« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 19 octobre 2022

Le Fact Checking de LLC : la réquisition des grévistes


La grève initiée dans les raffineries et les dépôts d'essence des sociétés Total Energies et Esso-Exxon-Mobil a suscité une large désorganisation liée au manque de carburant. Devant cette situation, le gouvernement a décidé de recourir à la procédure de réquisition, initiative qui a évidemment suscité beaucoup de réactions négatives largement relayées dans les médias. Plusieurs articles et tribunes ont été publiés, développant un raisonnement d'une grande simplicité : la réquisition, décidée par le pouvoir réglementaire, porte une atteinte illicite au droit de grève, droit qui a valeur constitutionnelle. L'analyse semble fondée sur la simple application de la hiérarchie des normes, et elle est donc séduisante par sa simplicité même. Mais elle est fausse.

 

Un droit constitutionnel, mais pas absolu


Il est exact que le droit de grève figure dans le Préambule de la Constitution de 1946, aujourd'hui intégré dans le bloc de constitutionnalité. L'alinéa 7 se montre très clair : "Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 juillet 1979, se fonde directement sur cet alinéa 7 pour annuler une disposition législative qui autorisait les présidents d'entreprises de radio et de télévision à faire assurer un service normal en cas de cessation du travail. Par la suite, dans sa décision des 19 et 20 janvier 1981, le Conseil énonce que les peines prévues en cas d'entrave à la circulation ne sauraient viser les personnes exerçant légalement "le droit de grève reconnu par la Constitution".

Certes, mais un droit à valeur constitutionnelle n'est pas pour autant un droit absolu, et l'exercice du droit de grève, comme d'ailleurs celle des autres droits et libertés, est organisé par la loi. Cela signifie que le législateur est compétent pour lui apporter des limitations, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 mars 2012, celui-ci précise ainsi que le législateur doit "opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte". Il s'agissait alors d'apporter quelques restrictions au droit de grève dans le transport aérien. Le législateur peut donc, comme il l'a fait avec la loi du 21 août 2007 sur le dialogue social, imposer un service minimum dans les transports, sans qu'une telle mesure soit considérée comme constituant une ingérence inadmissible dans un droit de valeur constitutionnelle.


La réquisition en temps de guerre

 

La réquisition fait partie de ces procédures limitant le droit de grève au nom de l'intérêt général, et son utilisation dans les raffineries et dépôts d'essence a été vivement critiquée. Ceux-là mêmes qui invoquent le caractère absolu du droit de grève n'hésitent pas à affirmer que la réquisition est une procédure qui trouve son origine dans le droit de la guerre. On l'a compris, il s'agit de montrer que son usage est parfaitement disproportionné, voire illicite, en temps de paix.

On peut certes invoquer, et nos auteurs ne s'en privent pas, la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation générale de la nation pour le temps de guerre. Son article 14 permet de réquisitionner des personnes qui sont utilisées "suivant leur profession et leurs facultés", "soit isolément, soit dans les administrations et services publics, soit dans les établissements et services fonctionnant dans l'intérêt de la nation". Aujourd'hui, ces dispositions figurent dans le code de la défense, dans l'article L 2141-3. Certes, mais elles demeurent limitées au temps de guerre, et nous ne somme pas en guerre.

La référence qui à la loi de 1938 joue ainsi un rôle d'épouvantail, et n'a pas d'autre fonction que de montrer au lecteur à quel point la réquisition est liberticide. En revanche, ce texte n'est pas applicable à l'actuel conflit du travail dans les dépôts d'essence.



L'augmentation. Jacques Dutronc. 1968

 

La réquisition en temps de paix

 

L'actuelle réquisition repose sur un fondement législatif moins guerrier, l'article L 2215-1 du code général des collectivités territoriales. Son alinéa 4, issu de la loi du 18 mars 2003, confère au préfet un pouvoir de réquisition rédigé en termes très larges : "En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées".

Il faut donc trois conditions cumulatives pour mettre en oeuvre cette compétence préfectorale : l'urgence, une atteinte à l'ordre public à laquelle le préfet ne peut mettre fin en usant de ses moyens habituels et enfin une durée qui ne saurait aller au-delà du rétablissement de l'ordre public. Contrairement à ce qui a été parfois affirmé, ce texte n'est donc pas limité aux situations de catastrophes naturelles ou industrielles. En tout cas, il ne dit rien de tel.

 

Le référé du 12 octobre 2022

 

Dans le cas présent, une réquisition a été décidée le 12 octobre 2022 par un arrêté du préfet de Seine Maritime, concernant quatre salariés en grève du dépôt pétrolier exploité par la société Exxon-Mobil sur le site de Port Jérôme sur Seine. Cette décision est évidemment fondée sur l'article L 2215 du code général des collectivités territoriales. 

La Fédération nationale des industries chimiques CGT a immédiatement saisi le juge des référés du tribunal administratif pour demander la suspension de cet arrêté. Le juge s'est donc prononcé très rapidement, dès le lendemain, jour où précisément l'arrêté de réquisition cessait de produire ses effets. On note toutefois que cette brièveté de la réquisition ne rendait pas le référé inutile, puisqu'un autre arrêté avait été pris le 13, pour une nouvelle période de 24 heures. 

Dans son ordonnance du 13 octobre, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen affirme que les conditions posées par le code général des collectivités territoriales sont remplies. Le juge note que le site de Port Jérôme permet la desserte en carburant non seulement de la Normandie mais aussi de l'ensemble de l'Ile-de-France, un oléoduc reliant Le Havre à Paris. L'activité exploitée sur le site est donc indispensable au fonctionnement des services publics de transport, et la désorganisation de la région parisienne traduit une situation d'urgence. Par ailleurs, l'ordre public est directement menacé car les difficultés de l'approvisionnement en essence créent des tensions, des accidents associés aux files d'attente, des abandons de véhicule sur la voie publique, sans oublier le fait que les services prioritaires des soignants ou des pompiers ne peuvent être convenablement organisés. La réquisition est alors présentée comme une nécessité, le préfet n'ayant pas les moyens d'assurer l'ordre public par d'autres moyens.

Au-delà de cette analyse du respect des conditions posées par la loi, le juge des référés s'assure de la proportionnalité de la mesure prise. Il observe que la réquisition ne concerne qu'un nombre très limité d'agents, les autres pouvant parfaitement continuer le mouvement de grève. Il ne s'agit donc pas d'imposer un service normal, mais plutôt un service minimum de pompage et d'expédition des produits pétroliers.

La décision du juge des référés du tribunal administratif de Rouen n'a rien d'exceptionnel. Elle s'inscrit au contraire dans une jurisprudence bien établie, que beaucoup de commentateurs semblent ignorer. Dans un arrêt du 9 décembre 2003, le Conseil d'État affirmait déjà, en effet, que "le préfet peut légalement requérir les salariés en grève d'une entreprise privée dont l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public. Mais il ne peut prendre que les mesures nécessaires, imposées par l'urgence et proportionnées aux nécessités de l'ordre public ». La réquisition n'est donc pas une mesure inédite, loin de là. Le fait qu'elle soit peu fréquente au point que certains s'étonner de son usage, ou feignent de s'en étonner, a finalement quelque chose de positif. Ce caractère exceptionnel de la réquisition témoigne en effet d'un véritable respect du droit de grève, qui n'est heureusement pas réellement menacé.


Droit de grève : Chapitre 13 Section 2 § 2 B du manuel sur internet

samedi 15 octobre 2022

Femen : L'expression par l'exhibition


La condamnation d'une Femen à une peine d'emprisonnement avec sursis pour exhibition sexuelle dans l'église de la Madeleine porte une atteinte excessive à la liberté d'expression, dès lors que les juges n'ont pas pris en considération la finalité de protestation politique de ce geste. La Cour européenne des droits de l'homme en ont décidé ainsi dans un arrêt du 13 octobre 2022, Bouton c. France.  

Cette décision ne modifie pas réellement le droit positif. Dans un arrêt du 26 février 2020, relatif à la condamnation d'une autre Femen qui s'était dénudée dans le musée Grévin, la Cour de cassation avait anticipé cette évolution. Elle avait alors jugé que la relaxe pouvait être prononcée dans le cas où l'exhibition sexuelle s'analyse comme une expression politique.

 

Le "Symbolic Speech"

 

La CEDH reconnaît traditionnellement que la liberté d'expression ne s'applique pas seulement aux informations ou aux idées qui sont considérées avec bienveillance, mais aussi à celles qui peuvent choquer ou offenser. La Cour protège donc le "symbolic speech", c'est à dire l'expression non verbale destinée à manifester une opinion. Dans l'affaire Donaldson c. Royaume-Uni du 25 janvier 2011, elle considère ainsi que le fait d'arborer sur son revers un "lys de Pâques" en hommage aux victimes de l'insurrection des "Pâques sanglantes" de 1916 en Irlande relève de la liberté d'expression. Dans un arrêt Gough c. Royaume-Uni du 28 octobre 2014, la Cour va même plus loin en considérant que le requérant, qui avait pour habitude de braver complètement nu les rigueurs du climat écossais, avait le droit de vouloir développer le débat sur les bienfaits de la nudité. Ce n'est pas parce que ses idées sont marginales que l'individu n'a pas le droit de les promouvoir.

Précisément, le droit français n'a jamais entièrement intégré le "Symbolic Speech", largement inspiré du droit américain, et notamment de la jurisprudence libérale fondée sur le Premier Amendement. Après que le curé de la paroisse a porté plainte avec constitution de partie civile, madame Bouton a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris pour exhibition sexuelle. Une peine d'un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple lui a été infligée, et elle a dû verser 2000 € de dommages intérêts au curé de La Madeleine, et 1500 € de frais irrépétibles. Sa condamnation a été confirmée par la Cour de cassation en juin 2019.



Jean Souverbie. 1891-1981

 

Le délit d'exhibition sexuelle

 

L'article 222-32 du code pénal ne donne pas une définition précise de "l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public". L'élément moral, quant à lui, est précisé par la jurisprudence. Dans un arrêt du 24 novembre 2021, la Chambre criminelle le définit comme la "volonté délibérée d'imposer sa nudité, en sachant qu'elle offense la pudeur d'autrui". Était alors condamné un homme qui s'était exhibé, assis sur la berge d'une rivière, au vu des promeneurs de l'autre rive et des personnes navigant sur des embarcations. La condamnation de la Femen de l'église de la Madeleine était donc parfaitement prévisible et conforme à la jurisprudence antérieure.

La Cour admet que le droit interne des États peut légitimement sanctionner le comportement d'une personne qui exhibe une "partie sexuelle de son corps", dans un lieu public, et donc dans une église. Le délit d'exhibition sexuelle n'est donc pas contesté en tant que tel. N'est pas davantage contesté le fait que ce délit emporte nécessairement une ingérence dans la liberté d'expression. En l'espèce, la requérante, qui agissait comme représentante du groupe Femen, voulait diffuser dans un lieu de culte un message portant sur les positions de l'Église catholique à l'égard du droit de recourir à l'IVG. S'il est vrai qu'elle avait le droit de militer pour cette cause, il n'est pas contesté qu'une telle mis en scène ne pouvait que heurter les convictions de certains, compte tenu notamment du lieu choisi pour l'exhibition.

La CEDH, recherche donc si l'ingérence dans la liberté d'expression de la requérante était "nécessaire dans une société démocratique", au sens de l'article 10 de la Convention. 

 

Proportionnalité de l'ingérence dans la liberté d'expression

 

Sur le plan des faits reprochés à la Femen, la Cour reconnaît que les juges français ont apprécié la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante. Ils ont ainsi invoqué le" besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée à moitié dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante ». La Cour d'appel a même mentionné que "ce que la prévenue considérait comme relevant de sa liberté d'expression avait d'abord pour effet de porter gravement atteinte à la liberté de penser d'autrui". La Cour de cassation a enfin rejeté le pourvoi de la requérante, en insistant sur la nécessité de concilier deux libertés également protégées par la Convention, à savoir la liberté d'expression d'une part, et la liberté de conscience et de religion d'autre part. Il ressort de cette procédure que les juges français se sont tous efforcés d'exercer un contrôle de proportionnalité entre les différentes libertés en cause.

 

Proportionnalité de la sanction

 

En revanche, sur le plan de la peine prononcée, le contrôle de proportionnalité est très insuffisant, aux yeux de la CEDH. Sa jurisprudence affirme qu'une peine de prison, même avec sursis, infligée dans le cadre d'un débat d'intérêt général n'est compatible avec la liberté d'expression que dans des circonstances exceptionnelles. Tel est le cas dans l'hypothèse d'un discours discriminatoire ou d'incitation à la violence, principe énoncé dans l'arrêt Otegi Mondragon c. Espagne du 15 mars 2011. Dans le cas de la Femen, aucun comportement de ce type n'était mentionné dans le dossier et l'intéressée avait un casier judiciaire vierge.  

Surtout, et c'est le problème essentiel soulevé par la Cour, en sanctionnant la requérante pour un délit d'exhibition sexuelle, les juges français n'étaient pas tenus d'apprécier la proportionnalité de la sanction au regard des intérêts contradictoires que sont d'un côté la liberté d'expression de la Femen, de l'autre l'atteinte aux convictions des fidèles présents dans l'église. De fait, tous les éléments du litige n'ont pas été pesés pour évaluer la sanction. La CEDH observe ainsi que les juges internes ne se sont pas penchés, comme dans l'arrêt Otto Preminger Institut c. Autriche de 1994 sur le caractère "gratuitement offensant" de l'action de la Femen, ou si elle incitait à l'irrespect à l'égard des croyances religieuses. A l'inverse, les juges ne se sont pas davantage intéressés au fait que la Femen avait pris de garde de faire sa démonstration dans l'église, à un moment où aucun culte n'était célébré. Certains éléments auraient pu contribuer à aggraver la peine, d'autres à l'alléger. Mais, en tout état de cause, ces éléments étaient absents du contrôle de proportionnalité exercé par les juges interne sur la peine infligée à la requérante. Cette absence est donc logiquement sanctionnée par la Cour. 

L'arrêt du 22 octobre 2022 Bouton c. France autorise ainsi les juges internes à exercer un contrôle de proportionnalité in concreto de la peine infligée pour exhibition sexuelle. Cela signifie qu'ils peuvent ponctuellement faire échec à ce délit s'ils estiment que l'atteinte à la liberté d'expression est excessive. 

C'est ce qu'avait fait la Cour de cassation dans l'arrêt du 26 février 2020 portant sur la même affaire. Mais on ne doit pas en déduire que les juges français ont renoncé à punir les Femen pour exhibition sexuelle. Dans une décision récente du 15 juin 2022, la même chambre criminelle a confirmé la condamnation de deux mois de prison avec sursis de trois Femen qui avaient fait irruption dans le cortège de la commémoration du centenaire de l'Armistice, le 11 novembre 2018. Constatant qu'il s'agissait de la "célébration d’un événement historique qui requérait une nécessaire dignité et en présence de familles des défunts, ou de représentants d’associations de victimes de la première guerre mondiale, d’officiels et de chefs d’Etat de la communauté internationale, les poursuites diligentées du chef d’exhibition sexuelle ne constituent pas une atteinte disproportionnée à leur liberté d’expression". Le délit d'exhibition sexuelle peut ainsi être invoqué, ou écarté, en fonction des circonstances.

Liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel sur internet



mardi 11 octobre 2022

Vie privée des personnes morales : un secret bien protégé


Dans un arrêt du 7 octobre 2022, le Conseil d'État confirme, en cassation la légalité du refus de communication des comptes de la fondation d'entreprise Louis Vuitton, refus opposé à l'association Anticor. Ce groupement qui oeuvre en faveur de la transparence et qui veut dénoncer les pratiques liées à la corruption, s'appuyait sur la liberté d'accès aux documents administratifs consacrée par la loi du 17 juillet 1978. Ses dispositions sont aujourd'hui reprises dans le code des relations entre le public et l'administration. 

Pour rejeter le recours, le Conseil d'État livre une analyse quelque peu inattendue. D'un côté, il affirme que ces comptes d'une fondation d'entreprise sont effectivement des documents administratifs au sens de la loi. De l'autre, il affirme que l'entreprise a une vie privée, susceptible de justifier le refus de communication, s'opposant ainsi directement à la jurisprudence de la Cour de cassation. 

 

Des documents administratifs

 

La fondation d'entreprise Louis Vuitton a été créée par LVMH en octobre 2006 sur le fondement d'une loi du 23 juillet 1987 relative au mécénat d'entreprise. Son activité essentielle a été la construction d'un bâtiment dans le Bois de Boulogne, destiné à accueillir expositions et concerts. Dans un rapport de novembre 2018, la Cour des comptes affirme que, entre 2007 et 2017, les entreprises du groupe ont contribué pour 863 millions d'euros à la fondation.

Dans sa décision du 7 octobre 2022, le Conseil d'État ne manque pas d'affirmer que la fondation d'entreprise n'a reçu aucune "subvention" publique.  C'est parfaitement exact, mais cela ne signifie pas qu'elle n'ait pas bénéficié d'un "soutien" public. En effet, l'article 238 bis du code général des impôts énonce qu'une fondation de ce type a droit à une réduction d'impôts à hauteur de 60 % des investissements réalisés. Dans le cas du bâtiment construit dans le Bois, cette réduction s'est donc élevée à 518, 1 millions d'euros, somme qui relève bien d'un soutien public à l'activité de la fondation. Il n'est donc pas absurde, loin de là, qu'Anticor souhaite obtenir communication de ses comptes.

Le Conseil d'État reconnaît cependant qu'ils s'analysent comme des documents administratifs, au sens de la loi. Après beaucoup d'hésitations sur le point de savoir si pouvaient être considérés comme tels des documents produits ou reçus par l'administration, l'ordonnance du 29 avril 2009 donne enfin une définition législative du document administratif : c'est celui qui "est produit ou reçu dans le cadre de leur mission de service public, par l'État (...) et les personnes de droit public, ainsi que par les personnes privés gérant un service public". Les comptes d'une fondation d'entreprise faisant l'objet d'un contrôle administratif sont donc transmis au préfet. A cet égard, ils constituent des documents administratifs puisqu'ils sont "reçus" par l'administration préfectorale.

On peut alors se demander sur quel fondement juridique le Conseil d'État peut s'appuyer pour écarter le droit à la communication. Le plus simple serait évidemment le secret des affaires, mais, en l'espèce, ce n'est pas possible. Les fondations d’entreprise ne sont pas des sociétés commerciales mais des organismes à but non lucratif qui ne peuvent invoquer le secret des affaires. Celui-ci est en effet défini par l'article L 311-6 du code des relations entre le public et l'administratif, comme comprenant "le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles".  En l'espèce, le mécénat n'entre pas dans cette énumération.

Il ne reste donc que la solution de la vie privée, aussi capillotractée soit-elle.

 

Monologue d'Harpagon. L'Avare. Molière

Louis de Funes. 1980
 


Irruption de la vie privée dans le débat


Le préfet, puis la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) et enfin le tribunal administratif ont considéré que ces pièce n'étaient pas communicables. Ils s'appuient sur le droit à la vie privée de la personne morale que constitue la fondation d'entreprise. Le rapporteur public se montre sur ce point très inclusif. Il constate que certains droits sont reconnus aux personnes morales, comme le respect du domicile, du nom, de la réputation, et le secret de la correspondance. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 6 novembre 2009, Société Inter-Confort, juge ainsi que l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme peut s'appliquer, "dans certaines circonstances", aux locaux professionnels où des personnes morales exercent leur activité.

Sans doute, mais aucune décision n'a jamais consacré un droit général à la vie privée des personnes morales. La Cour de cassation a même nettement affirmé le contraire. Dans une décision du 16 mai 2018, la 1ère chambre civile énonce en effet qu'une personne morale n'a pas de vie privée, et ne peut donc se prévaloir d'une atteinte à sa vie privée. En l'espèce, une ordonnance du président du TGI de Nice avait autorisé la Caisse nationale du régime social des indépendants à mandater un huissier pour assister à une réunion organisée par une association, enregistrer les débats et transcrire les propos tenus. L'association a donc fait un recours contre cette ordonnance, invoquant l'atteinte à sa vie privée. Les juges ont alors écarté cette demande au motif qu'une personne morale n'a pas réellement de vie privée à protéger.

 

Une opposition directe avec la Cour de cassation

 

Nul n'ignore que le Conseil d'État a un talent particulier pour dire le contraire d'une autre juridiction, et affirmer qu'il n'y a pas de contradiction. Il fait preuve une nouvelle fois de cette forme particulière d'imagination juridique, en invoquant la spécificité du contentieux de l'accès aux documents administratifs. 
 
Il fait observer que les documents transmis au préfet sont un rapport d'activité, auquel sont joints le rapport du commissaire aux comptes et les comptes annuels. Certes, il s'agit de documents administratifs, mais ils portent sur le fonctionnement et la situation internes de la fondation, "et sont donc couverts par la protection de la vie privée". Une dérogation existe bien, mais elle ne concerne que les fondations ayant reçu une subvention publique, pas celles qui ne bénéficient que d'une réduction d'impôt de 518, 1 millions d'euros. 

L'arrêt ne va pas plus loin dans la motivation. Si l'on se tourne vers les conclusions du rapporteur public, on apprend que "derrière une personne morale, se trouvent, directement ou indirectement, des personnes physiques et c'est aussi de leurs libertés dont il est question, libertés de s'associer, de s'exprimer, de disposer de leurs biens etc". La formule interroge. Doit-on en déduire qu'une réduction de 518, 1 millions d'euros relève de la vie privée des personnes privées qui dirigent la fondation ? Il ne s'agit pourtant pas de leur patrimoine personnel, mais plutôt, dans le cas présent, de celui des contribuables. On constate d'ailleurs que le malheureux contribuable n'est jamais mentionné dans l'arrêt, pas plus que son droit à l'information. En donnant l'impression de cultiver le secret, la jurisprudence sème nécessairement le doute sur une fondation qui gagnerait peut-être à promouvoir la transparence de son activité.

samedi 8 octobre 2022

La CEDH et l'euthanasie


Six ans après le vote de la dernière loi Claeys-Léonetti du 2 février 2016, la fin de vie se trouve une nouvelle fois au coeur des débats en France. Un avis du Comité consultatif national d'éthique, publié le 13 septembre 2022, pose clairement la question d'une évolution du droit qui, en l'état actuel des choses, ne prévoit pas la délivrance d'une aide active à mourir. Le Comité d'éthique ne prend pas position au fond, mais se borne à appeler de ses voeux l'organisation d'un débat national auquel il participera.

L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 4 octobre 2022, Mortier c. Belgique, intervient à un moment très opportun pour éclairer ce futur débat. Il porte sur la  loi belge du 28 mai 2002, selon certains, constituerait un modèle pour la future loi française. Ce texte prévoit la possibilité de réaliser ce qu'il est désormais convenu d'appeler "l'euthanasie active", c'est-à-dire, selon la définition donnée par la loi belge elle-même "l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci". La CEDH refuse de considérer que ce texte porte atteinte au droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ne sanctionne le droit belge que très marginalement, pour n'avoir pas envisagé la présence du médecin qui a pratiqué l'euthanasie dans la commission fédérale de contrôle de sa mise en oeuvre. Or celle-ci avait été saisie, lorsque le fils de la personne euthanasiée avait fait un recours.

Cette affaire Mortier c. Belgique se révèle en effet d'une grande complexité. La personne qui a demandé, et obtenu, l'acte d'euthanasie est une femme, souffrant d'une dépression profonde depuis une quarantaine d'années. Cette dépression chronique s'accompagnait de souffrances importantes et les médecins reconnaissaient leur incapacité à améliorer, ne serait-ce que modestement, la qualité de vie de la patiente. Ils ont donc accepté la demande d'euthanasie, considérant qu'elle souffrait d'une maladie chronique grave, avec un pronostic défavorable. Malgré les demandes réitérées du corps médical, celle-ci n'a pas voulu informer ses enfants de sa décision, se bornant à accepter d'écrire une lettre qui leur serait remise après son décès. Le requérant, fils de l'intéressée, conteste donc à la fois la décision d'euthanasier sa mère et le fait qu'il n'ait pas été informé. On observe donc que c'est la première fois que la CEDH est amenée à se prononcer sur une euthanasie qui a été pratiquée, alors qu'elle n'avait auparavant eu à juger que des contentieux liés à la demande d'aide à mourir dans la dignité, comme dans l'affaire Lambert.

 

L'absence de droit à l'euthanasie


La loi belge du 28 mai 2002 prévoit en effet l'euthanasie active, mais elle ne consacre aucun droit à l'euthanasie, se bornant à organiser la dépénalisation de l'acte. Elle prévoit que le médecin qui pratique une euthanasie "ne commet pas d'infraction", si quatre conditions sont réunies :

  •  Le patient est majeur ou mineur émancipé, et conscient au moment de sa demande ; 
  •  La demande est formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée, et qu'elle ne résulte pas d'une pression extérieure ; 
  • Le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ;
  • Le médecin respecte les conditions et procédures prévues par la loi.

Les conditions de cette dépénalisation sont donc particulièrement rigoureuses, plus rigoureuses encore que celles qui sont posées dans la loi française du 2 février 2016, dont le contenu a été largement influencé par l'affaire Lambert. Le droit de mourir dans la dignité par sédation profonde pour une personne qui ne peut espérer d'amélioration de son état par un traitement médical peut en effet être exercé par une décision de l'intéressé, soit parce qu'il est conscient, soit parce qu'il a rédigé des directives anticipées, soit parce qu'il a désigné un tiers de confiance. Mais la décision peut aussi peser sur l'équipe médicale, après avis de la famille et des proches, lorsque l'intéressé n'est pas en mesure de faire connaître sa volonté.

Dans le cas de l'euthanasie active figurant dans la loi belge, le coeur du dispositif réside au contraire dans cette demande "formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée". Et c'est seulement si les quatre conditions déjà citées sont réunies que les médecins pourront donner leur accord, sans que ce soit une obligation.

Ces dispositions sont conformes à la jurisprudence antérieure de la CEDH qui a toujours refusé de consacrer un droit à la mort. Dans la décision Diane Pretty c. Royaume Uni, du 29 avril 2002, elle était saisie par une Britannique atteinte d'une grave maladie dégénérative, avec pour seule perspective un décès relativement rapide dans de grandes souffrances, et qui considérait que cette fin de vie constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention. La Cour a certes reconnu "éprouver de la sympathie pour la crainte de la requérante de devoir affronter une mort pénible". Elle a pourtant refusé, avec force et à l'unanimité, que les dispositions de la Convention puissent être utilisées pour conduire un Etat à "cautionner des actes visant à interrompre la vie".  Cette jurisprudence a été réaffirmée récemment, dans un arrêt Lings c. Danemark du 12 avril 2022, portant cette fois sur la condamnation des membres d'une association qui diffusait sur internet un "guide" de l'euthanasie active.

S'il n'existe pas de droit à mourir, la jurisprudence de la Cour admet cependant que le droit pour une personne de choisir la manière et le moment de la fin de sa vie, pourvu qu’elle soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.  Ce principe a été formulé dès l'arrêt Haas c. Suisse du 20 janvier 2011. S'il n'est pas possible de déduire de l'article 2 de la Convention un droit de mourir, le droit à la vie qu'il consacré ne saurait davantage être interprété comme interdisant la dépénalisation conditionnelle de l'euthanasie. Encore faut-il qu'elle soit étroitement encadrée par la loi.

 
Air d'Eurydice : "La mort m'apparaît souriante"

Orphée aux Enfers. Offenbach

Nathalie Dessay

Le respect du cadre légal

 

En l'espèce, la CEDH constate que les conditions définies par la loi belge ont été respectées. La Cour constate que la demande de l'intéressée a été "formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée", et sans pression extérieure. Surtout, la Cour observe que l'affaire qui lui est soumise est particulièrement sensible, dans la mesure où le décès de la mère du requérant n'était pas envisagé à brève échéance. S'il est vrai que la médecine était désormais impuissante pour apaiser ses souffrances, le caractère psychiatrique de sa pathologie lui laissait une espérance de vie impossible à mesurer, mais réelle.

La loi belge a prévu des procédures encore plus rigoureuses dans ce type de situation. C'est ainsi que la demande doit être réitérée et que plusieurs médecins ont été consultés. En l'espèce, un délai de plus de deux mois est d'ailleurs intervenu entre la demande formelle de l'intéressée et l'acte d'euthanasie, une demande informelle ayant été formulée plusieurs mois auparavant. 

La Cour écarte évidemment le moyen reposant sur l'absence d'information du fils de l'intéressée. En effet, le dossier montre qu'elle s'est formellement opposée à ce qu'il soit associé à sa demande d'euthanasie, invoquant la rupture ancienne des liens familiaux. De même, est-il démontré que les médecins ont fait de nombreuses démarches pour qu'elle reprenne contact avec lui, sans obtenir aucun résultat. Ils étaient néanmoins tenus de respecter la volonté de l'intéressée, car communiquer l'information à son fils aurait constitué une violation du secret médical. 

 

La procédure de contrôle

 

In fine, la Belgique n'est condamnée que sur une erreur de rédaction de la loi, qui n'a pas de rapport avec la décision d'euthanasie elle-même. Elle ne concerne en effet que l'enquête qui a suivi l'euthanasie. L'un des médecins, membre de l'équipe qui a décidé l'euthanasie, était aussi le co-président de la Commission fédérale chargée d'en contrôler la pratique. Il dit s'être abstenu de prendre la parole, mais rien ne permet de le vérifier dans le dossier. La loi belge comporte donc une lacune sur ce point, car précisément elle n'empêche pas le médecin qui a pratiqué l'euthanasie de siéger dans la commission de contrôle et de voter sur le point de savoir si ses propres actes étaient compatibles avec les exigences légales. Pour la Cour, le fait de laisser au membre concerné le soin de garder le silence, ou pas, durant les débats, ne satisfait pas à l'exigence d'impartialité de l'instance de contrôle. La CEDH rappelle ainsi sa jurisprudence Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal du 19 décembre 2017, qui considère que l'exigence d'impartialité et d'indépendance est particulièrement importante lorsqu'il s'agit de déterminer la cause du décès de personnes se trouvant sous la responsabilité de professionnels de santé, en particulier lorsqu'il est nécessaire de demander des expertises médicales.

L'arrêt Mortier c. Belgique intervient ainsi fort utilement, à un moment où les autorités françaises engagent une réflexion sur l'euthanasie active. Il indique en effet un certain nombre de garde-fous, liés à la fois aux exigences de fond, notamment celle relative à l'existence d'une demande "volontaire, réfléchie et répétée", mais aussi aux procédures de contrôle. Bien entendu, cette jurisprudence est intéressante, mais elle ne doit pas pour autant empêcher le débat sur la nécessité de légiférer. 
 

Car la question de l'opportunité d'une nouvelle loi sur le droit de mourir dans la dignité peut aussi être posée. Beaucoup d'études montrent que la loi Cleyss-Léonetti n'est pas appliquée de manière satisfaisante, en l'absence d'un  nombre suffisant de services de soins palliatifs. Ces structures qui ont précisément pour mission d'assister les patients en fin de vie, dans le respect de leur droit à la dignité, doivent d'abord atténuer leurs souffrances. Peut être conviendrait-il d'appliquer convenablement la loi de 2016 qui précisément repose sur une prise en charge de cette souffrance, avant d'envisager l'euthanasie, c'est-à-dire l'absence ou l'échec de cette prise en charge ? A moins que l'on considère que l'euthanasie active est moins coûteuse que la multiplication des services de soins palliatifs ? Mais cette analyse est-elle envisageable ? 

 

Le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7, section 2 § 2, A du manuel de libertés sur internet 

lundi 3 octobre 2022

L'Homo Politicus contrôlé par l'Arcom


Comment définir un homme, ou une femme, politique ? La question de l'Homo Politicus a agité bon nombre de penseurs depuis Aristote, mais n'est plus guère étudiée aujourd'hui. L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 28 septembre 2022 actualise cette délicate question, à propos de l'accès aux services de radio et de télévision de ces personnalités politiques qui ont une présence médiatique, mais pas de mandat électoral ni de fonction gouvernementale. En refusant d'annuler une délibération du CSA qui réglemente leur temps de parole, le Conseil d'État offre à l'autorité qui lui a succédé, l'Arcom, le soin de définir qui est une personnalité politique, ou pas. A l'Homo Politicus succède en effet l'"acteur du débat politique national", notion particulièrement englobante qui ne limite pas l'activité politique aux mandats parlementaires ou gouvernementaux.


La loi du 30 septembre 1986


L'article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication énonce que "la communication au public par voie électronique est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise (...) par le respect (...) du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion (...) ". Les articles 3 et 13 du même texte confient ensuite au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique le 1er janvier 2022 (Arcom), la compétence pour adresser aux éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle des recommandations destinées à garantir le respect de ce principe. Ces recommandations reposent sur la mesure de l'audience transmise à l'autorité de contrôle, mesure qui lui permet de s'assurer que le respect du pluralisme est assuré, et, le cas échéant, de prononcer mises en demeure et sanctions.


La délibération du 22 novembre 2017


C'est précisément ce qu'a fait le CSA, avec la délibération du 22 novembre 2017 relative au pluralisme politique dans les services de radio et de télévision. De manière très concrète, ce texte concerne les temps de parole, hors campagne électorale. Il se montre particulièrement généreux à l'égard des interventions du Président de la République et des membres du gouvernement, qui disposent du tiers du temps global. Pour les autres groupements, la répartition repose, non sur l'égalité, mais sur l'équité. Cela signifie que les temps de présence à l'antenne sont calculés au regard "notamment des résultats des consultations électorales, du nombre et des catégories d’élus qui s’y rattachent, de l’importance des groupes au Parlement et des indications des sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national". Ces éléments conduisent ainsi à une sur-représentation des partis politiques les plus puissants et des leaders particulièrement en vue dans les sondages. Les partis minoritaires éprouvent, dans ces conditions, bien des difficultés à obtenir une visibilité médiatique.


 

Le débat de La Cinq. Les Inconnus

 

Le recours contre la délibération du 3 mars 2021

 

Une seconde délibération, celle qui est contestée par les requérants, du 3 mars 2021 se montre encore plus précise. Elle demande aux éditeurs de services audiovisuels de "décompter intégralement les temps d'intervention", de Mesdames Ségolène Royal et Marion Maréchal-Le Pen, et de Messieurs Nicolas Hulot, Laurent Joffrin, Arnaud Montebourg et Manuel Valls. Il s'agit donc d'intégrer dans le décompte des personnes dont la liste semble établie de manière quelque peu aléatoire, pour ne pas dire arbitraire. Au moment de la délibération, ces personnalités ont certes une certaine influence médiatique, mais elle ne sont ni élues ni candidates à aucune élection et ne sont pas ou plus adhérentes à un parti ou à un groupement politique.


Le choix du fondement juridique


Quoi qu'il en soit, Canal + et la société C8 font un recours contre la délibération de mars 2021, sans obtenir son annulation. Celle-ci se fondait juridiquement, non sur la première délibération du 22 novembre 2017, mais directement sur la loi de 1986, dont l'article 13 énonce que le CSA, puis l'Arcom, "assure le respect de l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d'information politique et générale". 

L'atteinte à la liberté d'expression est évidemment écartée par le Conseil d'État. En imposant une simple obligation de décompte du temps de parole, la délibération n'empêche pas les personnalités visées de parler aux médias. Certes, mais avouons que cette analyse, parfaitement fondée en droit, présente tout de même quelques inconvénients au regard de cette même liberté d'expression. Car si elles ont le droit de parler, la diffusion de leurs interventions se trouve ramenée à la règle de l'équité figurant dans la délibération du 22 novembre 2017. Leur audience risque alors d'être considérée comme très modeste. De fait, la règle ainsi imposée conduit à réduire leur espace médiatique. Dans ces conditions, comment ne pas se féliciter de l'existence même des réseaux sociaux ? En dépit des excès que l'on y trouve quotidiennement, ils constituent encore un espace de libre parole non décomptée.

En se fondant directement sur la loi de 1986, le CSA permet d'écarter totalement la délibération du 22 novembre 2017. Or ce texte mentionne pourtant que le rôle de l'autorité de régulation est de "veiller à assurer aux partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale un temps d'intervention équitable". Le décompte du temps de parole concerne donc les partis politiques et non pas les individus en tant que tels, surtout non affiliés à un parti. Peu importe, on se place donc sur le fondement de la loi de 1986 qui attribue au CSA, et à l'Arcom, une compétence générale pour assurer le respect du pluralisme des courants d'opinion. Le rattachement à un parti politique disparaît dans l'opération.

L'arrêt du Conseil d'État ne mentionne pas que, sur ce point, la délibération du 3 mars 2021 est en contradiction avec celle de novembre 2017. On doit en déduire qu'en se fondant directement sur la loi de 1986, l'autorité de contrôle peut faire à peu près ce qu'elle veut. Celle-ci n'a d'ailleurs pas attendu l'arrêt du 28 septembre 2022 pour procéder comme elle l'entendait. On se souvient, par exemple, que le CSA n'a adopté que le 8 septembre 2021, soit six mois plus tard, une délibération imposant à CNews de décompter le temps de parole d'Éric Zemmour portant sur le débat politique national. Le CSA estimait alors que l'intéressé "pouvait être regardé dorénavant, tant par ses prises de positions et ses actions, que par les commentaires auxquels elles donnent lieu, comme un acteur du débat politique national". Avouons qu'il l'était depuis un certain temps déjà, et que son audience dépassait déjà largement celle d'Arnaud Montebourg et de Ségolène Royal réunis. 

L'Homo Politicus est donc celui que l'Arcom définit comme tel, en se fondant sur les dispositions très générales de la loi de 1986. Une solution bien commode, qui permet au passage d'écarter le problème de la distinction embarrassante entre chaînes d'information et chaînes d'opinion. La parole politique devient ainsi un espace étroitement contrôlé, et il devient possible de permettre aux uns de s'exprimer, et pas aux autres.

Les espaces de la vie privée : Chapitre 9, section 2 § 2, B du manuel de libertés sur internet

vendredi 30 septembre 2022

Le prénom des élèves transgenres


Le Conseil d'État confirme, par un arrêt du 29 septembre 2022, la légalité de la circulaire du 29 septembre 2021 du ministre de l'éducation nationale. Portant lignes directrices à l'attention de l'ensemble des personnels de l'éducation nationale, elle est intitulée "Pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l'identité de genre en milieu scolaire". En réalité, l'arrêt ne porte pas sur l'ensemble de la circulaire, mais seulement sur la disposition contestée par le requérant. Celle-ci demande aux personnels de veiller à ce que le prénom choisi par l'élève transgenre, avec l'accord de ses représentants légaux dès lors qu'il est mineur, soit utilisé par l'ensemble de enseignants et à ce qu'il soit substitué au prénom d'état civil dans les documents internes de l'établissement, y compris les espaces numériques. Cette disposition s'applique évidemment au cas des élèves transgenres qui n'ont pas, ou pas encore, demandé officiellement le changement de prénom à l'état-civil.


La loi du 6 Fructidor an II


A dire vrai, le dossier du requérant était plutôt faible. Il s'appuyait sur l'article premier de la loi du 6 fructidor an II, aux termes duquel : " Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni prénom, autres que ceux exprimés dans son acte de naissance (...) ", ainsi que sur l'article 4 du même texte, qui défend "expressément à tous fonctionnaires publics de désigner les citoyens dans les actes autrement que par le nom de famille, les prénoms portés en l'acte de naissance, (...), ni d'en exprimer d'autres dans les expéditions et extraits qu'ils délivreront à l'avenir ". Observons d'emblée que cette seconde disposition ne semble guère applicable en l'espèce. En effet, la prohibition d'employer un autre prénom que celui de l'état civil ne s'applique qu'aux "actes", c'est-à-dire concrètement aux décisions administratives qui concernent à l'intéressé. Or la circulaire du 29 septembre 2021 se borne à autoriser l'usage du prénom de son choix dans la vie scolaire, usage qui n'a rien à voir avec la décision d'inscription dans l'établissement. Autrement dit, un enfant est inscrit sous son prénom d'état-civil, mais il ne lui est pas interdit d'user d'un autre prénom dans la vie scolaire, la vie quotidienne en quelque sorte. Il n'y a donc aucune atteinte au principe posé par l'article 4 de la loi du 6 Fructidor an II. 

Pour ce qui est de l'article premier, qui interdit à tout citoyen de porter un autre prénom que l'un de ceux exprimés dans son acte de naissance, il faut reconnaître que les textes postérieurs comme la jurisprudence en ont considérablement atténué la portée. Si la conservation du prénom est la règle, il est possible d'y déroger facilement en s'appuyant sur l'article 60 du code civil qui, depuis une loi du 12 novembre 1955, autorise "toute personne" à demander à l'officier de l'état civil de changer de prénom. Lorsque l'intéressé est mineur, la demande est remise par son représentant légal. Ces dispositions sont largement utilisées, et les statistiques montrent qu'environ 20 % des demandes concernent des mineurs. 

 


 Viktor und Viktoria. Reinhold Schünzel. 1933

 

Changement de prénom et "intérêt légitime"

 

Quant au motif du changement de prénom, il est seulement mentionné que la demande doit s'appuyer sur un "intérêt légitime", dont la Cour de cassation exige qu'il soit apprécié de manière très concrète par l'officier d'état-civil. Dans un premier temps, cet "intérêt légitime" a surtout été invoqué pour franciser des prénoms, mais les juges ont fini par admettre que le simple usage du prénom de choix pendant de longues années, parfois depuis la naissance de l'enfant, suffit à constituer un "intérêt légitime". La cour d'appel d'Orléans, le 26 avril 1999, accepte ainsi la demande d'une adolescente, inscrite comme Julie à l'état-civil mais qui avait été toujours été appelée July par ses parents, et qui a même été inscrite à l'école sous ce prénom. On en revient donc à la notion d'usage qui suffit à justifier un changement officiel sur les registres de l'état civil. 

Mais le droit n'est pas censé encadrer toutes les situations, et rien n'interdit à une personne de choisir un prénom d'usage qui n'est pas son prénom d'état civil, ou qui n'est pas le premier de ses prénoms, et de l'utiliser dans sa vie quotidienne, à son travail ou à l'école. Le cas est extrêmement fréquent, et personne ne songe à saisir un juge, car cette pratique ne fait grief à personne. Dans le cas des jeunes élèves transgenres, ou qui se pensent transgenres, rien ne leur interdit, avec l'accord de leurs parents, de changer de prénom, en choisissant un prénom non genré (Camille ou Dominique) ou correspondant à leur identité de genre. Cette évolution ne surprend guère si l'on considère que le droit s'oriente désormais vers la reconnaissance du droit au prénom comme élément de la vie privée.

 

Le prénom, élément de la vie privée


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme considère déjà que le prénom relève de la vie privée et entre donc dans le champ de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle l'affirme clairement depuis l'arrêt Guillot c. France du 24 octobre 1996, où elle précise que le prénom relève d'un "un choix intime et affectif".  Il est vrai que cette affaire portait sur le libre choix du prénom de l'enfant par les parents, et la Cour précise que l'État peut exercer un contrôle dans ce domaine. A ses yeux, l'ingérence dans la vie privée est en effet très modeste, car rien ne s'oppose à ce que l'enfant use de son prénom d'usage dans tous ses rapports privés et même comme signature, en dehors des actes officiels.

Le cas du changement de prénom par une personne transgenre a été évoqué par la CEDH dans son arrêt du 11 octobre 2018, S.V. c. Italie. Statuant sur la législation italienne qui interdisait à une personne transgenre tout changement de prénom, jusqu'à l'achèvement complet du processus de conversion sexuelle, la Cour a estimé qu'elle emportait une atteinte disproportionnée à la vie privée. La requérante, qui avait une apparence féminine depuis de nombreuses années, a en effet été placée "pendant une période déraisonnable dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, dhumiliation et danxiété". La mise en adéquation de son prénom avec son apparence est donc un élément de son droit au respect de sa vie privée.

L'arrêt du Conseil d'État rendu le 29 septembre 2022 porte évidemment sur une situation encore plus délicate, car il s'agit d'enfants. Mais il devient alors encore plus impératif de permettre à l'enfant de chercher son identité sexuelle, sans pour autant recourir à des thérapies de conversion irréversibles. Le changement de prénom, comme le changement d'apparence lui donnent le temps de grandir, de se chercher, et de se trouver.

Il reste à se demander pourquoi il est apparu tellement indispensable d'adopter une circulaire dans ce domaine. Il n'a jamais été interdit à un enfant, avec l'accord de ses parents, d'utiliser un autre prénom que celui figurant à l'état-civil dans sa vie quotidienne, y compris scolaire. Le choix de consacrer une circulaire spécifique au cas des enfants transgenres conduit à une certaine forme de stigmatisation, puisque, finalement, ils disposent dans ce domaine du même droit que n'importe quel enfant. De même, n'est-il pas peut-être pas indispensable de rappeler aux enseignants que leur rôle consiste aussi à lutter contre les discriminations et le harcèlement dont pourraient souffrir les enfants à la recherche de leur identité sexuelle. C'est tout simplement leur métier.


Les espaces de la vie privée : Chapitre 8 du manuel de libertés sur internet