, recevoir, ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement (...)". Plus généralement, l'élément matériel se définit comme la prise par le ministre, dans une opération dont il a le contrôle, d'un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité. 

La Cour de cassation, le 5 avril 2018, a admis qu'un intérêt non patrimonial peut suffire à caractériser l'infraction. Le fait, pour un ministre, d'engager des poursuites contre des magistrats par vengeance personnelle est donc bien constitutif d'une prise illégale d'intérêts, nonobstant le fait que le ministre ne se soit pas enrichi dans l'affaire. La CJR applique cette jurisprudence, en énumérant une série de preuves du conflit d'intérêts, mentionnant au passage que plusieurs personnes de son cabinet avaient averti le ministre de ce danger.

A ce stade, tout le monde s'attendait à ce que le ministre soit condamné, mais la CJR a alors invoqué l'absence d'élément intentionnel de l'infraction. La Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 21 novembre 2001, considère que l'intention coupable en matière de prise illégale d'intérêts est caractérisée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Or, malgré tous les éléments déjà mentionnés dans l'arrêt, malgré les avertissements de son cabinet, malgré les connaissances juridiques qui sont celles d'un ténor du barreau, la CJR a considéré qu'il manquait "la conscience suffisante" que le Garde des Sceaux "pouvoir avoir de s'exposer à la commission de l'infraction". 



Charlie Hebdo, automne 2023


L'absence de "conscience suffisante"


Le Tribunal correctionnel de Paris, le 30 octobre 2024, reprend la motivation de la CJR dans son affaire d'attribution de logement social. Le texte de la décision mérite d'être cité : 

    "Étant relevé que la prévenue n'a pas fait d'études supérieures en droit, ni n'a exercé des emplois qui conduisent à développer ou confirmer des compétences en droit - tels que la profession d'avocat pénaliste ou de ministre de la Justice (...) mais est fonctionnaire de catégorie C récemment arrivée dans ce service, le tribunal juge que l'élément intentionnel n'est plus caractérisé". 

C'est donc une référence directe à la "conscience suffisante" de la commission de l'infraction, notion introduite dans le droit positif par la CJR, et allant directement à l'encontre de la jurisprudence de la Cour de cassation. Puisque le Garde des Sceaux est relaxé au motif qu'il ignorait le droit, le juge est en effet incité à relaxer des agents catégorie C qui sont, en principe, encore moins éclairés dans ce domaine.


Taquinerie ou recherche du revirement


Doit-on interpréter cette décision comme une simple taquinerie ? un témoignage de mauvaise humeur à l'égard de l'ancien Garde des Sceaux qui a diligenté des poursuites disciplinaires contre des magistrats accusés d'avoir fait leur métier ? En réalité, il est bien probable que le tribunal correctionnel a rendu cette décision pour deux raisons essentielles, extrêmement sérieuses. 

D'abord elle met en lumière le fait que la jurisprudence de la CJR a pour conséquence de vider de son contenu la notion même de prise illégale d'intérêts. Il suffit de dire que l'on ne savait pas, que l'on n'avait pas compris, pour échapper à la condamnation. Si le Garde des Sceaux ne savait pas qu'il violait le droit, il est évident que personne ne le sait. 

Ensuite, il est probable que le tribunal correctionnel espère que sa décision sera frappée d'appel et que la cour d'appel appliquera la jurisprudence ancienne, celle de la Cour de cassation.  Et si elle ne le fait pas, il y a des chances pour que, cette fois, un pourvoi en cassation soit déposé. Souvenons-nous en effet que l'arrêt de la CJR n'avait pas suscité de pourvoi du parquet. Le procureur Rémi Heitz avait annoncé y renoncer. Il n'avait alors guère d'autre choix si l'on considère qu'une éventuelle cassation aurait conduit à une nouvelle audience devant la CJR, avec probablement le même résultat. Les parlementaires, membres de la CJR, qui avaient choisi de sauver Eric Dupond-Moretti ne seraient pas revenus sur leur décision, aussi absurde soit-elle. Aujourd'hui, le tribunal correctionnel n'a pas seulement fait preuve d'humour. Il a ouvert la porte à un retour à la jurisprudence classique, en l'absence, heureusement, de cette juridiction politique qu'est la CJR. 

 



jeudi 31 octobre 2024

Le principe de dignité s'invite à la Toussaint


Cette fin de semaine sera marquée, dans la religion catholique, par la fête de la Toussaint immédiatement suivie, le lendemain, par la commémoration des fidèles défunts. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 31 octobre 2024 M. Michel B., rappelle donc fort opportunément le respect dû aux défunts. En se référant au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, qu'il n'invoque que très rarement, il annule les dispositions législatives relatives à la crémation des restes des défunts inhumés dans le cimetière, en cas de reprise de la sépulture par la commune.


La reprise de la sépulture


Ces dispositions figuraient dans l'article L 2223-4 du code général des collectivités locales, dans sa rédaction issue de la loi du 17 mai 2011 de simplification et d'amélioration de la qualité du droit. La simplification est incontestable, au point que la procédure apparaît quelque peu expéditive. Lorsque l'espace devient trop étroit, et que les concessions "à perpétuité" semblent abandonnées, se pose la question de faire "place aux jeunes en quelque sorte", comme le chantait Georges Brassens. La procédure est alors celle de la reprise de la sépulture par la commune, à la condition que la concession soit en état d'abandon, et qu'elle ait plus de trente ans. Le maire a le choix entre deux solutions. Soit il décide la création d'un" ossuaire à perpétuité où les restes exhumés sont aussitôt réinhumés", soit "il fait procéder à la crémation des restes exhumés en l'absence d'opposition connue ou attestée du défunt". Concrètement, les mots qui font l'objet de la QPC sont précisément les derniers de cette phrase, "en l'absence d'opposition connue ou attestée du défunt".

Si la procédure prévoit l'éventuelle opposition du défunt à la crémation, elle ne prévoit pas l'information de ses proches. Le requérant a ainsi été mis devant le fait accompli, en l'absence d'information par la commune. A dire vrai, le caractère choquant de cette procédure ne fait guère de doute et l'on peut se demander comment le législateur de 2011 a pu voter des dispositions aussi peu respectueuses des volontés des personnes disparues et de leurs proches. 

Mais quel fondement peut être utilisé pour déclarer inconstitutionnelle cette disposition ? Le requérant invoquait, pêle-mêle, le droit au respect de la vie privée et la liberté des conscience des personnes décédées ainsi que le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. 



Skeleton Dance. Silly Symphony. Walt Disney. 1929


La dignité, après la mort


Observons d'emblée que le droit au respect de la vie privée comme la liberté de conscience ne pouvaient être considérés comme des fondements susceptibles d'être invoqués. Les droits disparaissent en effet avec leur titulaire. Ne restait donc que le principe de dignité du défunt, principe qui permet de le considérer comme l'objet d'un droit dont ses ayants-droits seraient les gardiens.

Sur ce point, le Conseil constitutionnel s'est évidemment inspiré de la jurisprudence de la Cour de cassation. A propos de la diffusion dans les journaux de la photographie de François Mitterrand sur son lit de mort, la chambre criminelle, le 20 octobre 1998 a ainsi considéré que le droit à la dignité du défunt subsistait après son décès que son non-respect pouvait donner lieu à une sanction pénale. Des jurisprudences comparables ont suivi, à propos de l'image du préfet Érignac assassiné dans un arrêt de la première chambre civile, du 20 décembre 2000,  ou encore à propos des victimes de l'attentat de Nice en 2017

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) tenait un raisonnement comparable dans sa décision Société de conception de presse et d'édition c. France du 25 février 2016. Etait alors jugée contraire à la dignité de la personne la publication d'une photo d'Ilan Halimi, horriblement torturé, avant son exécution par le Gang des Barbares. A l'époque, la CEDH avait considéré que l'atteinte à la dignité du défunt était d'autant plus évidente que cette publication intervenait plusieurs années après les faits, à l'occasion du procès de leurs auteurs. Elle n'avait donc aucun intérêt informationnel et avec pour seule conséquence de raviver la douleur de la famille de la victime.

Le bilan de cette jurisprudence montre que le principe de dignité est surtout utilisé par les juges lorsqu'il n'existe pas d'autre solution, le décès du principal intéressé faisant obstacle à ce qu'il soit considéré comme titulaire de droit. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 31 octobre 2024, en fait un usage identique.


Un élargissement du principe de dignité


Il s'y est référé, pour la première fois, dans sa décision du 29 juillet 1994, à propos de la première loi de bioéthique. Il était alors invité à apprécier la constitutionnalité du nouvel article 16 que ce texte introduit dans le code civil : "La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantir le respect de l'être humain dès le commencement de la vie". Pour affirmer sa constitutionnalité, le Conseil se fonde sur le Préambule de la constitution de 1946, dont on sait qu'il s'ouvre par ces mots : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine". De ces dispositions, il fait une interprétation constructive, en affirmant que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle".

Par la suite, le Conseil constitutionnel a utilisé le principe de dignité avec parcimonie, essentiellement pour garantir la protection des personnes particulièrement vulnérables, en particulier les personnes détenues. Dans une QPC du 25 avril 2014, il abroge ainsi une disposition relative au régime juridique des établissements pénitentiaires, le législateur n'ayant pas prévu de procédure destinée à garantir le droit à la dignité des personnes détenues. Par la suite, la décision QPC du 16 avril 2012, Section française de l'Observatoire des prisons, sanctionne l'absence de recours directement ouvert aux personnes en détention pour protéger leur droit à la dignité.

La décision du 31 octobre 2024 emporte ainsi un élargissement très sensible du champ d'application du principe de dignité. En affirmant que la dignité du défunt ne s'éteint pas avec son décès, mais peut toujours être protégée à l'initiative de ses proches, le Conseil juge que la procédure prévue par le code des collectivités territoriales devrait permettre de connaître sa volonté, et son éventuel refus de crémation. Or les seules personnes en mesure d'informer l'élu sur cette volonté sont précisément les proches, ceux-là mêmes dont la la loi ne prévoit même pas l'information.

L'abrogation de la disposition est donc prononcée, mais le Conseil observe qu'elle ne saurait avoir des conséquences immédiates. En effet, si l'on supprime de l'article 2223-4 les mots  "en l'absence d'opposition connue ou attestée du défunt", il reste : " (le maire) fait procéder à la crémation des restes exhumés". Autrement dit, l'abrogation immédiate conduirait, paradoxalement, à autoriser les élus à procéder à des crémations sans tenir aucun compte de la volonté du défunt, ce qui irait directement à l'encontre du principe posé par le Conseil. Celui-ci reporte donc l'abrogation à la fin de l'année 2025, ce qui laisse le temps au législateur de voter de nouvelles dispositions, plus respectueuses de la dignité des défunts.

Le Conseil constitutionnel a évidemment raison de rappeler le respect dû aux défunts. On peut tout de même déplorer qu'il soit contraint de le rappeler. Il est tout de même surprenant que des élus décident de reprendre une sépulture, et de procéder à la crémation des restes du défunt, sans même chercher à joindre ses proches, comme s'il s'agissait d'un geste anodin. On apprécierait qu'une telle désinvolture suscite l'arrivée d'un nombre conséquents de fantômes venant hanter la mairie à grand renfort de bruits de chaines. N'oublions pas que la Toussaint suit immédiatement Halloween. 


Le principe de dignité : chapitre 7, introduction, du manuel de libertés publiques sur Amazon


 





dimanche 27 octobre 2024

Le Conseil constitutionnel contre l'"engrillagement"


L'"engrillagement" peut être défini comme la pose de clôtures, par des propriétaires privés, dans des espaces naturels. Des sociétés de chasse, entreprises privées, empêchent ainsi la libre circulation des animaux, et notamment des grands et petits cervidés et des sangliers, qui peuvent ainsi être chassés plus facilement au sein de véritables réserves. La loi du 2 février 2023 est intervenue pour limiter une pratique qui s'est généralisée, notamment en Sologne. Votée pratiquement à l'unanimité (seulement deux voix contre à l'Assemblée nationale), elle n'a pas été immédiatement déférée au Conseil constitutionnel. C'est donc par une question prioritaire de constitutionnalité qu'il a finalement été saisi. Sa décision du 18 octobre 2024 Groupement forestier Forêt de Teillay et autres constitue un revers pour les sociétés de chasse, car le Conseil valide la loi.

Disons honnêtement que cette décision ne vise pas l'ensemble des chasseurs. Certaines associations sont, au contraire, intervenues en défense de la loi devant le Conseil, rejoignant sur ce point des associations écologistes ou d'amateurs de randonnées en forêt. A leurs yeux, une chasse qui se déroule sur une parcelle engrillagée dans laquelle les animaux sont prisonniers et se font massacrer par des chasseurs souvent juchés sur des miradors n'a rien à voir avec l'activité qu'ils pratiquent. Sur ce point, il n'est pas sans intérêt de regarder la vidéo de l'audience, et de voir les avocats défenseurs des propriétaires concernés contester la constitutionnalité de la loi sans jamais prononcer le mot "chasse". et en invoquant la liberté d'entreprendre. Pour eux, la chasse n'est pas un loisir mais une entreprise commerciale.

Quoi qu'il en soit, les sociétés de chasse, car ce sont bien elles les requérantes même si elles avancent masquées, contestent plusieurs dispositions de la loi du 2 février 2023, intégrées au code de l'environnement. Les deux moyens principaux invoqués devant le Conseil sont écartés, sans surprise.



La chasse à la galinette cendrée. Les Inconnus. Extrait

Article 17 de la Déclaration de 1789


L'article L 372-1 du code de l'environnement interdit la pose de nouvelles clôtures. Quant aux propriétaires qui ont déjà posé une telle installation depuis moins de trente ans, il ne leur impose de la supprimer mais les oblige à en modifier les caractéristiques. Alors que la Sologne est hérissée de clôtures de plus de deux mètres de haut en fil de fer barbelé, enterrées en profondeur, doivent désormais être plantées des clôtures posées 30 cm au dessus du sol et limitées à 1, 20 mètre de hauteur. On l'a compris, il s'agit de permettre aux petits animaux de passer dessous, et aux gros de sauter par dessus.  Les matériaux naturels définis par un schéma régional doivent se substituer aux barbelés, ce qui évitera aux animaux de se blesser et aux promeneurs d'avoir l'impression de longer un camp de concentration. En tout état de cause, les propriétaires ont jusqu'au 1er janvier 2027 pour se mettre en conformité, étant entendu que les clôtures historiques, par exemple les murs du parc d'un chateau ne sont pas concernées par cette obligation.

Les groupements requérants voient dans cette contrainte une double atteinte à l'article 2 et à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, deux dispositions qui garantissent le droit de propriété.

L'article 17 affirme que "nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est lorsque la nécessité publique légalement constatée l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Les avocats des associations requérantes ont plaidé, et affirmé avec aplomb que les dispositions contestées ont pour conséquence des les priver de leur propriété. Ils n'ont évidemment pas été suivis. Les propriétaires ne sont pas privés de leur terrain et, au contraire, la loi prévoit une contravention à l'encontre des promeneurs qui y pénétreraient illégalement. De même, ils demeurent propriétaire de leur clôture qui n'est pas confisquée, mais ils doivent seulement modifier les caractéristiques. 

Cette analyse est le fruit d'une jurisprudence constante. Depuis sa décision du 17 juillet 1985, le Conseil constitutionnel estime que les garanties de l'article 17 ne sont applicables que si tous les droits portant sur le bien, usus abusus et fructus, ont été transférés. Dans sa décision QPC du 14 novembre 2014 Alain L. , il considère ainsi comme une dépossession la "rétention" qui permet à l'État de se porter acquéreur, dans un certain délai, d'une oeuvre d'art que son propriétaire désire exporter. Durant cette période, le propriétaire n'a plus vraiment de droits sur son bien. Tel n'est pas le cas des propriétaires d'une réserve de chasse qui se voient seulement contraints d'en modifier la clôture. 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 octobre 2024, affirme d'ailleurs clairement qu'il "résulte du droit de propriété le droit pour le propriétaire de clore son bien foncier". On ne peut affirmer plus clairement que la substance du droit de propriété n'est pas atteinte.


L'article 2 de la Déclaration de 1789


Ne reste donc que l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le seul invocable en l'espèce. Il prévoit en effet que "les atteintes portées au droit de propriété doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi". En l'espèce, l'atteinte au droit de propriété n'est pas contestable dès lors que le propriétaire ne peut plus clôturer son bien en toute liberté, mais doit se soumettre à certaines contraintes imposées par la loi.

Précisément, le Conseil énumère un certain nombre d'objectifs d'intérêt général justifiant la restriction. Le premier d'entre eux est l'objectif constitutionnel de protection de l'environnement consacré dans sa décision du 31 janvier 2020. Le législateur a entendu permettre la libre circulation des animaux sauvages dans les milieux naturels afin de prévenir les risques sanitaires liés au cloisonnement des populations animales, de remédier à la fragmentation de leurs habitats et de préserver la biodiversité. Est également mentionnée la lutte contre la dégradation des paysages et les nécessités du passage des services d'incendie, particulièrement impérieuses dans la forêt des Landes, également concernée par l'engrillagement.

L'atteinte à la propriété est d'autant plus proportionnée que le législateur a pris soin d'autoriser les clôtures, cette fois d'une hauteur laissée au libre arbitre du propriétaire, à 150 mètres de l'habitation. Il s'agit cette fois d'assurer une protection particulière du domicile, abri naturel de la vie privée.

Les autres moyens développés n'ont guère d'intérêt. Ainsi les requérants dénonçaient le caractère rétroactif d'un texte imposant une contrainte aux propriétaire ayant enclos leur propriété depuis moins de trente ans. Sur le plan pratique, l'argument permettait d'espérer que le Conseil affirmerait que la loi devrait s'appliquer uniquement pour l'avenir, laissant ainsi la Sologne dans l'état d'engrillagement où elle se trouve. Mais le Conseil n'est pas entré dans ce raisonnement. Il est difficile d'invoquer la rétroactivité en matière civile, et encore un plus difficile d'invoquer le droit de propriété comme droit acquis à l'issue de ce délai. Car les propriétaires en question l'étaient déjà il y a trente ans. 

Il ne reste plus qu'à espérer que le gouvernement actuel et ceux qui lui succéderont ne céderont pas au lobby de la chasse, et mettront en oeuvre la loi de 2023, en imposant le respect de la date du 1er janvier 2027. Ce sera une belle journée pour les animaux et pour les promeneurs qui ne verront plus de malheureuses bêtes agonisant dans des barbelés, pour avoir voulu sauteur vers la liberté.



jeudi 24 octobre 2024

Le lagopède alpin au Palais Royal


La protection de l'environnement pénètre de plus en plus profondément dans le champ des libertés publiques. Une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 18 octobre suspend ainsi la chasse au lagopède alpin en invoquant le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité, fait donc partie de cet environnement sain.


Irruption du lagopède dans la jurisprudence


C'est sans doute la première fois que le lagopède alpin fait irruption dans la jurisprudence administrative. Nul n'ignore, bien entendu, qu'il s'agit d'un oiseau, aussi appelé perdrix des neiges, et qui a la particularité de pratiquer avec aisance l'art du camouflage, en adoptant un plumage immaculé pendant l'hiver. Hélas, ce talent n'a pas été suffisant pour le protéger. Son taux de fécondité est très bas et l'action des chasseurs contribue à faire du lagopède alpin un espère en voie d'extinction.

Dans le cas présent, notre lagopède alpin est plutôt ... pyrénéen. Alors que les préfets des départements alpins ont fixé à zéro le taux de prélèvement autorisé concernant cet oiseau, interdisant de facto de le chasser, le préfet de l'Ariège a autorisé les chasseurs à "prélever", c'est à dire à tuer, dix lagopèdes durant une période de chasse qui ne dépasse pas trois semaines, entre septembre et octobre. 

Alors que la chasse avait déjà commencé, et que l'on déplorait déjà la mort d'un oiseau, différentes associations dont One Voice, ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, en lui demandant de suspendre l'arrêté préfectoral, ce qu'il a fait dans une ordonnance du 4 octobre 2024. Comme bien souvent, la ministre de la transition écologique, en principe chargée de la protection de l'environnement, a fait appel de cette décision. Les fédérations de chasseurs étaient sans doute parvenues à la convaincre que la chasse au lagopède relevait de la protection de l'environnement.



Let's sing a gay little spring song. Bambi. Walt Disney. 1942


Le référé-liberté


La procédure engagée par l'association requérante est un référé-liberté.  L'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l'exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. De fait, le juge administratif dresse une liste des libertés qu'il considère comme fondamentales, et donc de nature à justifier un référé. Il a même publié cette liste sur son site.

Parmi ces libertés fondamentales figurent la liberté d'aller et de venir , consacrée la première par un référé du 9 janvier 2001, le droit de se marier consacré en 2003,  ou encore la liberté de manifestation en 2007. On en dénombre aujourd'hui exactement 39 et, précisément, la dernière en date est le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", consacré dans une ordonnance du 20 septembre 2022 et directement fondé sur la Charte de l'environnement.


Une évolution en deux temps


Nul n'ignore que les avancées jurisprudentielles du Conseil d'État sont généralement réalisées en deux temps. Le juge commence par affirmer un concept nouveau pour l'écarter en l'espèce et rejeter la requête. Ensuite, il reprend le concept de manière positive cette fois, et donne satisfaction au requérant.

Dans la décision du 20 septembre 2022, le Conseil d'État avait refusé de suspendre une décision de création d'une piste cyclable sur une route départementale, estimant qu'il n'était pas démontré que ces travaux portaient une atteinte grave au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Il est vrai que les requérants, propriétaires d'un laboratoire dénombrant les espèces protégées dans la région, n'avaient pas réellement donné d'éléments démontrant l'impact des travaux sur ces espèces. Quoi qu'il en soit, le droit de vivre dans un environnement équilibré était désormais susceptible de donner lieu à référé. C'était donc la première étape de l'évolution jurisprudentielle. 

L'ordonnance du 18 octobre 2024 fait bénéficier le lagopède alpin de la seconde étape de l'évolution. Pour le Conseil d'État, la décision d'autoriser la chasse de l'oiseau, alors qu'il est gravement menacé de disparition porte atteinte au droit de vivre dans un environnement équilibré. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité,  fait donc partie de cet environnement sain.

On doit se réjouir de cette intégration de la biodiversité dans les préoccupations du juge. La protection des espèces est une nécessité et la décision paraît d'autant plus juste que le Conseil fait observer que les chasseurs ont fourni des statistiques sur le coefficient de reproduction du lagopède très différentes de celles fournies par des laboratoires universitaires. Sur ce point, la défense de l'administration, reposant uniquement sur les chiffres des chasseurs a sans doute un peu agacé le juge, qui sanctionne ce qui ressemble bien à une connivence entre les fédérations de chasseurs et la ministre en charge de l'écologie.

Quoi qu'il en soit, le lagopède alpin est heureux et nous sommes heureux pour lui.

dimanche 20 octobre 2024

Voyage en Absurdie


L'ordonnance de référé rendue par le Conseil d'État le 8 octobre 2024 n'a guère suscité l'intérêt des spécialistes de droit constitutionnel et de droit administratif. Le juge refuse pourtant d'enjoindre au Président de la République de nommer un Premier ministre "issu du Nouveau Front Populaire", ce qui n'est pas rien. Conformément à sa jurisprudence classique, il se déclare incompétent pour connaître d'un acte de gouvernement.

Et si, pour une fois, on s'amusait un peu ? Imaginons un instant, rien qu'un instant que le juge des référés du Conseil d'État, d'humeur facétieuse ce jour-là, ait décidé de donner satisfaction aux requérants. Il aurait donc enjoint au Président de la République de nommer Lucy Castets comme Premier ministre, faisant fi du fait que Michel Barnier avait déjà posé ses valises à Matignon. 

Imagine-t-on le bruit causé par une telle décision ? Certes, les militants LFI auraient probablement célébré la victoire Place de la République. Mais pense-t-on aux chroniqueurs des chaînes d'information muets de sidération au point de provoquer un sentiment de relaxation chez le téléspectateur, aux auteurs des Grands Arrêts écrasés par l'ampleur de l'actualisation, aux étudiants en droit constitutionnel sombrant dans la déprime... Même le journaliste de Libé en charge de la politique française mérite notre compassion. N'est-il pas pris de cours par ce succès inattendu, et contraint de s'initier rapidement aux beautés du droit administratif ?

Aidons donc ces malheureuses victimes de l'actualité contentieuse à comprendre l'importance du revirement.


L'acte de gouvernement : RIP


En enjoignant au Président de la République de nommer un Premier ministre issu du NFP, le juge des référés du Conseil d'État mettrait fin  à une jurisprudence inaugurée par un arrêt Prince Napoléon de 1875. A l'époque, le Conseil d'État s'était reconnu pour requalifier en acte administratif une décision que l'administration présentait comme purement politique, et donc insusceptible de recours. Aujourd'hui, ces actes de gouvernement concernent essentiellement les relations internationales et les  rapports entre les pouvoirs publics institutionnels.

Certes, le champ des actes de gouvernement s'est réduit dans le domaine des relations internationales. C'est ainsi que, depuis un arrêt du 15 octobre 1993, un décret d'extradition ne peut plus jamais être considéré comme un acte de gouvernement. En revanche, constitue un acte de gouvernement la décision que le juge ne saurait contrôler sans s'immiscer dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014, le juge estime ainsi que n'est pas susceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Cette décision n'est pas considérée comme détachable du Statut de Rome qui crée la CPI.

En matière de relations entre les pouvoirs publics, la notion d'acte de gouvernement tient mieux le coup, si l'on ose parler ainsi. Sont ainsi concernés les actes qui relèvent de la fonction exécutive, par apposition à la fonction administrative. On peut citer, pêle-mêle, la décision de soumettre à référendum un projet de révision constitutionnelle ou la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel. Le 20 juin 2024, le Conseil d'État avait même osé considérer comme un acte de gouvernement le décret de dissolution de l'Assemblée nationale. Surtout, par une décision du 29 décembre 1999, le juge administratif s'était déclaré incompétent pour apprécier la légalité d'un décret portant composition du gouvernement. 

Notre journaliste pourrait donc célébrer un énorme revirement de jurisprudence par rapport à une jurisprudence constante, dont la dernière occurrence n'a pas quatre mois.



Sur un mur à Honfleur. circa 2008. Collection particulière


L'injonction au Président de la République


Autre innovation, et de taille : Le juge des référés donne une injonction adressée directement au Chef de l'État. Cette fois, c'est la Constitution qui est directement atteinte. L'immunité du Président consacrée dans l'article 67 de la Constitution s'étend en effet à tous les actes de procédure, qu'ils soient prononcés par un juge ou par toute autre autorité. Ainsi Jacques Chirac a-t-il refusé de témoigner dans l'affaire Clearstream pour des faits qui se sont déroulés durant son mandat. De même, Valéry Giscard d'Estaing avait refusé d'être auditionné par une commission d'enquête parlementaire sur les avions renifleurs. En termes simples, le Président en fonction n'est pas lié par les actes qui le visent, qu'il s'agisse des actes des juridictions ou du parlement. 

De fait, par cette injonction, le juge des référé interviendrait directement dans le pouvoir de nomination du gouvernement. 

Notre journaliste devrait alors louer une décision qui remet en cause la Constitution elle-même. Le juge administratif deviendrait le coauteur des décrets présidentiels, en se permettant de dicter au Président leur contenu. Or, l'article 8 de la Constitution énonce que la nomination du Premier ministre est un pouvoir propre du Président, pouvoir que, par définition, il ne partage avec personne. 

Article 67, article 8, et, d'une manière générale, tous les articles de la Constitution prévoyant l'exercice par le Président d'une compétence sans contreseing du Premier ministre, notre commentateur pourrait constater une sorte de destruction de la Constitution par un juge, qui est pourtant censé être lié par ses dispositions.

Mais la révolution n'a pas eu lieu. Le recours déposé par les soutiens de Lucie Castets s'est effondré devant la réalité de la jurisprudence et il faut bien reconnaître qu'il n'avait pas la moindre chance de prospérer. Il reste à se demander pourquoi un tel recours a été déposé et comment un avocat a pu conseiller à ses clients de se lancer dans une telle aventure. Sur ce point, nous n'avons pas de réponse. Sans doute s'agissait-il d'une manoeuvre politique visant à affirmer l'absence de légitimité du gouvernement Barnier, visant aussi à maintenir la mobilisation de militants ? Même si l'on a bien ri, il est tout de même un peu fâcheux d'instrumentaliser le juge administratif pour transformer le prétoire en tribune politique. Ceci dit, il a l'habitude, et on peut penser que lui aussi, il a bien ri.