Un clivage qui transcende les partis politiques
Les réactions à ces propos révèlent que le clivage est réel et transcende les mouvements politiques. L'UMP, tendance Nicolas Sarkozy, envisage aujourd'hui une proposition de la loi interdisant le port du voile dans les Universités. Il semble cependant que l'ensemble du mouvement ne soit pas d'accord sur une question qui n'a pas fait l'objet d'un débat interne. Du côté du gouvernement, les positions ne sont pas plus claires. Manuel Valls affirmait, en août 2013, que le rapport du Haut Conseil à l'intégration (HCI) préconisant l'interdiction était "digne d'intérêt". Ce rapport a pourtant entrainé la disparition immédiate du HCI. A la même époque, Geneviève Fioraso, alors ministre des Universités, déclarait que "le voile ne pose pas de problème à l'Université".
Du côté des Universités, les seuls propos publics sont ceux de Jean-Loup Salzman, président de la Conférence des présidents d'Université (CPU), déclarant à France-Inter : "La question ne devrait pas se poser (...) Je ne vois pas au nom de quoi on interdirait à des jeunes filles d'exprimer des convictions religieuses, y compris à l'Université".
Il est vrai que Jean-Loup Salzmann, Président de l'Université de Paris 13 Villetaneuse, est particulièrement au fait de cette question. D'une part, comme Président de Paris 13, il a mis fin récemment au contrat d'un enseignant vacataire. Celui-ci, constatant la présence à son cours d'une étudiante voilée, avait fait part aux étudiants de son hostilité au port de signes religieux dans l'espace public. D'autre part, un rapport de l'Inspection générale de l'éducation nationale relatif à l'IUT de Saint-Denis, rattaché à l'Université de Paris 13, montre que les responsables de l'Université avaient laissé s'installer dans l'établissement des associations faisant du prosélytisme musulman, pendant que le directeur de l'IUT était victime d'une agression, après des menaces de mort à caractère islamiste. Si l'on considère la situation de son Université, il ne fait guère de doute que Jean-Loup Salzmann est un ardent partisan de l'expression religieuse dans les services publics. Cette position reflète-t-elle celle de l'ensemble de la communauté universitaire ?
Plantu. Le Monde. 5 mars 2014 |
La reconstruction idéologique de loi de 1905
A l'appui de cette position, on trouve une interprétation, ou plutôt une déformation, de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l'Etat. Une analyse qui se revendique à la fois libérale et féministe affirme que la loi de 1905 se borne à garantir la liberté religieuse. Elle autoriserait donc toutes les manifestations religieuses, qu'elles aient lieu dans des espaces privés ou publics. L'analyse s'accompagne de la dénonciation d'une "nouvelle laïcité" liberticide qui interdit notamment aux femmes de porter le voile. Elle repose ainsi sur le présupposé selon lequel le port du voile n'est pas le signe de l'oppression des femmes mais un élément de leur liberté. La "nouvelle laïcité" reflète donc un "nouveau féminisme", qui ne dénonce pas l'oppression des femmes, mais leur droit d'être opprimées. Celles qui souffrent sous un voile imposé par les familles et les grands frères apprécieront sans doute ce soutien du mouvement féministe.
Quoi qu'il en soit, l'analyse repose sur une construction idéologique, car la loi de 1905 ne dit rien de tel. Son article premier énonce que "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". La liberté de conscience relève de la liberté de pensée et concerne l'espace intime des convictions religieuses. Le Conseil constitutionnel a récemment rappelé, dans sa décision rendue sur QPC le 18 octobre 2013 qu'elle a valeur constitutionnelle. Son fondement réside à la fois dans l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses", et dans le Préambule de 1946 qui énonce que "nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances". Le cadre juridique de la liberté de conscience est donc celui de l'"opinion" et de la "croyance". On est bien éloigné de l'affirmation d'une appartenance religieuse par des signes extérieurs, vestimentaires ou autres.
Quant au "libre exercice des cultes", il est vrai qu'il s'agit là d'un droit de la vie collective, qui ne relève pas du for intérieur. L'article 1er de la loi de 1905 insiste sur ce "libre exercice", mais les interprètes audacieux de ce texte devraient peut être lire la loi jusqu'à son article 27 : "Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte, sont réglées en conformité de l'article L 2212-2 du code général des collectivités locales". Cet article, bien connu, est relatif au pouvoir du police générale du maire, pouvoir qui autorise le maire à limiter l'exercice public du culte pour des motifs d'ordre public. Certes, nous sommes en 1905. A l'époque, la loi vise les processions et les sonneries de cloches, pas le port des signes religieux On doit tout de même en déduire que la liberté de conscience change de régime juridique lorsqu'elle devient liberté d'affirmation publique d'une religion. Elle doit alors se conformer aux règles édictées pour garantir l'ordre public.
Ne faisons pas dire à la loi de 1905 ce qu'elle ne dit pas, tout simplement parce qu'elle intervient à une époque où les préoccupations sont ailleurs. Ce texte fondateur n'autorise pas le port du voile à l'Université, pas plus d'ailleurs qu'il ne l'interdit. Il se borne, et c'est déjà essentiel, à affirmer que la liberté religieuse peut faire l'objet de restrictions liées à l'ordre public.
Laïcité et neutralité
C'est à ce stade qu'intervient la notion de laïcité. Certains font observer, et ils ont raison, qu'elle ne figure pas dans la loi de 1905. Cela n'a guère d'importance aujourd'hui, puisqu'elle est mentionnée à l'article 1er de notre Constitution : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". En France, la laïcité a valeur constitutionnelle et est étroitement liée au principe républicain.
Dans les services publics, la laïcité prend la forme de l'obligation de neutralité. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la neutralité n'impose pas seulement une contrainte purement négative, celle de n'afficher aucune préférence pour une religion. Elle impose aussi et surtout une obligation positive de ne pas manifester ses croyances religieuses. Ce devoir ne concerne pas seulement les fonctionnaires mais aussi tous ceux qui participent au service public de l'enseignement. Dans un avis du 3 mai 2000 Mlle Marteaux, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "les principes de neutralité et de laïcité s'appliquent à l'ensemble des services publics et interdisent à tout agent, qu'il assure ou non des fonctions éducatives ou ayant un caractère pédagogique, d'exprimer ses croyances religieuses dans l'exercice de ses fonctions". Tous les personnels de l'Université sont donc soumis à cette obligation et peuvent être sanctionnés s'ils arborent des signes religieux apparents. C'est ainsi que le tribunal administratif de Toulouse a admis, en avril 2009, la légalité du licenciement d'une doctorante allocataire de recherche à l'Université Paul Sabatier qui refusait de retirer son voile. Salariée par l'Université, elle était soumise à l'obligation de neutralité.
Le cas des étudiants est évidemment un peu moins simple. On doit évidemment écarter l'argument repris dans les médias selon lequel les étudiantes des Universités ne seraient pas soumises à l'obligation de neutralité parce qu'elles sont majeures. Le respect de la laïcité serait-il donc réservé aux enfants ? En tout cas, le Conseil d'Etat a déjà confirmé, à plusieurs reprises, l'exclusion de lycéennes majeures portant le voile au lycée (par exemple : CAA Nancy, 24 mai 2006), ce qui détruit l'argument. La circulaire du 15 mars 2004 précise d'ailleurs que l'interdiction du port de signes religieux s'applique à tous les élèves des établissements secondaires, "y compris ceux qui sont dans des formations post-baccalauréat".
L'interdiction du port du voile à l'Université violerait-elle une disposition législative en vigueur ? Certains invoquent à ce propos l'article 50 de la loi du 26 janvier 1984. Mais celui-ci se borne à énoncer que les étudiants "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels". Le mot "religion" n'est même pas prononcé. Dans l'état actuel actuel du droit, aucune disposition n'autorise formellement le port de signes religieux par les étudiants.
Reste, il faut bien le reconnaître, qu'aucune disposition ne l'interdit formellement.
Le recherche d'un fondement juridique
La jurisprudence n'apporte pas de réponse plus claire. Là encore, les partisans du port de signes religieux invoquent l'arrêt du 26 juillet 1996 du Conseil d'Etat annulant l'interdiction de port de signes religieux décidée par l'Université de Lille II. Mais la décision ne faisait que constater l'absence de fondement juridique de nature à garantir la légalité d'une telle décision. Elle intervenait, en outre, à une époque bien antérieure à la loi Pécresse du 10 août 2007. L'autonomie accordée par ce texte est largement cosmétique, mais elle touche tout de même l'organisation intérieure de l'établissement. Pourrait-on envisager que les organes délibérants d'une Université, réunissant enseignants, personnels administratifs et étudiants, adoptent un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux ? La question mérite d'être posée, et un tel choix présenterait l'intérêt de tester la réalité de l'autonomie des Universités.
Il n'empêche qu'une telle solution risque de porter atteinte à l'égalité devant le service public. Les étudiants de telle université se verraient interdire le port de signes religieux, ceux de telle autre pourraient en porter librement. Cette rupture d'égalité pourrait, à terme, conduire à la constitution d'universités-ghettos dont l'existence même serait une atteinte à l'idée républicaine. La seule solution, pour disposer d'un fondement juridique solide, serait donc d'étendre à l'Université les dispositions de la loi du 15 mars 2004, aujourd'hui codifiée dans l'article L 141-5-1 du code de l'éducation. Il énonce en effet : "Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". Un mot à ajouter et l'Université devient un sanctuaire à l'abri des querelles religieuse et des marques d'asservissement des femmes. Le parlement aura-t-il ce courage ?