« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 29 juillet 2024

Prostitution : l'abolitionnisme devant la CEDH



Dans une décision du 25 juillet 2024, M. A. et autres c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que la loi française pénalisant l'achat d'actes sexuels n'emporte pas une atteinte excessive au droit à la vie privée des personnes qui se livrent à la prostitution, ni à celle de leurs clients.

La CEDH était saisie par 261 travailleuses et travailleurs du sexe qui dénonçaient la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Ce texte s'inscrit dans un mouvement abolitionniste, qui a irrigué tous les partis politiques, à droite comme à gauche. Il repose sur l'idée que l'abolition de la prostitution peut seule protéger les personnes prostituées de la traite et du proxénétisme. L'idée générale est donc que toutes les personnes prostituées doivent être considérées comme des victimes, y compris celles qui disent se livrer librement à cette activité.

Dans ce but, la loi du 13 avril 2016 supprime le délit de racolage, afin d'insister sur le fait qu'il est nécessaire de protéger les personnes prostituées plutôt que de les interpeller. Quant aux clients, ils sont désormais passibles d'une amende de 1500 €, et de 3750 € en cas de récidive.

Pour les requérants, cette loi pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à la précarité, situation porteuse de multiples risques, notamment de contamination par différentes infections dont le VIH, mais aussi de violences sexuelles rendues possibles par l'isolement des victimes. Les dix premières pages de l'arrêt de la Cour sont constitués de témoignages accablants sur leur situation. 

La loi de 2016 a été rapidement contestée. Le Syndicat du travail sexuel, Médecins du Monde, et un certain nombre des requérants individuels, ont demandé en 2018 l'abrogation du décret du 12 décembre 2016 mettant en oeuvre la loi. A l'occasion du recours contre le refus implicite opposé par le gouvernement, ils ont déposé une question prioritaire de constitutionnalité QPC contestant la conformité de la loi à la constitution. Dans sa décision du 1er février 2019, le Conseil constitutionnel estime que la loi "assure une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre (...) d'une part l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité humaine et, d'autre part, la liberté personnelle". La décision rendue le 24 juillet par la CEDH raisonne à peu près de la même manière. Dans sa décision de recevabilité du 27 juin 2023, elle avait déjà jugé que les requérants pouvaient être considérés comme victimes d'une ingérence dans leur vie privée, notamment dans leur autonomie personnelles et leur liberté sexuelle. 

 

L'ingérence dans la vie privée

 

Il n'est pas contesté que cette ingérence a un fondement légal, mais la question de la légitimité des buts poursuivis donne lieu à une analyse plus détaillée de la part de la Cour. Elle note que la France fait partie des pays abolitionnistes et elle l'avait déjà admis dans l'arrêt V.T. c. France du 11 septembre 2007.  Les objectifs abolitionnistes de la France étaient alors déduits, non pas du corpus législatif, mais de la ratification de la convention de 1949 sur la traite des êtres humains. A l'occasion de cette décision, la Cour précise que la prostitution est " incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte". Les États sont donc parfaitement fondés à lutter contre les réseaux de prostitution. 

En revanche, la Cour relativise la démarche abolitionniste choisie par certains États, dont la France. En effet, elle envisage clairement l'hypothèse dans laquelle la prostitution n'est pas "contrainte", c'est à dire lorsqu'elle est un choix de vie. Dans ce cas, il n'y a pas nécessairement d'atteinte à la personne humaine, et la personne prostituée peut invoquer le libre choix de sa profession et de sa vie sexuelle. En soi, cette observation de la Cour revient à mettre en question une démarche française qui considère la personne prostituée comme une victime, même si elle a choisi de se prostituer.

Précisément, les requérants font valoir que l'objectif de préservation de l'ordre public et de lutte contre la traite des êtres humains peut être poursuivi sans pour autant interdire la prostitution de manière générale et absolue. Cette objection conduit à se poser la question de la "nécessité de l'ingérence dans une société démocratique", c'est à dire de la proportionnalité des mesures prises par le droit français, en particulier la pénalisation des clients, par rapport à l'intérêt général poursuivi.

 

 


 La complainte des filles de joie. Georges Brassens. Bobino. 1972

L'absence de consensus

 

Comme elle le fait souvent, la CEDH admet, dans ce domaine, une très large marge d'appréciation des États. Comme dans l'arrêt S.H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011, la Cour constate que l'absence de consensus entre les États, en particulier sur des questions morales ou éthiques, a pour effet de conférer à l'État une grande liberté dans les choix qu'il fait pour assurer un équilibre satisfaisant entre les intérêts publics et privés. La CEDH observe ainsi que "grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer non seulement sur le « contenu précis des exigences de la morale » mais aussi sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre". Dans son arrêt Vavřička et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, la Cour estime ainsi que les États sont les mieux placés pour imposer la vaccination obligatoire des enfants et l'accompagner des sanctions adéquates.

La Cour a déjà constaté, à plusieurs reprises, que la prostitution fait partie de ces sujets sensibles qui soulèvent des questions morales et éthiques. Les divergences se situent essentiellement sur le point de savoir si la prostitution est toujours une exploitation reposant sur la contrainte ou si elle peut être clairement consentie. En tout état de cause, la CEDH sanctionne l'État qui a omis de diligenter une enquête sur le caractère forcé ou non de la prostitution, sur son lien avec un réseau de traite des êtres humains, comme dans la décision S. M. c. Croatie du 25 juin 2020.  

Les États divergent en revanche sur le traitement juridique de la prostitution. Rappelons que la France a adopté une démarche abolitionniste comme certains pays nordiques, estimant la prostitution comme attentatoire à la dignité de la personne, pénalisant le commerce sexuel sans pour autant l'interdire totalement. D'autres États comme la Roumanie ou la Lituanie sont prohibitionnistes, ce qui signifie qu'ils interdisent totalement la prostitution, sanctionnant à la fois la personne prostituée et son client. D'autres enfin, et ce sont les plus nombreux, sont réglementaristes, la prostitution y étant autorisée mais soumise à des contrôles. Les divergences sont donc évidentes, et la Cour en déduit logiquement l'absence de consensus.


Prostitution et vie privée

 

Il n'en demeure pas moins que la démarche abolitionniste frappe au coeur même de la vie privée, la sexualité en étant un élément essentiel. Ce principe a été rappelé notamment dans l'arrêt K.A. et A.D. c. Belgique du 17 février 2005. Cette décision précise toutefois les limites du droit à la liberté sexuelle. La Cour refuse en effet de sanctionner les condamnations pénales de deux ressortissants belges, un magistrat et un médecin, condamnés pour coups et blessures volontaires dans le cadre de pratiques sadomasochistes.

Dans le cas de la décision du 25 juillet 2024, la Cour observe que les requérants invoquent certes le droit de se livrer à la prostitution entre adultes consentants, mais ce moyen n'est pas totalement exploré, au profit d'une argumentation reposant plutôt sur la liberté d'exercer la prostitution comme profession. La Cour note cet amalgame qui revient à dissoudre la vie professionnelle dans la vie privée, pour ajouter qu'elle "n'est pas convaincue" par l'analyse. 

Elle reprend ensuite le détail de la procédure législative française, précédée de différents rapports montrant une volonté d'entendre les différents points de vue et de faire un état des lieux de la prostitution. Elle en déduit que le législateur français a opéré un choix à l'issue d'un examen attentif et qu'il ne lui appartient pas de se substituer à lui.

La décision de la CEDH se caractérise donc par sa très grande prudence. On pourrait même y déceler une certaine forme de langue de bois, lorsque la Cour reprend l'idée que la pénalisation du client "permet d'inverser le rapport de force avec le client pour les personnes prostituées, en les positionnant en tant que victimes et en leur permettant de dénoncer celui‑ci en cas de violences". Certes, mais les témoignages figurant en introduction de la décision disent l'isolement des personnes prostituées, contraintes de recevoir les clients chez elles, augmentant au contraire le risque de violences. En d'autres termes, le droit actuel permet à la personne prostituée de poursuivre l'auteur des violences si on connaît son identité, mais il ne lui offre aucune protection contre cette violence. On retient tout de même que la Cour a une conclusion qui sonne un peu comme un avertissement : "Il revient aux autorités nationales de garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée". En d'autres termes, l'approche abolitionniste mériterait aujourd'hui un premier bilan que tout le monde attend avec impatience, à commencer par les travailleurs et travailleuses du sexe. Peut-être même serait-il possible de les consulter, de les écouter ?



4 commentaires:

  1. Une fois de plus, il nous appartient d'élargir la focale de notre objectif pour mieux appréhender cette jurisprudence.

    - La prudence de la CEDH s'explique en partie pour des raisons juridiques que vous analysez avec une grande précision. Ceci étant dit, la Cour aurait pu parvenir à un résultat inverse tant elle pratique le en même temps juridique avec un art consommé. Le texte de son arrêt dit tout et son contraire.

    - La prudence de la CEDH s'explique pour une autre part par des raisons d'opportunité politique. Il lui aurait été difficile de condamner l'Etat français sur ce sujet. Elle connait parfaitement les lignes rouges qu'elle ne doit pas franchir. Le juge français - éminent membre du Conseil d'Etat - veille au grain. Dans plusieurs affaires concernant notre pays (Cf. plusieurs d'entre elles ont fait l'objet de posts de LLC), il nous revient que l'homme sait se montrer persuasif. Ce qui pose, en dernier ressort, la question plus générale, de l'indépendance et l'impartialité de la Cour.

    Il est amusant de noter que cette grande Maison de tolérance qu'est la juridiction strasbourgeoise ait su faire preuve de tant de libéralisme à l'égard du plus vieux métier du monde.

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  2. L'angle d'attaque était il le bon? Il est de toute façon incroyable que l'on puisse légalement pénaliser un des acteurs d'une situation considérée comme tolérée. C'est une aberration juridique complète.

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  3. > Il lui aurait été difficile de condamner l'Etat français sur ce sujet.

    Pourquoi ?

    > Elle connait parfaitement les lignes rouges qu'elle ne doit pas franchir.

    Quelles sont ces lignes ?

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  4. > Il lui aurait été difficile de condamner l'Etat français sur ce sujet.

    Pourquoi ?

    > Elle connait parfaitement les lignes rouges qu'elle ne doit pas franchir.

    Quelles sont ces lignes ?

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