« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 21 juillet 2024

Le gouvernement démissionnaire : un voyage en Absurdie


La situation politique, de plus en plus indéchiffrable, se caractérise d'abord par des manipulations en tous genres de la constitution. Chacun fait dire à la norme suprême ce qu'il veut lui faire dire, et les analyses sont divergentes, souvent totalement contradictoires. Les compétences du gouvernement démissionnaire, et des ministres qui en sont membres, font l'objet d'interprétations qui conduisent à des situations absurdes. En termes simples, elles confèrent au gouvernement démissionnaire des prérogatives dont un gouvernement ordinaire ne dispose pas. 

 

Le vote des ministres


Le groupe parlementaire Renaissance, et ceux qui le soutiennent, affirment ainsi que les ministres, y compris le Premier ministre, élus tout récemment à l'Assemblée nationale, peuvent y voter en leur qualité de parlementaire.

Il n'a échappé à personne qu'il s'agit là d'une violation directe de l'article 23 de la constitution, qui affirme très clairement que "les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire (...)". Bien entendu, l'objet de l'interprétation est ici de faire dire à ces dispositions le contraire de ce qu'elles disent.

Pour cela, on va invoquer la loi organique du 17 novembre 1958 portant précisément interprétation de l'article 23. Bien entendu, on sait qu'une loi organique a une valeur juridique inférieure à la constitution. Son objet est d'assurer la mise en oeuvre des dispositions constitutionnelles, certainement pas de les violer. Quoi qu'il en soit, l'article LO 153 du code électoral, issu de cette loi organique, est rédigé en ces termes : 

    "L'incompatibilité établie par ledit article 23 entre le mandat de député et les fonctions de membre du Gouvernement prend effet à l'expiration d'un délai de un mois à compter de la nomination comme membre du Gouvernement. Pendant ce délai, le député membre du Gouvernement ne peut prendre part à aucun scrutin et ne peut percevoir aucune indemnité en tant que parlementaire. L'incompatibilité ne prend pas effet si le Gouvernement est démissionnaire avant l'expiration dudit délai".

Ces dispositions prévoient donc un délai d'un mois entre la nomination comme membre du gouvernement et le début du mandat parlementaire. Pendant ce délai, le ministre ne vote pas et ne reçoit aucune indemnité. Jusque là, tout le monde est d'accord. C'est la dernière phrase qui pose problème, celle qui affirme que l'incompatibilité ne prend pas effet si la démission du gouvernement est intervenue avant l'expiration du délai.

En l'espèce, il convient de ne pas confondre deux dates importantes. Le 8 juillet, au lendemain de la défaite de Renaissance aux élections législatives, Gabriel Attal a présenté au président de la République la démission de son gouvernement. Mais le président l'a refusée, décision qui a eu pour conséquence de maintenir un gouvernement de plein exercice, que l'on ne saurait qualifier de démissionnaire. En revanche, le 16 juillet, deux jours avant le vote pour l'élection du président de l'Assemblée nationale, Emmanuel Macron a accepté la démission du gouvernement. Depuis cette date, le gouvernement est donc un gouvernement démissionnaire, chargé de gérer les affaires courantes. On ne peut donc contester que le gouvernement a été démissionnaire, avant la fin du délai d'un mois après les législatives. 

Certains auteurs ont invoqué un lointain arrêt rendu par le Conseil d'État le 22 avril 1966 portant sur un décret du 9 octobre pris par le Premier ministre Georges Pompidou, dont la démission avait été refusée par le général de Gaulle le 5 octobre 1962, au lendemain d'une motion de censure qui avait renversé le gouvernement. A l'époque, le Conseil d'État avait affirmé que le décret portant sur des commissions administratives paritaires entrait bien dans le périmètre des affaires courantes. Mais ce précédent n'est pas réellement pertinent. Ceux qui l'invoquent oublient que, ce même 5 octobre 1962, le général avait prononcé la dissolution de l'Assemblée. Cette dissolution est donc intervenue après la démission du gouvernement Pompidou, schéma inverse de celui de juillet 2024.

Quoi qu'il en soit, la manipulation est ailleurs, dans une confusion soigneusement entretenue entre l'incompatibilité et le vote. Les dispositions de l'article 23 reposent sur un principe général d'interdiction du cumul des fonctions de ministre et de parlementaire. Le délai d'un mois n'est destiné qu'à laisser à l'intéressé un peu de temps pour faire son choix. Mais aucune disposition n'affirme, nulle part, que durant ce délai, il bénéficie du droit de vote à l'Assemblée. En décider autrement, comme le fait le camp présidentiel, revient à interpréter une loi organique dans un sens opposé à la disposition constitutionnelle qu'elle a pour objet de mettre en oeuvre. 

On le sait, les membres du gouvernement ont finalement participé à l'élection de la présidente de l'Assemblée nationale et aux scrutins qui ont suivi. La constitution a donc été violée, et on constate que cette violation n'a finalement suscité qu'un émoi modeste. Certes, les députés LFI ont protesté, mais leur protestation a eu lieu après le vote, pas avant.

 

 
Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

La motion de censure contre un gouvernement démissionnaire


La manipulation de la constitution ne s'arrête pas là, car on nous explique qu'il est impossible de renverser un gouvernement démissionnaire. On ne trouve rien de tel dans l'article 49 al. 2 de la constitution qui se borne à énoncer que "l'Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d'une motion de censure". Suivent des dispositions procédurales sur les conditions de vote. Là encore, aucune disposition ne dit qu'un gouvernement démissionnaire ne peut pas être renversé. Démissionnaire ou pas, il est un "Gouvernement" au sens de la constitution.

Les analyses destinées à prouver qu'un gouvernement démissionnaire ne peut être renversé nous emmènent encore plus loin dans l'absurde. Benjamin Morel, souvent prompt à soutenir les thèses constitutionnelles de Renaissance, affirme ainsi qu'un gouvernement chargé des affaires courantes ne peut être renversé, parce qu'il a déjà démissionné. Le raisonnement conduit à considérer qu'un gouvernement qui gère les affaires courantes n'est plus un gouvernement et que ses fonctions ont totalement pris fin. Or nul n'ignore que si le gouvernement a démissionné, l'État ne doit pas cesser de fonctionner. En outre, si ce n'est plus un gouvernement au sens de l'article 49 al. 2, comment doit-on le qualifier ? Sans doute s'agit-il d'un "objet non gouvernemental non identifié" (ONGNI) ? 

Le même Benjamin Morel a tout de même cherché une réponse à cette intéressante question. Il la cru la trouver, en affirmant "le ministre n'est plus ministre, il ne fait qu'office de ministre"

Cette formulation maladroite renvoie à la jurisprudence ancienne du "fonctionnaire de fait". On la trouve par exemple dans la célèbre affaire des "mariages de Montrouge" datant de 1883. A l'époque, un officier d'état civil irrégulièrement investi dans ses fonctions avait célébré un grand nombre de mariages. La découverte de l'irrégularité risquait de conduire à constater la nullité de ces unions. Pour empêcher le désastre, la Cour de cassation, dans un arrêt du 7 août 1883, a considéré que l'irrégularité dans la délégation de l'élu "ne saurait entraîner la nullité des actes auxquels il a concouru en cette qualité". Le Conseil d'État s'est ensuite approprié cette théorie du fonctionnaire du fait, notamment dans un arrêt du 2 novembre 2023, précisant que le "fonctionnaire de fait" doit avoir "aux yeux de tous, l'apparence d'une autorité régulièrement investie de la compétence qu'il a exercée".

Si l'on revient au raisonnement de Benjamin Morel, c'est pour en constater les limites. La théorie du fonctionnaire de fait ne saurait s'appliquer à un ministre démissionnaire. D'une part, elle n'est utilisée par la jurisprudence qu'à la demande des tiers, les victimes qui risquent de perdre le bénéfice de l'acte pris par le fonctionnaire de fait, et non pas à la demande de l'administration. D'autre part, elle n'est utilisée que pour couvrir une illégalité. Tel n'est évidemment pas le cas du ministre démissionnaire, qui n'a pas, du moins pour le moment, commis d'illégalité et n'est pas mis en cause sur ce fondement.

Là encore, il convient tout simplement de revenir au texte de la constitution qui affirme qu'une motion de censure peut être votée contre le "gouvernement". Si le constituant avait voulu l'empêcher pour un gouvernement démissionnaire, il est probable qu'il l'aurait dit.

In fine, on arrive donc à une situation absurde. Un gouvernement démissionnaire serait en effet plus puissant qu'un gouvernement ordinaire, puisque ses membres pourraient voter comme membres de l'Assemblée nationale, et qu'il ne pourrait être renversé. En principe, les règles d'interprétation des normes ne sauraient conduire à une situation juridiquement absurde.

Reste à s'interroger sur la sanction. Comme le faisait observer le professeur Sur, invité sur ce même blog, la seule sanction possible est la destitution du président de la République.  On pourrait ainsi considéré qu'il a violé l'article 5 de la constitution, en manquant à son obligation d'assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Le Conseil constitutionnel en effet, est juge de la loi, mais pas de l'élection du président et du bureau de l'Assemblée nationale. Le principe de l'autonomie des assemblée parlementaires s'y oppose. La Cour de justice de la République, quant à elle, ne juge que des crimes et délits commis par les membres du gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Certes, la destitution du président de la République semble aujourd'hui bien improbable, ne serait-ce que parce que la résolution de réunion de la Haute Cour doit être adoptée par une majorité des deux tiers du parlement. Il ne nous reste donc qu'à dénoncer les violations de la constitution et à espérer qu'elle survivra à ces mauvais traitements.


 

2 commentaires:

  1. Nous vous remercions une fois de plus de nous apporter votre éclairage d'expert(e) du droit et des libertés publiques sur une situation marquée par la confusion généralisée (le en même temps permanent) et la manipulation organisée (par la connivence du politique et du médiatique).

    Vous procédez à une lecture froide et détachée du texte suprême, la Constitution que certains ignorent (elle devrait être enseignée dès le secondaire à nos chères têtes blondes) et que d'autres violent (consciemment ou inconsciemment). Ce qu'elle dit doit être notre unique boussole. Les pseudo-analyses d'experts auto-désignés (le jeune Benjamin Morel, par exemple) ne font qu'entretenir la confusion au lieu d'apporter de la clarté utile aux débats et à l'édification de nos concitoyens.

    Vous soulevez, enfin, la question importante dans un état de droit qui se respecte, celle de la trilogie suivante : existence d'une norme, d'une autorité pour constater son éventuelle violation et d'un "juge" indépendant et impartial pour prononcer une sanction adéquate et réelle pour punir les contrevenants, y compris le président de la République. A ce jour, nous en sommes encore loin dans la démocratie Potemkine qui a pour nom France.

    Continuez votre juste combat pour la défense du droit, tout le droit et rien que le droit en mettant de côtés idéologie et morale ! Ce qui est loin d'être évident dans un pays où la disputatio est bannie.

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  2. J'ai cru comprendre que Jean-Louis Debré a fortement protesté. Il faut croire que les "grands" médias n'ont pas eu envie de s'emparer du problème... et c'est passé à la trappe.

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