« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 10 août 2024

Les Invités de LLC - Maurice Joly. Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, nous invitons Maurice Joly, pamphlétaire exilé à Bruxelles après le coup d'État du 2 décembre 1851. Son Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu a été publié en 1864. Le XIIe Dialogue sur la presse trouve un écho dans le débat actuel sur la liberté de presse et le pluralisme des courants d'opinions.

 

Maurice JOLY

Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu

Dialogue XXII

1864

 


 

MACHIAVEL


Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là, je commence par vous le dire, qui auront le plus d’ascendant sur l’opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère ne sera déjà plus qu’officieux et dont la mission sera de rallier à mon pouvoir cette masse d’hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au delà dans leur religion politique.


C’est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle ou officieuse se dégrade
complétement, en apparence, bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à l’égard des autres. Je n’entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans chaque parti ; j’aurai un organe aristocratique dans le parti aristocratique, un organe républicain dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien.
 

MONTESQUIEU

Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories ? Cela donne le vertige. (...)  Je me demande seulement, comment vous pourrez dirigeret rallier toutes ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre gouvernement.

 

MACHIAVEL

Ce n’est là qu’une affaire d’organisation, vous devez le comprendre ; j’instituerai, par exemple, sous le titre de division de l’imprimerie et de la presse, un centre d’action commun où l’on viendra chercher la consigne et d’où partira le signal. Alors, pour ceux qui ne seront qu’à moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un spectacle bizarre ; on verra des feuilles, dévouées à mon gouvernement, qui m’attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une foule de tracas.

MONTESQUIEU

Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus.

MACHIAVEL

Ce n’est cependant pas si difficile à concevoir ; car, remarquez bien que jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne seront attaqués par les journaux dont je vous parle ; ils ne feront jamais qu’une polémique d’escarmouche, qu’une opposition dynastique dans les limites les plus étroites.

MONTESQUIEU

Et quel avantage y trouverez-vous ?

MACHIAVEL

Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment considérable déjà, sera de faire dire, par le plus grand nombre : Mais vous voyez bien qu’on est libre, qu’on peut parler sous ce régime, qu’il est injustement attaqué, qu’au lieu de comprimer, comme il pourrait le faire, il souffre, il tolère !

MONTESQUIEU

Voilà, je l’avoue, qui est vraiment machiavélique.

MACHIAVEL

Vous me faites beaucoup d’honneur, mais il y a mieux : À l’aide du dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je dirige à mon gré l’opinion dans toutes les questions de politique intérieure ou extérieure. J’excite ou j’endors les esprits, je les rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai et le faux. Je fais annoncer un fait et je le fais démentir suivant les circonstances ; je sonde ainsi la pensée publique, je recueille l’impression produite, j’essaie des combinaisons, des projets, des déterminations soudaines, enfin ce que vous appelez, en France, des ballons d’essai. Je combats à mon gré mes ennemis sans jamais compromettre mon pouvoir, car, après avoir fait parler ces feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les désaveux les plus énergiques ; je sollicite l’opinion à de certaines résolutions, je la pousse ou je la retiens, j’ai toujours le doigt sur ses pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes impressions personnelles, et elle s’émerveille parfois d’être si constamment d’accord avec son souverain. (...)


MONTESQUIEU


L’enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que vous me faites perdre le sentiment d’une dernière objection que je voulais vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, qu’il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de journaux indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler politique, mais ils pourront vous faire une guerre de détails. Votre administration ne sera pas parfaite ; le développement du pouvoir absolu comporte une quantité d’abus dont le souverain même n’est pas cause ; sur tous les actes de vos agents qui toucheront à l’intérêt privé, on vous trouvera vulnérable ; on se plaindra, on attaquera vos agents, vous en serez nécessairement responsable, et votre considération succombera en détail.


MACHIAVEL
 
Je ne crains pas cela. (...) Je ne veux même pas être obligé d’avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une simple injonction, avoir la possibilité d’arrêter toute discussion sur un sujet qui touche à l’administration.
 
 MONTESQUIEU
 
Et comment vous y prendrez-vous ?
 
MACHIAVEL
 
J’obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les rectifications que le gouvernement leur communiquera ; les agents de l’administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur dira catégoriquement : Vous avez avancé tel fait, il n’est pas exact ; vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez été inconvenant, vous avez eu tort, tenez- vous-le pour dit. Ce sera, comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert.
 
MONTESQUIEU
 
Dans laquelle, bien entendu, on n’aura pas la réplique. De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l’aurez sans user de violence, c’est très-ingénieux. Comme vous me le disiez très-bien tout à l’heure, votre gouvernement est le journalisme incarné.
 
MACHIAVEL
 
De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les bruits du dehors, de même je ne veux pas qu’il puisse l’être par les bruits venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand il y aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire d’argent trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, j’enverrai défendre aux journaux d’en parler. Le silence sur ces choses respecte mieux l’honnêteté publique que le bruit.
 
 MONTESQUIEU
 
Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à outrance ?
 
MACHIAVEL
 
Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, telle est, aujourd’hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C’est fort singulier, mais cela est. Aussi m’engagerais-je dans cette voie bien au delà de ce que vous pouvez imaginer.
 
Pour comprendre l’étendue de mon système, il faut voir comment le langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels de ma politique. (...) Chacun de mes journaux, suivant sa nuance, s’efforcera de persuader à chaque parti que la résolution que l’on a prise est celle qui le favorise le plus.  Ce qui ne sera qu’indiqué, les journaux officieux le traduiront plus ouvertement, les journaux démocratiques et révolutionnaires le crieront par dessus les toits ; et tandis qu’on se disputera, qu’on donnera les interprétations les plus diverses à mes actes, mon gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun : Vous vous trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations ; je n’ai jamais voulu dire que ceci ou que cela. L’essentiel est de ne jamais se mettre en contradiction avec soi-même.

(...)

MONTESQUIEU
 
En vérité, il faut qu’on vous admire ! Quelle force de tête et quelle activité !

 

mardi 6 août 2024

Habilitation secret défense : un lent mouvement vers le contrôle



Les décisions des cours administratives d'appel sont généralement peu connues, car peu accessibles. Celle rendue par la Cour administrative d'appel de Nantes le 2 juillet 2024 fait pourtant figure d'exception, car elle porte sur la question particulièrement sensible du refus d'habilitation secret-défense. 

Le requérant est entré dans la police en 1988 comme gardien de la paix. Il a ensuite gravi les échelons pour travailler dans le renseignement intérieur, avant d'être nommé en 2015 chef des groupes opérationnels de la section de recherche et d'appui de la direction départementale de la sécurité publique. En décembre 2019, alors qu'il est titulaire d'une habilitation secret-défense depuis une vingtaine d'années, il se voit opposer un refus de son renouvellement. Après un recours gracieux demeuré sans réponse, l'intéressé saisit le tribunal administratif de Rennes. Celui-ci lui donne satisfaction par un jugement du 15 juin 2023, jugement confirmé par la Cour administrative d'appel. Le refus du renouvellement de l'habilitation du requérant est donc annulé, et la juridiction administrative amorce ainsi un véritable contrôle de l'usage du secret défense.

 

L'absence de définition du secret de la défense nationale


L'évolution est loin d'être négligeable. Le secret de la défense nationale est en effet le mieux protégé dans le système juridique. Sa meilleure protection réside d'ailleurs dans sa définition, parfaitement tautologique. Aux termes de l'article 413-9 du code pénal, une information est couverte par le secret de la défense nationale, dès lors qu’elle a fait l’objet d’une mesure de protection qui en interdit la diffusion. Autrement dit, l'autorité de classement définit elle-même l'espace du secret. Celui-ci couvre ce qu'elle veut conserver confidentiel. 

L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne, quant à elle, à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

De ces deux éléments de définition, on déduit qu'une information est classée secret-défense lorsque l'autorité de classement veut assurer sa confidentialité, dans le but de ne pas nuire à la défense et à la sécurité nationale. Le pouvoir discrétionnaire de l'administration se trouve parfaitement protégé.



Le secret défense. Jean Dobritz


L'opposabilité au juge


Dans les tribunaux judiciaires, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. 

Certes, il existe bien une  Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent eu davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

Devant les tribunaux administratifs, aucun juge n'est habilité mais il demeure possible de saisir la CCSDN. Précisément, la CAA de Nantes laisse envisager une évolution. En pratique, le contrôle de la légalité interne d'un acte revient à un contrôle de ses motifs. En opérant une distinction nette entre motivation et contrôle des motifs, la Cour amorce un contrôle réel des refus d'habilitation.

 

L'absence de garanties procédurales

 

Le secret défense a pour conséquence de réduire considérablement les garanties procédurales offertes à la personne. La décision de refus ou de retrait d'une habilitation est d'abord prise sans aucune procédure contradictoire. Il s'agit là d'une dérogation qui s'applique aux fonctionnaire avec le statut de la fonction publique et aux personnes privées avec l'article L 121-1 du code des relations entre le public et l'administration qui impose une telle procédure pour toutes les décisions individuelles prises en considération de la personne. Dans un arrêt du 9 novembre 2023, le Conseil d'État confirme ainsi la légalité d'un retrait d'habilitation touchant un agent de sécurité de Naval Group. Il présente cette décision comme un acte "purement discrétionnaire" au sens où l'entendait Charles Eisenmann, c'est-à-dire un acte qui peut être pris pour quelque motif que ce soit et retiré à tout moment, aussi pour quelque motif que ce soit.

Une décision de retrait d'habilitation n'a pas davantage à être motivée, pas plus d'ailleurs que l'octroi de cette habilitation, précédée d'une enquête de sécurité dont les résultats ne sont pas communiqués à l'intéressé. Cette absence de motivation a un fondement législatif, et l'article L 311-5 du code des relations entre l'administration et le public affirme : "Ne sont pas communicables (...) les documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte (... ) au secret de la défense nationale". Dans un jugement du 10 mars 2023, le tribunal administratif de Paris déclare donc irrecevable le moyen fondé sur le défaut de motivation du retrait de l'habilitation d'un officier traitant de la DGSI.

 

Motivation et contrôle des motifs

 

La question se pose alors dans les termes suivants : l'absence de motivation doit-elle systématiquement interdire tout contrôle des motifs de la décision par le juge administratif ? 

Le Conseil d'État, s'opposant à deux décisions successives de la CAA de Marseille, en a jugé ainsi le 23 février 2021. Il déclare que "les décisions qui refusent l'habilitation (...) sont au nombre de celles sont la communication des motifs est de nature à porter atteinte au secret de la défense nationale". Et le Conseil de déduire que puisque le contrôle des motifs ne peut être exercé, la décision n'avait pas à être motivée. L'analyse ressemble étrangement à celle que développaient les membres du Conseil d'État avant le vote de la loi du 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs. Mais à l'époque, il s'agissait d'affirmer le contraire : la motivation de l'acte était inutile, car le Conseil d'État "protecteur-des-libertés" exerçait le contrôle des motifs. L'administré n'avait pas besoin d'être informé, puisqu'il était protégé par la Haute Juridiction.

La décision du 2 juillet 2024 ouvre une brèche dans ce raisonnement, en détachant le contrôle des motifs de la motivation de l'acte. Saisi d'un moyen portant sur la légalité des motifs d'un refus ou d'un retrait d'habilitation, le juge administratif doit pouvoir prendre "toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, sans porter atteinte au secret de la défense nationale." Au cours de l'instruction, il peut donc demander à l'administration des éléments de nature à lui permettre d'exercer son contrôle. Et la CAA précise l'intensité de ce contrôle en ajoutant qu'elle doit "s’assurer que la décision contestée n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation". 

Certes, nul n'ignore que le contrôle de l'erreur manifeste est un premier degré dans le contrôle des motifs. Mais l'important est dans la procédure, car ce contrôle minimum suffit à justifier des demandes de pièces justificatives. Certes, le Tribunal administratif de Besançon, dans un jugement du 4 mai 2023, avait déjà enjoint un préfet de lui donner des éléments de nature à justifier le retrait d'une habilitation, mais les suites de cette procédure ne sont pas encore connues. 

En revanche, la CAA de Nantes, le 2 juillet 2024, tire les conséquences de l'insuffisance du dossier qui lui a été transmis. Elle n'a reçu qu'une note des services de renseignement mentionnant que lors de l'enquête de sécurité, le requérant se serait montré "sur la défensive" et aurait apporté des "réponses souvent approximatives", sans plus de précision. De même, lui était-il reproché d'avoir épousé une ressortissante chinoise et d'envoyer à ses beaux-parents chinois les photos de leurs petits-enfants. Mais la Cour fait observer que cette vulnérabilité, si elle existe, n'a guère suscité de réaction, car le requérant est marié depuis plus de dix ans. Au demeurant, les rapports sur la manière de servir du requérant n'ont jamais cessé d'être élogieux. De tous ces éléments, la CAA déduit que les éléments transmis lui permettent de juger que ce refus de renouvellement est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation. 

Cette décision témoigne d'une évolution vers la mise en place d'un contrôle des motifs sur les actes liés au secret de la défense, à commencer par les retraits ou refus d'habilitation. A cet égard, le juge français pourrait se rapprocher des systèmes étrangers, notamment anglais et américains, dans lesquels les juges sont eux-mêmes habilités à connaître des éléments indispensables à leur fonction. Il faut toutefois tempérer notre optimisme, car il s'agit d'une décision rendue par une Cour administrative d'appel. On ne doute pas que le Conseil d'État sera saisi en cassation, et il ne ménage généralement pas ses efforts pour protéger les secrets de l'État.


samedi 3 août 2024

Elles courent, elles courent, les affaires courantes


Un gouvernement démissionnaire ou renversé par l'Assemblée nationale est chargé d'"expédier les affaires courantes", jusqu'à la nomination d'un nouveau Premier ministre, chargé de constituer une nouvelle équipe gouvernementale. On comprend aisément qu'il s'agit, dans une période incertaine, d'assurer la continuité de l'État. Certes, mais l'organisation même de cette période demeure mal connue. Des informations contradictoires circulent, alors même que le problème se pose avec une particulière acuité dans le cas du gouvernement Attal. Celui-ci en effet semble appelé à gérer les affaires courantes pendant... un certain temps. 


Le dies a quo

 

La première question est celle du point de départ de cette période. A partir de quand un gouvernement gère-t-il les affaires courantes ? Dans le cas présent, le Premier ministre a présenté sa démission au Président de la République le 8 juillet, au lendemain de l'échec du parti Renaissance aux élections législatives. Cela ne signifie évidemment pas qu'il ait commencé à gérer les affaires courantes à cette date, car le Président de la République a alors refusé cette démission. Le gouvernement Attal est donc demeuré un gouvernement de plein exercice.

Les "affaires courantes" ont commencé le 16 juillet, date à laquelle le Président Macron a finalement accepté la démission du Premier ministre, ce qui s'est traduit par un décret portant cessation des fonctions du gouvernement. Le gouvernement gère donc les affaires courantes depuis ce décret. 

Cette analyse est exactement celle du Conseil d'État, dans un arrêt Commune de Pomerol du 20 janvier 1988. Saisi d'un décret adopté par le gouvernement Mauroy le 17 juillet 1984, soit le jour même de sa démission, le juge administratif constate que ce texte a été signé avant que la fin des fonctions du gouvernement ait été actée par le décret nommant le nouveau Premier ministre.

Certes, l'article 23 de la Constitution,  celui-là même qui énonce que "les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire (...)", est résolument violé. Le Premier ministre, comme d'autres ministres, est désormais élu au parlement, et il assume même les fonctions de président du groupe Renaissance. Cette inconstitutionnalité pourrait  être invoquée à l'appui d'une motion de censure, voire d'une mise en cause du Président de la République devant la Haute Cour, mais elle n'a pas d'impact sur la notion d'affaires courantes.

 


Le temps ne fait rien à l'affaire. Georges Brassens. 1961

Le dies ad quem

 

Jusqu'à quand les affaire courantes peuvent-elles courir ? La réponse semble simple, car la nomination du Premier ministre est un pouvoir propre du Chef de l'État, selon l'article 8 de la Constitution. Il est parfaitement libre de son choix. Les pressions du Nouveau Front Populaire ne peuvent donc lui imposer le nom de Lucie Castets. Il peut donc rechercher une alternative, par la création d'une autre coalition gouvernementale. Le Président Macron a d'ailleurs fait savoir qu'il souhaitait « laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir [des] compromis avec sérénité et respect de chacun ».  De fait, il semble que le nom du nouveau Premier ministre sera connu après la fin des Jeux Olympiques.

On imagine bien que la fin des Jeux n'est pas une date imposée par le droit positif. La Constitution n'impose en effet aucun délai pour la nomination du futur Premier ministre. Cela ne signifie pas que le Président Macron puisse faire durer les affaires courantes aussi longtemps qu'il le souhaite, car précisément, la notion d'affaires courantes a un contenu, et il réduit de manière très substantielle le champ de compétence du gouvernement démissionnaire. 

 

Un "principe traditionnel du droit public"

 

Il n'est pas contesté que la notion d'affaires courantes ne figure pas dans la Constitution de 1958. Elle figurait, en revanche, dans l'article 52 de celle de 1946 : " En cas de dissolution, le Cabinet, à l'exception du président du Conseil et du ministre de l'intérieur, reste en fonction pour expédier les affaires courantes". Cette disposition est aujourd'hui bien oubliée, car le droit de dissolution était extrêmement difficile à mettre en oeuvre sous la IVe République.

Le Conseil d'État, dans un arrêt d'Assemblée du 4 avril 1952, Syndicat régional des quotidiens d'Algérie et autres, considérait que la gestion des affaires courantes par un gouvernement démissionnaire était un "principe traditionnel du droit public". La jurisprudence sur ce sujet n'est évidemment pas nombreuse, mais elle a tout de même été réaffirmée sous la Ve République. A propos de la dissolution de 1962, l'arrêt Brocas du 19 octobre 1962 écarte un recours dirigé contre deux décrets du 6 octobre, relatifs à l'organisation du référendum du . Le Conseil d'État affirme alors que "selon un principe traditionnel du droit public, le gouvernement démissionnaire garde compétence, jusqu'à ce que le président de la République ait pourvu par une décision officielle à son remplacement, pour procéder à l'expédition des affaires courantes". Une formule exactement identique sera reprise dans l'arrêt du 22 avril 1966, Fédération nationale des syndicats de police de France, à propos d'un décret pris par un gouvernement démissionnaire, et organisant une élection professionnelle. Une telle mesure entre, aux yeux du juge, dans le champ des "affaires courantes".

 

L'espace des affaires courantes

 

Il y a donc un "espace des affaires courantes". Dans ses conclusions sous l'arrêt de 1952, le commissaire du gouvernement  (dénommé aujourd'hui rapporteur public) Jean Delvolvé, faisait figurer dans les affaires courantes deux types de décisions. D'une part, celles touchant aux affaires quotidiennes nécessaires aux fonctionnement de l'Etat. En principe, un ministre en affaires courantes peut payer les factures de son ministère, mais n'a pas le droit de lancer un appel d'offres et de choisir le vainqueur. D'autre par, les affaires urgentes, qui doivent impérativement être traitées pour assurer la sécurité de la population et la vie du pays, lorsqu'il est confronté à des difficultés graves. On imagine ainsi l'hypothèse d'une attaque terroriste ou d'une catastrophe naturelle. A cela s'ajoutent les affaires en cours et considérées comme presque terminées au moment de la démission du gouvernement.

Bien entendu, le champ d'application des affaires courantes n'est pas clairement établi, tout simplement parce que la Ve République n'a pas vraiment connu, jusqu'à aujourd'hui, de gouvernement démissionnaire réglant les affaires courantes plus de quelques jours. Mais le Conseil d'État est précisément chargé d'en définir les contours, au fil des contestations. On sait que des recours ont déjà été déposés ou annoncés contre des décrets pris le gouvernement Attal démissionnaire. Tel est le cas du décret du 10 juillet 2024 autorisant les "vendanges sept jours sur sept", supprimant le repos hebdomadaire dans certaines activités agricoles, ou du décret du 8 juillet 2024 modifiant la répartition du produit d'une taxe payée par les étudiants, pour le plus grand profit de l'enseignement supérieur privé. 

Il appartient donc au Conseil d'État de définir les limites des affaires courantes, jusqu'à ce que le Président de la République remplisse son obligation de nommer un nouveau Premier ministre.


lundi 29 juillet 2024

Prostitution : l'abolitionnisme devant la CEDH



Dans une décision du 25 juillet 2024, M. A. et autres c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que la loi française pénalisant l'achat d'actes sexuels n'emporte pas une atteinte excessive au droit à la vie privée des personnes qui se livrent à la prostitution, ni à celle de leurs clients.

La CEDH était saisie par 261 travailleuses et travailleurs du sexe qui dénonçaient la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Ce texte s'inscrit dans un mouvement abolitionniste, qui a irrigué tous les partis politiques, à droite comme à gauche. Il repose sur l'idée que l'abolition de la prostitution peut seule protéger les personnes prostituées de la traite et du proxénétisme. L'idée générale est donc que toutes les personnes prostituées doivent être considérées comme des victimes, y compris celles qui disent se livrer librement à cette activité.

Dans ce but, la loi du 13 avril 2016 supprime le délit de racolage, afin d'insister sur le fait qu'il est nécessaire de protéger les personnes prostituées plutôt que de les interpeller. Quant aux clients, ils sont désormais passibles d'une amende de 1500 €, et de 3750 € en cas de récidive.

Pour les requérants, cette loi pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à la précarité, situation porteuse de multiples risques, notamment de contamination par différentes infections dont le VIH, mais aussi de violences sexuelles rendues possibles par l'isolement des victimes. Les dix premières pages de l'arrêt de la Cour sont constitués de témoignages accablants sur leur situation. 

La loi de 2016 a été rapidement contestée. Le Syndicat du travail sexuel, Médecins du Monde, et un certain nombre des requérants individuels, ont demandé en 2018 l'abrogation du décret du 12 décembre 2016 mettant en oeuvre la loi. A l'occasion du recours contre le refus implicite opposé par le gouvernement, ils ont déposé une question prioritaire de constitutionnalité QPC contestant la conformité de la loi à la constitution. Dans sa décision du 1er février 2019, le Conseil constitutionnel estime que la loi "assure une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre (...) d'une part l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité humaine et, d'autre part, la liberté personnelle". La décision rendue le 24 juillet par la CEDH raisonne à peu près de la même manière. Dans sa décision de recevabilité du 27 juin 2023, elle avait déjà jugé que les requérants pouvaient être considérés comme victimes d'une ingérence dans leur vie privée, notamment dans leur autonomie personnelles et leur liberté sexuelle. 

 

L'ingérence dans la vie privée

 

Il n'est pas contesté que cette ingérence a un fondement légal, mais la question de la légitimité des buts poursuivis donne lieu à une analyse plus détaillée de la part de la Cour. Elle note que la France fait partie des pays abolitionnistes et elle l'avait déjà admis dans l'arrêt V.T. c. France du 11 septembre 2007.  Les objectifs abolitionnistes de la France étaient alors déduits, non pas du corpus législatif, mais de la ratification de la convention de 1949 sur la traite des êtres humains. A l'occasion de cette décision, la Cour précise que la prostitution est " incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte". Les États sont donc parfaitement fondés à lutter contre les réseaux de prostitution. 

En revanche, la Cour relativise la démarche abolitionniste choisie par certains États, dont la France. En effet, elle envisage clairement l'hypothèse dans laquelle la prostitution n'est pas "contrainte", c'est à dire lorsqu'elle est un choix de vie. Dans ce cas, il n'y a pas nécessairement d'atteinte à la personne humaine, et la personne prostituée peut invoquer le libre choix de sa profession et de sa vie sexuelle. En soi, cette observation de la Cour revient à mettre en question une démarche française qui considère la personne prostituée comme une victime, même si elle a choisi de se prostituer.

Précisément, les requérants font valoir que l'objectif de préservation de l'ordre public et de lutte contre la traite des êtres humains peut être poursuivi sans pour autant interdire la prostitution de manière générale et absolue. Cette objection conduit à se poser la question de la "nécessité de l'ingérence dans une société démocratique", c'est à dire de la proportionnalité des mesures prises par le droit français, en particulier la pénalisation des clients, par rapport à l'intérêt général poursuivi.

 

 


 La complainte des filles de joie. Georges Brassens. Bobino. 1972

L'absence de consensus

 

Comme elle le fait souvent, la CEDH admet, dans ce domaine, une très large marge d'appréciation des États. Comme dans l'arrêt S.H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011, la Cour constate que l'absence de consensus entre les États, en particulier sur des questions morales ou éthiques, a pour effet de conférer à l'État une grande liberté dans les choix qu'il fait pour assurer un équilibre satisfaisant entre les intérêts publics et privés. La CEDH observe ainsi que "grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer non seulement sur le « contenu précis des exigences de la morale » mais aussi sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre". Dans son arrêt Vavřička et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, la Cour estime ainsi que les États sont les mieux placés pour imposer la vaccination obligatoire des enfants et l'accompagner des sanctions adéquates.

La Cour a déjà constaté, à plusieurs reprises, que la prostitution fait partie de ces sujets sensibles qui soulèvent des questions morales et éthiques. Les divergences se situent essentiellement sur le point de savoir si la prostitution est toujours une exploitation reposant sur la contrainte ou si elle peut être clairement consentie. En tout état de cause, la CEDH sanctionne l'État qui a omis de diligenter une enquête sur le caractère forcé ou non de la prostitution, sur son lien avec un réseau de traite des êtres humains, comme dans la décision S. M. c. Croatie du 25 juin 2020.  

Les États divergent en revanche sur le traitement juridique de la prostitution. Rappelons que la France a adopté une démarche abolitionniste comme certains pays nordiques, estimant la prostitution comme attentatoire à la dignité de la personne, pénalisant le commerce sexuel sans pour autant l'interdire totalement. D'autres États comme la Roumanie ou la Lituanie sont prohibitionnistes, ce qui signifie qu'ils interdisent totalement la prostitution, sanctionnant à la fois la personne prostituée et son client. D'autres enfin, et ce sont les plus nombreux, sont réglementaristes, la prostitution y étant autorisée mais soumise à des contrôles. Les divergences sont donc évidentes, et la Cour en déduit logiquement l'absence de consensus.


Prostitution et vie privée

 

Il n'en demeure pas moins que la démarche abolitionniste frappe au coeur même de la vie privée, la sexualité en étant un élément essentiel. Ce principe a été rappelé notamment dans l'arrêt K.A. et A.D. c. Belgique du 17 février 2005. Cette décision précise toutefois les limites du droit à la liberté sexuelle. La Cour refuse en effet de sanctionner les condamnations pénales de deux ressortissants belges, un magistrat et un médecin, condamnés pour coups et blessures volontaires dans le cadre de pratiques sadomasochistes.

Dans le cas de la décision du 25 juillet 2024, la Cour observe que les requérants invoquent certes le droit de se livrer à la prostitution entre adultes consentants, mais ce moyen n'est pas totalement exploré, au profit d'une argumentation reposant plutôt sur la liberté d'exercer la prostitution comme profession. La Cour note cet amalgame qui revient à dissoudre la vie professionnelle dans la vie privée, pour ajouter qu'elle "n'est pas convaincue" par l'analyse. 

Elle reprend ensuite le détail de la procédure législative française, précédée de différents rapports montrant une volonté d'entendre les différents points de vue et de faire un état des lieux de la prostitution. Elle en déduit que le législateur français a opéré un choix à l'issue d'un examen attentif et qu'il ne lui appartient pas de se substituer à lui.

La décision de la CEDH se caractérise donc par sa très grande prudence. On pourrait même y déceler une certaine forme de langue de bois, lorsque la Cour reprend l'idée que la pénalisation du client "permet d'inverser le rapport de force avec le client pour les personnes prostituées, en les positionnant en tant que victimes et en leur permettant de dénoncer celui‑ci en cas de violences". Certes, mais les témoignages figurant en introduction de la décision disent l'isolement des personnes prostituées, contraintes de recevoir les clients chez elles, augmentant au contraire le risque de violences. En d'autres termes, le droit actuel permet à la personne prostituée de poursuivre l'auteur des violences si on connaît son identité, mais il ne lui offre aucune protection contre cette violence. On retient tout de même que la Cour a une conclusion qui sonne un peu comme un avertissement : "Il revient aux autorités nationales de garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée". En d'autres termes, l'approche abolitionniste mériterait aujourd'hui un premier bilan que tout le monde attend avec impatience, à commencer par les travailleurs et travailleuses du sexe. Peut-être même serait-il possible de les consulter, de les écouter ?