Les décisions des cours administratives d'appel sont généralement peu connues, car peu accessibles. Celle rendue par la Cour administrative d'appel de Nantes le 2 juillet 2024 fait pourtant figure d'exception, car elle porte sur la question particulièrement sensible du refus d'habilitation secret-défense.
Le requérant est entré dans la police en 1988 comme gardien de la paix. Il a ensuite gravi les échelons pour travailler dans le renseignement intérieur, avant d'être nommé en 2015 chef des groupes opérationnels de la section de recherche et d'appui de la direction départementale de la sécurité publique. En décembre 2019, alors qu'il est titulaire d'une habilitation secret-défense depuis une vingtaine d'années, il se voit opposer un refus de son renouvellement. Après un recours gracieux demeuré sans réponse, l'intéressé saisit le tribunal administratif de Rennes. Celui-ci lui donne satisfaction par un jugement du 15 juin 2023, jugement confirmé par la Cour administrative d'appel. Le refus du renouvellement de l'habilitation du requérant est donc annulé, et la juridiction administrative amorce ainsi un véritable contrôle de l'usage du secret défense.
L'absence de définition du secret de la défense nationale
L'évolution est loin d'être négligeable. Le secret de la défense nationale est en effet le mieux protégé dans le système juridique. Sa meilleure protection réside d'ailleurs dans sa définition, parfaitement tautologique. Aux termes de l'article 413-9 du code pénal, une information est couverte par le secret de la défense nationale, dès lors qu’elle a fait l’objet d’une mesure de protection qui en interdit la diffusion. Autrement dit, l'autorité de classement définit elle-même l'espace du secret. Celui-ci couvre ce qu'elle veut conserver confidentiel.
L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne, quant à elle, à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense.
De ces deux éléments de définition, on déduit qu'une information est classée secret-défense lorsque l'autorité de classement veut assurer sa confidentialité, dans le but de ne pas nuire à la défense et à la sécurité nationale. Le pouvoir discrétionnaire de l'administration se trouve parfaitement protégé.
Le secret défense. Jean Dobritz
L'opposabilité au juge
Dans les tribunaux judiciaires, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure.
Certes, il existe bien une Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent eu davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.
Devant les tribunaux administratifs, aucun juge n'est habilité mais il demeure possible de saisir la CCSDN. Précisément, la CAA de Nantes laisse envisager une évolution. En pratique, le contrôle de la légalité interne d'un acte revient à un contrôle de ses motifs. En opérant une distinction nette entre motivation et contrôle des motifs, la Cour amorce un contrôle réel des refus d'habilitation.
L'absence de garanties procédurales
Le secret défense a pour conséquence de réduire considérablement les garanties procédurales offertes à la personne. La décision de refus ou de retrait d'une habilitation est d'abord prise sans aucune procédure contradictoire. Il s'agit là d'une dérogation qui s'applique aux fonctionnaire avec le statut de la fonction publique et aux personnes privées avec l'article L 121-1 du code des relations entre le public et l'administration qui impose une telle procédure pour toutes les décisions individuelles prises en considération de la personne. Dans un arrêt du 9 novembre 2023, le Conseil d'État confirme ainsi la légalité d'un retrait d'habilitation touchant un agent de sécurité de Naval Group. Il présente cette décision comme un acte "purement discrétionnaire" au sens où l'entendait Charles Eisenmann, c'est-à-dire un acte qui peut être pris pour quelque motif que ce soit et retiré à tout moment, aussi pour quelque motif que ce soit.
Une décision de retrait d'habilitation n'a pas davantage à être motivée, pas plus d'ailleurs que l'octroi de cette habilitation, précédée d'une enquête de sécurité dont les résultats ne sont pas communiqués à l'intéressé. Cette absence de motivation a un fondement législatif, et l'article L 311-5 du code des relations entre l'administration et le public affirme : "Ne sont pas communicables (...) les documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte (... ) au secret de la défense nationale". Dans un jugement du 10 mars 2023, le tribunal administratif de Paris déclare donc irrecevable le moyen fondé sur le défaut de motivation du retrait de l'habilitation d'un officier traitant de la DGSI.
Motivation et contrôle des motifs
La question se pose alors dans les termes suivants : l'absence de motivation doit-elle systématiquement interdire tout contrôle des motifs de la décision par le juge administratif ?
Le Conseil d'État, s'opposant à deux décisions successives de la CAA de Marseille, en a jugé ainsi le 23 février 2021. Il déclare que "les décisions qui refusent l'habilitation (...) sont au nombre de celles sont la communication des motifs est de nature à porter atteinte au secret de la défense nationale". Et le Conseil de déduire que puisque le contrôle des motifs ne peut être exercé, la décision n'avait pas à être motivée. L'analyse ressemble étrangement à celle que développaient les membres du Conseil d'État avant le vote de la loi du 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs. Mais à l'époque, il s'agissait d'affirmer le contraire : la motivation de l'acte était inutile, car le Conseil d'État "protecteur-des-libertés" exerçait le contrôle des motifs. L'administré n'avait pas besoin d'être informé, puisqu'il était protégé par la Haute Juridiction.
La décision du 2 juillet 2024 ouvre une brèche dans ce raisonnement, en détachant le contrôle des motifs de la motivation de l'acte. Saisi d'un moyen portant sur la légalité des motifs d'un refus ou d'un retrait d'habilitation, le juge administratif doit pouvoir prendre "toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, sans porter atteinte au secret de la défense nationale." Au cours de l'instruction, il peut donc demander à l'administration des éléments de nature à lui permettre d'exercer son contrôle. Et la CAA précise l'intensité de ce contrôle en ajoutant qu'elle doit "s’assurer que la décision contestée n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation".
Certes, nul n'ignore que le contrôle de l'erreur manifeste est un premier degré dans le contrôle des motifs. Mais l'important est dans la procédure, car ce contrôle minimum suffit à justifier des demandes de pièces justificatives. Certes, le Tribunal administratif de Besançon, dans un jugement du 4 mai 2023, avait déjà enjoint un préfet de lui donner des éléments de nature à justifier le retrait d'une habilitation, mais les suites de cette procédure ne sont pas encore connues.
En revanche, la CAA de Nantes, le 2 juillet 2024, tire les conséquences de l'insuffisance du dossier qui lui a été transmis. Elle n'a reçu qu'une note des services de renseignement mentionnant que lors de l'enquête de sécurité, le requérant se serait montré "sur la défensive" et aurait apporté des "réponses souvent approximatives", sans plus de précision. De même, lui était-il reproché d'avoir épousé une ressortissante chinoise et d'envoyer à ses beaux-parents chinois les photos de leurs petits-enfants. Mais la Cour fait observer que cette vulnérabilité, si elle existe, n'a guère suscité de réaction, car le requérant est marié depuis plus de dix ans. Au demeurant, les rapports sur la manière de servir du requérant n'ont jamais cessé d'être élogieux. De tous ces éléments, la CAA déduit que les éléments transmis lui permettent de juger que ce refus de renouvellement est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation.
Cette décision témoigne d'une évolution vers la mise en place d'un contrôle des motifs sur les actes liés au secret de la défense, à commencer par les retraits ou refus d'habilitation. A cet égard, le juge français pourrait se rapprocher des systèmes étrangers, notamment anglais et américains, dans lesquels les juges sont eux-mêmes habilités à connaître des éléments indispensables à leur fonction. Il faut toutefois tempérer notre optimisme, car il s'agit d'une décision rendue par une Cour administrative d'appel. On ne doute pas que le Conseil d'État sera saisi en cassation, et il ne ménage généralement pas ses efforts pour protéger les secrets de l'État.