« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 19 février 2023

LuxLeaks : La définition du lanceur d'alerte par la CEDH


Le statut du lanceur d'alerte se précise peu à peu, au fil des décisions de justice. La Cour de cassation, le 10 février 2023, a ainsi imposé au juge des référés des conseils de Prud'hommes de s'assurer que le licenciement d'un salarié repose sur d'autres motifs que l'alerte qu'il a lancée. Quatre jours plus tard, le 14 février 2023, c'est au tour de la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de Grande Chambre Halet c. Luxembourg, d'affirmer que le statut de lanceur d'alerte ne repose pas sur une définition abstraite et générale. Il ne peut être accordé qu'à la lumière des éléments concrets de chaque affaire, et du contexte dans lequel elle s'inscrit.

 

LuxLeaks

 

En l'espèce, le contexte est celui de LuxLeaks, scandale financier montrant l'existence de plusieurs centaines d'accords très avantageux conclus par des cabinets d'audit avec l'administration fiscale luxembourgeoise, au profit de très grandes entreprises multinationales parmi lesquelles Apple, Amazon, Heinz, Pepsi, Ikéa, Deutsche Bank. Pour être clair, le cabinet avait pour mission de passer un deal avec le fisc luxembourgeois concernant l'application de la loi fiscale à des opérations futures. Ces rescrits fiscaux étaient évidemment plutôt bienveillants pour les entreprises concernées.

Le requérant, M. Raphaël Halet, était employé par l'un de ces cabinets, PriceWaterhouseCoopers (PwC), et il a été identifié comme l'un des lanceurs d'alerte ayant transmis aux médias 45 000 pages de documents confidentiels, dont 538 dossiers de rescrits fiscaux. Ces éléments ont été utilisés dans deux émissions de Cash Investigation en 2012 et 2013, puis diffusés en novembre 2014 par le Consortium international des journalistes d'investigation du Center for Public Integrity.

Au printemps 2016, les salariés concernés, dont M. Halet, ont été poursuivis pour violation du secret des affaires et du secret professionnel. A l'issue de la procédure, le requérant fut condamné à une amende pénale de 1000 € ainsi qu'à un euro symbolique en réparation du dommage moral causé à PwC. Dans son arrêt, la Cour d'appel estimait en effet que la divulgation des documents couverts par le secret avait causé à son employeur un préjudice disproportionné par rapport au but d'intérêt général poursuivi par le lanceur d'alerte. Cette condamnation fut confirmée par la Cour de cassation luxembourgeoise en janvier 2018.

Devant la CEDH, M. Halet invoque donc une atteinte à sa liberté garantie par la liberté d'expression. Débouté par une première décision du 11 mai 2021, il obtient toutefois le renvoi en Grande Chambre. Et précisément, dans son arrêt du 10 février 2023, la Grande Chambre revient sur la décision de 2021, et donne satisfaction au requérant.

 

La jurisprudence Guja c. Moldavie


Toute l'analyse repose sur l'arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, qui donnait une première définition du lanceur d'alerte, à partir de différents critères : l'existence ou non d'autres moyens pour procéder à la divulgation, l'intérêt public présenté par les informations ainsi portées à la connaissance du public, leur authenticité, le préjudice causé à l'employeur et la sévérité de la sanction. 

La décision de chambre de la CEDH en 2021 vérifie l'interprétation de cette jurisprudence Guja par les juges luxembourgeois. Considérant que seuls les deux derniers critères étaient contestés au contentieux, elle estime que "les divulgations du requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage de PwC ». Autrement dit, les informations livrées au public ne présentaient pas un intérêt suffisant au regard du préjudice engendré par leur révélation pour que M. Halet soit acquitté. L'analyse peut sembler étrange, car le lanceur d'alerte est condamné par les juges luxembourgeois en raison de la faible importance de ses révélations. Dans ces conditions, on aurait plutôt pensé à un acquittement, si ce n'est que PwC se plaint d'avoir subi un préjudice. Pour les juges luxembourgeois, le dommage causé à l'entreprise était impardonnable. Le lanceur d'alerte n'avait-il pas fait connaître au public le nom des entreprises clientes de PwC, celles-là même qui pratiquaient l'évasion fiscale à grande échelle ? On ressent évidemment une certaine déception en voyant que la CEDH, dans son arrêt de chambre, valide une telle analyse.

La Grande Chambre, dans un second temps, remet les choses à leur place. Sans remettre fondamentalement en cause la jurisprudence Guja, elle en précise les contours. Alors que le requérant réclame une définition claire du lanceur d'alerte, la Cour affirme au contraire son refus d'une "définition abstraite et générale". Les critères de l'arrêt Guja demeurent donc en vigueur, mais il appartient à la CEDH d'examiner soigneusement les circonstances de chaque affaire ainsi que son contexte. C'est précisément ce qui n'a pas été fait dans l'arrêt de Chambre, qui se bornait à reprendre les deux derniers critères, sans examiner la situation dans son ensemble. La Grande Chambre reprend donc l'ensemble des critères permettant d'identifier le lanceur d'alerte.

 

Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

 

Les critères de l'arrêt Guja

 

Pour ce qui est du premier critère, l'existence ou non d'autres moyens de divulgations, la Grande Chambre fait simplement observer que les informations divulguées portent sur les activités légales de PwC. On pourrait presque déceler une certaine forme d'humour dans la formulation. Puisque les juges luxembourgeois s'appuient sur la licéité de l'optimisation fiscale, n'est-il pas logique que le public puisse être informé de pratiques qui n'ont rien de répréhensible ?

L'authenticité des documents divulgués n'est contestée par personne, pas plus que la bonne foi de Raphaël Hallet. La Cour d'appel admet d'ailleurs qu'il n'a pas agi « dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur » .

Le quatrième critère, celui la mise en balance entre l’intérêt public que présente l’information divulguée et les effets dommageables de la divulgation, est au coeur du raisonnement des juges luxembourgeois. Ils considèrent en effet que le dommage causé à l'entreprise est trop élevé par rapport à l'intérêt que représente la diffusion d'informations considérées comme peu sensibles. L'analyse repose largement sur le fait que M. Halet a diffusé des documents en plusieurs étapes, d'abord pour Cash Investigation, puis pour la publication dans le Consortium de presse. Les dernières livraisons seraient, en quelque sorte, sans importance, car elles n'ajouteraient rien aux premières. Elles ne présenteraient donc plus aucun intérêt public, alors que le préjudice subi à l'entreprise subsisterait.

C'est oublier qu'un débat public peut s'inscrire dans la continuité et être nourri par des éléments d'informations complémentaires. Ce principe figurait déjà dans l'arrêt Dammann c. Suisse du 25 avril 2006. De même, dans la décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi Associé c. France, la Cour reconnaît que le débat public n'est pas figé dans le temps et qu'il peut porter sur des faits déjà connus. Le fait qu'un débat sur les pratiques fiscales du Luxembourg était déjà en cours au moment des révélations du lanceur d'alerte n'a donc pas pour conséquence de leur ôter tout intérêt.

En l'espèce, la CEDH rappelle, comme elle l'a fait dans l'arrêt Taffin et Contribuables associés c. France du 18 février 2010, que la question des impôts est généralement considérée comme relevant du débat d'intérêt général. En l'espèce, il est clair que les pratiques dénoncées par le requérants pouvaient "interpeller ou scandaliser" et apportaient un éclairage nouveau sur les pratiques d'évitement fiscal. Le fait de mentionner les entreprises multinationales utilisant ce genre de service ne faisait que nourrir le débat.

Le cinquième critère conduit la CEDH à s'interroger sur le préjudice causé à l'entreprise par les révélations du requérant. Ce préjudice doit toutefois être mis en balance, au regard de l'intérêt public que représentent les informations. Sur ce point, la Cour rappelle que le secret des affaires comme le secret professionnel doivent permettre de protéger les clients d'une entreprise d'audit. Le dommage invoqué par PwC, lié à une atteinte à son image et une perte de confiance de la part de ses clients est sans doute réel, mais la Cour reproche aux juges du fond de n'avoir pas suffisamment pesé l'ensemble des intérêts en présence. Après avoir reconnu que les informations divulguées présentaient un intérêt public, elle n'a pas évalué l'importance de cet intérêt au regard du dommage causé à PwC et à ses clients. Or, en l'espèce, la Grande Chambre considère que l'intérêt du débat public est plus important que ces différents dommages.

Dès lors, la question du sixième et dernier critère ne se pose plus réellement. La sanction, même limitée à une amende de 1 000 €, est jugée excessive. En effet, toute sanction "risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, toute révélation, par des lanceurs d’alerte, d’informations dont la divulgation relève de l’intérêt public, en les dissuadant de signaler des agissements irréguliers ou discutables". La Cour se préoccupe ainsi du statut du lanceur d'alerte, dont l'activité ne doit pas être dissuadée, dès lors qu'elle aussi relève de l'intérêt général.

 

Une bonne publicité


La CEDH affirme ainsi que le statut de lanceur d'alerte doit être apprécié au cas par cas, et que tous les critères développés dans l'arrêt Guja doivent être examinés de près. Dans le cas de la décision du 10 février 2023, on peut se demander si la Grande Chambre n'a pas été quelque peu influencée par les suites du scandale LuxLeaks. En effet, si les lanceurs d'alerte ont été poursuivis, les entreprises concernées comme le cabinet d'audit ne l'ont pas été. C'est logique, dès lors que les faits d'évitement fiscal ne sont pas répréhensibles en droit luxembourgeois. 

Mais, la question du préjudice invoqué par l'entreprise d'audit pose question. La CEDH mentionne en effet, dès le début de sa décision que, selon la presse luxembourgeoise, l'affaire LuxLeaks provoqua "une année difficile" pour PwC. Mais depuis lors, "la firme connut une croissance de son chiffre d’affaires qui alla de pair avec une hausse importante de ses effectifs". Autrement dit, LuxLeaks a fait une belle publicité à une entreprise spécialisés dans l'évitement fiscal, lui a permis de satisfaire de nouveaux clients, sans doute victimes de harcèlement fiscal dans leur pays d'origine. Avouons que la CEDH n'a pas dû se sentir remplie d'indulgence à l'égard d'une entreprise qui invoque un grave préjudice, alors qu'elle a tiré bénéfice de l'affaire. 


 

Les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 Section 1 § 2 B du manuel sur internet  



mercredi 15 février 2023

Rude journée pour C8



La date du 9 février 2023 restera marquée d'une pierre noire pour la chaîne C8. D'un côté, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) lui a infligé une amende de 3,5 millions d'euros. De l'autre, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 9 février 2023 C8 (Canal +) c. France, ne voit pas d'ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression dans deux précédentes sanctions visant la même chaîne de télévision, l'une de suspension des messages publicitaires pendant quinze jours avant et pendant l'émission contestée, l'autre de 3 millions d'euro. 

On l'a compris, c'est encore une fois l'émission de Cyril Hanouna qui se trouve au coeur de ces procédures. La sanction prononcée par l'Arcom le 9 février 2023 porte sur l'émission Touche pas à mon Poste diffusée le 10 novembre 2022. Un invité, le député Louis Boyard (LFI), ancien chroniqueur de l’émission, était invité à s'exprimer sur l’accueil de migrants à bord d’un navire humanitaire. Son intervention s'est rapidement orientée sur les activités en Afrique d'un actionnaire du groupe Canal +, suscitant une réaction très vive de l'animateur qui a qualifié l'intervenant d’« abruti », de « tocard », de « bouffon » et de « merde », avant que ce dernier ne quitte le plateau. Après son départ, les propos injurieux ne se sont pas taris, et l'intervenant a été qualifié de "mange merde",                                                                          

Devant la CEDH, ce sont deux sanctions qui font l'objet du recours. La première portait sur une émission du 7 décembre 2016, durant laquelle le même Cyril Hanouna avait, sous prétexte d'un jeu, amené une chroniqueuse qui avait les yeux fermés à se livrer à des attouchements sexuels. Bien entendu, le consentement de l'intéressée n'avait pas été sollicité. Cette émission a conduit à la sanction, à l'époque par le CSA, de suspension des messages publicitaires. La seconde sanction concernait l'émission Touche pas à mon Poste du 18 mai 2017. Cyril Hanouna avait alors organisé un canular téléphonique. Il s'était alors entretenu par téléphone avec des personnes répondant à une annonce qu'il avait lui-même publiée sur internet, dans laquelle il se présentait comme un homme bisexuel proposant des "rencontres sans tabou". Cette fois, c'est la sanction de 3 millions d'euros qui a été prononcée. Les recours dirigés contre ces sanctions ont été également rejetés par le Conseil d'État.

Le fait que la sanction la plus récente de l'Arcom ait été rendue publique le même jour que la décision de la CEDH est-il fortuit ? A dire vrai, on ne ne le saura jamais, mais il n'en demeure pas moins que l'arrêt de la CEDH donne un éclairage cru sur les pratiques de Touche pas à mon poste et explique, au moins en partie, la sévérité de la sanction prononcée par l'Arcom le 9 février. 

Devant la CEDH, C8 ne peut guère invoquer d'atteintes aux droits de la défense. Que ce soit à l'époque du CSA ou aujourd'hui de l'Arcom, la procédure disciplinaire mise en oeuvre est précédée d'une mise en demeure, l'instruction est contradictoire et menée par un rapporteur indépendant. Une audience a lieu et la sanction s'accompagne d'une motivation. Enfin, cette sanction peut faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État. 

 

L'absence de débat d'intérêt général

 

Le recours devant la CEDH doit donc invoquer des éléments de fond et non de procédure. La question du débat d'intérêt général est bien délicate à plaider en l'espèce. 

On sait que cette référence au débat d'intérêt général permet à la CEDH de faire prévaloir la liberté d'information sur d'autres droits et notamment celui de l'injure. Autrement dit, des propos injurieux peuvent être tenus dans les médias, à la condition qu'ils s'inscrivent dans un débat d'intérêt général, et soient par exemple échangés lors d'un débat politique animé. Mais ce débat d'intérêt général ne peut être invoqué, et la CEDH le rappelle dans son arrêt Couderc et Hachette Filippachi c. France du 10 novembre 2015, lorsque une information ou une émission se borne à répondre à la demande d'un public friand de sensationnel ou de voyeurisme. 

Dans l'affaire C8 (Canal +) c. France, la CEDH affirme très clairement que Touche pas à mon poste n'a rien à voir avec le débat d'intérêt général. Elle affirme que les séquences ayant donné lieu à sanction "relevaient du pur divertissement, sans aucune ambition de porter un message, une information, opinion ou idée (...)", ce qui constitue sans doute une excellente analyse de l'émission. Et la Cour ajoute qu'elle n'a pas d'autre objet que "d'obtenir l'audience la plus large possible afin de générer des recettes publicitaires". Dans ce cas, en l'absence d'idées susceptibles de provoquer un débat, les États retrouvent une plus large autonomie dans la possibilité de sanction.

Cette analyse se situe dans la ligne de la jurisprudence antérieure. Dans l'arrêt Sigma Radio Television Ltd c. Chypre du 21 juillet 2011, la CEDH avait déjà admis une sanction dirigée contre une chaine de télévision pour des propos tenus par des acteurs jouant des personnages de fiction dans une série télévisée. Il en est de même dans une décision Sekmadienis Ltd c. Lituanie du 30 janvier 2018, à propos de publicités. Dans les deux cas, les diffusions poursuivaient un but purement commercial qui ne participaient en aucune manière au débat public.

 


 Le domaine des dieux. René Goscinny et Albert Uderzo

 

Le contrôle de proportionnalité de la sanction

 

Reste que l'absence de débat d'intérêt général n'empêche pas l'examen de la proportionnalité des sanctions prononcées au regard de l'article 10. En l'espèce, et considérant le fait que l'État jouit d'une large autonomie dans ce domaine, la CEDH considère qu'il n'y a pas lieu de remettre en cause les appréciations portées par les juges internes. 

En ce qui concerne la première séquence de décembre 2016, la CEDH affirme que "la mise en scène du jeu obscène entre l'animateur vedette et l'une des chroniqueuses, ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci à suscités" véhiculent une "image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes". Ce n'est pas le stéréotype qui est sanctionné en tant que tel, mais le fait qu'il constitue la base d'une discrimination et la Cour rappelle que l'égalité des sexes est aujourd'hui un "but important" des membres du Conseil de l'Europe, principe déjà affirmé dans l'arrêt Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal du 25 juillet 2017

La seconde séquence, de 2017, est traitée exactement de la même manière, le canular téléphonique mis en scène par Cyril Hanouna étant considéré comme "véhiculant une image stéréotypée négative et stigmatisante des personnes homosexuelles". La Cour insiste, comme dans sa décision Beizaras et Levickas c. Lituanie du 14 janvier 2020, sur le nécessaire respect de la diversité dans une société démocratique, ce qui est sans doute une évidence. En revanche, on peut regretter qu'elle ne reprenne pas les motivations du CSA et du Conseil d'État qui insistaient sur le fait que les personnes piégées avaient ainsi, à leur insu, dévoilé des éléments très intimes de leur vie privée. On a un peu le sentiment que la CEDH insiste beaucoup sur les principes de la vie en société en oubliant les victimes individuelles de telles pratiques.

S'agissant du montant des sanctions, la CEDH tire simplement les conséquences de son analyse antérieure. Dès lors que les émissions n'ont pas d'autre finalité que financière, les sanctions doivent être du même ordre. La Cour ne conteste pas la sévérité de la sanction, faisant tout de même observer que C8 a versé au dossier une évaluation de la perte en ressources publicitaires de la première sanction qui, s'élèverait, selon un cabinet d'expertise qu'elle a mandaté, à plus de 13 millions d'euros. Or, selon le CSA, cette perte serait inférieure à 2 millions, ce qui est très différent. La CEDH note toutefois qu'elle n'a pas besoin d'entrer dans ce débat pour considérer que le montant de la sanction n'est pas disproportionné. Elle l'apprécie en effet à l'aune du chiffre d'affaires annuel de C8. Même si la perte de ressources publicitaires était supérieure à 13 millions comme elle le prétend, la sanction représenterait 8, 7 % du chiffre d'affaires pour 2016. Quant à la sanction de 3 millions, elle représente 2 % du chiffres d'affaires de 2017. Et la Cour de conclure que ces sanctions n'ont pas mis en péril l'entreprise, qui se porte toujours très bien. 

Cette analyse explique la sévérité de la sanction infligée par l'Arcom le 9 février 2023. Il faut bien reconnaître que l'émission Touche pas à mon poste est une récidiviste et qu'elle bénéficie d'un soutien indéfectible de la chaîne, soutien peut-être jugé excessif par l'Arcom. Il est très probable que l'autorité indépendante a souhaité sanctionner ce qu'elle peut considérer comme une refus persistant de se plier aux règles en vigueur. Elle passe donc d'une sanction de 3 millions d'euros en 2017, à une sanction de 3, 5 millions d'euros en 2023. Peut-être espère-t-elle que cette sanction finira par être dissuasive ? 

En tout cas, il y a au moins une raison de se réjouir. L'article L 116-5 du code du cinéma et de l'image animée prévoit en effet que l'argent ainsi récolté ira abonder le budget du Centre national du cinéma. Une bonne nouvelle pour le cinéma, en espérant que les amendes payées par C8 serviront à faire de bons films.


L'Arcom : Chapitre 9 Section 2 § 2 du manuel sur internet  


samedi 11 février 2023

Le contrôle du licenciement du lanceur d'alerte


La vie des lanceurs d'alerte est loin d'être facile, et leur protection juridique ne progresse que lentement. Il faut donc saluer la décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, le 10 février 2023, impose au juge des référés statuant sur un licenciement, de rechercher si les éléments du dossier permettent de présumer que la personne licenciée peut bénéficier du statut de lanceur d'alerte. Si tel est le cas, il doit alors s'assurer que l'employeur apporte la preuve que la rupture du contrat de travail repose sur un ou plusieurs autres motifs.

La requérante est un ancien cadre de Thalès qui, en mars 2019, saisit le comité d'éthique de l'entreprise pour signaler des faits qu'elle estime constitutifs de corruption. En février 2020, ce comité rend son rapport, concluant à l'absence de violation de règles juridiques ou éthiques. Les choses se précipitent alors. Le 13 mars 2020, la requérante est convoquée à un entretien préalable à son licenciement, et ce dernier intervient deux mois plus tard. Bien entendu, la lettre de licenciement ne mentionne comme motif que des insuffisances dans le travail de la requérante, se gardant bien de toute référence à l'alerte qu'elle a lancée.

Quoi qu'il en soit, la requérante saisit les Prud'hommes en référé. Elle demande la nullité du licenciement et sa réintégration dans l'entreprise. Mais son recours est rejeté, d'abord par le juge des référés des Prud'homme, puis par la Cour d'appel de Versailles. 

La Chambre sociale de la Cour de cassation se montre en revanche plus sensible aux demandes de la requérante, et surtout plus soucieuse de la protection des lanceurs d'alerte. 

Ils sont, en principe, déjà protégés par le droit positif, avec notamment la loi du Sapin 2 du 9 décembre 2016. Elle introduit dans le code du travail un article L 1132-3-3 qui affirme qu'aucun salarié ne peut être licencié (...) pour avoir "témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont elle a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions", à la condition évidemment qu'elle ait respecté la procédure définie par la loi de 2016. 

 

Reconnaissance du statut de lanceur d'alerte

 

Aujourd'hui, mais ce texte n'était pas en vigueur au moment des faits, la loi du 21 mars 2022, le lanceur d'alerte est défini comme « une personne physique qui révèle ou signale, sans contrepartie financière et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international (…), du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement ».

Le droit positif fait donc de la bonne foi l'un des critères de définition du lanceur d'alerte. En l'espèce, la Cour d'appel de Versailles a d'ailleurs reconnu à la requérante sa qualité de lanceur d'alerte en s'appuyant précisément sur bonne foi, appliquant la jurisprudence de la Chambre sociale, et particulièrement son arrêt du 8 juillet 2020. La Cour affirmait alors que la mauvaise foi ne saurait être admise au seul motif que les faits dénoncés n'ont finalement pas été établis par l'enquête. Pour que le lanceur d'alerte soit considéré comme de mauvaise foi il faut qu'il ait eu connaissance de la fausseté des faits qu'il dénoncés.

La Cour d'appel de Versailles, se fondant sur cette jurisprudence a donc reconnu la bonne foi de la requérante, ce que confirme la Chambre sociale de la Cour de cassation. La requérante, en effet, avait le sentiment de dénoncer des pratiques de corruption et sa bonne foi ne saurait être mise en cause, dès lors que cette dénonciation risquait de lui coûter son emploi. Surtout, la Cour se fondait également sur le contenu du dossier, et notamment la procédure de licenciement qui a été initiée et menée à terme par ceux-là même que la requérante accusait de corruption. Sur ce point, l'affaire illustre parfaitement les limites d'une législation qui contraint le lanceur d'alerte à utiliser une procédure interne qui le confronte toujours, à un moment ou à un autre, à ceux qu'il dénonce.

 


The Whistleblower. Larysa Kondracki. 2010
 


Le contrôle des Prud'hommes


Le juge des Prud'hommes, lorsqu'il intervient en référé sur le fondement de l'article R 1455-6 du code du travail "peut toujours (...) prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent pour prévenir un dommage imminent ou pour faire cesser un trouble manifestement illicite". De fait, ces dispositions ont été utilisées pour ordonner la réintégration provisoire d'un salarié, lorsque la rupture du contrat de travail se révèle illégale, et donc entachée de nullité. La Chambre sociale, dans un arrêt du 6 février 2013, considère ainsi que le juge des référés peut ordonner la réintégration d'un salarié licencié pour avoir demandé la requalification de son contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée. Plus proche de l'affaire jugée le 10 février 2023, l'arrêt du 25 novembre 2015 confirme l'injonction du juge des référés ordonnant la réintégration d'un salarié qui avait dénoncé des faits de harcèlement moral.

Rien de bien surprenant dans la décision du 10 février 2023, si ce n'est que la Chambre sociale fait peser sur le juge des référés une charge plus lourde. Non seulement, il doit apprécier la bonne foi du salarié, ce qui lui permet de le qualifier de lanceur d'alerte, mais il doit aussi apprécier la bonne foi de l'employeur, même si ce mot n'est pas directement utilisé dans la décision. En effet, la Cour de cassation impose désormais au juge des référés de rechercher, en plus, si l'employeur apporte la preuve que la rupture du contrat de travail repose sur d'autres motifs, étrangers aux faits dénoncés par le salarié. C'est précisément ce que n'a pas fait le juge des référés en l'espèce, abstention confirmée par la Cour d'appel, et c'est ce qui justifie la cassation de la décision de la Cour d'appel.

Derrière ce motif de cassation apparaît une critique assez vive de la pratique du juge des référés des Prud'hommes. On ne peut qu'être choqué de voir qu'un juge n'a pas respecté les droits de la défense, en l'occurrence la règle Audi alteram partem. L'entreprise s'est bornée à affirmer que le licenciement ne reposait pas sur l'alerte lancée par la salariée, et le juge l'a crue sur parole, sans se demander si, par hasard, la rupture du contrat de travail ne serait pas une mesure de représailles. En protégeant le lanceur d'alerte contre un licenciement abusif, la Chambre sociale protège aussi les principes généraux du droit processuel, et plus spécialement les droits de la défense. Ils irriguent ainsi l'ensemble du système juridique, du droit pénal au droit de la fonction publique, en passant par le droit du travail. 


Les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 Section 1 § 2 B du manuel sur internet  



mardi 7 février 2023

La Lopmi, ou la loi d'orientation qui désoriente


Le 24 janvier 2023, le parlement a doté le ministère de l'Intérieur d'une loi d'orientation et de programmation du ministère de l'Intérieur (Lopmi). La gestation du texte fut laborieuse. Présenté en conseil des ministres le 16 mars 2022, il n'a pu continuer son parcours législatif, interrompu par les élections de juin 2022. Il est donc revenu en conseil des ministres le 7 septembre pour finalement être adopté le 24 janvier. Il a été déclaré globalement conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision du 19 janvier 2024, les deux dispositions censurées ne portant pas atteinte à l'équilibre global de la loi.

La loi de programmation doit couvrir la période 2023-2027, et son objet n'est pas précisément de garantir les libertés publiques. Il s'agit, avant tout, de moderniser le ministère en imposant une transformation numérique à la fois dans les méthodes de travail et dans les instruments de lutte contre la cybercriminalité. Cette finalité est dans la suite logique du Livre Blanc sur la sécurité intérieure, publié en novembre 2020. Le rapport sur la modernisation du ministère est donc annexé à la loi. On y déclare notamment que "les forces de sécurité intérieure seront ainsi davantage présentes dans le cyberespace".

Pour répondre à ces objectifs, le rapport annexé à la loi ne ménage pas les promesses. On y déclare ainsi que la présence des policiers et des gendarmes sur la voie publique sera doublée d'ici 2030. Cela n'implique pas des recrutements en masse, mais plutôt un effort pour alléger les charges administratives pesant sur les forces de l'ordre. C'est ainsi que la procédure de pré-plainte par internet, aujourd'hui limitée aux atteintes aux biens, sera étendue aux atteintes aux personnes. De même, les auditions par un moyen de télécommunication audiovisuelle pourront être plus fréquentes. Enfin, policiers et gendarmes devraient être libérés des extractions judiciaires, confiées au ministère de la Justice. Cette modernisation devrait être financée par un budget qui passerait de 21 millions d'euros en 2023 à 25 millions d'euros en 2027.

Ces aspects financiers occultent un peu l'influence de la Lopmi en matière de libertés. Certains éléments sont pourtant mis en avant, comme le renforcement de la lutte contre les violences intrafamiliales ou la mise en place de sanctions plus sévères en cas d'outrage sexiste ou sexuel. D'autres points n'ont en revanche guère suscité d'intérêt, alors que leur impact sur les libertés est loin d'être négligeable.

 


 Le commissariat de police. Géo Dupuis. 1875-1932

 

Les amendes forfaitaires délictuelles

 

Il en est ainsi des amendes forfaitaires délictuelles (AFD). Ces sanctions pénales s'analysent comme une alternative aux poursuites judiciaires. Imposées par les forces de l'ordre, elles sont inscrites au casier judiciaire, et conduisent à condamner sans procès. Créée pour les délits routiers en 2016, l'AFD a été étendue à l'usage de stupéfiants. Au moment du dépôt du projet Lopmi, les AFD concernaient onze délits, et l'une des finalités de la loi est de les élargir encore.

Sur ce point, les pouvoirs publics ont utilisé une technique bien connue. Ils ont d'abord fait une proposition difficilement acceptable, consistant à généraliser l'AFD à tous les délits punis d'un an d'emprisonnement. Certes, la constitutionnalité de l'AFD a été admise par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 21 mars 2019, mais "à la condition de ne porter que sur les délits les moins graves et de ne mettre en œuvre que des peines d’amendes de faible montant". Mais le Conseil d'État, dans son avis sur la première mouture de la Lopmi, en mars 2022, écarte la généralisation de l'AFD qui aurait concerné 3400 délits, de nature et de gravité diverses. 

Surtout, l'AFD ne peut être appliquée qu'à la condition que les faits constitutifs de l'infraction soient "simples". Mais comment définir la simplicité ? Et surtout, qui décidera de remplacer une peine correctionnelle par une amende ? Pour le Conseil d'État de telles difficultés aboutiraient à donner à l'Exécutif le soin de dresser la liste des faits susceptibles de donner lieu à cette amende, ce constituerait un cas d'incompétence négative. Il appartient en effet au législateur de définir les peines applicables en matière délictuelle.

Le gouvernement a donc suivi l'avis du Conseil d'État et renoncé à la généralisation des AFD, pour tout de même accroître considérablement la liste des infractions concernées, désormais au nombre de 57. On y trouve désormais l'intrusion dans un établissement scolaire, les atteintes à la circulation des trains, voire le Striking, c'est à dire le fait de pénétrer sur un terrain de sport sans y être invité. On a compris que les AFD seront particulièrement utilisées pour lutter contre de nouvelles formes de mobilisation impliquant des actions illégales.


Les forces de police et de Gendarmerie


La Lopmi se propose d'accroître l'efficacité des forces de police, sans pour autant opérer un recrutement de masse. La première solution trouvée consiste à modifier la rédaction de l'article 16 du code de procédure pénale élargir le nom des officiers de police judiciaire (OPJ), en permettant aux policiers et aux gendarmes de se porter candidat à cette qualification deux ans et demi après leur entrée en école, alors que le délai était de quatre ans et huit mois. Quant à la formation des OPJ, elle ne viendrait plus interrompre le cours de leur carrière, mais serait anticipée dans le temps d'école, porté de huit mois à un an. Il ne reste plus qu'à espérer que les nouveaux OPJ auront bien retenu les enseignements dispensés deux ans plus tôt.

Pour les mêmes raisons, les agents de police judiciaire (APJ) se voient désormais confier de larges compétences qui s'exercent "sous le contrôle d'un OPJ". Il en est ainsi des réquisitions, de la notification des droits lors d'une vérification d'identité, ou encore de la rétention d'étranger etc. Ce choix d'élargissement des compétences des APJ apparaît un peu paradoxal, à un moment où l'on déplore la baisse du niveau de recrutement des gardiens de la paix, le taux d'admission au concours étant passé de 2 % à 18 %, pour pourvoir les postes créés. 

Surtout, la hiérarchie des forces de police se voit dotée d'un troisième niveau dans l'exercice des compétences, La Lopmi crée en effet des "assistants d'enquête", dont on comprend qu'ils exercent une fonction hybride, moitié enquêteurs, moitié greffiers. Devraient leur être confiés les actes formels ou chronophages, comme les convocations en justice, les notifications des droits aux victimes ou aux mis en cause, les réquisitions d'images de vidéosurveillance, la transcription d'écoutes ou la gestion des scellés.  Il est prévu de créer 4400 postes d'assistants d'enquête pour la police et 1000 pour la Gendarmerie. 

Cette innovation ne peut manquer de susciter l'inquiétude. Les tâches ainsi énumérées sont bien loin d'être purement formelles, car un manquement à la légalité peut entraîner la nullité d'une procédure pénale. Une simple négligence dans les délais à respecter peut ainsi réduire à néant un dossier.  Ces tâches exigent donc, comme celles d'un greffier au ministère de la Justice, des connaissances juridiques très sérieuses. Or, rien n'est dit sur la formation de ces futurs assistants, question d'autant plus importante que cette nouvelle pyramide éloigne encore l'exécutant de l'OPJ. Les missions de l'assistant s'effectuent en effet sous le contrôle de l'APJ, qui lui même agit sous le contrôle de l'OPJ. 


Le contrôle du préfet et la séparation des pouvoirs


Le rapport annexé à la loi prévoit la généralisation des directions uniques de la police nationale, appelées directions départementales de la police nationale (DDPN). Le directeur départemental a pour fonction de répartir les forces de police en fonction des priorités opérationnelles, qu'il s'agisse de la sécurité du quotidien, de la lutte contre certains trafics, ou encore contre l'immigration clandestine. 

On peut s'étonner qu'une disposition aussi essentielle figure dans le rapport annexé à la loi, et non pas dans la loi elle-même. On imagine mal que des dispositions aussi importantes ne donnent pas lieu, dans le délai imparti par la Lopmi, à une nouvelle intervention législative. En effet, le principe de séparation des pouvoirs semble pour le moins malmené, dès lors que le préfet semble exercer un pouvoir hiérarchique sur certaines enquêtes judiciaires. Certes, le parlement a pris certaines précautions affirmant que cette création des DDPN devra être réalisée "sous réserve des spécificités de la police judiciaire" et que le libre choix du service enquêteur par les magistrats ne doit pas être mis en cause. Ces précautions semblent néanmoins bien imprécises. La question essentielle qui demeure posée est celle du rôle du préfet qui pourrait être incité, dans certains cas, à freiner ou ralentir certaines enquêtes plus ou moins dérangeantes. Cette intervention de l'Exécutif dans des dossiers qui devraient relever exclusivement de l'autorité judiciaire demeure très inquiétante.

La Lopmi se présente comme un ensemble disparate, essayant d'améliorer l'efficacité des services de police sans pour autant recruter des professionnels de haut niveau. Comme au ministère de la Justice, lui aussi en situation catastrophique, on préfère recruter des employés peu formés et mal rémunérés plutôt que des experts, on préfère confier les tâches procédurales à des personnes peu formées plutôt que réfléchir sur la simplification des procédures, on préfère placer l'enquête pénale sous le contrôle du préfet plutôt qu'assurer la mise en place d'un véritable pouvoir judiciaire. 

A sa manière, la Lopmi constitue ainsi le point d'aboutissement d'une idéologie développée durant le quinquennat Sarkozy, centrée sur la "réponse pénale". Des pseudo criminologues affirmaient alors ne voir aucune différence de nature entre la prévention et la répression, entre la police administrative et la police judiciaire. Une bonne dizaine d'années plus tard, on s'efforce de placer la police judiciaire sous le contrôle de la police administrative, et donc de l'Exécutif.


vendredi 3 février 2023

Sénat : l'IVG votée, mais l'IVG empêtrée


Le 1er février 2023, le Sénat a adopté la proposition de loi visant à intégrer l'IVG dans la Constitution. La rédaction choisie par le Sénat consiste à ajouter un alinéa à l'article 34 de la Constitution, mentionnant que « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ».

Au moment où le débat sur la réforme des retraites sature le paysage médiatique, la constitutionnalisation de l'IVG ne suscite qu'un intérêt relativement modeste. L'agitation qui avait suivi la décision de la Cour Suprême américaine après son  arrêt  Dobbs v. Jackson Women's Health Organization est aujourd'hui quelque peu retombée.

Les médias se sont donc bornés à annoncer que la proposition de loi était désormais votée par le Sénat. En route donc pour la suite de la procédure, mais sans préciser ce qu'elle sera. Or l'article 89 de la Constitution impose un vote du texte en termes identiques par chacune des assemblées parlementaires, avant qu'il soit soumis à référendum, procédure obligatoire lorsqu'ils s'agit d'une proposition de révision d'origine parlementaire.

Précisément, le texte sénatorial est bien différent de celui qui a été voté par l'Assemblée nationale. La proposition déposée par le groupe LFI et portée par Mathilde Panot crée, quant à elle, un nouvel article 66-2 ainsi rédigé : "La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse". Nous sommes donc bien loin d'un vote en termes identiques, car les textes n'affichent pas le même fondement constitutionnel ni le même contenu.

 

Le fondement constitutionnel

 

Pour ce qui est du fondement constitutionnel, on pouvait se douter que la création d'un nouvel article 66-2 susciterait l'incompréhension du Sénat. Avouons qu'il n'est pas le seul à s'en étonner. Que vient faire la reconnaissance du droit à l'IVG dans un titre VIII consacré à l'autorité judiciaire, juste à côté de l'abolition de la peine de mort ? 

Sans doute, les parlementaires LFI qui ont déposé la proposition ont-ils pensé que le juge judiciaire serait ainsi le garant du droit à l'IVG, considérée comme une liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ? Il est exact que la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 consacre l'IVG comme une "liberté de la femme", précisant qu'elle trouve son fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui précisément garantit la liberté individuelle. 

Mais le Conseil n'affirmait pas expressément que cette liberté individuelle était protégée par le juge judiciaire. Sa jurisprudence est même en sens contraire, car il donne une définition fort étroite de la notion de liberté individuelle telle qu'elle est mentionnée dans l'article 66. Celle-ci se limite à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. L'IVG n'était donc pas concernée par cette garantie du juge judiciaire.

Le fondement de l'article 34 de la Constitution choisi par les sénateurs apparaît moins artificiel. Il consiste, plus modestement, à affirmer que l'IVG relève du domaine de la loi, dans la mesure où elle relève de la liberté des femmes. Pourquoi pas ? Ce choix n'ajoute rien au droit positif. Depuis la décision du 27 juin 2001, l'IVG est garantie comme une liberté de la femme. Elle relève donc du domaine de la loi, et l'article 34 précise déjà que le législateur est compétent pour définir "les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques". Depuis la loi Veil, l'IVG a d'ailleurs toujours été organisée par des textes législatifs.

Le texte sénatorial témoigne donc d'une volonté de constitutionnaliser l'IVG, à droit constant, sans réellement modifier le droit positif. Les sénateurs ont, en quelque sorte, appliqué la célèbre devise de Tancrède, neveu du prince Salinas : "Il faut tout changer pour que rien ne change".

 

 


Affiche du Secrétariat d'État à la famille et à la santé. Gouvernement de Vichy

Droit contre liberté


Les commentateurs insistent beaucoup sur le fait que l'Assemblée nationale évoque le droit à l'IVG, alors que le Sénat se réfère à la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. Il est vrai que l'intention n'est sans doute pas tout à fait identique dans chaque assemblée. Les sénateurs se bornent à rappeler la compétence du législateur en matière d'IVG, les députés affirment l'existence d'un "droit à", et insistent donc sur le devoir de l'État d'assurer sa mise en oeuvre par des prestations effectives. L'absence de référence aux titulaires de ce droit relève simplement d'un discours néo-féministe qui, en l'occurrence, n'a guère de conséquences concrètes. 

Il est sans doute plus important de noter que les deux chambres insistent sur la nécessité d'organiser ce droit de manière à ce que ses titulaires puissent en bénéficier dans les délais légaux. L'Assemblée insiste sur son effectivité, le Sénat sur les conditions dans lesquelles s'exerce cette liberté. 

La distinction entre droit et liberté suscite certes l'intérêt des théoriciens du droit, mais le Conseil constitutionnel ne l'a jamais fait pénétrer dans sa jurisprudence. En l'espèce, elle ne présente qu'un intérêt limité, les deux chambres insistant sur l'organisation concrète de ce droit, ou de cette liberté.

Il demeure tout de même que les deux textes sont différents, et que la loi n'a pas été votée en termes identiques. Observons qu'elle aurait pu ne pas être votée du tout, et c'était la position de la commission des lois du Sénat qui suggérait de repousser le texte, en obligeant ainsi le gouvernement à déposer un projet de loi constitutionnelle. L'objet était d'empêcher l'intervention intempestive du corps électoral, nécessairement appelé à intervenir par référendum lorsqu'une proposition de loi a été votée en termes identiques.

En votant le texte, en termes différents, le Sénat se donne le beau rôle et refuse de jouer le rôle de celui qui fait avorter la révision. En témoigne la réaction de la presse qui se félicite de ce vote, sans s'apercevoir que la révision se trouve désormais empêtrée dans la navette parlementaire qui aura sans doute bien des difficultés à trouver un consensus. 

En effet, LFI veut absolument être à l'origine de cette révision constitutionnelle qui n'a aucun intérêt pratique, mais qui lui offre un espace politique non négligeable. En revanche, on peut penser que bon nombre de sénateurs ne seraient pas fâchés que la proposition s'effondre à ce stade de la procédure. Heureusement, le droit à l'IVG, déjà considéré comme une liberté constitutionnelle, n'est pas menacé et les femmes françaises peuvent en bénéficier dans des conditions qui, sans être parfaites, sont néanmoins plus satisfaisantes que dans d'autres pays. On attend donc la suite du débat parlementaire avec sérénité.


L'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 B du manuel sur internet  


 

mardi 31 janvier 2023

Neutralité de la CEDH sur le sexe neutre


Dans son arrêt Y. c. France rendu le 31 janvier 2023,  la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime que le refus des autorités françaises de remplacer la mention "sexe masculin" par la mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur l'acte de naissance du requérant ne porte pas une atteinte disproportionnée à sa vie privée.  

Le requérant verse au dossier un dossier médical complet, montrant une mixité de ses caractères sexués, primaires et secondaires. La différenciation sexuée ne s'est pas réalisée in utero, au point qu'il fut impossible de déterminer à sa naissance s'il était un garçon ou une fille. Dépourvu de testicules ou d'ovaires, son corps n'a jamais produit d'hormones sexuelles et il n'est ni masculinisé, ni féminisé. Doté d'une silhouette plutôt féminine, mais déclaré à l'état civil comme un garçon il a dû subir un traitement hormonal lourd. Conservant l'aspect gynoïde et la silhouette très fine, il s'est donc retrouvé avec une barbe, et ce traitement n'a fait qu'accroître sa souffrance. 

Il doit en effet, en permanence, vivre en "faisant semblant d'être un homme", alors qu'il n'est ni un homme ni une femme. Il n'est donc pas constaté la réalité d'une discordance entre son identité juridique, masculine, et son identité biologique intersexuée, dont il revendique la reconnaissance par ma mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur son acte de naissance.

 

Un trou noir des règles juridiques

 

Il ne fait aucun doute que l'identité sexuelle constitue un élément de la vie protégée, protégée par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour l'a déjà affirmé à de nombreuses reprises, en particulier dans l'arrêt A. P. Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, à propos du changement d'identité sexuelle des transgenres.

Mais le cas de M. Y. , malheureusement pour lui, demeure dans une sorte de trou noir des règles juridiques. Alors qu'il est possible de changer d'identité de masculin à féminin, ou de féminin à masculin, il n'est pas possible d'obtenir une reconnaissance juridique, lorsque l'on n'est pas un homme, mais pas non plus une femme. L'article 57 du code civil ne prévoit que deux options, sexe masculin ou féminin. Il ajoute tout de même qu'en cas "d'impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l'enfant au jour de l'établissement de l'acte", le procureur de la République peut accorder un délai de 3 mois, afin d'opérer des contrôles médicaux. Mais à l'issue de ce délai, le problème demeure identique. Il faut déclarer l'enfant soit fille, soit garçon. 

 

Les procédures internes

 

M. Y. a pourtant, dans un premier temps, obtenu satisfaction des juges du fond. Le président du tribunal de grande instance de Tours, en août 2015, a ordonné de mentionner "sexe neutre" sur son état civil. Pour le juge, l'article 57 n'était pas applicable, puisqu'il suppose que l'on puisse déterminer le sexe de l'enfant, entre masculin et féminin. Or le sexe de M. Y. n'a jamais peut être déterminé, ce qui empêchait la mise en oeuvre de l'article 57. Le président ordonnait donc qu'il soit fait mention du "sexe neutre", invoquant la protection de la sphère d'autonomie de M. Y. ainsi que l'extrême rareté de sa situation, qui ne concerne qu'en 0, 1 % et 1, 7 % des naissances, selon les statistiques.

Mais la Cour d'appel d'Orléans a infirmé ce jugement en mars 2016. Elle estime qu'il n'appartient pas au juge du fond de créer une nouvelle catégorie sexuelle, seul le législateur pouvant intervenir dans ce domaine. Elle observe en outre que M. Y. a, jusqu'à présent, vécu dans une identité d'homme. Il est marié et a adopté un enfant. La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, écarte sur les mêmes fondements le pourvoi déposé par M. Y. et affirme clairement que "la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin".

 


 L'homme et la femme. Max Ernst. 1929

 

Absence de consensus

 

La CEDH doit donc apprécier si ce droit français, lacunaire, ne porte pas une atteinte excessive à l'article 8 de la Convention. Sa démarche est rendue plus compliquée par le fait que le requérant ne se plaint pas d'un acte d'une autorité publique, mais bien davantage d'une lacune du droit français qui, en tant que telle, aurait créé une situation attentatoire à la sa vie privée. Mais la Cour accepte, d'une manière générale, de considérer une affaire sous l'angle de l'opposition positive des États. Cela signifie qu'ils doivent assurer le respect effectif de la vie privée des personnes, plutôt que se borner à ne pas s'ingérer de manière excessive dans l'exercice de celle-ci.

Dans la mise en oeuvre des obligations positives qui lui incombent, l'État dispose d'une large marge d'autonomie, particulièrement dans les domaines qui ne donnent pas lieu à consensus au sein des États parties à la Convention européenne. Or la mention d'un "sexe neutre" est loin de faire consensus. Seulement cinq pays, l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas et Malte, l'admettent, dans leur système juridique. L'écrasante majorité des États, dont la France, ne connaissent que la distinction entre le sexe masculin et le sexe féminin. 

Cette absence de consensus n'a pas pour effet d'interdire à la Cour de se demander si le droit français opère une balance satisfaisante entre l'intérêt général et les intérêts de M. Y.  Elle reconnaît que la discordance entre son identité biologique et son identité juridique est une cause de souffrance pour le requérant. Elle écarte à ce propos l'argument de la Cour de cassation qui s'appuyait sur le comportement du requérant qui vivait une vie d'homme, marié et père d'un enfant adopté. Pour la CEDH, un tel raisonnement fait primer l'apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Elle dénonce alors une confusion entre la notion d'apparence et celle d'identité. En effet, l'identité d'une personne ne se réduit pas à l'apparence qu'elle prend aux yeux d'autrui. M. Y. n'a pas eu le choix. La mention d'un sexe masculin à l'état civil l'a contraint à "faire semblant d'être un homme". Ce faisant, la CEDH sanctionne une analyse qui n'était pas dépourvue de cynisme. Déclaré comme un enfant de sexe masculin, M. Y. était condamné à se comporter comme un homme... et se comportant comme un homme, il devait rester déclaré de sexe masculin.

 

Un appel au législateur

 

Et pourtant, la CEDH ne sanctionne pas les autorités françaises. Elle est sensible à l'argument selon lequel le fait d'admettre un "sexe neutre" reviendrait à admettre l'existence d'une nouvelle catégorie sexuelle et qu'un tel bouleversement juridique suppose l'intervention législateur et la modification de pans entiers du droit. Sur le fond, il est évident que la CEDH hésite à prendre une décision qui obligerait la France à modifier son système juridique pour y introduire une réforme importante. Il est clair qu'une telle évolution doit trouver son origine dans la volonté des représentants du peuple plutôt que dans celle d'une juridiction internationale. A cet égard, la décision peut être présentée comme une invitation faite au législateur français de légiférer dans ce domaine.

La lecture de la décision donne pourtant le sentiment que les exigences du respect de la vie privée de M. Y.  sont purement et simplement écartées. On ne peut que le déplorer surtout si l'on considère que la CEDH a fait beaucoup progresser la protection des personnes transgenres, notamment avec l'arrêt Garçon et Nicot c. France qui autorise le changement d'identité avant que la transformation physique soit achevée. Ceux qui veulent changer de sexe semblent ainsi mieux protégés que ceux qui n'ont pas de sexe et l'on doit se demander pourquoi ils sont plus mal traités. 

La raison d'une telle prudence, ou d'un tel abandon, réside sans doute dans des considérations de politique juridique. Imaginons un instant que la CEDH ait accueilli la demande de M. Y. et considéré qu'un "sexe neutre" devrait figurer dans notre système juridique. Les conséquences politiques auraient sans doute été importantes, et on aurait assisté à une nouvelle campagne contre la CEDH, souvent accusée d'être une dangereuse révolutionnaire en matière sociétale. Au moment où l'attachement à la Cour tangue quelque peu au sein des membres du Conseil de l'Europe, il n'est sans doute pas indispensable de créer une nouvelle crise. Et tant pis pour les 0, 1% de personnes qui n'ont pas la chance d'être soit un homme, soit une femme.


L'identité sexuelle : Chapitre 8 Section 1 du manuel sur internet