« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 8 décembre 2023

Le Fact Checking de LLC : Eclairage sur la bougie de l'Elysée

Beaucoup d'internautes ont découvert sur les réseaux sociaux l'image du Grand-Rabbin de France allumant la bougie d'Hanouka, sous les ors de l'Elysée, en présence évidemment du Président de la République. La scène a d'abord suscité l'incrédulité, puis la surprise, et enfin la polémique. Elle se développe surtout au niveau politique. La Première Ministre, se déclare satisfaite que le Président de la République ait donné une satisfaction symbolique à une communauté juive déçue de ne pas l'avoir vu à la marche contre l'antisémitisme. Le président du Crif Yonathan Arfi l'analyse comme "une erreur" (...) Ce n’est pas l’endroit où allumer une bougie. J’ai été surpris. Je me demande pourquoi Macron l’a fait, ce n’est pas son rôle". 

Précisément, la question n'est pas celle de savoir si Emmanuel Macron a, ou non, fait une erreur politique. Rappelons que l'article 1er de la Constitution affirme que "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale" et que son article 5 déclare que "le Président veille au respect de la Constitution". Il incombe donc au Président de veiller au respect du principe de laïcité, et de le respecter lui-même.

La loi de Séparation du 9 décembre 1905 interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte. Elle ne prévoit pas expressément le contraire, c'est-à-dire l'hypothèse d'un culte tenu dans un local public. A l'époque, l'idée même qu'un Président de la République puisse développer une activité cultuelle dans la salle des fêtes de l'Elysée était impensable. Mais cette absence de mention formelle ne signifie pas que le droit l'autorise, car la jurisprudence sur le principe de neutralité est aujourd'hui très claire.


L'existence d'un culte


Ecartons d'emblée l'argument selon lequel le Grand-Rabbin Korsia n'aurait pas célébré un culte en allumant la bougie, opération accompagnée d'un chant célébrant la fête de Hanouka. La notion de culte est, encore aujourd'hui, définie par référence à celle donnée par Léon Duguit dans son Traité de droit constitutionnel, daté de 1925 : "Accomplissement de certains rites, de certaines pratiques qui, aux yeux des croyants, les mettent en communication avec une puissance surnaturelle". Cette formule a été reprise ensuite par le Conseil d'État et le commissaire du gouvernement Arrighi de Casanova la cite dans un avis du 24 octobre 1997,  à propos du droit des Témoins de Jéhovah de gérer des associations cultuelles. 

A partir de cette définition, deux critères sont utilisés pour définir un culte, et tous deux sont remplis dans le cas de la cérémonie de l'Elysée. D'une part, un élément subjectif constitué par une croyance ou une foi en une divinité. On imagine mal le Grand-Rabbin n'ayant pas la foi... D'autre part, un élément objectif est constitué par la réunion d'un groupe de personnes en vue d'accomplir les rites nécessaires à l'expression de cette croyance. S'il est exact que la réunion de l'association des rabbins européens à l'Elysée avait, dans un premier temps, pour objet de remettre un prix à Emmanuel Macron, la nature de la réunion change au moment précis où le Grand-Rabbin allume la bougie. L'assistance participe alors à un culte, et elle y participe activement car on entend des réponses au chant. Un rite est donc effectivement accompli, au sens où l'entend la jurisprudence.

Manifestation extérieure d'une croyance religieuse à la fois individuelle et collective, le culte est donc, comme tel, soumis à certaines règles de droit, et notamment celles concernant le lieu où il peut s'exercer.

 


 Tiens ta bougie droite

Marie-Martine. A. Valentin. 1942 

Saturnin Fabre et Bernard Blier

 

L'Elysée, un bâtiment public comme un autre

 

Il ne fait aucun doute qu'Emmanuel Macron est le premier Président de la République à célébrer un culte public à l'Elysée. Même s'il abrite la présidence de la République, l'Élysée est pourtant un bâtiment public comme un autre, c'est-à-dire soumis aux mêmes contraintes.

Les trois arrêts rendus par le Conseil d'État le 9 novembre 2016 apportent des éléments précis sur l'obligation de neutralité pesant sur les bâtiments publics, quels qu'ils soient. Il s'agissait à l'époque de crèches de Noël érigées, tantôt dans des mairies, tantôt dans des hôtels de département ou de région. Le juge a alors posé une distinction qui demeure le fondement de toute la jurisprudence dans ce domaine.Lorsque la crèche est située sur un espace public, par exemple une place, la crèche de Noël est, en principe, autorisée, à la condition que l'installation ne contienne aucun élément de prosélytisme ou aucune revendication d'une opinion religieuse. En revanche, lorsqu'elle est installée dans un bâtiment public, elle est, en principe, interdite, sauf si "des circonstances particulières" permettent de considérer la m. Certes, il s'agit en l'espèce de savoir si la crèche est ou non un emblème religieux au sens de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905, mais il n'en demeure pas moins que le principe de la neutralité s'impose aux bâtiments publics. 

C'est d'ailleurs exactement ce qu'a décidé le tribunal administratif de Bordeaux, dans un jugement du 15 décembre 2009 Solana.  Il annule en effet pour excès de pouvoir une décision du maire de Saint-Laurent-Médoc, autorisant la célébration d'une cérémonie religieuse dans la salle du conseil municipal. Il précise que l'élu a violé les « principes de laïcité et de neutralité qui s'imposent aux autorités administratives". Le tribunal précise même que cette règle de neutralité ne souffre aucune dérogation. En l'espèce, la chute de plusieurs mètres carrés de la voûte de l'église paroissiale avait conduit le maire à interdire son accès, et à ouvrir aux fidèles la salle du conseil municipal. Mais ces éléments ne sont pas suffisants, d'autant qu'il n'est même pas établi que la messe pouvait être célébrée ailleurs, en particulier dans une chapelle située sur le territoire de la commune. 

Le principe de neutralité est donc une contrainte lourde qui pèse sur tous les bâtiments publics, et sur les élus qui les occupent, à l'élu d'un village comme au Président de la République. Cette analyse s'appuie aussi sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Celle-ci a connu une évolution importante. De la neutralité du service public consacrée comme principe constitutionnel en 1986, il est passé à la neutralité de l'État, garantie dans la décision du 21 février 2013. Autant dire que celui qui est précisément le gardien de la Constitution doit être le premier à la respecter et à la faire respecter. 

Le plus étonnant dans l'histoire est sans doute ce quatuor du déni. Le Président de la République, la Première ministre, le ministre de l'Intérieur et le Grand Rabbin. Tous affirment que cette célébration de l'Elysée n'est pas un culte et est donc parfaitement conforme au principe de laïcité... A qui veut-on faire croire une chose pareille ?


Le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10



mercredi 6 décembre 2023

Proxénitisme : L'indemnisation du travail forcé.

Une victime de la traite des êtres humains, contrainte à la prostitution, peut obtenir une indemnisation correspondant aux revenus de son travail sexuel qui lui ont été soustraits par son proxénète. La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Krachunova c. Bulgarie du 23 novembre 2023, contredit ainsi la jurisprudence bulgare. Celle-ci refusait en effet une telle indemnisation au motif que la restitution des gains issus de la prostitution serait contraire aux "bonnes moeurs". C'est la première fois que la CEDH se prononce sur cette question et reconnaît que la victime de la traite des êtres humains a le droit de demander réparation de son dommage matériel par la personne l’ayant exploitée.

D'avril à août 2012, Daniela Krachunova a été contrainte de se prostituer par son proxénète qui la battait et la menaçait lorsqu'elle voulait arrêter cette activité. Elle s'est enfuie en 2013, mais il l'a retrouvée. Il lui a alors confisqué ses papiers et l'a contrainte à se prostituer de nouveau, cette fois en soustrayant la totalité de ses revenus, ne lui laissant que le strict minimum pour vivre et un peu d'argent de poche. En février 2013, Daniela Krachunova fut arrêtée et elle dénonça son proxénète qui fut condamné pénalement par les juges bulgares. Mais, bien que partie civile au procès, elle n'obtint qu'une réparation de 8000 € pour le préjudice moral qu'elle avait subi. Le préjudice matériel, quant à lui, ne fut pas indemnisé, alors même que les revenus de la prostitution sont imposables en droit bulgare et que cette activité n'est pas expressément considérée comme une infraction.


La définition de la traite


L'article 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme interdit l'esclavage et la traite des êtres humains. Comme le Protocole de Palerme additionnel à la Convention des Nations Unies sur la traite des êtres humains, la Convention européenne définit la traite par trois éléments : une action, une finalité et des moyens. La CEDH vérifie donc que ces trois éléments sont présents dans l'affaire qui lui est soumise.

Il est clair que « l’action » et le « but » sont présents. Le tribunal pénal qui a condamné le proxénète a mis en lumière qu'il avait recruté la requérante à deux reprises et qu'il l'avait continuellement hébergée. Quant au but, il est également établi qu'il exploitait ses actes sexuels dans son intérêt purement personnel. Les "moyens" désignent les instruments de pression utilisés pour contraindre la personne à la prostitution et l'y maintenir. En l'espèce, même si la violence n'est pas démontrée dans le dossier, il est clair que le proxénète a profité de la jeunesse et de la pauvreté de Daniela Krachunova pour la placer dans une situation de totale dépendance, se présentant d'ailleurs volontiers comme son "protecteur". Cette dépendance a d'ailleurs été amplifiée par le fait que le proxénète ait retiré à la requérante la presque totalité de ses revenus ainsi que sa carte d'identité, limitant ainsi sa liberté de mouvement.

L'argument du consentement est écarté par la CEDH. Elle précise en effet que "le fait que la requérante ait pu, au moins initialement, consentir à se livrer au travail du sexe n'est pas déterminant". Comme elle l'avait affirmé à propos de la traite des enfants dans un arrêt Chowdury et autres c. Grèce du 9 septembre 2015, le consentement n'est pas pertinent si l'un des "moyens" de la traite a effectivement été utilisé, qu'il s'agisse de la violence ou d'autres pressions.

De ces éléments, la CEDH déduit que la requérante a effectivement été victime de la traite d'êtres humains, et que le dommage qu'elle a subi entre dans le champ de l'article 4 de la Convention européenne. Il lui reste alors à s'interroger sur la question essentielle soulevée par l'affaire. La victime de la traite peut elle réclamer à son proxénète une indemnisation pour perte de revenus ?

 


Bête de somme et de sommier. Félicien Rops. 1833 -1898

 

Le principe de l'indemnisation

 

La jurisprudence traditionnelle de la CEDH, issue notamment des arrêts Siliadin c. France du 26 juillet 2005 et Rantsev c. Chypre et Russie du 7 janvier 2010, reconnait que l'article 4 de la Convention impose aux États des obligations positives. Elles sont au nombre de trois, d'abord l'obligation d'interdire et de punir la traite, ensuite celle de protéger les victimes y compris potentielles, et enfin celle d'enquêter sur les situations de traite. La formulation manque quelque peu de précision, mais la CEDH a tout de même énoncé, dans l'affaire Chowdury, que la Convention des Nations Unies contre la traite contraint les États à prévoir un dispositif d'indemnisation des victimes. Dans cette affaire, elle a considéré que le faible montant de l'indemnisation accordée emportait, en soi, une violation de l'article 4.

Si le principe même d'une indemnisation est déjà acquis dans la jurisprudence, la question de la perte de revenus n'était pas encore résolue.


La perte de revenus


Pour admettre l'indemnisation de la perte de revenus, la CEDH s'appuie sur un principe formulé dès l'arrêt Artico c. Italie du 13 mai 1980. Il exige que les dispositions de la Convention soient interprétées de manière à rendre concrets et effectifs les droits qu'elle garantit. Il est exact que l'indemnisation de la perte de revenus subie par une victime de la traite ne figure pas dans les conventions internationales. Mais, d'une manière générale, la CEDH estime que les États ont l'obligation de permettre aux victimes des droits garantis par la Convention de demander et d'obtenir réparation. Ce principe a été rappelé dans l'arrêt Vanyo Todorov c. Bulgarie du 21 juillet 2020. Et dans une affaire récente V.C.L. c. Royaume-Uni du 16 février 2021, la CEDH énonce que les victimes de la traite doivent également être protégées a posteriori, en particulier en permettant leur rétablissement et leur réintégration dans la société. La possibilité de demander réparation de l'intégralité du préjudice subi répond, à l'évidence, à ces deux impératifs.

A ces éléments s'ajoute une considération liée à l'efficacité même de la lutte contre la traite. La Cour fait en effet observer que le fait de permettre aux victimes de récupérer les gains perdus et volés par les trafiquants peut contribuer à empêcher ces derniers de profiter des fruits de leurs infractions.

Tous ces éléments conduisent donc la Cour à sanctionner le droit bulgare qui refusait d'indemniser la perte de revenus des victimes de la traite. Il peut paraître surprenant que le système juridique d'un État européen puisse encore considérer que des considérations purement morales empêchent la victime d'être indemnisée. Car si elle est indemnisée avec l'argent de la prostitution, c'est d'abord son argent, celui qu'elle a gagné, combien difficilement, et qui lui a tout simplement été volé.



samedi 2 décembre 2023

CJR : Nul n'est censé ignorer la loi, sauf le Garde des Sceaux.


La Cour de justice de la République (CJR) a rendu publique sa décision le 29 novembre 2023. Eric Dupond-Moretti, poursuivi pour prise illégale d'intérêts, est relaxé. La décision a, bien entendu, suscité d'abondants commentaires, mais ils se surtout focalisés sur les aspects politiques de l'affaire, tant il est vrai que la CJR ne ressemble guère à une juridiction indépendante et impartiale. L'idée générale est que les poursuites contre les magistrats initiés par Eric Dupond-Moretti n'ont pas abouti, celles contre le ministre n'ont pas davantage conduit à une condamnation. Tout le monde sort indemne, et, comme l'a affirmé précisément le Garde des Sceaux, "la page est tournée".... à moins, bien entendu, que le procureur décide de déposer un pourvoi en cassation. Les aspects juridiques de la décision ont été moins évoqués, comme s'ils étaient dépourvus d'intérêt. 

 

La CJR, un nouvel "Acquitator" 


La CJR peut être aisément comparée à une sorte de machine à laver. Depuis sa création en 1993, dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, elle n'a envoyé personne en prison. Même lorsque les faits sont avérés, elle fait un large usage du sursis ou de la dispense de peine. Ainsi en 2004, Michel Gillibert a-t-il été condamné à une peine d'emprisonnement de trois années avec sursis et à une amende de 20 000 €  pour avoir détourné des fonds publics. En 2010, Charles Pasqua a également été condamné à un an de prison avec sursis pour complicité et recel d'abus de biens sociaux dans l'affaire de la SOFREMI. 

Quant à Christine Lagarde, elle était poursuivie pour détournement de fonds publics résultant de sa négligence et commis par un tiers, infraction prévue par l'article 432-16  du code pénal et punie d'un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende. Elle était en effet accusée d'avoir été particulièrement généreuse avec l'argent public, en suscitant un arbitrage qui avait accordé plus de 403 millions à Bernard Tapie, pour solder son litige avec le Crédit Lyonnais sur la revente d'Adidas. On se souvient que l'arbitrage a été annulé, notamment en raison de la proximité de Bernard Tapie avec l'un des arbitres. La CJR a finalement considéré que Christine Lagarde avait certes fait preuve d'une négligence coupable, mais elle a prononcé une dispense de peine. 

Cette mansuétude à l'égard des politiques s'explique essentiellement par le fait que la CJR est une juridiction de l'entre-soi. L'article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, énonce que "les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis". Les ministres sont donc poursuivis devant la CJR pour les infractions commises durant leurs fonctions. Le plus souvent, ils ont quitté leurs fonctions au moment de l'audience, mais ce ne fut pas le cas d'Éric Dupond-Moretti, toujours ministre au moment de son procès.

Sa composition a été conçue dans le but de limiter le rôle des magistrats professionnels. La formation de jugement est composée de quinze juges, six députés, six sénateurs et seulement trois magistrats de la Cour de cassation, dont le président. Il est vrai que les parlementaires prêtent serment devant leur assemblée d'origine de "se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats" (art. 2 de la loi organique), mais rien n'interdit à un magistrat "digne et loyal"de se montrer particulièrement enclin à pardonner les faiblesses d'une personnalité politique.

Personne n'imaginait donc que le Garde des Sceaux pourrait se retrouver en prison. En revanche, le dossier montrait que le conflit d'intérêts était patent, et les débats l'avaient largement confirmé. On envisageait donc une peine, évidemment modeste et évidemment avec sursis, ou une reconnaissance de culpabilité, accompagnée d'une dispense de peine. Devant la CJR, les espoirs de l'accusation doivent demeurer modestes. Mais c'était encore sous-évaluer la connivence d'une juridiction purement politique.

La CJR a choisi d'inverser les rôles et de jouer celui d'Acquitator en relaxant le ministre. Le problème est que le résultat est obtenu au prix d'une interprétation de l'élément intentionnel de l'infraction qui, si elle était généralisée, empêcherait pratiquement toute condamnation pour manquement à la probité.

 


 Le ministre devant la Cour de justice de la République

Publicité Laden automatique. Savignac. 1965


L'élément matériel

 

L'article 432-12 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 € d'amende "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement (...)". 

Le jugement de la CJR est accablant sur l'élément matériel de l'infraction. Il se définit très simplement comme la prise par le ministre, dans l'opération dont il a le contrôle, d'un intérêt de nature à compromettre sont impartialité, son indépendance ou son objectivité. La Cour de cassation a toujours admis une définition large, admettant notamment, dans un arrêt du 5 avril 2018, qu'un intérêt non patrimonial peut suffire à caractériser l'infraction. Le simple fait, pour un ministre, d'engager des poursuites disciplinaires contre des magistrats qui ont poursuivi ses clients, à l'époque où il était avocat, constitue donc un intérêt non patrimonial, en d'autres termes la simple poursuite d'une vengeance personnelle. Il n'est donc pas nécessaire que le ministre ait tiré un quelconque profit de son action.

L'arrêt énumère une certain nombre de preuves. Dans l'affaire Levrault, le dossier fait état d'une véritable vindicte de l'avocat Dupond-Moretti à l'égard du magistrat en fonctions à Monaco. Le 12 juin 2020, il déclarait ainsi, dans une interview à Monaco-Matin que "l'honneur d'un de ses clients avait été livré aux chiens", accusant le magistrat de se comporter "comme un cow-boy". Il incitait son client à porter plainte contre le juge d'instruction pour violation du secret de l'instruction. Nommé Garde des Sceaux trois semaines plus tard, le 6 juillet, c'est sa directrice de cabinet, Mme Malbec, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel qui, le 31 juillet saisit l'Inspection générale de la justice d'une demande d'enquête visant le magistrat. De cette situation, la CJR tire la conclusion que le Garde des sceaux, ordonnant cette enquête, "se trouvait placé dans une situation de conflits d'intérêts puisque, antérieurement, et en sa qualité d'avocat, il avait publiquement critiqué ce magistrat par voie de presse (...)". 

L'analyse est reprise de manière identique à propos des magistrats du PNF. En juin 2020, Eric Dupond-Moretti, avocat, fulminait dans Le Point, invoquant une "intolérable atteinte à sa vie privée", car le PNF avait ouvert une enquête connexe pour identifier la personne ayant informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog que la ligne téléphonique ouverte sous le nom de Paul Bismuth faisait l'objet d'une surveillance. Celle-ci était d'ailleurs limitée à la communication des fadettes, les conversations n'ayant jamais été écoutées. Quoi qu'il en soit, l'avocat portait plainte, et Mme Belloubet diligentait une enquête de l'Inspection générale de la justice, enquête qui a conclu, le 15 septembre 2020 à l'absence de faute professionnelle de quiconque. Mais trois jours après, le ministre qui avait dû retirer sa plainte en entrant en fonctions, ordonnait une seconde inspection, dirigée cette fois clairement contre les magistrats du PNF, dans une perspective ouvertement pré-disciplinaire. Là encore, la CJR tire une conclusion identique en précisant que le Garde des sceaux "se trouvait dans une situation objective de conflit d'intérêts".

En tout état de cause, il était pratiquement impossible de ne pas reconnaître que l'élément matériel de l'infraction était constitué. D'une part, le simple rappel des faits suffit à démontrer le conflit d'intérêts, dont on rappellera qu'il peut être constitué par l'usage de compétences légales à des fins personnelles. 

D'autre part, l'existence même du décret du 23 octobre 2020 suffit à prouver le conflit d'intérêts. Il modifie l'étendue des compétences du ministres de la justice, en précisant qu'il ne connait pas des actions judiciaires dirigées contre lui en sa qualité d'avocat et qu'il ne peut recevoir de remontées d'informations des procureurs dans les affaires qu'il a eu à connaître à cette époque. Il ajoute même qu'il ne peut plus connaître "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat (...)". Le problème juridique posé par ce décret est que son existence même prouve le conflit d'intérêts puisqu'il a précisément pour objet d'y mettre fin. En outre, ce texte est parfaitement inopérant dans le cas des affaires qui ont suscité le renvoi d'Éric Dupond-Moretti devant la CJR. Toutes les décisions prises à l'encontre des magistrats victimes de sa vindicte sont en effet antérieures au décret, dépourvu de caractère rétroactif. 

L'élément matériel de l'infraction est donc parfaitement démontré, d'autant que le décret du 23 octobre n'est pas juridiquement en mesure de le purger. 

Pour sauver le soldat Dupond-Moretti, il ne restait que l'élément intentionnel de l'infraction.

 

L'élément intentionnel

 

La CJR commence par affirmer que la Cour de cassation a toujours considéré que l'intention coupable, en matière de prise illégale d'intérêts, est caractérisée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Cette jurisprudence est parfaitement constante et est régulièrement rappelée, par exemple dans un arrêt du 21 novembre 2001.

Toute la décision montre que Eric Dupond-Moretti était parfaitement conscient de ce qu'il faisait. Dans l'affaire Levrault, la CJR note ainsi que Mme Malbec a admis, au moment de l'ouverture de l'enquête, avoir évoqué le fait que le client monégasque de l'avocat Dupond-Moretti était juridiquement domicilié à son cabinet. Si il n'est pas démontré qu'elle ait prononcé le mot "conflit d'intérêts", il ne fait guère de doute que le ministre, lui-même ancien avocat brillant, aurait pu y songer. 

Mais la partie de la décision consacrée à l'absence d'élément intentionnel se borne à reprendre le choeur des subordonnés et proches de M. Dupond-Moretti qui se sont succédé à la barre durant le procès. Les témoignages des magistrats, et notamment des syndicats qui ont tous les éléments prouvant qu'ils avaient mis en garde le ministre contre un éventuel conflit d'intérêts ne sont même pas mentionnés. La CJR ne se donne même pas le peine de répondre sur cette question. Le résultat est un jugement bancal, avec une première partie qui montre l'existence d'un élément intentionnel déjà présent dans l'élément matériel, et une second partie qui évacue l'élément intentionnel avec une motivation pour le moins fantaisiste. Ce défaut de motivation pourrait-il constituer le fondement d'un pourvoi en cassation ?

Quoi qu'il en soit, le ministre ne savait pas qu'il était en situation de conflit d'intérêts, alors même qu'il avait lui-même sollicité un décret transférant ses compétences à la Première ministre, dans le seul but d'éviter un conflit d'intérêts. Le ministre ne savait pas qu'il était en conflit d'intérêts, alors qu'il avait diligenté une seconde enquête contre les magistrats du PNF, après que la première n'ait pas abouti au résultat qu'il espérait. Le ministre ne savait pas, parce que, le pauvre homme, personne le lui avait dit dans son entourage immédiat. Et le ministre est sans doute un si mauvais juriste qu'il s'est borné à suivre les conseils des membres de son cabinet.

De qui se moque-t-on ? Des citoyens très certainement, puisque la justice est rendue au nom du peuple français. La CJR qui était déjà très critiquée ne sort pas grandie de l'affaire. Il serait peut-être temps de supprimer cette juridiction politique, dont la seule fonction est de servir de machine à laver.



mardi 28 novembre 2023

CEDH : Un syndicat suisse, appui involontaire de la QPC française


Le 27 novembre 2023, la Cour européenne des droits de l'homme s'est réunie en Grande Chambre pour rendre une décision d'irrecevabilité. Dans l'arrêt Communauté genevoise d'action syndicale c. Suisse, elle écarte une requête dirigée contre la décision des autorités suisses interdisant de manière générale et absolue toutes les réunions publiques et manifestations durant l'épidémie de Covid-19.  

La décision frappe d'abord par sa rapidité, du moins par rapport à la durée habituelle des affaires devant la CEDH. Cet arrêt intervient vingt mois après le premier arrêt de chambre rendu le 15 mars 2022,  deux ans après la décision de l'administration suisse. Une décision de Grande Chambre en trois ans et demi, c'est un record de rapidité devant la CEDH, plus habituée à des délais de cinq ou six ans.

Mais la décision est tout aussi intéressante par la rupture entre les deux arrêts. Alors que l'arrêt de 2022 sanctionnait la Suisse pour cette interdiction générale et absolue de se réunir et de manifester, celui de Grande Chambre déclare la requête irrecevable parce que le syndicat requérant n'avait pas épuisé les voies de recours internes. Derrière ce motif se fait jour un respect de l'autonomie des États qui ont souvent interdit totalement l'exercice de certaines libertés durant l'épidémie de Covid. 

Ce renvoi en Grande Chambre était prévisible, d'abord parce que le premier arrêt avait été acquis à une courte majorité de quatre juges contre trois, ensuite parce que la question des ingérences des États dans les libertés durant l'épidémie est loin d'être épuisée devant la CEDH, d'autres affaires étant actuellement inscrites à son rôle. Cette décision lui permet de poser quelques principes qui vont guider sa jurisprudence dans ce domaine.

 

L'article 15 écarté

 

La décision est d'abord importante par ce qu'elle ne dit pas. Les juges de chambre avaient en effet insisté sur le fait que la Suisse n'avait pas fait usage de l'article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il est ainsi rédigé :" En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international". Ces mesures dérogatoires ne peuvent concerner les droits essentiels que sont le droit à la vie (art.2), l'interdiction de la torture et les traitement inhumains ou dégradants (art. 3), et enfin l'interdiction de l'esclavage (art. 4). La liberté de réunion peut donc être concernée. Sur le plan procédural, les États "activent l'article 15" et informent le Secrétaire général du Conseil de l'Europe des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Ils doivent également notifier la fin de cette période dérogatoire, date à laquelle les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application.

Au moment de l'épidémie, bon nombre de juristes ont affirmé, peut-être un peu hâtivement, que les États qui n'avaient pas fait usage de l'article 15 se trouvaient dans une situation de violation de la Convention européenne s'ils portaient atteinte aux droits qu'elle garantit.

La CEDH écarte aujourd'hui ce raisonnement, alors même qu'il apparaissait, de manière indirecte il est vrai, dans la décision de chambre. Aucune disposition n'oblige en effet les États à utiliser la procédure de l'article 15. De fait, lors de crise du Covid, dix seulement ont déclaré au Secrétaire général du Conseil de l'Europe leur volonté d'exercer ce droit (Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie). Disons-le franchement, ce ne sont pas les membres les plus en vue du Conseil de l'Europe. L'Allemagne, le Royaume-Uni s'en sont abstenus, comme la France qui pourtant avait eu recours à l'article 15 lors de l'état d'urgence déclaré après les attentats de 2015, et comme la Suisse. Sur ce point, la décision du 27 novembre 2023 met fin à des interprétations qui dépassaient largement le texte de l'article 15. Le fait que la Suisse n'ait pas fait usage de l'article 15 est donc sans influence sur la décision de la Grande Chambre.

Pour prendre une décision d'irrecevabilité, la CEDH articule deux motifs, d'une part le fait que le syndicat requérant ne peut pas vraiment invoquer la qualité de victime, d'autre part l'absence d'épuisement des voies de recours internes.

 


 Manifestation suisse

Röschtigrabe, groupe folklorique suisse

 

La qualité de victime 

 

Le syndicat suisse peut-il être considéré comme une victime de la législation anti-Covid qui interdit la liberté de réunion, alors qu'il a renoncé à en organiser et qu'il ne s'est donc pas vu opposer de décision de refus ? Il se plaint d'une norme d'ordre général et non pas d'une décision individuelle.

La jurisprudence de la CEDH considère qu'un requérant peut être considéré comme victime si la législation qu'il conteste l'oblige à changer de comportement sous peine de poursuites ou s'il fait partie d'une catégorie de personne risquant de subir directement ses effets. On se souvient que, tout récemment, dans un arrêt son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne, la Cour a déclaré irrecevable un recours déposé par huit femmes polonaises contre une loi interdisant l'IVG, même en cas de malformation du foetus. A ses yeux, elles n'étaient pas "victimes", dès lors qu'elles ne risquaient pas des poursuites pénales, mais risquaient seulement d'être contraintes de mener à terme leur grossesse, y compris en cas d'anomalie du foetus. La rigueur de cette analyse montre que la CEDH adopte une conception étroite de la notion de victime.

En 2022, la Chambre avait considéré que le syndicat entrait dans le premier cas de figure, car il avait dû renoncer à organiser des manifestations, par crainte des sanctions prévues par le droit suisse. La Grande Chambre, quant à elle, écarte ce qui apparaît comme une confusion entre personne morale et personne physique. Si la loi suisse prévoit des sanctions pénales pour non-respect de l'interdiction des rassemblements, elles concernent exclusivement les personnes physiques, dirigeants ou membres du syndicat. La responsabilité pénale du syndicat, en droit une simple association, ne saurait donc être engagée. La Cour ajoute que le droit suisse posait un principe d'interdiction, accompagné de certaines dérogations sous des conditions strictes, si un intérêt général justifiait le rassemblement, et si l'organisateur présentait un plan de protection jugé adéquat. En l'espèce, le syndicat requérant a tout simplement renoncé à organiser des manifestations, y compris celle du 1er mai 2020. Il n'a pas sollicité la moindre dérogation, n'a pas testé le système juridique, et ne peut donc invoquer la qualité de victime.

L'analyse est certainement très juste sur le plan juridique, mais elle peut tout de même un peu étrange. Un syndicat qui respecte le droit ne peut donc estimer en être victime, et on se surprend à penser que ses avocats auraient dû lui conseiller deux comportements essentiels. Au moment de l'épidémie, ils auraient dû faire des demandes d'autorisation de rassemblement, car il convient de rappeler que le régime juridique des manifestations en Suisse repose sur une procédure d'autorisation ce qui ne témoigne pas d'un grand libéralisme. Au moment du recours devant la CEDH, les mêmes avocats aurait dû aussi conseiller au président du syndicat de se joindre à la requête, ce qui aurait neutralisé l'argument selon lequel une personne morale ne peut être considérée comme victime.

 

L'épuisement des recours internes

 

La règle de l'épuisement des recours internes repose sur le caractère subsidiaire du mécanisme de garantie des droits de l'homme européen. La CEDH surveille le respect par les États de leurs obligations découlant de la Convention des droits de l'homme, mais elle n'a pas pour mission de se substituer à eux. Une jurisprudence Vuckovic et autres c. Serbie du 25 mars 2014 rappelle ainsi que les juges internes sont les mieux placés pour apprécier le contexte de l'affaire et protéger directement les droits de l'homme.

Il n'est pas contesté que le syndicat requérant n'a pas déposé de recours contre des décisions de l'administration lui refusant l'exercice de la liberté de manifester. Mais n'a pas davantage fait de recours contre la législation imposant une interdiction générale et absolue dans ce domaine. 

Les premiers juges de chambre insistaient sur le fait que la règle de l'épuisement des recours internes devait être appréciée avec une certaine souplesse. La CEDH, par exemple dans un arrêt Balogh c. Hongrie du 20 juillet 2004, considère ainsi que les recours ouverts doivent être à la fois effectifs et accessibles. Concrètement, cela signifie qu'ils doivent permettre de remédier à la situation contestée, et offrir des chances raisonnables de succès. Les juges de 2022 ont donc examiné la jurisprudence du tribunal fédéral suisse et constaté que ses décisions relatives à la liberté de réunion en période d'épidémie étaient invariablement négatives. Il est vrai que, moins bien armés que les juges français en matière de mesures d'urgence, ils déclaraient bien souvent le recours irrecevable au motif que la date prévue de la manifestation ou de la réunion était passée au moment de l'audience. La noble sentence "il n'y a pas le feu au lac" trouvait ainsi un écho dans la jurisprudence suisse.

La Grande Chambre développe une analyse résolument contraire. Elle fait d'abord observer que le syndicat aurait pu susciter un contentieux relatif à un refus de manifestation, qui lui aurait permis d'invoquer le non-respect de l'article 11 devant les juges du fond. Elle note ensuite que s'il n'existe pas de contrôle de constitutionnalité direct d'une loi fédérale, l'inconstitutionnalité peut néanmoins être invoquée par voie d'exception, à l'occasion d'un recours contre un refus d'autorisation de manifester. Or ce recours n'a jamais été employé, et il n'est pas démontré qu'il n'avait aucune chance de succès. En d'autres termes, la solution qui consiste à ne rien faire n'est pas la bonne. Le syndicat s'est abstenu de toute tentative pour faire écarter par les juges internes la législation qu'il conteste devant la CEDH.

Dès lors, la CEDH parvient à la conclusion que le syndicat ne peut se prévaloir de la qualité de victime et qu'il n'a pas épuisé les voies de recours internes. Elle n'a plus alors besoin de se demander si la législation portait une atteinte disproportionnée, ou pas, à la liberté de réunion. Cette solution permet de jeter un voile d'oubli sur les législations Covid mises en oeuvre par les États. Inutile de les sanctionner pour des ingérences dans les libertés qui ont été commises partout, et qui alors semblaient parfaitement justifiées, compte tenu des connaissances scientifiques de l'époque et de l'absence de vaccin durant la période concernée.

Le plus important dans l'arrêt est sans doute ce qui concerne... la France. Le gouvernement français a fait une tierce intervention dans la décision, comme d'ailleurs la Clinique de droit international d'Assas (CDIA). Tous deux ont également insisté sur la reconnaissance de l'autonomie des États dans la gestion de la crise sanitaire. 

Certes, mais on s'étonne un peu de voir qu'un autre élément n'a pas été envisagé. En effet, le gouvernement suisse a plaidé, et obtenu, que le contrôle de constitutionnalité par la voie d'exception soit considéré comme une voie de recours interne. En France, ce contrôle s'appelle "question prioritaire de constitutionnalité". L'arrêt du 27 novembre 2023 risque ainsi d'inciter les requérants à faire une QPC à l'occasion de n'importe quel contentieux, dans le seul but de ne pas se voir reprocher l'absence de QPC par la suite, devant la CEDH. Et il y a dans l'affaire un côté amusant, ou pas. Car si la QPC pénètre ainsi plus fréquemment dans le contentieux européen, la CEDH risque de se poser des questions sur la conformité de la nomination de ses membres au principe d'indépendance objective, et sur la conformité du non-respect de son propre quorum au droit à un juste procès. D'intéressantes décisions en perspective.

La QPC : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 3, section 2 § 2 B


samedi 25 novembre 2023

Adieu au jury populaire

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) M. Sékou D., le 24 novembre 2023, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution la création des nouvelles cours criminelles départementales. Ces juridictions nouvelles ont pour particularité de confier des affaires criminelles non plus aux cours d'assises organisées autour d'un jury populaire mais à un groupe de magistrats siégeant en formation collégiale. 

Le Conseil constitutionnel a ainsi été saisi par la Cour de cassation de deux QPC portant sur différentes dispositions du code de procédure pénale issues de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, contenues dans les articles 380-16 et 380-17. L'article 380-16 énonce que "par dérogation aux chapitres I à IV du présent titre, les personnes majeures accusées d'un crime puni de quinze ans ou de vingt ans de réclusion criminelle, lorsqu'il n'est pas commis en état de récidive légale, sont jugées en premier ressort par la cour criminelle départementale". L'article 380-17, quant à lui, précise la composition de ces juridictions, dans lesquelles siègent un président et quatre assesseurs, tous des magistrats professionnels. 

Le législateur présente ainsi cette procédure comme dérogatoire, par rapport au droit commun de la cour d'assises.  Composée de trois magistrats et d’un jury constitué, en premier ressort, de six jurés, la Cour d'assises ne peut prendre une décision défavorable à l'accusé qu'à la majorité de sept voix en premier ressort et de huit voix en appel (article 359 du code de procédure pénale). Jusqu'à la loi du 22 décembre 2022, la Cour d'assises avait plénitude de juridiction pour juger les personnes accusées de crimes. Aujourd'hui, elle ne juge plus que celles et ceux passibles d'une peine supérieure à vingt années d'emprisonnement. On estime que les cours d'assises perdent ainsi environ 57 % de leurs compétences.


Une réforme rapide et sans concertation réelle


Rappelons que cette réforme, pourtant d'une grande importance, a été adoptée sans réelle concertation. A l'occasion des  Chantiers de la Justice, ouverts le 6 octobre 2017 à Nantes par le Premier ministre de l'époque, Édouard Philippe, flanqué d'une ministre de la Justice aujourd'hui quelque peu oubliée, Nicole Belloubet, avait annoncé une "concertation avec les acteurs de terrain" (...) pour que l'institution judiciaire réponde "efficacement aux attentes des justiciables et de ceux qui rendent la justice chaque jour".  

Mais lesdits acteurs de terrain n'ont pas été entendus. La décision d'expérimenter ces cours criminelles a été prise avec la loi Belloubet du de programmation et de réforme pour la justice . Elles ont été mises en place par un simple arrêté du dans sept départements volontaires pour participer à l'expérience. Le groupe a été élargi à trente départements en mai 2020, puis à trente-six en août. Finalement, l'article 9 de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire généralise la réforme, à compter du 1er janvier 2023.

 


Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1972

 

Le principe d'égalité

 

Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel déclare la réforme conforme à la constitution. Il est vrai que les moyens développés en faveur de l'inconstitutionnalité n'étaient pas fort nombreux. Le premier résidait dans la rupture d'égalité devant la loi. Mais en l'espèce, le Conseil est fondé à soutenir que les justiciables concernés sont dans une situation différente, puisque les uns sont passibles de peines inférieures à vingt ans d'emprisonnement, et les autres sont passibles de peines supérieures à vingt ans. On sait que le principe d'égalité ne s'applique pas à des personnes en situations différentes. Dans une formulation désormais traditionnelle, le Conseil constitutionnel déclare ainsi, par exemple dans sa décision du 18 mars 2009 que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un ou l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit".

Reste le second moyen, le plus susceptible d'emporter la conviction du juge constitutionnel. Les requérants ont en effet invoqué l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR) imposant l'intervention d'un jury populaire pour juger les crimes de droit commun. 

Les PFLR sont mentionnés dans le Préambule de 1946, mais ils ne font l’objet d’aucune définition, laissant finalement au Conseil le soin d’en définir le contenu. Appliquée d’abord à la liberté d’association par la décision du 16 juillet 1971, cette notion va permettre de constitutionnaliser beaucoup d’autres libertés, telles que la liberté d’enseignement et de conscience en 1977, l’indépendance des enseignants chercheurs en 1984, ou l'adaptation du droit pénal aux mineurs en 2002. Au fil de la jurisprudence, la définition de cette notion s’est affinée, et trois critères cumulatifs sont désormais exigés pour définir un PFLR. Un examen attentif montre pourtant que ces critères n'ont pas été utilisés par le Conseil constitutionnel de manière aussi rigoureuse que dans d'autres décisions.

Tout d'abord, le Conseil, dans sa décision du 24 novembre, ne précise pas si l'intervention du jury populaire pour juger des crimes concerne ou non les libertés. Le principe selon lequel la justice est rendue au nom du peuple français n'est même pas évoqué, comme s'il n'existait pas, alors qu'il figure sur toutes les décisions de justice. De toute évidence, le Conseil feint de considérer que le jugement d'une cour d'assises par des représentants du peuple français relève d'une simple procédure dépourvue de signification particulière. L'omission est pour la moins fâcheuse, alors même que cet examen est toujours effectué par le Conseil, lorsqu'il lui est demandé de consacrer un nouveau PFLR. Ainsi, dans sa décision du 17 mai 2013, précise-t-il que la définition du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme ne peut être qualifiée de PFLR, dès lors qu’elle concerne le statut civil des personnes et non pas les libertés. La loi peut donc décider d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. En l'espèce, le silence du Conseil est d'interprétation délicate et le jury populaire pourrait parfaitement être considéré comme relevant des droits et libertés. S'il ne s'agit pas de ceux du justiciable, il s'agit sans doute de ceux du peuple qui a le droit de participer à des décisions de justice rendues en son nom.

En revanche, le Conseil constitutionnel s'interroge clairement sur le second critère du PFLR, mentionné dès sa décision du 20 juillet 1988. Il exige en effet que le principe consacré trouve son origine dans une loi antérieure à 1946. Encore faut-il que cette loi soit « républicaine ». Dans une décision QPC du 24 mai 2019 Mario S., le Conseil précise ainsi que la prescription pénale en matière criminelle n’est pas un PFLR, le requérant ayant fondé sa requête sur le code des délits et des peines du 3 Brumaire an IV, publié sous le Directoire, et sur le code d’instruction criminelle de 1818 datant de la Restauration, deux régimes antérieurs à 1946, le second ne pouvant pas, de surcroît, être qualifié de républicain.

En l'espèce, le Conseil observe que "dans leur très grande majorité, les textes pris en matière de procédure pénale dans la législation républicaine intervenue avant l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946 comportent des dispositions prévoyant que le jugement des crimes relève de la compétence d’une juridiction composée de magistrats et d’un jury".  Il note donc une grande stabilité du droit pénal depuis la période révolutionnaire, toujours marqué par l'intervention du jury populaire, que ce soit durant les périodes républicaines ou pas. Ce faisant, il reconnaît l'existence d'un principe fondamental et l'on s'attend à ce qu'il consacre le nouveau PFLR.

 

Le critère flottant

 

Mais il n'en est rien, et c'est le troisième critère qui empêche le Conseil de consacrer le nouveau PFLR. Il réside dans l’application continue jusqu’à nos jours de l’obligation créée par le PFLR. Dans cette même décision du 24 mai 2019, le Conseil observait ainsi que deux lois, en 1928 et 1938, ont écarté le principe de prescription pénale pour sanctionner les désertions des militaires, interdisant de le considérer comme un PFLR.

Aujourd'hui, le Conseil relève que "en dépit de son importance, le principe de l’intervention du jury en matière criminelle a été écarté par les lois des 24 février 1875, 9 mars 1928 et 13 janvier 1938 ". Il convient alors de mesurer l'importance de ces textes. Le premier est la loi sur l'organisation du Sénat de la IIIe République. Elle prévoit que la chambre haute peut être constituée en Cour de justice pour juger le Président de la République, les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l'État. Les lois du 9 mars 1928 et du 13 janvier 1938 concernent la justice militaire, l'armée de terre pour celle de 1928, la marine pour celle de 1938.

Avouons que ces textes sont aujourd'hui bien oubliés, mais ils présentent néanmoins un intérêt tout à fait actuel. Ils sont en effet utilisables par le Conseil pour refuser de consacrer un PFLR et elles ont même déjà servi. Dans une décision du 25 novembre 2011, il refusait ainsi de consacrer un PFLR selon lequel les poursuites disciplinaires seraient nécessairement soumises à une prescription. Il relève que, "si la très grande majorité des textes antérieurs à 1946" reconnaissent le principe de prescription, il n'en a pas toujours été ainsi. Et le Conseil a donc sorti de l'oubli les lois de 1928 et de 1938, décidément bien utiles. La décision du 24 novembre 2023 applique donc exactement la même recette, alors même que les juridictions mentionnées par les lois de 1928 et 1938 étaient des juridictions spécialisées ou d'exception. Les cours criminelles en revanche sont des juridictions de droit commun.

Cette analyse juridique souffre toutefois d'une incohérence totale. D'une part, il est tout de même un peu délicat d'invoquer des textes sur la justice militaire, à l'époque pas vraiment la plus respectueuse des droits de la défense, pour justifier le refus de consacrer un PFLR. Des textes particulièrement attentatoires aux libertés, qui ne figurent plus dans le droit positif, sortent ainsi du sommeil pour être utilisés comme des freins à l'évolution du droit actuel.

D'autre part, il convient de rappeler que le législateur, dans le code de procédure pénale, présente les cours criminelles comme une "dérogation" aux dispositions relatives aux cours d'assises et au jury populaire. Le Conseil constitutionnel lui-même, dans sa décision, évoque "le principe de l’intervention du jury en matière criminelle" pour mentionner ensuite qu'il a été "écarté pour certains crimes". En refusant de consacrer un PFLR, le Conseil est tout de même contraint de reconnaître que le jury populaire est un "principe" et que la loi sur les cours criminelles y déroge. Les cours criminelles dérogent donc au principe du jury populaire, mais ce principe n'est pas érigé au niveau constitutionnel par la simple volonté du Conseil.

Quoi qu'il en soit, les cours criminelles peuvent donc désormais être généralisées sans aucun obstacle constitutionnel. Et elles le seront avec d'autant plus de rapidité que cette justice se révèle moins onéreuse que celle des cours d'assises, ne serait-ce que parce que les sessions des cours criminelles consacrent moins de temps aux audiences et permettent donc de juger davantage d'affaires.

Rappelons tout de même qu'en 2020, un certain Eric Dupond-Moretti, s'indignait de la "mort de la Cour d'assises (...) . La justice, dans ce pays, est rendue au nom du peuple français et le peuple en est exclu […]. Il faudrait être rassuré, mais je ne le suis pas du tout. Le barreau n'a pas été consulté […]. C'est un projet de la chancellerie fait par et pour les magistrats. On ne veut plus du jury populaire dans ce pays ». Il avait sans doute raison, mais il n'a pas été suivi par Eric Dupond-Moretti Garde des Sceaux qui, aujourd'hui, considère que les “cours criminelles fonctionnent bien”. On attend avec impatience son opinion sur la Cour de justice de la République composée de douze parlementaires et trois magistrats. Encore une dérogation au jury populaire...

 

Les PFLR: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 3, section 2 § 2


lundi 20 novembre 2023

Le ministre de la Justice devant les juges... constitutionnels


Le Conseil constitutionnel s'est prononcé, le 16 novembre 2023, dans deux décisions, sur les textes portant réforme de la justice. La première concerne la loi organique qui porte sur l'ouverture, la modernisation et la responsabilité du corps judiciaire, la seconde sur la loi d'orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027. Ces textes sont, pour une large part, déclarés conformes à la Constitution, notamment les éléments relatifs à l'augmentation du budget de la Justice, aux divers recrutements prévus, ainsi qu'à l'accroissement du nombre de places de prison.


Le secret des juristes des entreprises


Comme bien souvent dans les textes récents, des dispositions sont annulées, car elles sont considérées comme des cavaliers législatifs. La plus importante est le paragraphe 4 de l'article 49 qui insérait dans la loi du 31 décembre 1971 un nouvel article 58-1 garantissant la confidentialité des consultations juridiques réalisées par un juriste d'entreprise. On l'a compris, ce texte était un pur produit du lobbying des juristes d'entreprise, relayé par le ministre de la Justice, et inséré par amendement en première lecture. Or, aux termes de l'article 45, "tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". En l'espèce, l'amendement avait évidemment pour objet de renforcer considérablement le secret de l'entreprise, et de rendre beaucoup plus difficiles les enquêtes liées à des fraudes fiscales ou à des infractions économiques. 

Le Conseil constitutionnel ne se prononce pas sur le fond. Il se borne à mentionner que l'amendement était placé sous un article relatif aux diplômes requis pour exercer la profession d'avocat, sujet qui n'a évidemment aucun rapport avec le secret des juristes d'entreprise. On se surprend à penser que les lobbies divers et variés pourraient peut être se renseigner un peu sur la notion de cavalier législatif. Les promoteurs de cette réforme avaient en effet déjà crié victoire dans les revues juridiques, sans voir la fragilité du support qui avait été choisi. Tout est donc à recommencer et, cette fois, il sera nécessaire de faire voter une loi qui aura du mal à passer inaperçue. Certains s'étonneront peut-être de tous ces efforts déployés au profit d'un secret qui sert surtout à empêcher les investigations sur la fraude fiscale et économique.


La Paix embrassant la Justice. Ecole de Fontainebleau. XVIe s.

La visioconférence en matière juridictionnelle


Davantage motivée est la censure de la disposition de la loi organique qui prévoyait, pour la Corse et les territoires d'outre-mer, la possibilité, lorsque la venue d'un magistrat délégué n'est pas matériellement possible dans des délais satisfaisants, d'utiliser une technique de visioconférence. Cette procédure dématérialisée était possible tant pour l'audience que pour le délibéré. Le Conseil constitutionnel annule cette disposition en se fondant directement sur les droits de la défense, dont le fondement se trouve dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il précise donc que "la présence physique des magistrats composant la formation de jugement durant l’audience et le délibéré est une garantie légale de ces exigences constitutionnelles".

Là encore, la décision était prévisible. La tension entre le Conseil constitutionnel sur cette question des audiences par visioconférence n'est pas nouvelle. L'épidémie de Covid avait créé un précédent avec la loi du 23 mars 2020 adoptée dans l'urgence pour y faire face. Par la suite, l'ordonnance du 18 novembre 2020, avait élargi cette pratique : "Nonobstant toute disposition contraire, il peut être recouru à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l'ensemble des juridictions pénales et pour les présentations devant le procureur de la République ou devant le procureur général, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties". Or, par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 15 janvier 2021, Krzystof B., le Conseil avait abrogé une disposition jugée trop générale, d'autant qu'elle pouvait s'appliquer à une audience à un juge unique et qu'elle risquait d'entraver la libre communication entre la personne poursuivie et son avocat.

La présente décision du 20 novembre 2023 reprend donc cette jurisprudence. Le Conseil dénonce une nouvelle fois son caractère général, puisqu'elle s'applique à toutes les audiences judiciaires et pénales, y compris celles assurées par un juge unique. Sur le fond, il aurait pu aussi s'appuyer sur une évidente inégalité devant le service public. La Corse et les collectivités d'outre-mer risquaient en effet d'être victimes d'une banalisation des audiences par visioconférence, comme si le service public de la Justice renonçait à traiter de manière égale les justiciables géographiquement éloignés. 


L'activation à distance des appareils électroniques


Dans son contrôle de la loi ordinaire, le Conseil se penche avec un soin tout particulier sur les dispositions autorisant l'activation à distance d'appareils électroniques, dans le but de capter des données indispensables à une enquête pénale. Il convient de rappeler que la captation de données personnelles est aujourd'hui possible aussi bien au stade de l'enquête qu'à celui de l'information judiciaire. Mais la loi Dupond-Moretti pose un problème plus spécifique, car il s'agit d'activer à distance un appareil pour utiliser les données auxquelles il donne accès. 

Bien entendu, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité et apprécie l'éventuelle atteinte que ces pratiques portent au droit au respect de la vie privée. De manière finalement assez logique, il distingue entre deux procédures.

La première est l'activation à distance dans un but de géolocalisation, procédure qu'il déclare constitutionnelle, car elle ne porte pas une atteinte excessive à la vie privée, du moins au regard du but poursuivi. Ce dernier est évidemment essentiel, car il s'agit de retrouver une personne en urgence, soit parce qu'elle a commis une infraction grave, soit parce qu'elle est victime d'une infraction grave. La décision n'est pas surprenante, car l'article 230-32 du code de procédure pénale (cpp) définit déjà la géolocalisation comme une pratique qui a pour objet de surveiller les déplacements d'une personne à son insu. Ces dispositions autorisent l'utilisation de "tout moyen technique destiné à la localisation, en temps réel, d'une personne". Cette géolocalisation justifiée par les nécessités d'une enquête est donc déjà autorisée et l'activation à distance peut être considérée comme un "moyen technique" permettant de la mettre en oeuvre. Au demeurant, elle s'accompagne de certaines garanties, est interdite à l'égard de certaines professions, dont les parlementaires, est autorisée par le Juge des libertés et de la détention, et enfin ne doit pas dépasser une durée de quinze jours.

Plus délicat est le second type d'activation à distance, dans le but de "capter des sons et des images". Le procédé est plus intrusif dans la vie privée. Celle des personnes directement visées d'abord, puisque les paroles et les images seront captées dans n'importe quel endroit, y compris le domicile privé, et, bien entendu, à n'importe quelle heure. Mais la vie privée des tiers est également menacée puisque toutes les conversations et rencontres, quelles qu'elles soient, peuvent donner lieu à enregistrement et conservation. Surtout, les garanties apportées ne sont pas identiques et les dispositions législatives se bornaient à mentionner qu'une telle activation à distance ne peut concerner que l'ensemble des infractions relevant de la délinquance ou de la criminalité organisées. Or c'est déjà un ensemble très vaste aux yeux du Conseil qui censure donc cette disposition. Derrière cette annulation, on peut sans doute déceler la crainte que l'activation à distance devienne une pratique très courante, trop courante, pour des enquêteurs trop peu nombreux et qui préféreront cette technique à la traditionnelle visite domiciliaire. 

La semaine n'a pas été bonne pour Éric Dupond-Moretti. Après un procès devant la Cour de Justice de la République (CJR), dont les débats n'ont pas toujours tourné à son avantage, la réforme qu'il a portée se trouve malmenée sur des dispositions qui sont loin d'être secondaires. La communication sur ces textes devient impossible et l'on évoque actuellement davantage les conflits d'intérêts du Garde des Sceaux que les efforts budgétaires qu'il a obtenus.

 

Principes généraux de la justice pénale : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1