« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 30 septembre 2022

Le prénom des élèves transgenres


Le Conseil d'État confirme, par un arrêt du 29 septembre 2022, la légalité de la circulaire du 29 septembre 2021 du ministre de l'éducation nationale. Portant lignes directrices à l'attention de l'ensemble des personnels de l'éducation nationale, elle est intitulée "Pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l'identité de genre en milieu scolaire". En réalité, l'arrêt ne porte pas sur l'ensemble de la circulaire, mais seulement sur la disposition contestée par le requérant. Celle-ci demande aux personnels de veiller à ce que le prénom choisi par l'élève transgenre, avec l'accord de ses représentants légaux dès lors qu'il est mineur, soit utilisé par l'ensemble de enseignants et à ce qu'il soit substitué au prénom d'état civil dans les documents internes de l'établissement, y compris les espaces numériques. Cette disposition s'applique évidemment au cas des élèves transgenres qui n'ont pas, ou pas encore, demandé officiellement le changement de prénom à l'état-civil.


La loi du 6 Fructidor an II


A dire vrai, le dossier du requérant était plutôt faible. Il s'appuyait sur l'article premier de la loi du 6 fructidor an II, aux termes duquel : " Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni prénom, autres que ceux exprimés dans son acte de naissance (...) ", ainsi que sur l'article 4 du même texte, qui défend "expressément à tous fonctionnaires publics de désigner les citoyens dans les actes autrement que par le nom de famille, les prénoms portés en l'acte de naissance, (...), ni d'en exprimer d'autres dans les expéditions et extraits qu'ils délivreront à l'avenir ". Observons d'emblée que cette seconde disposition ne semble guère applicable en l'espèce. En effet, la prohibition d'employer un autre prénom que celui de l'état civil ne s'applique qu'aux "actes", c'est-à-dire concrètement aux décisions administratives qui concernent à l'intéressé. Or la circulaire du 29 septembre 2021 se borne à autoriser l'usage du prénom de son choix dans la vie scolaire, usage qui n'a rien à voir avec la décision d'inscription dans l'établissement. Autrement dit, un enfant est inscrit sous son prénom d'état-civil, mais il ne lui est pas interdit d'user d'un autre prénom dans la vie scolaire, la vie quotidienne en quelque sorte. Il n'y a donc aucune atteinte au principe posé par l'article 4 de la loi du 6 Fructidor an II. 

Pour ce qui est de l'article premier, qui interdit à tout citoyen de porter un autre prénom que l'un de ceux exprimés dans son acte de naissance, il faut reconnaître que les textes postérieurs comme la jurisprudence en ont considérablement atténué la portée. Si la conservation du prénom est la règle, il est possible d'y déroger facilement en s'appuyant sur l'article 60 du code civil qui, depuis une loi du 12 novembre 1955, autorise "toute personne" à demander à l'officier de l'état civil de changer de prénom. Lorsque l'intéressé est mineur, la demande est remise par son représentant légal. Ces dispositions sont largement utilisées, et les statistiques montrent qu'environ 20 % des demandes concernent des mineurs. 

 


 Viktor und Viktoria. Reinhold Schünzel. 1933

 

Changement de prénom et "intérêt légitime"

 

Quant au motif du changement de prénom, il est seulement mentionné que la demande doit s'appuyer sur un "intérêt légitime", dont la Cour de cassation exige qu'il soit apprécié de manière très concrète par l'officier d'état-civil. Dans un premier temps, cet "intérêt légitime" a surtout été invoqué pour franciser des prénoms, mais les juges ont fini par admettre que le simple usage du prénom de choix pendant de longues années, parfois depuis la naissance de l'enfant, suffit à constituer un "intérêt légitime". La cour d'appel d'Orléans, le 26 avril 1999, accepte ainsi la demande d'une adolescente, inscrite comme Julie à l'état-civil mais qui avait été toujours été appelée July par ses parents, et qui a même été inscrite à l'école sous ce prénom. On en revient donc à la notion d'usage qui suffit à justifier un changement officiel sur les registres de l'état civil. 

Mais le droit n'est pas censé encadrer toutes les situations, et rien n'interdit à une personne de choisir un prénom d'usage qui n'est pas son prénom d'état civil, ou qui n'est pas le premier de ses prénoms, et de l'utiliser dans sa vie quotidienne, à son travail ou à l'école. Le cas est extrêmement fréquent, et personne ne songe à saisir un juge, car cette pratique ne fait grief à personne. Dans le cas des jeunes élèves transgenres, ou qui se pensent transgenres, rien ne leur interdit, avec l'accord de leurs parents, de changer de prénom, en choisissant un prénom non genré (Camille ou Dominique) ou correspondant à leur identité de genre. Cette évolution ne surprend guère si l'on considère que le droit s'oriente désormais vers la reconnaissance du droit au prénom comme élément de la vie privée.

 

Le prénom, élément de la vie privée


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme considère déjà que le prénom relève de la vie privée et entre donc dans le champ de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle l'affirme clairement depuis l'arrêt Guillot c. France du 24 octobre 1996, où elle précise que le prénom relève d'un "un choix intime et affectif".  Il est vrai que cette affaire portait sur le libre choix du prénom de l'enfant par les parents, et la Cour précise que l'État peut exercer un contrôle dans ce domaine. A ses yeux, l'ingérence dans la vie privée est en effet très modeste, car rien ne s'oppose à ce que l'enfant use de son prénom d'usage dans tous ses rapports privés et même comme signature, en dehors des actes officiels.

Le cas du changement de prénom par une personne transgenre a été évoqué par la CEDH dans son arrêt du 11 octobre 2018, S.V. c. Italie. Statuant sur la législation italienne qui interdisait à une personne transgenre tout changement de prénom, jusqu'à l'achèvement complet du processus de conversion sexuelle, la Cour a estimé qu'elle emportait une atteinte disproportionnée à la vie privée. La requérante, qui avait une apparence féminine depuis de nombreuses années, a en effet été placée "pendant une période déraisonnable dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, dhumiliation et danxiété". La mise en adéquation de son prénom avec son apparence est donc un élément de son droit au respect de sa vie privée.

L'arrêt du Conseil d'État rendu le 29 septembre 2022 porte évidemment sur une situation encore plus délicate, car il s'agit d'enfants. Mais il devient alors encore plus impératif de permettre à l'enfant de chercher son identité sexuelle, sans pour autant recourir à des thérapies de conversion irréversibles. Le changement de prénom, comme le changement d'apparence lui donnent le temps de grandir, de se chercher, et de se trouver.

Il reste à se demander pourquoi il est apparu tellement indispensable d'adopter une circulaire dans ce domaine. Il n'a jamais été interdit à un enfant, avec l'accord de ses parents, d'utiliser un autre prénom que celui figurant à l'état-civil dans sa vie quotidienne, y compris scolaire. Le choix de consacrer une circulaire spécifique au cas des enfants transgenres conduit à une certaine forme de stigmatisation, puisque, finalement, ils disposent dans ce domaine du même droit que n'importe quel enfant. De même, n'est-il pas peut-être pas indispensable de rappeler aux enseignants que leur rôle consiste aussi à lutter contre les discriminations et le harcèlement dont pourraient souffrir les enfants à la recherche de leur identité sexuelle. C'est tout simplement leur métier.


Les espaces de la vie privée : Chapitre 8 du manuel de libertés sur internet

3 commentaires:

  1. Le Conseil d'Etat s'amuse ...
    Alors que notre pays traverse une crise multiforme gravissime - et cela risque d'aller de mal en pis dans un avenir proche - voilà avec quoi nos grands corps s'abusent. Il n'y en a que pour les problèmes dits "sociétaux" alors que le Palais-Royal est moins regardant lorsqu'il s'agit de défendre, avec la dernière énergie, les grands principes du droit, les libertés publiques.
    Il est vrai que la Maison n'a jamais été très courageuse dans les temps mauvais. Il n'est qu'à lire les actes du colloque de 2013 organisée par le Conseil d'Etat et l'EHESS : "Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l'Europe des dictatures 1933-1948", sous la direction de Marc Olivier Baruch, Conseil d'Etat/La documentation française, 2014, pour s'en convaincre. Cela ne peut pas faire de mal d'être dans l'air du temps sur cette question des prénoms. L'on peut ainsi s'acheter une bonne conscience à peu de frais.

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  2. Que voulez vous, c'est à la mode...
    Bien d'accord avec mon voisin du dessus ! J'en profite pour féliciter l'auteur de ce blog non seulement très instructif mais surtout plus que nécessaire en cette période !

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  3. Aux auteurs des deux "commentaires" ci-dessus :

    Il est assez étonnant de voir à quel point les gens peuvent facilement glisser dans le contresens...
    Évoquer des "problèmes sociétaux", "d'aire du temps" et de problématiques "à la mode" (en évoquant ici les problématiques liées aux changements de prénom des personnes transgenre) alors que la jurisprudence et cet article rappellent clairement qu'il est désormais acté depuis des dizaines d'années que, transgenre ou non, d'aucun a le droit d'user du prénom qu'il veut c'est précisément passer à côté de ce qui est évoqué ici :
    Il est triste de constater que des justiciables s'obstinent à ce qu'autrui ne puisse faire usage de ce droit ancré, et de constater que le gouvernement se sente obligé d'apporter une précision inutile et maladroite de ce même droit (renforçant ainsi la croyance d'une problématique "à la mode")...

    Pour ce qui est du premier commentaire et de la "crise multiforme gravissime" que le Conseil d'Etat ignorerait superbement, il pourrait être opportun de rappeler que, dans un état de droit, le juge ne s’auto-saisit pas. Il appartiendra donc à ce commentateur de cibler les décisions du gouvernement qui renforcerait cette crise, de les attaquer et de donner au Conseil d'Etat l'occasion de se pencher sur cette crise.
    Quelque chose me dit cependant qu'il n'en sera rien, la critique est aisée.

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