La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu, le 3 novembre 2022, un arrêt Dahan c. France qui ne manquera pas de surprendre ceux qui la considèrent comme une juridiction dont l'objet est de garantir un standard élevé de protection des libertés dans les pays signataires de la Convention européenne des droits de l'homme. Or, le 3 novembre 2022, la CEDH a certainement rendu un service aux autorités françaises et au Conseil d'État, mais elle n'a pas vraiment rendu un arrêt. C'est désolant, mais il faut parfois dire tristement les vérités tristes.
Un requérant ignoré
En l'espèce, le requérant a d'abord été ignoré pendant presque neuf années. Il contestait une sanction de mise à la retraite d'office, prononcée par le conseil de discipline du ministère des affaires étrangères en 2011. Son recours a été rejeté par le Conseil d'État dans un arrêt du 13 novembre 2013. Ayant donc épuisé les voies de recours internes, il a alors saisi la CEDH, qui a donc mis presque neuf ans à statuer, sans pourtant lui faire la grâce d'une audience.
Par cette lenteur, la CEDH viole allègrement sa propre jurisprudence. N'a-t-elle pas affirmé, précisément en matière civile, qu'un litige mettant en cause l'activité professionnelle du requérant, ou sa continuation, ou encore relatif à son licenciement, devait être jugé avec une particulière diligence ?
Dans un arrêt Frydlender c. France du 27 juin 2000, elle a été saisie d'un recours concernant le refus de renouveler le contrat d'un agent du ministère des finances en poste à l'étranger. En l'espèce, la CEDH a sanctionné la violation du "délai raisonnable", la procédure contentieuse en France ayant duré neuf années et huit mois, dont six à attendre une décision du Conseil d'État. Le malheureux requérant, quant à lui, a passé presque neuf ans à se demander si sa requête n'avait pas tout simplement été oubliée par la CEDH. Sans doute ne se sent-elle pas concernée par sa propre jurisprudence, d'autant que ses manquements au délai raisonnable ne peuvent faire l'objet d'aucune sanction ?
Les causes de cette lenteur sont inconnues. Elle n'est pas le fait du requérant, et l'arrêt montre que les pièces étant transmises en temps et en heure par sa défense. On doit donc en déduire qu'elle est le fait de la Cour elle-même, sans que l'on puisse avoir la moindre information sur ce sujet. Il est évidemment impossible d'envisager un éventuel embarras de la CEDH, appelée à se prononcer sur une sanction infligée à un diplomate qui était alors ambassadeur auprès du Conseil de l'Europe.
Un requérant méprisé
Le fond de la décision laisse une impression de mépris total du requérant. La Cour refuse tout simplement d'examiner le moyen essentiel qu'il développait, en rupture totale par rapport à sa propre jurisprudence.
Toute l'affaire reposait sur un manquement à l'impartialité objective commis durant la procédure disciplinaire. Il n'est pas contesté que le directeur général de l'administration (DGA) du ministère a pris
l'ensemble des actes concernant le retrait des fonctions de l'intéressé, qu'il
s'agisse de son rappel à Paris après une 'évaluation à 360°,
ou de la nomination de son successeur. Ensuite, il a établi et signé le
rapport, entièrement à charge, demandant la saisine du conseil de
discipline et, pour faire bonne mesure, il l'a lui-même présidé et a proposé la sanction, en l'occurrence la mise à la retraite d'office de l'intéressé. Avouons qu'il n'était pas illogique que le requérant estime avoir été victime d'une procédure manquant d'impartialité. Mais voilà, aucun juge ne s'est déclaré compétent pour apprécier ce manquement à l'impartialité objective.
Son recours au Conseil d'État a été rejeté sur le fondement d'une jurisprudence Laniez du 15 mai 1960. Elle limite l'examen de l'impartialité à la seule impartialité subjective. Le Conseil a donc estimé, sans rire, que le principe d'impartialité avait été respecté, dans la mesure où le DGA trop présent s'était néanmoins abstenu de tenir des propos publics "manifestant une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". La question de l'impartialité objective n'avait pas été évoquée par le Conseil d'État.
Le requérant pouvait espérer qu'elle serait examinée par la CEDH. Elle considère en principe que l'article 6 § 1 garantit également l'organisation même de l'institution, qui doit
apparaître impartiale, et inspirer la confiance. C'est ainsi qu'elle a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de
différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même
affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). En l'espèce, il ne fait guère de doute que la procédure disciplinaire qui a conduit à la sanction du requérant n'a même pas l'apparence de l'impartialité, tant elle est dominée, du début à la fin, par une seule personne, au demeurant très puissante dans l'administration des affaires étrangères. Mais comme le Conseil d'État, la Cour élude le sujet et refuse de se prononcer.
La rédaction du paragraphe 53 l'arrêt laisse sans voix : "(...) Alors même qu'était en cause un droit de caractère civil au sens de l'article 6 § 1, la Cour considère qu'il n'est pas nécessaire de rechercher si les autorités administratives en charge de la procédure disciplinaire répondaient aux exigences de cet article". On doit donc en déduire que la procédure disciplinaire infligée à l'intéressé échappe à tout contrôle de l'impartialité objective. Elle peut être organisée par une seule et même personne jusqu'à la fin. Ce n'est pas le problème de la CEDH.
Sa jurisprudence ne laissait pourtant pas augurer un tel refus de juger. Dans l'arrêt Vilho Eskelinen c. Finlande du 19 avril 2007, la Cour avait énoncé, en grande chambre, les principes généraux gouvernant le contrôle de l'article 6 § 1 en matière civile. Elle affirmait alors que les litiges opposant l'État à ses agents entrent dans le champ d'application de l'article 6, sauf si l'État peut démontrer que deux conditions sont réunies : son droit interne doit avoir interdit aux agents concernés l'accès à un tribunal, et cette dérogation doit reposer sur des motifs liés à l'intérêt de l'État. En l'espèce, il est démontré que le requérant a eu accès à un tribunal, hélas pour lui le Conseil d'État.
Dans la décision Ramos Nunes de Carvalho et Sa c. Portugal du 6 novembre 2018, la Cour déclare que l'article 6 § 1 s'applique à la procédure disciplinaire touchant la requérante, magistrate portugaise. Et elle ajoute que le moyen tiré de l'impartialité objective peut parfaitement être soulevé dans ce type de contentieux, même si, en l'espèce, il a été invoqué tardivement. Dans l'arrêt du 3 novembre 2022, le requérant n'a visiblement pas bénéficié de cette jurisprudence.
Pourquoi ? Le seul élément invoqué par la Cour se trouve dans l'arrêt rendu par le Conseil d'État en novembre 2013. Celui-ci avait alors opéré une évolution jurisprudentielle, passant du contrôle minimum à un contrôle normal en matière disciplinaire. Pour le juge européen, le droit d'accès à un tribunal est donc satisfaisant, et surtout il est suffisant. On doit donc comprendre qu'il suffit d'avoir eu accès un juge pour que les garanties de l'article 6 § 1 soient considérées comme respectées. Sauf que le juge s'est refusé à apprécier un élément essentiel de l'irrégularité de la procédure.
L'évolution jurisprudentielle de 2013 signifie seulement que le Conseil d'État s'autorise désormais à apprécier le bien-fondé de la sanction infligée. Bien entendu, cette avancée jurisprudentielle n'a modifié en rien la situation du requérant, sa sanction ayant été évidemment considérée comme proportionnée. Mais cela permet à la CEDH d'affirmer ensuite, dans l'arrêt du 3 novembre, que cet élargissement du contrôle du Conseil d'État la dispense de se prononcer sur la procédure disciplinaire stricto sensu. Comment peut-on apprécier le bien-fondé d'une sanction sans s'interroger sur la procédure qui l'a précédée ? Sur ce point, aucune réponse n'est donnée au requérant et la question de l'impartialité du conseil de discipline passe à la trappe, comme par magie.
Abdication devant le Conseil d'État
La CEDH a, dans cet arrêt Dahan c. France, a rendu un service et non pas un arrêt. Mais rendu un service à qui ? Certainement pas au requérant, dont le droit à un juste procès a été triplement bafoué, d'abord devant le Conseil de discipline, ensuite devant le Conseil d'État qui a refusé d'apprécier son impartialité objective, et enfin devant le juge européen qui a abdiqué devant le Conseil d'Etat. Il est clair en effet que le Conseil d'État entend conserver la maîtrise totale du contentieux disciplinaire dans la fonction publique et qu'il n'entend pas y intégrer des principes issus du droit européen. La CEDH a donc accepté de rester en retrait, au risque d'un véritable déni de justice.
Certains pourront se demander pourquoi la CEDH accepte ainsi d'être dessaisie de son contrôle ? Peut-être convient-il d'observer que le juge français au sein de la Cour est précisément un membre du Conseil d'État. Alors même que l'affaire mettait en cause le contrôle exercé par le Conseil d'État, il n'a pas cru bon de se déporter et a probablement su se montrer convaincant. En soi, sa présence n'a rien d'illicite, mais force est de constater qu'elle pose précisément un problème d'impartialité objective. Il est vrai qu'à force d'ignorer l'exigence d'impartialité chez les autres, on finit par l'oublier chez soi.