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Veille juridique sur les droits de l'homme et les libertés publiques

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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 3 janvier 2025

La surveillance par drone de l'espace public.


Le cadre juridique de la surveillance par drone de l'espace public est désormais clarifié avec la décision rendue par le Conseil d'État le 30 décembre 2024. Il écarte en effet le recours déposé par la Ligue des droits de l'homme, la Quadrature du net et d'autres associations, contestant la légalité du décret du 19 avril 2023. 

Les opposants au décret avaient placé leur ultime espoir dans cette requête et le Conseil d'État met donc fin aux derniers doutes sur l'usage des drones en matière de sécurité publique.  La loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure autorise ainsi les services de la police et de la gendarmerie nationales à recourir à la captation d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs, drones, hélicoptères, ballons captifs. Le décret du 19 avril 2023 prévoit le régime juridique de cet usage. Le Conseil d'État estime que les garanties juridiques que cet ensemble normatif apporte sont suffisantes pour assurer l'ordre public en protégeant la sécurité des personnes et des biens.


Des décisions au cas par cas


L'article L 242-5 du code de la sécurité intérieure énonce que l'usage de dispositifs de captation d'images est subordonné à une décision écrite et motivée du préfet, ou, à Paris, du préfet de police. Il lui appartient de s'assurer du respect des règles applicables et la demande qui lui est transmise doit être suffisamment complète pour lui permettre d'exercer efficacement de contrôle. Au demeurant, l'autorisation du préfet doit se limiter à ce qui est strictement nécessaire au regard de l'espace géographie concerné et du nombre de caméras procédant aux enregistrements. D'une manière générale, l'autorisation peut être délivrée pour trois mois lorsqu'il s'agit de lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, ou d'assurer le contrôle des frontières. En revanche, la surveillance de chaque manifestation suppose une demande spécifique.

En jugeant que ces dispositions n'entrainent pas une atteinte excessive aux droits des personnes, le Conseil d'État se place dans la droite ligne de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 20 janvier 2022, celui-ci avait déjà estimé que la liste des circonstances dans lesquelles l'usage des drones était possible était satisfaisante, comme les garanties apportées par le législateur. Il avait ajouté que l'autorisation préfectorale ne pouvait être accordée qu'après que le préfet se soit assuré de l'impossibilité d'utiliser des moyens intrusifs pour la vie privée. 



Femme à la fenêtre. Jacques Voyet 1926-2010 


Le régime juridique de l'usage des drones


Les associations requérantes contestaient surtout la légalité de la captation et de la conservation de données considérées comme sensibles. Les images captées par un drone pourraient en effet donner lieu à des applications biométriques permettant d'identifier des personnes qui ne constituent, en aucun cas, un menace pour l'ordre public. Les requérants se plaignent donc que les dispositifs embarqués ne donnent pas lieu à une autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Sur ce point, le Conseil d'État mentionne que le droit positif est désormais relativement élaboré. Les drones ne peuvent ni capter du son, ni comporter des traitements de reconnaissance faciale, principes rappelés dans l'article L 242-4 du code de la sécurité intérieure. La loi de 2022 a posé cette garantie, et on se souvient que le juge des référés du Conseil d'État, dès une ordonnance du 18 mai 2020, était intervenu sur cette question à propos de la surveillance des rassemblements pendant la période de déconfinement après le Covid. Il avait alors suspendu une autorisation d'usage des drones, car aucun dispositif ne garantissait que le drone volait suffisamment haut pour empêcher l'identification des personnes. Or, s'il volait bas pour précisément capter des images identifiantes, il violait le Règlement général de protection des données (RGPD), puisque l'avis préalable de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) n'avait pas été demandé.

Aujourd'hui, le Conseil d'État rappelle que les systèmes embarqués sur les drones n'ont pas, en tant que tels, pour objet de capter et de conserver des données sensibles. Mais ils peuvent néanmoins en capter, en quelque sorte de manière collatérale. C'est la raison pour laquelle une analyse d'impact "cadre" est exigée par l'article L 242-5 du code de la sécurité intérieure. Cela signifie concrètement que les garanties mises en place par le système sont transmises à la CNIl qui rend un avis à leur sujet.

En pratique, ces données sensibles captées par accident sont essentiellement les images de l'intérieur des domiciles. Les associations requérantes espéraient obtenir du Conseil d'État la reconnaissance d'une illégalité globale de ce type de captation. Mais le Conseil se montre très réaliste sur ce point. en observant qu'une telle interdiction pourrait compromettre une opération en cours, alors même que l'atteinte à la vie privée est modeste. En effet, les données ainsi recueillies doivent être détruites dans un délai de 48 heures, ce qui réduit considérablement la menace pour la vie privée. Cette analyse laisse ainsi ouverte l'appréciation contextuelle de l'opération, en laissant à l'administration une certaine autonomie dans son déroulement. 

La décision du 30 décembre 2024 était hautement prévisible, car on se souvient que le juge des référés du Conseil d'État avait déjà refusé de suspendre le décret du 19 avril 2023 par une ordonnance du 24 mai 2023. La décision de fond du 30 décembre 2024 valide ainsi, définitivement, le dispositif juridique autorisant l'usage des drones dans le domaine sécuritaire. Les requérants le regretteront sans doute. Mais peut-être pourra-t-on leur apporter une consolation,  en leur faisant observer qu'ils ont contribué à fixer un droit positif clair, permettant de sanctionner plus efficacement d'éventuelles violations ?


La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1 § 2

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mardi 31 décembre 2024

Les Invités de LLC. Voltaire. "Femmes, soyez soumises à vos maris"

Pour la fin de l'année, et pour présenter à ses lecteurs ses meilleurs voeux pour l'année 2025, Liberté Libertés Chéries leur offre un petit cadeau, un bijou voltairien peu connu. "Femmes, soyez soumises à vos maris" est un pamphlet, paru en 1766. Il est suffisamment court pour être publié en intégralité. Une belle langue et une pensée libre... 

 

 

Voltaire

Femmes, soyez soumises à vos maris

1766


 

L’abbé de Châteauneuf me contait un jour que Mme la maréchale de Grancey était fort impérieuse ; elle avait d’ailleurs de très-grandes qualités. Sa plus grande fierté consistait à se respecter soi-même, à ne rien faire dont elle pût rougir en secret ; elle ne s’abaissa jamais à dire un mensonge : elle aimait mieux avouer une vérité dangereuse que d’user d’une dissimulation utile ; elle disait que la dissimulation marque toujours de la timidité. Mille actions généreuses signalèrent sa vie ; mais quand on l’en louait, elle se croyait méprisée ; elle disait : « Vous pensez donc que ces actions m’ont coûté des efforts ? » Ses amants l’adoraient, ses amis la chérissaient, et son mari la respectait.

Elle passa quarante années dans cette dissipation, et dans ce cercle d’amusements qui occupent sérieusement les femmes ; n’ayant jamais rien lu que les lettres qu’on lui écrivait, n’ayant jamais mis dans sa tête que les nouvelles du jour, les ridicules de son prochain, et les intérêts de son cœur. Enfin, quand elle se vit à cet âge où l’on dit que les belles femmes qui ont de l’esprit passent d’un trône à l’autre, elle voulut lire. Elle commença par les tragédies de Racine, et fut étonnée de sentir en les lisant encore plus de plaisir qu’elle n’en avait éprouvé à la représentation : le bon goût qui se déployait en elle lui faisait discerner que cet homme ne disait jamais que des choses vraies et intéressantes, qu’elles étaient toutes à leur place ; qu’il était simple et noble, sans déclamation, sans rien de forcé, sans courir après l’esprit ; que ses intrigues, ainsi que ses pensées, étaient toutes fondées sur la nature : elle retrouvait dans cette lecture l’histoire de ses sentiments, et le tableau de sa vie.

On lui fit lire Montaigne : elle fut charmée d’un homme qui faisait conversation avec elle, et qui doutait de tout. On lui donna ensuite les grands hommes de Plutarque : elle demanda pourquoi il n’avait pas écrit l’histoire des grandes femmes.

L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. « Qu’avez-vous donc, madame ? » lui dit-il.

— J’ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet ; c’est, je crois, quelque recueil de lettres ; j’y ai vu ces paroles : Femmes, soyez soumises à vos maris ; j’ai jeté le livre.

— Comment, madame ! Savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul ?

— Il ne m’importe de qui elles sont ; l’auteur est très-impoli. Jamais Monsieur le maréchal ne m’a écrit dans ce style ; je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très-difficile à vivre. Était-il marié ?

— Oui, madame.

— Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature : si j’avais été la femme d’un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays. Soyez soumises à vos maris ! Encore s’il s’était contenté de dire : Soyez douces, complaisantes, attentives, économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre ; et pourquoi soumises, s’il vous plaît ? Quand j’épousai M. de Grancey, nous nous promîmes d’être fidèles : je n’ai pas trop gardé ma parole, ni lui la sienne ; mais ni lui ni moi ne promîmes d’obéir. Sommes-nous donc des esclaves ? N’est-ce pas assez qu’un homme, après m’avoir épousée, ait le droit de me donner une maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle ? N’est-ce pas assez que je mette au jour avec de très-grandes douleurs un enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ? Ne suffit-il pas que je sois sujette tous les mois à des incommodités très-désagréables pour une femme de qualité, et que, pour comble, la suppression d’une de ces douze maladies par an soit capable de me donner la mort sans qu’on vienne me dire encore : Obéissez ?

« Certainement la nature ne l’a pas dit ; elle nous a fait des organes différents de ceux des hommes ; mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n’a pas prétendu que l’union formât un esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit :


Du côté de la barbe est la toute-puissance.


Mais voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! Quoi ! Parce qu’un homme a le menton couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse très-humblement ? Je sais bien qu’en général les hommes ont les muscles plus forts que les nôtres, et qu’ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué : j’ai peur que ce ne soit là l’origine de leur supériorité.

« Ils prétendent avoir aussi la tête mieux organisée, et, en conséquence, ils se vantent d’être plus capables de gouverner ; mais je leur montrerai des reines qui valent bien des rois. On me parlait ces jours passés d’une princesse allemande qui se lève à cinq heures du matin pour travailler à rendre ses sujets heureux, qui dirige toutes les affaires, répond à toutes les lettres, encourage tous les arts, et qui répand autant de bienfaits qu’elle a de lumières. Son courage égale ses connaissances ; aussi n’a-t-elle pas été élevée dans un couvent par des imbéciles qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre. Pour moi, si j’avais un État à gouverner, je me sens capable d’oser suivre ce modèle. »

L’abbé de Châteauneuf, qui était fort poli, n’eut garde de contredire madame la maréchale.

« À propos, dit-elle, est-il vrai que Mahomet avait pour nous tant de mépris qu’il prétendait que nous n’étions pas dignes d’entrer en paradis, et que nous ne serions admises qu’à l’entrée ?

— En ce cas, dit l’abbé, les hommes se tiendront toujours à la porte ; mais consolez-vous, il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’on dit ici de la religion mahométane. Nos moines ignorants et méchants nous ont bien trompés, comme le dit mon frère, qui a été douze ans ambassadeur à la Porte.

— Quoi ! il n’est pas vrai, monsieur, que Mahomet ait inventé la pluralité des femmes pour mieux s’attacher les hommes ? Il n’est pas vrai que nous soyons esclaves en Turquie, et qu’il nous soit défendu de prier Dieu dans une mosquée ?

— Pas un mot de tout cela, madame ; Mahomet, loin d’avoir imaginé la polygamie, l’a réprimée et restreinte. Le sage Salomon possédait sept cents épouses. Mahomet a réduit ce nombre à quatre seulement. Mesdames iront en paradis tout comme messieurs, et sans doute on y fera l’amour, mais d’une autre manière qu’on ne le fait ici : car vous sentez bien que nous ne connaissons l’amour dans ce monde que très-imparfaitement.

— Hélas ! vous avez raison, dit la maréchale : l’homme est bien peu de chose. Mais, dites-moi ; votre Mahomet a-t-il ordonné que les femmes fussent soumises à leurs maris ?

— Non, madame, cela ne se trouve point dans l’Alcoran.

— Pourquoi donc sont-elles esclaves en Turquie ?

— Elles ne sont point esclaves, elles ont leurs biens, elles peuvent tester, elles peuvent demander un divorce dans l’occasion ; elles vont à la mosquée à leurs heures, et à leurs rendez-vous à d’autres heures : on les voit dans les rues avec leurs voiles sur le nez, comme vous aviez votre masque il y a quelques années. Il est vrai qu’elles ne paraissent ni à l’Opéra ni à la comédie ; mais c’est parce qu’il n’y en a point. Doutez-vous que si jamais dans Constantinople, qui est la patrie d’Orphée, il y avait un Opéra, les dames turques ne remplissent les premières loges ?

— Femmes, soyez soumises à vos maris ! disait toujours la maréchale entre ses dents. Ce Paul était bien brutal.

— Il était un peu dur, repartit l’abbé, et il aimait fort à être le maître : il traita du haut en bas saint Pierre, qui était un assez bonhomme. D’ailleurs, il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’il dit. On lui reproche d’avoir eu beaucoup de penchant pour le jansénisme.

— Je me doutais bien que c’était un hérétique, dit la maréchale ; et elle se remit à sa toilette.


 

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samedi 28 décembre 2024

Il est défendu d'injurier son patron avec son téléphone professionnel.


Quelles sont les limites à la liberté d'expression du salarié ? La chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 11 décembre 2024, donne un exemple d'abus de cette liberté. 

M. K., le requérant, estime que son licenciement entraîne une violation de son droit à la liberté d'expression. En l'espèce, il a été licencié pour faute lourde à l'issue d'une procédure disciplinaire. Depuis sept ans, il exerçait les fonctions de business unit manager dans l'entreprise, et était même devenu l'un des conseillers écoutés de son employeurs. Mais les relations entre le salarié et l'entreprise se sont détériorées après l'arrivée d'une nouvelle équipe dirigeante. M. K. n'a alors pas hésité à dénigrer l'entreprise et à traiter le patron de "PD" dans des SMS envoyés à différents salariés. 

Devant les juges du fond, Prud'hommes et cour d'appel, M. K. n'a obtenu qu'une satisfaction modeste. La faute lourde a en effet été requalifiée en faute grave. Il a ainsi pu échapper à l'engagement de sa responsabilité civile personnelle, les juges ayant considéré que l'intention de nuire n'était pas clairement établie. La régularité du licenciement a toutefois été admise, ce qui prive l'intéressé de ses indemnités, et ce qui l'a incité à se pourvoir en cassation. 

Il invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantir la liberté d'expression, ainsi que de l'article L 1121-1 du code du travail. Celui-ci énonce que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". 


La liberté d'expression du salarié


La jurisprudence considère en effet que l'article L 1121-1 permet au salarié de bénéficier de la liberté d'expression dans l'entreprise. Dans une décision du 11 octobre 2023, la chambre sociale avait même estimé que les courriels d'une salariée à son employeur, témoignant d'un désaccord sur les conditions de report des congés ne pouvaient être considérés comme abusifs, alors même que l'intéressée avait refusé d'appliquer l'accord d'entreprise et avait écrit à son patron que "s'il refusait le report des congés, c'était certainement car sa femme ne travaillait pas". Auparavant, dans un arrêt du 16 février 2022, la Cour avait déjà annulé le licenciement  pour insuffisance professionnelle du directeur fiscal d'une entreprise qui s'était élevé contre une opération de fusion-acquisition. Il est vrai qu'en l'espèce, l'intéressé pouvait être considéré comme un lanceur d'alerte, car l'opération en question avait pour but principal la fraude fiscale.




Merci Macron. Les Goguettes. 2015


Les propos injurieux


La liberté d'expression, qu'elle s'exerce dans l'entreprise ou ailleurs n'est cependant pas sans limites. Le caractère injurieux des propos tenus constitue ainsi une cause réelle et sérieuse de licenciement. La chambre sociale, dans une décision de 2011, admet ainsi la régularité du licenciement du gardien d'une propriété viticole révélant des informations pour le moins désobligeantes sur la vie privée d'un mandataire social. Le caractère à la fois injurieux et diffamatoire des propos est d'autant mieux caractérisé qu'ils portent sur des éléments qui n'ont rien à voir avec la vie professionnelle.

Dans un arrêt du 12 février 2016, la chambre sociale sanctionne au contraire la décision de la cour d'appel qui avait admis le licenciement d'un salarié du bâtiment. Ce dernier avait envoyé à son employeur un courriel dont le ton était particulièrement agressif. Il l'accusait, pêle-mêle, de "faux et usage de faux en écriture comptable, de fausse déclaration de bilan annuel", d'avoir "toujours fait travailler des sans-papiers". Accusé de "magouille concernant le chômage partiel", de "non-paiement des cotisations patronales et salariales", le patron avait finalement licencié le requérant. Malgré le caractère injurieux des propos, qu'elle reconnaît d'ailleurs, la chambre sociale reproche aux juges du fond de n'avoir pas envisagé le contexte de l'affaire. D'abord, le fait que cette diatribe était rédigée sur un unique courriel adressé au seul employeur. Ensuite, qu'elle était liée à trois avertissements et une mise à pied reconnue comme infondée et ayant abusivement privé l'intéressé de sa rémunération. Finalement, la cassation est prononcée parce que la cour d'appel a oublié de prendre en considération le fait que l'employé était au bord du burn-out.

C'est donc l'ensemble de la situation qui doit être pris en compte. La CEDH se réfère ainsi au critère de la bonne foi pour apprécier l'étendue de la liberté d'expression des travailleurs, et plus particulièrement des syndicats de travailleurs. Ces derniers bénéficient d'une large liberté d'expression, garantie, en droit français, par l'article L 2142-5 du code du travail.

Cela ne signifie pas qu'ils jouissent d'une liberté absolue, et, là encore, la limite de la liberté d'expression se trouve dans le caractère injurieux des propos. Dans son arrêt Palomo Sanchez et a. c. Espagne du 12 septembre 2011, la CEDH admet certes que la liberté d'expression syndicale est garantie par l'article 10 de la Convention européenne. Mais elle refuse de sanctionner le licenciement de représentants syndicaux qui avaient publié, dans le bulletin mensuel du syndicat, la caricature particulièrement injurieuse du DRH. 

Dans le cas de M. K., les propos tenus sont particulièrement violents, et les textos ont été largement diffusés à bon nombre de salariés de l'entreprise. Il s'agit donc clairement d'une injure publique.


Le téléphone de l'entreprise


La situation de M. K. est aggravée par l'usage de son téléphone professionnel. Sur le plan strictement juridique, les propos sont alors présumés professionnels et perdent donc leur caractère privé. L'arrêt du 11 décembre 2024 écarte ainsi le moyen selon lequel les propos injurieux relèveraient d'une expression purement privée, car ils n'étaient pas destinés à être largement diffusés. Dès lors qu'ils s'expriment par le vecteur d'un téléphone professionnel, ils relèvent de la vie de l'entreprise, et sont donc susceptibles de donner lieu à des poursuites disciplinaires.

On pourrait évidemment déplorer la maladresse de M. K. S'il avait utilisé une page Facebook accessible à un petit nombre d'"amis", il aurait pu invoquer le caractère privé de ses échanges. On se souvient en effet qu'en 2013, la Cour de cassation - mais il s'agissait alors de la première chambre civile - avait eu à connaître de propos postés par une salariée sur son "mur". Elle appelait alors à "l'extermination des directrices chieuses" et ajoutait sans beaucoup de nuance : "Éliminons nos patrons et surtout nos patronnes (mal baisées) qui nous pourrissent la vie".  Ladite patronne, informée, n'avait pas pu réagir car les propos étaient tenus au sein d'un petit cercle d'"amis" réunis par une "communauté d'intérêts". Concrètement, cela signifie que les propos ne sont pas publics, mais diffusés à l'intérieur d'une entité fermée. 

M. K. aura appris qu'il est difficile d'invoquer le caractère privée d'un message envoyé par le téléphone de l'entreprise. Plus généralement, force est de constater que la prudence exige de ne pas confondre la vie privée et la vie professionnelle, règle d'or des relations de travail.


Les libertés dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2 


Publié par Liberté Libertés Chéries à 20:20 1 commentaire:
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mardi 24 décembre 2024

Les Invités de LLC. George Clemenceau. Discours du 30 juillet 1885 sur la colonisation


L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite.

Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Un extrait du discours de Georges Clemenceau prononcé devant la chambre des députés le 30 juillet 1885. Au moment où se déroule la conférence de Berlin, destinée à gérer la concurrence entre les puissances coloniales, Clémenceau prend une position hostile à l'expansion coloniale. Son discours est une réponse aux propos de Jules Ferry qui, lui se déclarait en faveur de la colonisation, considérée comme une source de débouchés économiques.


Georges Clemenceau

Discours du 30 juillet 1885

Chambre des Députés





Georges Clémenceau en 1885





Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà en propres termes la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois !


Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! En vérité, aujourd’hui même, permettez-moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens… (Rires et applaudissements sur divers bancs), ils font bonne figure, et que, si l’on veut consulter les annales diplomatiques de certains peuples, on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune, au point de vue de l’entente des affaires, de la bonne conduite d’opérations infiniment délicates, n’est en rien inférieure à ceux qui se hâtent trop de proclamer leur suprématie. 


C'est le génie même de la race française d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. (Très bien ! très bien !) Vous nous dites : Voyez, lorsque les Européens se sont trouvés en contact avec des nations que vous appelez barbares – et que je trouve très civilisées –, n’y a-t-il pas eu un plus grand développement de moralité, de vertu sociale ? Peut-être vous prononcez-vous trop vite. En êtes-vous bien sûr ? Est-ce qu’il y a moins de vertu sociale en Chine que dans tels pays d’Europe ? Est-ce qu’aux îles Sandwich il y a plus de moralité aujourd’hui qu’avant le moment où le capitaine Cook y a abordé ? Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation...


Non, il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations inférieures ; il y a la lutte pour la vie, qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit, de devoir ! La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit : c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence l’hypocrisie. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.) 


On nous dit : le recueillement, l’abstention, l’effacement, c’est la décadence, c’est la ruine. Il faut l’activité guerrière ; il faut se répandre dans le monde, s’emparer de territoires. Voilà comment on peut devenir un grand peuple ! Je commence par constater que c’est la première fois que l’on dit ouvertement ces choses ; oui, c’est la première fois qu’on recommande à un peuple, comme un système, les expéditions guerrières continues. Tous les gouvernements, quels qu’ils fussent, ont préconisé la paix ; l’Empire lui-même ne pratiquait pas sa maxime, mais il disait : L’Empire, c’est la paix. 


Or, loin de renforcer un pays comme la France, la colonisation l’appauvrit. 35 000 hommes au Tonkin, cela représente, avec le roulement, un affaiblissement effectif de 100 000 hommes en permanence.  Financièrement, cela écrase notre budget. Ces sommes, ne pourrait-on pas les utiliser infiniment mieux ? Il y a la question politique. On n’en a rien dit, on l’a oubliée ; elle a disparu des préoccupations de M. Jules Ferry. Mais elle subsiste ; vous êtes en face d’un pays où se dressent les problèmes les plus graves pour une nation, à savoir comment vous pourrez organiser un gouvernement régulier, fondé sur le principe de la liberté. Depuis cent ans tous nos gouvernements sont venus échouer contre la Révolution. Réussirez-vous à organiser, à régler l’évolution pacifique, au grand bénéfice de tous ? Est-ce que ces préoccupations ne sont pas dignes d’une grande nation et de ses représentants ? Quelles seront les réformes à accomplir, et de quel côté devrons-nous porter nos regards ? Dans quel sens nous efforcerons-nous de diriger l’activité nationale ? Et l’éternelle question sociale, qui gronde dans les ateliers, qui se pose à Berlin d’une manière si aiguë et en Angleterre où elle a été posée avec tant d’éclat par un membre même du gouvernement ? 


Et vous trouvez qu’il n’y a pas là un domaine suffisant· pour une ambition humaine, et que l’idée d’augmenter la somme de savoir, de lumière dans notre pays et de développer le bien-être, d’accroître la liberté, le droit ; d’organiser la lutte contre l’ignorance, le vice, la misère ; d’organiser un meilleur emploi des forces sociales ; vous ne trouvez pas que tout cela puisse suffire à l’activité d’un homme politique, d’un parti ? En vérité, permettez-moi de vous dire que votre ambition est bien autre. Quand un homme d’État ose même regarder en face une pareille œuvre ; lorsqu’il ne trouve rien à conseiller à une nation, sinon de partir en guerre aux quatre coins du monde ; s’il ne comprend pas que la première condition du progrès qu’il veut servir, c’est la paix ; s’il formule une doctrine de guerre, c’est peut-être un grand homme dans le sens vulgaire du mot, ce n’est pas un démocrate.  

Publié par Liberté Libertés Chéries à 16:33 1 commentaire:
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vendredi 20 décembre 2024

Droit au silence : la dernière pièce du puzzle.


Le droit au silence devient, au fil des décisions de justice, un principe général du droit processuel, applicable aussi bien en matière pénale que disciplinaire, et à toutes les étapes des procédures. Par un arrêt du 19 décembre 2024, la section du contentieux du Conseil d'État franchit un pas supplémentaire dans le mouvement d'intégration de ce droit au silence.

M. B. est un magistrat, membre du parquet, qui a fait l'objet d'un déplacement d'office à l'issue d'une procédure disciplinaire. La sanction est fondée sur le fait qu'il avait, durant plusieurs mois, ouvert une enquête pénale, sans en informer sa hiérarchie. Cette enquête reposait sur une motivation purement privée, la victime des faits étant le père d'une personne qu'il connaissait, à titre à la fois professionnel et personnel. Il avait donc manqué à ses devoirs de loyauté, d'impartialité et de probité. Différents autres manquements, par ailleurs, lui étaient reprochés, abstentéisme très fréquent, manque de rigueur et d'attention etc.

Le Conseil d'État estime, en l'espèce, que la sanction est proportionnée, compte tenu de la gravité des manquements commis, qui rendent impossible le maintien de M. B. au tribunal judiciaire dans lequel il était en poste. Mais, comme bien souvent dans la jurisprudence administrative, l'arrêt de rejet s'accompagne d'une évolution jurisprudentielle, portant précisément sur le droit au silence. Le Conseil d'État rappelle en effet que la personne visée par une procédure disciplinaire ne peut être entendue "sans qu'elle soit préalablement informée du droit qu'elle a de se taire". 

 

Un droit issu de la procédure pénale

 

Ce droit au silence ne s'est imposé que péniblement devant le juge administratif. Il est né, en effet, dans la procédure pénale, consacré comme un élément du droit au procès équitable par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans sa décision Funke c. France, rendu le 19 février 1993.

Dans un premier temps, il s'est donc imposé dans la procédure pénale, par paliers successifs. D'abord, dans la garde à vue, et, le Conseil constitutionnel le premier, dans sa décision QPC Daniel W. et a. du 30juillet 2010, affirme qu’il fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit « le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».

Le droit au silence a été élargi à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012 transposée par la loi du 27 mai 2014. Elle s'applique donc aussi aux auditions intervenant durant la détention provisoire. Dans un arrêt du 24 février 2021, la Cour de cassation l'élargit à tous les débats sur la détention provisoire devant le juge des libertés et de la détention (JLD), principe érigé au niveau constitutionnel par le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S. Devant les juridictions de jugement, le droit au silence doit être notifié avant le commencement des débats, comme l'affirme une décision rendue le 16 octobre 2019 par laChambre criminelle. 

Le droit au silence s'est ainsi peu à peu imposé devant le juge judiciaire, finissant, par concerner l'ensemble de la procédure pénale, de l'enquête préliminaire ou de flagrance jusqu'à au jugement

 

 

 

 

Allons, allons mon coeur, silence

Extrait de l'Opéra "La Fanchonnette" de Louis Clapisson. 1856

 

 

Les réticences du Conseil d'État

 

L'évolution a été plus laborieuse en matière disciplinaire. La jurisprudence du Conseil d'État évolue aujourd'hui, mais on doit reconnaître qu'elle évolue sous la contrainte du Conseil constitutionnel, et même de la Cour de cassation qui a su renvoyer une QPC au bon moment. 

Dans sa décision QPC du 8 décembre 2023, M. Renaud N., le Conseil constitutionnel sanctionne en effet l’ordonnance du 28 juin 1945 relative à ladiscipline des notaires, précisément parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence. Dans une seconde QPC Hervé A. du 26 juin 2024, il fait du droit au silence un principe de droit processuel. A propos du droit au silence des magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), il déclare que cette exigence s’impose « non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition". 

Par son arrêt du 19 décembre 2024, le Conseil d'État se soumet à la jurisprudence constitutionnelle, mais ce n'est sans doute pas avec grand enthousiasme. En effet, dans un arrêt du 23 juin 2023, il déduisait de la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel, sans davantage de précision, que le droit au silence "avait seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Il refusait alors de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait précisément sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.  

Le 10 octobre 2023, la Cour de cassation s'est montrée plus ouverte, dans l'affaire des poursuites diligentées contre un notaire. Elle a, au contraire, renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel. D'une part, elle a observé que les dispositions contestées n'avaient pas déjà été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel. D'autre part, elle a fait valoir qu'une poursuite disciplinaire engagée contre un notaire pouvait conduire à sa destitution, mesure particulièrement grave. Dans ces conditions, affirmait la Cour de cassation, la question du droit au silence apparaît "comme n'étant pas dépourvue de caractère sérieux". Ce renvoi à conduit à la décision du 8 décembre 2023. 

L'arrêt du 19 décembre 2024 semble ainsi constituer la dernière pièce d'un puzzle, celle qui permet de contempler le tableau achevé. Il est désormais acquis que le droit au silence s'applique tout au long de la procédure pénale et tout au long de la procédure disciplinaire. Le Conseil d'État précise toutefois qu'il n'est pas question de l'étendre au-delà de cette procédure, notamment aux échanges hiérarchiques ou aux enquêtes diligentées par l'autorité hiérarchique et les services d'inspection ou de contrôle. Mais cette précision n'est guère utile, si l'on considère que ces procédures sont dépourvues de caractère disciplinaire.

En tout état de cause, la juridiction administrative a finalement cédé à la double pression du juge judiciaire et du Conseil constitutionnel, ce qui permet de renforcer les droits de la personne poursuivie disciplinairement. Les conditions de l'évolution jurisprudentielle seront rapidement oubliées. Et le Conseil d'État pourra même, une nouvelle fois, se présenter comme le protecteur-des-libertés-publiques.

 


Le droit au silence : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B


 

 

Publié par Liberté Libertés Chéries à 20:13 1 commentaire:
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mardi 17 décembre 2024

Pas de catalan au conseil municipal d'Amélie-les-Bains.


"La langue officielle de la République est le français." L'article 2 de la Constitution est limpide et ne se semble guère appeler de commentaire ni de contentieux. Des militants des langues régionales s'efforcent pourtant, avec persévérance et régularité, de le remettre en cause jusque devant les juges.  Cette fois, ce sont les promoteurs de la langue catalane qui se sont livrés à une nouvelle tentative. Elle vient de tourner cours avec la décision de la cour administrative d'appel de Toulouse (CAA) datée du 12 décembre 2024. 

Par une délibération du 5 juillet 2022, la commune d'Amélie-les-Bains-Palalda a  modifié l'article 17 de son règlement intérieur. Il s'agissait d'autoriser, mais pas d'imposer, l'usage du catalan au conseil municipal. Les propos tenus en catalan seraient ensuite traduits en français. Le préfet des Pyrénées-Orientales a alors vainement demandé le retrait de cette délibération. Il a donc saisi le tribunal administratif de Montpellier d'un déféré, et la délibération litigieuse a été annulée par un jugement du 9 mai 2023. La cour administrative de Toulouse confirme ce jugement.

La décision présente l'intérêt de se fonder directement sur l'article 2 de la Constitution, écartant finalement les débats sur l'applicabilité, ou non, d'autres textes.


L'ordonnance de Villers-Cotteret


Le plus célèbre est évidemment l'ordonnance de Villers-Cotteret du 25 août 1539, toujours en vigueur. L'État impose l'usage de la langue française dans les documents officiels : "Nous voulons d'oresnavant que tous, arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de gregistres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploicts de justice (...) soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement". Ce texte fondateur, rédigé dans une si belle langues, demeure aujourd'hui notre droit positif.

Il concerne toutefois les seules décisions de juste, et l'on ne saurait qualifier comme telle la délibération d'un conseil municipal. La première chambre civile de la Cour de cassation l'a rappelé dans un arrêt du 22 septembre 2016, refusant de s'appuyer sur l'ordonnance de 1539 pour apprécier la régularité du contrat de location d'un dispositif médical accompagné d'une certification en langue anglaise. Logiquement, la CAA écarte donc l'ordonnance de Villers-Cotteret.



Le chant des oiseaux, musique catalane

Pau Casals. Concert de la Maison-Blanche. 13 novembre 1961


La loi Toubon et la loi du 21 mai 2021


L'article 1er de la loi Toubon du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française dispose que "Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics". Un conseil municipal délibère, à l'évidence, sur les services publics de la commune et, à ce titre, il paraît soumis à l'obligation de se dérouler en français.


Mais le législateur de 2021, très attaché au "en même temps", a voté la loi du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, texte sur lequel se fonde la revendication de la commune d'Amélie-les-Bains-Palalda. L'article 21 de ce texte précise que les dispositions de la loi Toubon "ne font pas obstacle à l'usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur". L'article L 1 du code du patrimoine, dans sa rédaction issue de cette même loi, intègre à la fois la langue française et les langues régionales dans le patrimoine immatériel de la France. Elle ajoute que "l'État et les collectivités territoriales concourent à l'enseignement, à la diffusion et à la promotion de ces langues". 


Ce texte est d'une remarquable ambiguïté, car le législateur ne précise par en quoi peuvent consister ces actions publiques et privées menées en faveur des langues régionales, ni le rôle de l'État et des collectivités territoriales. La loi affirme seulement que ces personnes publiques ont un rôle.


La CAA prend note de ces incertitudes, en observant que la combinaison de ces deux texte ne permet pas de trouver une solution au problème posé. En effet, ils "n'interdisent ni n'autorisent expressément les élus d'un conseil municipal à s'exprimer dans une langue régionale au cours de leurs interventions orales devant ce conseil municipal". La CAA semble penser que ce n'était pas la peine de voter deux lois pour finalement ne poser aucune règle relative à la langue des conseils municipaux.



Les bienfaits de la hiérarchie des normes


Au lieu de s'interroger sur l'articulation entre deux textes législatifs également muets sur la question, la CAA se contente de passer par-dessus ce débat, et décide de se fonder directement sur la Constitution. Ce choix est d'ailleurs le seul qui soit juridiquement fondé, car il consiste simplement à imposer le respect de la hiérarchie des normes. Il fait donc prévaloir l'article 2 de la Constitution.


Ce faisant, il se voit contraint de préciser l'articulation entre cet article 2 et l'article 75-1 de la Constitution. Issu de la révision de 2008, il énonce que "les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France". La CAA affirme que ces dispositions n'apportent aucune restriction à l'application de l'article 2. Pour la cour, l'article 75-1 a "entendu marquer l'attachement de la France aux langues régionales", mais "n'a pas pour autant créé aucun droit ou liberté opposable au profit des particuliers ou des collectivités territoriales et n'a pas, notamment, entendu amoindrir la portée de l'article 2 de la Constitution".


Les choses sont clairement dites, et l'article 75-1 est finalement présenté comme ce qu'il est, une disposition déclaratoire destiné à donner une satisfaction toute morale à la partie de l'électorat attachée aux langues régionales.


La puissance de l'article 2 demeure inchangée. On pourrait même considérer qu'elle est renforcée , dès lors que la CAA précise que le fait que l'usage du catalan soit une simple faculté, ou qu'il s'accompagne d'une traduction en français, est sans influence sur la règle posée par l'article 2. En d'autres termes, les conseillers municipaux doivent s'exprimer en français, et seulement en français.


Ensuite, en sortant du conseil municipal, ils pourront se rendre dans un café d'Amélie-les-Bains, pour y boire un verre d'un excellent vin catalan, et discuter en catalan. Sortis du conseil municipal et des actes officiels, ils retrouvent leur liberté linguistique. Elle est pas belle la vie, en pays catalan ?


Publié par Liberté Libertés Chéries à 22:12 1 commentaire:
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