Les conditions matérielles de la garde à vue, parfois déplorables au point d'emporter une atteinte au principe de dignité, ne peuvent toutefois avoir pour conséquence l'inconstitutionnalité de l'ensemble des dispositions législatives organisant cette procédure. Le Conseil constitutionnel refuse ainsi, dans sa décision du 6 octobre 2023 Association des avocats pénalistes, d'abroger les articles du code de procédure pénal relatifs à la garde à vue.
Observons d'emblée que la question prioritaire de constitutionnalité n'est pas posée par une personne qui, durant sa garde à vue, aurait souffert de conditions indignes liées au manque d'hygiène des locaux ou à la surpopulation des cellules. La question provient exclusivement de l'Association des avocats pénalistes qui a demandé au ministre de l'Intérieur et au Garde des Sceaux de prendre toutes mesures
utiles permettant de mettre fin aux atteintes à la dignité des personnes placées dans
des locaux de garde à vue. Ils ont obtenu une décision implicite de rejet, qu'ils ont pu attaquer devant le Conseil d'État. Cette procédure a donc permis le dépôt d'une QPC, et le Conseil national des Barreaux comme le Syndicat des avocats de France ont évidemment soutenu cette initiative, en présentant des observations en intervention.
La QPC repose sur un unique moyen juridique que constitue l'incompétence négative, c'est à dire la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa propre compétence. Depuis sa décision QPC du 14 octobre 2011, Association France Nature Environnement, le Conseil admet que l'incompétence négative soit invoquée lors d'une QPC, à la condition toutefois que soit "affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit". En l'espèce, l'association requérante invoque donc une atteinte au principe de dignité.
Principe de dignité et droit au recours
Le principe de dignité a été déduit par le Conseil constitutionnel des dispositions du Préambule de 1946. Il commence par affirmer sa valeur constitutionnelle dans sa décision du 29 juillet 1994, avant de déclarer plus clairement, dans celle du 19 novembre 2009 que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation (...) constitue un principe à valeur constitutionnelle". Par la suite, dans une QPC du 25 avril 2014, il abroge une disposition législative relative au régime juridique des établissements pénitentiaires, le législateur n'ayant pas prévu de procédure destinée à garantir le droit à la dignité des personnes détenues.
Mais par "procédure", il faut entendre droit au recours. Dans une QPC du 2 octobre 2020, le Conseil
constitutionnel fait ainsi peser sur le législateur l'obligation d'offrir aux
personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le
juge judiciaire si elles estiment souffrir de conditions de détention
contraires à la dignité de la personne. Il abroge donc l'alinéa 2 l'article 144-1 du code de procédure pénale qui énonce que "le juge d'instruction ou, s'il est saisi, le juge des libertés et de
la détention (JLD) doit ordonner la mise en liberté immédiate de la personne
placée en détention provisoire, si les conditions posées par l'article 144 ne sont plus remplies". Ces conditions de l'article
144 sont en fait les motifs de la détention provisoire, mesure qui ne
peut être décidée que dans des buts limitativement énumérés, parmi
lesquels la nécessité de conserver des preuves ou celle d'empêcher des
pressions sur les témoins. A la suite de cette abrogation, la loi du 8 avril 2021 modifie l'article 144-1 pour imposer un principe général de droit au recours, lorsque la personne placée en détention provisoire estime être incarcérée dans des conditions qui violent le principe de dignité de la personne humaine. Par la suite, la décision QPC du 16 avril 2021 Section française de l'Observatoire des prisons sanctionne de la même manière l'absence de recours des personnes en détention.
L'association requérante invoque évidemment ces décisions. Mais le problème juridique posé en 2023 est finalement différent. En effet, l'incompétence négative est reconnue en 2020 et 2021, parce que les personnes en détention provisoire, innocentes tant qu'elles n'ont pas été jugées, ne disposaient pas du droit au recours contre leurs conditions de détention. Dans le cas de la présente QPC de 2023, le gardé à vue peut, à l'issue de la procédure pénale, contester devant le juge les conditions de sa garde à vue. L'association requérante ne se plaint donc pas de l'absence de recours. Elle veut faire peser sur l'autorité administrative une obligation générale lui imposant de contrôler les lieux de garde à vue, et sur l'autorité judiciaire une compétence liée, lui imposante de faire cesser une garde à vue non conforme au principe de dignité.
Cabu. 2010
La QPC du 30 juillet 2010
Est également invoqué le précédent que constitue la célèbre QPC du 30 juillet 2010, Daniel W. et autres, celle-là même qui a finalement imposé la présence de l'avocat dès la première de la garde à vue. Il est exact qu'elle déclare qu'il "appartient aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne". La dignité est alors présentée non pas comme un droit de la personne, mais plutôt comme un devoir des autorités qui ont la personne sous leur garde. Le Conseil ajoute d'ailleurs que le juge a pour mission de prévenir, de réprimer et de réparer les éventuelles atteintes à la dignité durant la garde à vue.
Certes, mais la suite du texte de la décision a peut être été oubliée par les requérants de 2023. Car le Conseil précise en effet que la méconnaissance éventuelle du principe de dignité durant la garde à vue "n'a pas, en elle-même, pour effet d'entacher ces dispositions d'inconstitutionnalité". En d'autres termes, même si l'on peut souhaiter une intervention du législateur pour mieux garantir le principe de dignité, son abstention n'entraine pas l'inconstitutionnalité du dispositif en vigueur. En plaidant l'incompétence négative, l'association requérante se mettait donc dans une situation délicate puisque précisément, le Conseil avait, en 2010, refusé l'idée même d'une incompétence négative dans ce domaine.
L'incompétence négative ne permet pas souvent d'obtenir une décision d'abrogation du Conseil constitutionnel, surtout lorsque c'est l'unique moyen développé par le requérant. L'échec était donc prévisible. Le droit positif demeure donc en vigueur, et le procureur de la République reste l'autorité compétente pour contrôler le déroulement de la garde à vue. Sur le plan individuel, des conditions indignes peuvent justifier le refus de la garde à vue ou de sa prolongation. Sur le plan plus général, l'article 41 du code de procédure pénale confère donne compétence au procureur pour visiter "les locaux de garde à vue chaque fois qu'il l'estime
nécessaire et au moins une fois par an". Certes, ces inspections ne donnent lieu qu'à un rapport transmis, le cas échéant, au Garde des sceaux. Mais peut-être serait-il utile de s'appuyer sur ce qui existe, par exemple en renforçant les prérogatives du procureur dans ce domaine ? Car le but n'est pas de faire cesser la garde à vue, mais de la rendre conforme au principe de dignité humaine.