« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 9 juin 2022

Quand le Conseil d'État protège l'Université


Par un arrêt du 7 juin 2022, le Conseil d'État donne aux universitaires, et au monde académique dans son ensemble, quelques raisons d'espérer. Pour la première fois depuis bien des années, il censure une décision gouvernementale méprisant ouvertement l'autonomie des Universités et mettant en cause l'excellence des enseignements qu'elles dispensent. 


Le décret du 3 avril 2020

 

A l'origine de l'affaire, un décret du 3 avril 2020 accompagné d'un arrêté du même jour.  Le premier texte est relatif à la certification en langue anglaise pour les candidats à l'examen du brevet de technicien supérieur (BTS), le second étend ses dispositions aux candidats à un diplôme universitaire de technologie (DUT) ou à une licence. A l'époque, l'ensemble était passé inaperçu, pas suffisamment important pour intéresser les médias, et même les universitaires n'y avaient guère prêté attention, occupés qu'ils étaient à improviser enseignements et examens à distance, sans la moindre assistance d'une ministre que l'on disait en charge des Universités.

Et pourtant ce texte ouvrait la porte à une véritable privatisation des universités. Dans les dispositions relatives au BTS du code de l'éducation, le modeste article D 643-13-1 était réécrit en ces termes : " Les candidats (...) se présentent au moins à une certification en langue anglaise faisant l'objet d'une évaluation externe et étant reconnue au niveau international et par le monde socio-économique". Étendue aux DUT et aux licences, cette disposition obligeait les établissements d'enseignement supérieur à recourir à une "évaluation externe" et reconnue au niveau international. Autrement dit, si l'Université avait le droit d'enseigner l'anglais à ses étudiants et celui d'évaluer leurs connaissances, elle n'avait pas le droit de leur attribuer une certification interne. 

 

Le TOEFL, une marque commerciale

 

Concrètement, il fallait donc recourir au TOEFL, Test of English as a Foreign Language,  créé par l'Educational Testing Service, entreprise privée américaine. Que l'on ne s'y trompe pas, le TOEFL n'est pas un titre universitaire mais une marque commerciale qui a su s'imposer dans toute l'Europe. Et pour faire passer ce test aux étudiants français, les universités étaient désormais obligées de passer contrat avec des entreprises privées dont l'activité essentielle consiste à vendre ce test. L'enjeu financier était loin d'être négligeable, et la ministre a d'ailleurs rappelé devant le Conseil d'État qu'il n'était pas question de faire supporter le coût de cette certification aux étudiants. La charge retombait donc sur les universités, charge immense si l'on considère que le test coûte environ 200 € par étudiant, et que les établissements d'enseignement supérieur ne sont pas dotés d'une autonomie telle qu'elle leur permette de définir eux-même le montant des droits payés par les étudiants. Ce petit décret de 2020 avait donc pour effet d'étrangler encore davantage des universités déjà financièrement exsangues. Surtout il reposait sur une incroyable bêtise, obligeant les établissements à payer une certification externe dans une discipline que, pour la plupart, ils enseignent. 

Heureusement, quelques associations de linguistes universitaires ont vu rouge, et ont introduit devant le Conseil d'État un recours en annulation du décret du 3 avril 2020, et de l'arrêté qui l'accompagne. Elles ont obtenu satisfaction, et les motifs développés par le juge administratifs sont d'une sévérité particulière. 

 

 


 Passage du TOEFL à la brigade de Saint-Tropez

Le gendarme à New York. Jean Girault. 1965

 

 

"L'État a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires"

 

Le gouvernement a en effet publié un décret qui viole la loi, en l'espèce l'article 613-1 du code de l'éducation. Celui-ci énonce que "l'Etat a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires", disposition qui constitue le fondement même du système universitaire français. 

Ces mêmes dispositions tirent ensuite les conséquences de ce principe : "les diplômes nationaux délivrés par les établissements sont ceux qui confèrent l'un des grades ou titres universitaires dont la liste est établie par décret pris sur avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche. (...). Ils ne peuvent être délivrés qu'au vu des résultats du contrôle des connaissances et des aptitudes appréciés par les établissements accrédités à cet effet par le ministre chargé de l'enseignement supérieur après avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (CNESER)". La seule dérogation à ces principes réside dans la Validation des acquis de l'expérience, procédure qui permet à une personne de solliciter l'inscription dans une formation, en faisant état des connaissances acquises durant sa vie professionnelle. L'évaluation repose alors nécessairement sur des éléments extérieurs à la formation universitaire. 

Selon les termes mêmes de la loi, il est donc impossible de subordonner l'obtention d'un diplôme national, licence, BTS ou DUT à la présentation par le candidat d'une certification délivrée par un établissement qui ne bénéficie d'aucune accréditation délivrée par le ministre chargé des Universités, après avis du CNESER. Or, il est bien clair que les établissements qui vendent le TOEFL ne bénéficient d'aucune accréditation de ce type.

L'intérêt direct de la décision n'est certainement pas à négliger, puisque la charge financière de la certification du niveau d'anglais des étudiants se trouvait transféré aux universités, sans aucune compensation. Mais au-delà de cette heureuse nouvelle, l'arrêt du 7 juin 2022 a l'immense mérite de rappeler le principe même du monopole de l'Université dans la collation des grades et titres universitaires à un gouvernement peu intéressé par les établissements publics d'enseignement supérieur.  

Ce principe constitue aujourd'hui l'un des seuls remparts contre un mouvement de privatisation de l'enseignement supérieur qui s'est accéléré durant les cinq dernières années. On encourage désormais la prolifération d'établissements privés distribuant "bachelors" ou "mastères" ne bénéficiant d'aucune équivalence universitaire, et dont les enseignements ne sont pas soumis à un contrôle réel de l'État. On tolère que d'autres établissements privés créent une marque commerciale qu'ils diffusent sur l'ensemble du territoire par des systèmes de franchises assez proches de ce qui est utilisé pour vendre des chaussures ou de l'épicerie. Cette privatisation peut certes se déployer à l'extérieur de l'Université, et tant pis pour ceux qui en sont dupes. Mais elle ne saurait pénétrer le sanctuaire qu'est l'Université, et c'est ce que le Conseil d'État vient de rappeler.



dimanche 5 juin 2022

Les Invités de LLC : David Hume. Discours sur la liberté de presse 1752

 

Les grands week-ends sont propices à la lecture. Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 DAVID HUME


Discours sur la liberté de presse 1752

 

 

David Hume. Portrait par Allan Ramsay. 1754

 

Rien ne cause plus d'étonnement à un étranger qui aborde dans cette île, que cette grande liberté dont nous jouissons de communiquer tout ce que bon nous semble au public par la voie de l'impression, jusqu'à censurer ouverte­ment toutes les mesures que le roi et les ministres jugent à propos de prendre. Si le ministère se décide pour la guerre, aussitôt nous l'accusons ou de négli­ger les intérêts de la nation, ou de les méconnaître : l'état présent des affaires, disons-nous, exigeait manifestement la continuation de la paix. Si au contraire le gouvernement incline pour la paix, nos politiques ne respirent que carnage et désolation : alors les sentiments pacifiques, selon eux, ne procèdent que d'une bassesse et d'une lâcheté impardonnable. Cette liberté de tout dire, qui règne parmi nous, n'étant admise sous aucun autre gouvernement, soit monar­chique, soit républicain, et n'étant pas plus tolérée en Hollande et à Venise qu'en France et en Espagne, elle fait naturellement naître ces deux questions. 1. D'où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilège? 2. L'usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ? 

 

1. D'où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilège?

 

(...) 

 

Personne ne doute que le pouvoir despotique ne se glissât insensiblement parmi nous, si nous n'étions continuellement sur nos gardes, et attentifs à tous les progrès. Dans cette supposition, il nous faut un moyen commode de sonner le tocsin, et de communiquer l'alarme aux deux bouts du royaume. L'esprit du peuple doit être excité, de temps à autre, contre les vues ambitieuses de la cour, et l'ambition de la cour doit être réfrénée par la crainte d'aigrir la nation. Rien ne répond mieux à cette fin que la voie de l'impression: c'est elle qui nous met en état d'employer tout notre savoir, tout notre esprit, tout notre génie pour la défense de la liberté, et d'inspirer le même zèle à tous nos compatriotes. Nous ne saurions donc veiller trop scrupuleu­sement à la conservation d'un privilège d'où dépend la durée de notre république : et lorsque les Anglais se relâcheront sur ce point, soyons sûrs que leur état républicain va expirer, et qu'il est prêt à être englouti par le pouvoir monarchique. Si la liberté de la presse est essentielle à notre constitution, on ne peut plus demander si elle est utile ou pernicieuse, et notre seconde question est décidée en même temps que la première; car que peut-il y avoir de plus important pour un État libre que le maintien de son ancienne forme? Mais je vais plus loin; outre que cette liberté paraît un privilège commun que tout le genre humain est en droit de réclamer, les inconvénients qu'elle entraîne sont en si petit nombre et si peu considérables, qu'il me semble qu'il n'y a point de gouvernement qui ne dût la tolérer. 

 

2. L'usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ? 

 

  En lisant un livre ou une brochure qui roule sur les affaires du temps, nous sommes seuls, et rien ne trouble le calme de notre esprit : les passions que cette lecture peut faire naître ne sauraient devenir contagieuses : personne n'est là pour les enflammer, ou à qui nous puissions les communiquer : il n'y a point là de ton ni de geste, point d'appareil oratoire, propre à nous séduire : et supposé que notre esprit soit naturellement porté à la sédition, il n'en peut pourtant arriver aucun mal, dès que nous n'avons point d'objet devant nous contre lequel nous pouvons éclater dans les premiers moments. Ainsi, quelque abus que l'on puisse faire de la liberté de la presse, je doute fort qu'elle puisse jamais occasionner des tumultes ou des rebellions.  


Un bruit sourd qu'on se répète à l'oreille, fait souvent autant de chemin, et devient aussi dangereux que si on le confiait au papier. Que dis-je? Le danger sera d'autant plus grand, que la liberté de penser sera plus gênée, qu'on sera moins en état de poser le pour et le contre, et de distinguer le vrai du faux.

 

(...)

 

N'est-ce pas une pensée consolante, pour tous ceux qui aiment la liberté, que le privilège de la presse ne saurait guère nous être enlevé, sans qu'on nous enlève en même temps notre État républicain et notre indépendance. Il est rare que la liberté, de quelque espèce qu'elle soit, ait été détruite d'un seul coup. Des hommes nés libres ont de l'horreur pour le seul nom d'esclavage : il ne peut s'insinuer que par degrés, et il faut qu'il essaie mille formes différentes, avant d'en trouver une qui se fasse recevoir. Mais si la liberté devait périr parmi nous, elle devrait périr tout à la fois : sa chute, pour ainsi dire, devrait être instantanée, et voici pourquoi : nos lois générales contre les séditions et contre les libelles sont à un point à ne pouvoir être renforcées. Il ne reste donc que deux moyens de nous borner davantage à ces égards. Le premier, ce serait de soumettre tout ce qui s'imprime à la censure : le second, de confier à la cour le pouvoir arbitraire de châtier les auteurs de tous les écrits qui lui déplaisent. Or l'un et l'autre de ces moyens serait une infraction si criante de tous nos privilèges, que probablement ce ne pourront être là que les deniers abus d'un gouvernement despotique; de sorte que lorsque nous verrons réussir de pareilles entreprises, nous pourrons hardiment conclure que c'en est fait pour toujours de la liberté de la Grande Bretagne.

 


lundi 30 mai 2022

Burkini : La mairie de Grenoble se tire une balle dans le pied


L'ordonnance rendue le 25 mai 2022 par le juge des référés de Grenoble a surpris beaucoup de commentateurs, et pas seulement ceux qui espéraient, pour des motifs à la fois politiques et religieux, voir valider la délibération du conseil municipal de cette ville tendant à autoriser le port du burkini dans les piscines municipales. D'une manière générale, nul n'ignore que la juridiction administrative se montre toujours prudente en matière de respect du principe de laïcité, au point qu'il est parfois nécessaire de faire intervenir le législateur dans ce domaine. Ce fut le cas notamment avec la loi du 15 mars 2004 qui interdit aux élèves le port des signes religieux dans les établissements d'enseignement primaires et secondaires.

 

La première application du référé-laïcité

 

Dans le cas présent pourtant, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a fait preuve de fermeté. Sa décision est essentielle,  car elle met pour la première fois en application la procédure du référé-laïcité. Prévu dans l'article 5 de la loi du 24 août 2021, ce référé peut être déposé "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. En l'espèce, c'est le préfet du département qui, dans le cadre d'un déféré contre la délibération du conseil municipal, a utilisé ce nouveau référé. La ville intervient donc en défense, assistée comme il se doit de l'association "Alliance citoyenne", celle-là même qui fédère les Grenoblois musulmans favorables au burkini, et de la Ligue des droits de l'homme, toujours présente sur ce type de contentieux.

La démarche du préfet ne manquait pas d'audace, car la jurisprudence du Conseil d'État n'était guère encourageante. On se souvient que, dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés, lorsque des femmes s'étaient rendues à la plage revêtues de ce vêtement. On aurait compris que, devant cette difficulté, le préfet choisisse un autre référé, en invoquant exclusivement les nécessités de l'hygiène ou de la santé publique.
 

 Ah ! Quelle erreur !
 Armide. Gluck
S. Karthauser, E. Gonzalez Toro, J. Boutillier. Les Talens Lyriques. Dir. C. Rousset
 
 

L'erreur de la ville de Grenoble



Mais il se trouve que la ville de Grenoble a été bien mal conseillée dans l'affaire, ce qui prouve que les militants ont parfois des lacunes juridiques. Elle s'est en effet tirée une formidable balle dans le pied en ne surveillant pas suffisamment les éléments transmis en juge. 
 
Certes, la délibération du conseil municipal se gardait bien de mentionner une quelconque motivation religieuse, en énonçant que les "tenues de bain" (...) pour des raisons d'hygiène et de sécurité", doivent être faites d'un tissu spécifiquement conçu pour la baignade, ajustées près du corps, et ne doivent pas avoir été portées avant l'accès à la piscine. Les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain shorts sont interdits". On doit en déduire qu'une tenue non près du corps est acceptable de manière dérogatoire, si elle ne dépasse pas la mi-cuisse, mesure sans doute prise par le maître nageur muni d'un mètre ruban. Quoi qu'il en soit, la liberté d'afficher ses convictions religieuses n'était pas mentionné.

Hélas, dans les écritures transmises au juge des référés, la mairie de Grenoble n'a pas pu s'empêcher de faire transparaître son militantisme. Elle a clairement affirmé que la règle autorisant les femmes à s'affranchir de l'obligation de porter des vêtements près du corps avait été adoptée "dans un but religieux". Le juge des référés s'est donc fondé logiquement sur ce motif qui lui était si naïvement dévoilé. Il a alors annulé la délibération pour atteinte grave au principe de neutralité et il a donc pu se fonder sur le référé-laïcité.
 
 

Neutralité et égalité 

 
 
Le juge des référés revient, en quelques sorte aux principes fondamentaux. Dans les visas, il mentionne d'ailleurs la Constitution, c'est-à-dire concrètement son article premier qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Le principe de laïcité a donc valeur constitutionnelle et il est parfois bon de le rappeler.
 
Surtout le juge rappelle le fondement du principe de neutralité, consacrée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986. Il interdit que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. La neutralité repose donc d'abord sur le principe d’égalité devant le service public, même s'il constitue une modalité de mise en oeuvre du principe de laïcité. 
 
Le juge administratif ne va certes pas jusqu'à considérer que le principe de neutralité pourrait s'appliquer aux usagers. En l'état actuel du droit, et sauf loi dérogeant à ce principe comme celle de 2004 sur les signes religieux dans l'enseignement primaire et secondaire, il est clair que le principe de neutralité ne s'impose qu'aux agents du service public. Il est en revanche utilisé pour assurer l'égalité entre les usagers. C'est ainsi qu'il est le fondement de l'obligation de réserve qui pèse sur les agents, et qui leur interdit de traiter les usagers de manière différenciée.

En l'espèce, il est évident que le principe d'égalité devant le service public suppose que les usagers soient soumis à une règle commune quant aux tenues qu'ils doivent porter. Or le juge rappelle que le principe de laïcité interdit à "quiconque de s'affranchir des règles communes organisant et assurant le bon fonctionnement du service public". En l'espèce, chacun est donc tenu de revêtir une tenue de bain imposée pour des motifs d'hygiène et de sécurité, principe d'ailleurs rappelé dans la délibération du Conseil municipal de la ville de Grenoble. Et il est impossible de déroger à ces règles dans un but exclusivement religieux, c'est à dire pour permettre aux porteuses de burkini d'afficher leur foi religieuse dans un lieu public.

En affirmant le "but religieux" de la dérogation à la règle commune, la ville de Grenoble a donc offert au juge la possibilité d'appliquer, pour la première fois, le référé-laïcité. Celui-ci n'existait pas au moment des premières décisions sur le burkini, intervenues en 2016 à propos du port de ce vêtement sur les plages et l'on peut se demander s'il n'ouvre pas la porte à une éventuelle évolution en ce domaine. Reste que la grande maladresse de la ville conduit à faire de cette ordonnance de référé une décision d'espèce. Il reste évidemment à attendre la suite des évènements. Il ne fait guère de doute que la ville fera appel devant le Conseil d'État. Celui-ci pourrait alors choisir de reprendre les motifs du juge des référés du T.A. de Grenoble, ce qui lui permettrait de faire vivre ce nouveau référé, et d'en faire une arme pour assurer le respect du principe de laïcité. Le voudra-t-il ? On le saura probablement dans quelques jours.

vendredi 27 mai 2022

Les ministres face à la justice : le déclin de la responsabilité politique


Le nouveau gouvernement dirigé par la Première ministre Elisabeth Borne se trouve déjà confronté, dès sa désignation, à un certain nombre d'affaires judiciaires ou susceptibles de donner lieu à des enquêtes judiciaires. Gérald Darmanin, accusé de viol durant le précédent quinquennat, ne semble pas directement menacé, l'enquête judiciaire s'étant achevée par un non-lieu. Restent tout de même deux cas fort délicats. 

Celui d'Éric Dupont-Moretti d'abord, qui conserve son portefeuille de ministre de la Justice, alors même qu'il est mis en examen pour conflits d'intérêts devant la Cour de Justice de la République (CJR). Que le Garde des Sceaux soit ainsi poursuivi suscite des difficultés juridiques, puisqu'il ne peut connaître des affaires qu'il a suivies comme avocat, ses compétences étant, dans ce cas, exercées par le Premier ministre. Ces problèmes sont pleinement assumés par le Président de la République et la Première ministre, car la mise en examen est intervenue avant la nomination du gouvernement. On peut penser que l'instruction devant la CJR suivra son cours et que le Garde des Sceaux risque de se retrouver un jour devant la CJR.

La situation de Damien Abad est différente, car l'affaire révélée par Mediapart a éclaté après sa désignation comme ministre chargé des solidarités. Cette fois, il n'y a pas, du moins à ce stade, d'affaire judiciaire. Si la justice est informée que deux femmes déclarent avoir été victimes de viol en 2011, les procédures n'ont pas prospéré, aucune des deux n'ayant finalement porté plainte. Rien n'interdirait certes au parquet de Paris d'ouvrir une enquête, mais, pour le moment il ne dispose d'aucun élément lui permettant d'identifier les victimes. Il se trouve ainsi dans l'impossibilité de procéder à leur audition.

 

Éléments de langage : la présomption d'innocence

 

La communication gouvernementale, aussi modeste que possible, reprend les éléments de langage habituels dans ce type de situation. La présomption d'innocence est au coeur des éléments de langage, pour lui faire dire qu'un ministre doit rester au gouvernement tant qu'il n'a pas été déclaré coupable par un juge.

 

Le problème est que c'est faux. La présomption d'innocence ne s'applique qu'en droit pénal et droit disciplinaire. Il n'est pas contesté que Messieurs Dupont-Moretti et Abad sont, dans l'état actuel des procédures, ou de l'absence de procédures, juridiquement innocents, dès lors qu'ils n'ont pas été condamnés par une juridiction pénale. Mais cette règle s'applique à leur situation pénale, pas à leur situation politique. Elle ne permet, en aucun cas, d'affirmer qu'ils doivent conserver leurs portefeuilles ministériels.

 

Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen « Tout homme [est] présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ». La Convention européenne des droits de l’homme énonce, quant à elle, dans son article 6 § 2 que « toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Une culpabilité "légalement établie" est celle qui est décidée par un juge indépendant et impartial.  Aucune jurisprudence, ni française ni européenne, n'affirme qu'un ministre est fondé à réclamer le maintien dans ses fonctions jusqu'à son procès.  

 

Messieurs Abad et Dupont-Moretti sont donc effectivement présumés innocents au regard de la procédure pénale. Mais ce principe n'a aucun effet sur leur maintien aux affaires, ou non. Leur situation ressemble bien davantage à celle des fonctionnaires poursuivis disciplinairement. La présomption d'innocence n'interdit en aucun cas à l'administration de prononcer leur suspension ou leur mutation avant que le conseil de discipline se soit prononcé sur une éventuelle sanction. Ces mesures en effet reposent exclusivement sur l'intérêt du service et non pas sur la procédure à venir.

 

Et précisément, ce discours sur la présomption d'innocence oublie totalement l'intérêt général. Il oublie totalement que les ministres sont d'abord soumis à une responsabilité de nature politique, qui n'a rien à voir avec leur éventuelle responsabilité pénale.

 


 De Rugy aussi. Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2019


La responsabilité politique


Les principes gouvernant la responsabilité collective du gouvernement sont inscrits dans la Constitution. Le parlement peut en effet engager la responsabilité du gouvernement sur le fondement de l'article 49. Si la confiance est refusée au Premier ministre, si une motion de censure est votée, c'est l'ensemble du gouvernement qui doit démissionner. De même, la pratique de la Vè République a conduit à une responsabilité du gouvernement devant le Président de la République. S'il est vrai que la Constitution ne prévoit que la "démission" du gouvernement, il est désormais de pratique courante que cette démission peut être contrainte, si le Premier ministre n'a plus la confiance du Président. Le Président de la République peut librement décider de se séparer du Premier ministre, et, également dans ce cas, il est mis fin aux fonctions du gouvernement tout entier.

 

La responsabilité individuelle des ministres est engagée avec une souplesse beaucoup plus grande. Le ministre exerce des fonctions à la discrétion du gouvernement, ce qui signifie concrètement qu'il peut être remercié à tout moment par une décision du Premier ministre, prise en accord avec le Président de la République.

 

La "Jurisprudence Bérégovoy-Balladur"

 

La Constitution ne prévoit pas les motifs gouvernant les motifs de la révocation d'un ministre. La question a donc été posée de savoir un membre du gouvernement mis en cause dans une affaire pénale ou susceptible d'être rapidement mis en cause devait être contraint à la démission.


Une tentative de réponse a été apportée, sous le nom de "Jurisprudence Bérégovoy-Balladur" une pratique consistant, pour le Premier ministre, à imposer la démission de tout ministre mis en cause dans une affaire pénale. Dès mai 1992, Bernard Tapie, alors ministre de la Ville dans le gouvernement Bérégovoy, démissionna de ses fonctions après l'ouverture d'une enquête préliminaire portant sur différentes malversations financières. 

 

Edouard Balladur, Premier ministre en 1993, fit de cette règle un principe cardinal de l'organisation gouvernementale. Tout membre du gouvernement mis en cause devant la justice devait démissionner sans attendre la suite de la procédure, et sans pouvoir invoquer la présomption d'innocence.  C'est ainsi qu'Alain Carignon, ministre de la Communication dut démissionner après avoir été mis en examen pour complicité et recel d'abus de biens sociaux. En 1999, Dominique Strauss-Kahn en fit de même après sa mise dans différentes affaires liées notamment à la gestion de la MNEF. 

 

Cette pratique s'est étendue au cas de membres du gouvernement qui, sans être précisément poursuivis devant les tribunaux, étaient au coeur de différents scandales. Ils ont  été contraints à la démission, sans attendre une éventuelle mise en examen. Ce fut le cas de Thomas Thévenoud, qui fut secrétaire d'État chargé du commerce extérieur dans le gouvernement de Manuel Valls, en septembre 2014. Il dut se retirer, après avoir exercé ses fonctions pendant neuf jours, une phobie administrative l'ayant empêché de déclarer ses impôts durant au moins les trois dernières années fiscales. Cette fois, le maintien au gouvernement était rendu impossible par le ridicule de la situation et l'agitation médiatique qui a suivi la révélation de cette étrange pathologie.

 

La "jurisprudence Bérégovoy-Balladur" avait le mérite d'être claire, mais elle s'est peu à peu effritée, d'abord sous l'ère Sarkozy. André Santini, Claude Guéant et Christine Largarde ont conservé leurs portefeuilles respectifs alors qu'ils étaient mis en cause dans différentes affaires. Mieux, Brice Hortefeux, ministre de l'Intérieur, est resté au gouvernement, alors même qu'il avait été condamné à deux reprises devant le tribunal correctionnel, pour injure raciale et atteinte à la présomption d'innocence. Rappelons qu'un ministre démissionnaire a, à la même époque, été autorisé à retrouver son siège de parlementaire, un mois après qu'il ait quitté le gouvernement. Le principe est donc simple : un ministre mis en examen devient rapidement un parlementaire mis en examen.


Les errements du quinquennat Macron

 

Dès lors, toutes les barrières sont tombées, et le quinquennat Macron a été marqué par une pratique pour le moins fluctuante. En 2017, Édouard Philippe avait annoncé reprendre à son compte la jurisprudence Bérégovoy-Balladur. Les membres du MODEM, dont François Bayrou alors Garde des Sceaux, ont ainsi été contraints de renoncer à faire partir du gouvernement Philippe II, après les législatives de 2017. Une enquête avait en effet ouverte dans l'affaire des assistants parlementaires européens. Laura Flessel et François de Rugy furent aussi contraints à la démission, avant même d'être l'objet d'enquêtes judiciaires.

 

Mais cette pratique a bientôt cédé la place à un choix purement discrétionnaire du Président de la République et du Premier ministre.  Pour la première fois, un ministre en exercice, Alain Griset, a été jugé en correctionnelle, et condamné en décembre 2021, pour avoir oublié de déclarer une partie de son patrimoine à la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique. Il n'a démissionné que le jour où le jugement a été rendu.


Aujourd'hui, dans le gouvernement Borne, nombreux sont les ministres en délicatesse avec la justice. Olivier Dussopt est toujours l'objet d'une enquête du Parquet national financier (PNF) pour une sombre affaire de lithographies offertes par une entreprise qui a ensuite obtenu un marché public dans sa commune, de même que Sébastien Lecornu, pour prise illégale d'intérêts lorsqu'il était président du conseil départemental de l'Eure. La Cour de justice de la République (CJR), quant à elle, a ouvert une instruction sur la gestion de l'épidémie de Covid-19, notamment par l'ancien ministre de la Santé, Olivier Véran. Cette situation n'a pas empêché sa reconduction dans le gouvernement Borne, cette fois comme ministre chargé des relations avec le parlement. Enfin, rappelons qu'Éric Dupont-Moretti, mis en examen devant cette même CJR pour conflits d'intérêts, a tout simplement été reconduit dans ses fonctions. 

 

On devrait sans doute oublier charitablement le cas de Gérald Darmanin, au profit duquel un non-lieu a été obtenu, et celui de Damien Abbad, accusé de plusieurs viols mais qui n'a fait l'objet d'aucune plainte. 

 

Il conviendrait plutôt de parler d'irresponsabilité politique, par une extension illégitime de l'immunité des politiques. Historiquement, la responsabilité politique a découlé de la responsabilité pénale. Elle a même tendu à s'y substituer et, sous la Terreur, la responsabilité politique se résumait à la guillotine. Se contenter de la démission a été un progrès. Par une curieuse involution, la responsabilité politique tend désormais à s'effacer devant la responsabilité pénale. Elle est pour ainsi dire évanouie. Pour les favoris du Président, pas question de la mettre en oeuvre avant une condamnation judiciaire ! Et l'on connaît les procédures dilatoires qui permettent de la retarder jusqu'à la fin des temps. Les ministres n'ont finalement de comptes à rendre qu'au Président. L'opinion, le parlement, la justice même sont tenus en lisière, voire en suspicion. Cet abandon de la responsabilité politique conduit finalement à tolérer des corruptions diverses jusqu'au plus haut niveau de l'État.

 

dimanche 22 mai 2022

Permis de communiquer : Comment court-circuiter la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel ?


La décision M. Mohammed D., rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 20 mai 2022 déclare conformes à la Constitution les dispositions de l'article 115 du code de procédure pénale. Celui-ci est ainsi rédigé : " Les parties peuvent à tout moment de l'information faire connaître au juge d'instruction le nom de l'avocat choisi par elles ; si elles désignent plusieurs avocats, elles doivent faire connaître celui d'entre eux auquel seront adressées les convocations et notifications ; à défaut de ce choix, celles-ci seront adressées à l'avocat premier choisi". Ces dispositions n'interdisent donc pas au juge d'instruction d'accorder un permis de communiquer, c'est-à-dire une autorisation de visite, au seul avocat nominativement désigné par la personne mise en examen et placée en détention provisoire.

C'est précisément ce qui est reproché à ces dispositions par le requérant, rejoint par le Conseil national des Barreaux, l'association des avocats pénalistes et le Syndicat des avocats de France. En effet, certains juges d'instruction ont cru bon d'appliquer la loi à la lettre. Ils ont donc délivré des permis de communiquer au seul avocat désigné par la personne qui a besoin d'être défendue. Ces pratiques ont suscité l'ire des avocats qui souhaitent que l'ensemble des collaborateurs et associés du cabinet puissent bénéficier de ces permis de communiquer. Autrement dit, si le ténor du barreau n'est pas disponible, il doit pouvoir envoyer au client un collaborateur lambda, quand bien ce dernier n'a pas été formellement choisi. Le problème est que les personnes placées en détention provisoire sont rétives à toute évolution dans ce domaine et refusent de désigner l'ensemble des collaborateurs du cabinet. L'un des avocats intervenant à l'audience de la QPC a ainsi volontiers reconnu que "les clients rechignent à désigner les collaborateurs". Ils tiennent à leur ténor du barreau, et n'ont pas envie que leur affaire soit traitée par le stagiaire.

Tous les moyens ont été mis en oeuvre par la profession pour obtenir une modification des textes, qui permettrait aux avocats de solliciter des permis de communiquer pour tout le cabinet, et d'imposer cette situation aux clients. 

Le Conseil constitutionnel est donc saisi d'une QPC qui porte plus spécifiquement sur le passage de l'article 115 qui impose à la personne de faire connaître au juge d'instruction "le nom de l'avocat choisi par elle". Le moyen reposant sur le non-respect des droits de la défense est écarté avec une certaine sécheresse. 

 

La liberté de choisir son avocat

 

Le Conseil rappelle en effet que ces dispositions ont d'abord pour objet de "garantir la liberté de la personne mise en examen de choisir son avocat". Le choix est donc intuitu personae. Le client ne choisit pas un cabinet mais un avocat, avec lequel il entretient une relation personnelle et qui doit lui inspirer confiance. Sur ce point, la décision du 20 mai 2022 présente l'intérêt de rappeler l'existence d'une liberté de choix de l'avocat. Dans sa décision QPC du 17 février 2012, Ordre des avocats du Barreau de Bastia, le Conseil s'était déjà fondé sur cette liberté pour déclarer inconstitutionnelle une disposition qui obligeait les personnes gardées à vue pour des faits liés au terrorisme à choisir leur conseil sur une liste d'avocats dûment habilités à intervenir dans le domaine par le bureau du Conseil national des Barreaux.

Surtout, la personne mise en examen peut toujours, à la demande de son avocat ou même spontanément, désigner d'autres conseils au sein du même cabinet, qu'ils soient collaborateurs ou associés. Si elle "rechigne à désigner des collaborateurs", c'est à son avocat de la convaincre ou d'assumer la charge des visites. Rappelons en effet que le juge d'instruction est tenu de délivrer un permis de communiquer à l'avocat ou aux avocats désignés par la personne en détention provisoire. C'est donc à l'avocat de convaincre son client. S'il n'y parvient pas, il n'appartient pas au juge d'instruction d'imposer au client une organisation de sa défense à laquelle il n'adhère pas.

 


Les avocats. Danse bretonne. 2011

 

L'arrêt du 15 décembre 2021

 

La décision du Conseil constitutionnel se situe ainsi dans la ligne de l'arrêt du 15 décembre 2021, rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. En l'espèce, M. C. était poursuivi pour assassinat, destruction de bien d'autrui, recel, association de malfaiteurs et autres infractions diverses. Il a désigné deux avocats qui, dès le lendemain, ont sollicité du juge d'instruction la délivrance de nouveaux permis de communiquer comportant leurs deux noms, mais aussi ceux de leurs collaborateurs et associés respectifs. Hélas, le juge d'instruction a refusé de faire droit à cette demande, en s'appuyant précisément sur l'article 115 du code de procédure pénale.

La colère des avocats s'est manifestée en l'espèce d'une étrange manière, bien peu respectueuse des intérêts de leur client. Ceux qui avaient été choisis par le prévenu ne se sont pas déplacés, et le placement en détention provisoire a été décidé par le juge de la liberté et de la détention (JLD), en leur absence. M. C. a ensuite pu faire un recours en invoquant le fait qu'il avait été privé de l'exercice des droits de la défense. Et la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence lui a donné satisfaction, ordonnant en même temps la mise en liberté d'une personne poursuivie pour assassinat.

La Chambre criminelle casse cette décision, car le non-respect des droits de la défense n'est pas imputable aux juges, mais aux conseils qui ne se sont pas déplacés. Dans son arrêt de décembre 2021, elle affirme tout simplement que, conformément à l'article 115 du code de procédure pénale," le permis de communiquer est délivré aux seuls avocats désignés par la personne mise en examen". C'est exactement le raisonnement du Conseil constitutionnel.
 
 

Éric Dupont-Moretti, au secours de ses anciens confrères 


 
Doit-on en déduire que le principe de liberté du choix du défenseur a prévalu ? Certainement pas, car lorsque la jurisprudence se montre rétive, le ministre, lui, sait intervenir rapidement pour venir au secours de ses anciens confrères. Le calendrier était particulièrement serré. Il fallait obtenir une modification des textes après la décision du 15 décembre 2021 et avant que la QPC soit examinée par le Conseil. Son rejet risquait en effet de rendre plus délicate l'intervention par la voie réglementaire.

Le Garde des Sceaux, à l'écoute des désirs des avocats, a donc obtenu du Premier ministre, six semaines après la décision de la Cour, la signature du décret du 31 janvier relatif au permis de communiquer délivré à l'avocat d'une personne détenue. De manière très concrète, il s'agit d'ajouter au code de procédure pénale un article D 32-1-2 qui précise les modalités de remise aux avocats du permis de communiquer avec les personnes en détention provisoire. Ce permis de communiquer est établi par le juge d'instruction, à la demande de l'avocat qui l'assiste. Le décret du 31 janvier 2022 précise que les avocats et collaborateurs de celui qui a été formellement saisi pourront également bénéficier de ce permis de communiquer, à la seule condition que l'avocat saisi demande qu'il soit aussi établi au nom de ses associés et collaborateurs. La personne en détention ne saisit donc plus un avocat, mais un cabinet.
 
Sur le plan formel, le décret se présente comme organisant simplement la mise en oeuvre de l'article 115 du code pénal. Du moins c'est ainsi qu'il a été présenté par le Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti. Mais le Conseil constitutionnel semble offrir une piste à ceux qui envisageraient de contester ce décret. En effet, il est clair que l'article 115 du code de procédure pénale a valeur législative parce qu'il traite des droits de la défense, et le Conseil n'a pas manqué de le rappeler. Et le nouvel article D 32-1-2, quant à lui, a valeur réglementaire, alors même qu'il porte atteinte à la liberté de choisir son avocat. Or, l'article 37 de la Constitution énonce que les règles relatives à "la procédure pénale" font partie du domaine de la loi. Ce décret pourrait-il être annulé pour incompétence ?

Ce n'est pas tout-à-fait impossible, mais, pour cela, il faudrait un recours par voie d'exception, le délai de recours pour excès de pouvoir étant expiré. Pour être fixé sur la légalité de ce décret, il faut donc attendre qu'une personne en détention provisoire estime avoir été mal défendue par le collaborateur chargé de remplacer le ténor du barreau qu'elle avait choisi, retenu par d'autres activités plus importantes. Certes, mais pourra-t-elle trouver un avocat pour l'assister dans cette démarche ?

 

 

jeudi 19 mai 2022

La légitime défense d'un gendarme, devant la CEDH


L'usage de son arme par un membre des forces de police donne souvent lieu à contentieux. A-t-il ou non agi en légitime défense ? La réponse à cette question repose souvent sur une enquête minutieuse, donc relativement longue. Pendant qu'elle se déroule, des accusations de violences policières sont souvent formulées, reprises par les médias, parfois au point qu'elles viennent polluer la sérénité les investigations. L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à l'unanimité le 18 mai 2022, Bouras c. France, précise à la fois les conditions de la légitime défense et les obligations imposées à l'État dans ce domaine. Elle affirme en effet qu'un gendarme qui a tiré sur une personne détenue durant un transfèrement alors qu'elle agressait sa collègue, agissait en légitime défense, et que l'enquête menée par les autorités françaises était satisfaisante au regard des contraintes imposées par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le drame s'est déroulé en juin 2014, dans le véhicule qui conduisait le détenu de la prison de Strasbourg au tribunal de Colmar. Le détenu a tenté de s'emparer de l'arme de la gendarme qui l'accompagnait et qui était assise à côté de lui, à l'arrière d'une Renault Clio. Celle-ci a résisté et une bagarre a suivi, qui a continué alors que le véhicule était arrêté sur la bande d'arrêt d'urgence de l'autoroute. Alors que sa collègue était immobilisée par le détenu, le second gendarme a sorti son arme, tenté d'intervenir pour mettre fin à la bagarre. Après sommation, il a finalement tiré, blessant mortellement le détenu agresseur. Après l'enquête interne diligentée par l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), le juge d'instruction prit finalement une ordonnance de non-lieu, contestée par les parents du détenu décédé. Ce non-lieu ayant été confirmé par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de Colmar, puis par la Cour de cassation. Ils saisissent donc la CEDH, en invoquant la violation du droit à la vie. 

 

Le recours à la force absolument nécessaire

 

L'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme énonce que la mort peut résulter « d’un recours à la force absolument nécessaire », lorsqu’elle s’inscrit dans la poursuite d'objectifs qu'il définit et surtout «empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ».  Il ne fait aucun doute que l'agression à laquelle s'est livré le détenu sur la personne de la gendarme qui l'accompagnait avait pour but son évasion.

Selon une jurisprudence inaugurée avec l'arrêt McCann et autres c. Royaume‑Uni du 27 septembre 1995, le recours à la violence létale, même si il poursuit un objectif licite, doit être à la fois nécessaire et proportionné à la menace pour l'ordre public. Il appartient donc à l'État défendeur de démontrer qu'il essayé de mettre en oeuvre d'autres moyens de contrôler la situation avant de recours à cette mesure extrême. En d'autres termes, il s'agit de montrer que l'homicide n'est pas le résultat d'un acte arbitraire.

 


 La serpe d'or. René Goscinny et Albert Uderzo. 1962

 

L'enquête

 

Le contrôle de la proportionnalité exercé par la CEDH s'exerce toutefois essentiellement sur les procédures internes, les enquêtes qui ont été diligentées par l'État pour s'assurer que les conditions de la légitime défense étaient réunies. Elle affirme ainsi régulièrement, par exemple dans l'arrêt Camekan c. Turquie du 28 janvier 2014 qu'elle n'a pas pour mission de jouer "le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits" . C'est seulement lorsque les procédures internes n'ont pas été menées que la CEDH s'autorise à substituer sa version des faits à celle des juges internes, principe affirmé dans l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie du 25 août 2009. En tout état de cause, la Cour ne s'intéresse qu'à la responsabilité de l'État et non pas à la responsabilité pénale des auteurs de l'acte.

Dans le cas de l'affaire Bouras, la Cour observe que l'enquête de l'IGGN a clairement établi les faits, et que les juges internes ont très soigneusement motivé la décision de non-lieu. Il n'a pas été contesté que le gendarme qui a tiré a agi avec la "conviction honnête" que la vie de sa collègue était directement menacée. Sur ce point, il convient d'observer que le tireur était un gendarme adjoint volontaire (GAV) qui, à l'époque des faits, n'était pas soumis à la réglementation sur l'usage des armes applicables aux autres gendarmes, officiers et sous-officiers. Bien qu'ayant été formé à leur utilisation, il demeurait soumis au droit commun de la légitime défense. Celui-ci s'incarne donc tout entier dans l'article 122-5 du code pénal qui était alors ainsi rédigé : "« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte".

La  CEDH, dans l'arrêt Armani da Silva c. Royaume-Uni du 30 mars 2016, précise les éléments à prendre compte pour s'assurer que l'enquête est "effective". Elle doit reposer sur une analyse impartiale et objective des évènements, être transparente, communiquer ses résultats aux victimes, et enfin être achevée dans un délai raisonnable. En l'espèce, la Cour constate que l'opération de transfèrement avait été organisée de manière conforme au règlement en vigueur, et que rien ne permettait de prévoir l'agression qui s'est déroulée durant le transport. Elle ajoute que le tir mortel, unique, a été effectué après sommation et après d'autres tentatives de défense de la gendarme attaquée. Pour toutes ces raisons, la CEDH considère donc qu'il n'y a donc pas violation de l'article 2, le recours à la force étant proportionné à la menace.

 

La menace contre des personnes

 

L'affaire Bouras ne doit pas toutefois laisser penser que la CEDH hésite à sanctionner un usage de la force létale qui lui semble disproportionné à la menace. Dans l'arrêt Toubache c. France du 7 juin 2018, elle sanctionne ainsi l'État pour avoir admis la légitime défense dans le cas de forces de gendarmerie qui avaient fait feu sur un véhicule occupé par des délinquants en fuite. Mais il s'agissait de cambrioleurs qui n'exerçaient aucune menace directe sur les personnes. Tel n'était évidemment pas le cas dans l'arrêt Bouras, la menace sur la vie de la gendarme étant évidente. La loi du 28 février 2017, sans attendre l'issue de l'affaire Toubache, a d'ailleurs tenu compte de cette jurisprudence européenne en imposant aux forces de police et de gendarmerie de ne faire usage de leurs armes létales "qu'en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée".

La décision Bouras a pour intérêt de constituer un cas d'école de la légitime défense, à partir d'une situation d'agression dans laquelle elle n'était guère contestable. Si les parents de la victime y ont vu une violence policière, la fragilité de leur position était très visible. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt montre l'importance de l'enquête, puisque son honnêteté est finalement l'élément essentiel apprécié par la Cour. Si l'État diligente une enquête à charge et à décharge, si les faits sont clairement établis et si la menace physique était grave, la Cour laisse finalement aux juges internes une large autonomie pour apprécier la légitime défense. A cet égard, la revendication de présomption de légitime défense mise en avant par certains, et notamment par des syndicats de police, apparaît d'un intérêt finalement très limité. Une enquête honnête, au sens où l'entend la CEDH, saurait rapidement, si nécessaire, renverser la présomption.

 Sur le droit à la vie : Chapitre 7  Section 2 du Manuel