« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 30 mai 2022

Burkini : La mairie de Grenoble se tire une balle dans le pied


L'ordonnance rendue le 25 mai 2022 par le juge des référés de Grenoble a surpris beaucoup de commentateurs, et pas seulement ceux qui espéraient, pour des motifs à la fois politiques et religieux, voir valider la délibération du conseil municipal de cette ville tendant à autoriser le port du burkini dans les piscines municipales. D'une manière générale, nul n'ignore que la juridiction administrative se montre toujours prudente en matière de respect du principe de laïcité, au point qu'il est parfois nécessaire de faire intervenir le législateur dans ce domaine. Ce fut le cas notamment avec la loi du 15 mars 2004 qui interdit aux élèves le port des signes religieux dans les établissements d'enseignement primaires et secondaires.

 

La première application du référé-laïcité

 

Dans le cas présent pourtant, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a fait preuve de fermeté. Sa décision est essentielle,  car elle met pour la première fois en application la procédure du référé-laïcité. Prévu dans l'article 5 de la loi du 24 août 2021, ce référé peut être déposé "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. En l'espèce, c'est le préfet du département qui, dans le cadre d'un déféré contre la délibération du conseil municipal, a utilisé ce nouveau référé. La ville intervient donc en défense, assistée comme il se doit de l'association "Alliance citoyenne", celle-là même qui fédère les Grenoblois musulmans favorables au burkini, et de la Ligue des droits de l'homme, toujours présente sur ce type de contentieux.

La démarche du préfet ne manquait pas d'audace, car la jurisprudence du Conseil d'État n'était guère encourageante. On se souvient que, dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés, lorsque des femmes s'étaient rendues à la plage revêtues de ce vêtement. On aurait compris que, devant cette difficulté, le préfet choisisse un autre référé, en invoquant exclusivement les nécessités de l'hygiène ou de la santé publique.
 

 Ah ! Quelle erreur !
 Armide. Gluck
S. Karthauser, E. Gonzalez Toro, J. Boutillier. Les Talens Lyriques. Dir. C. Rousset
 
 

L'erreur de la ville de Grenoble



Mais il se trouve que la ville de Grenoble a été bien mal conseillée dans l'affaire, ce qui prouve que les militants ont parfois des lacunes juridiques. Elle s'est en effet tirée une formidable balle dans le pied en ne surveillant pas suffisamment les éléments transmis en juge. 
 
Certes, la délibération du conseil municipal se gardait bien de mentionner une quelconque motivation religieuse, en énonçant que les "tenues de bain" (...) pour des raisons d'hygiène et de sécurité", doivent être faites d'un tissu spécifiquement conçu pour la baignade, ajustées près du corps, et ne doivent pas avoir été portées avant l'accès à la piscine. Les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain shorts sont interdits". On doit en déduire qu'une tenue non près du corps est acceptable de manière dérogatoire, si elle ne dépasse pas la mi-cuisse, mesure sans doute prise par le maître nageur muni d'un mètre ruban. Quoi qu'il en soit, la liberté d'afficher ses convictions religieuses n'était pas mentionné.

Hélas, dans les écritures transmises au juge des référés, la mairie de Grenoble n'a pas pu s'empêcher de faire transparaître son militantisme. Elle a clairement affirmé que la règle autorisant les femmes à s'affranchir de l'obligation de porter des vêtements près du corps avait été adoptée "dans un but religieux". Le juge des référés s'est donc fondé logiquement sur ce motif qui lui était si naïvement dévoilé. Il a alors annulé la délibération pour atteinte grave au principe de neutralité et il a donc pu se fonder sur le référé-laïcité.
 
 

Neutralité et égalité 

 
 
Le juge des référés revient, en quelques sorte aux principes fondamentaux. Dans les visas, il mentionne d'ailleurs la Constitution, c'est-à-dire concrètement son article premier qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Le principe de laïcité a donc valeur constitutionnelle et il est parfois bon de le rappeler.
 
Surtout le juge rappelle le fondement du principe de neutralité, consacrée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986. Il interdit que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. La neutralité repose donc d'abord sur le principe d’égalité devant le service public, même s'il constitue une modalité de mise en oeuvre du principe de laïcité. 
 
Le juge administratif ne va certes pas jusqu'à considérer que le principe de neutralité pourrait s'appliquer aux usagers. En l'état actuel du droit, et sauf loi dérogeant à ce principe comme celle de 2004 sur les signes religieux dans l'enseignement primaire et secondaire, il est clair que le principe de neutralité ne s'impose qu'aux agents du service public. Il est en revanche utilisé pour assurer l'égalité entre les usagers. C'est ainsi qu'il est le fondement de l'obligation de réserve qui pèse sur les agents, et qui leur interdit de traiter les usagers de manière différenciée.

En l'espèce, il est évident que le principe d'égalité devant le service public suppose que les usagers soient soumis à une règle commune quant aux tenues qu'ils doivent porter. Or le juge rappelle que le principe de laïcité interdit à "quiconque de s'affranchir des règles communes organisant et assurant le bon fonctionnement du service public". En l'espèce, chacun est donc tenu de revêtir une tenue de bain imposée pour des motifs d'hygiène et de sécurité, principe d'ailleurs rappelé dans la délibération du Conseil municipal de la ville de Grenoble. Et il est impossible de déroger à ces règles dans un but exclusivement religieux, c'est à dire pour permettre aux porteuses de burkini d'afficher leur foi religieuse dans un lieu public.

En affirmant le "but religieux" de la dérogation à la règle commune, la ville de Grenoble a donc offert au juge la possibilité d'appliquer, pour la première fois, le référé-laïcité. Celui-ci n'existait pas au moment des premières décisions sur le burkini, intervenues en 2016 à propos du port de ce vêtement sur les plages et l'on peut se demander s'il n'ouvre pas la porte à une éventuelle évolution en ce domaine. Reste que la grande maladresse de la ville conduit à faire de cette ordonnance de référé une décision d'espèce. Il reste évidemment à attendre la suite des évènements. Il ne fait guère de doute que la ville fera appel devant le Conseil d'État. Celui-ci pourrait alors choisir de reprendre les motifs du juge des référés du T.A. de Grenoble, ce qui lui permettrait de faire vivre ce nouveau référé, et d'en faire une arme pour assurer le respect du principe de laïcité. Le voudra-t-il ? On le saura probablement dans quelques jours.

vendredi 27 mai 2022

Les ministres face à la justice : le déclin de la responsabilité politique


Le nouveau gouvernement dirigé par la Première ministre Elisabeth Borne se trouve déjà confronté, dès sa désignation, à un certain nombre d'affaires judiciaires ou susceptibles de donner lieu à des enquêtes judiciaires. Gérald Darmanin, accusé de viol durant le précédent quinquennat, ne semble pas directement menacé, l'enquête judiciaire s'étant achevée par un non-lieu. Restent tout de même deux cas fort délicats. 

Celui d'Éric Dupont-Moretti d'abord, qui conserve son portefeuille de ministre de la Justice, alors même qu'il est mis en examen pour conflits d'intérêts devant la Cour de Justice de la République (CJR). Que le Garde des Sceaux soit ainsi poursuivi suscite des difficultés juridiques, puisqu'il ne peut connaître des affaires qu'il a suivies comme avocat, ses compétences étant, dans ce cas, exercées par le Premier ministre. Ces problèmes sont pleinement assumés par le Président de la République et la Première ministre, car la mise en examen est intervenue avant la nomination du gouvernement. On peut penser que l'instruction devant la CJR suivra son cours et que le Garde des Sceaux risque de se retrouver un jour devant la CJR.

La situation de Damien Abad est différente, car l'affaire révélée par Mediapart a éclaté après sa désignation comme ministre chargé des solidarités. Cette fois, il n'y a pas, du moins à ce stade, d'affaire judiciaire. Si la justice est informée que deux femmes déclarent avoir été victimes de viol en 2011, les procédures n'ont pas prospéré, aucune des deux n'ayant finalement porté plainte. Rien n'interdirait certes au parquet de Paris d'ouvrir une enquête, mais, pour le moment il ne dispose d'aucun élément lui permettant d'identifier les victimes. Il se trouve ainsi dans l'impossibilité de procéder à leur audition.

 

Éléments de langage : la présomption d'innocence

 

La communication gouvernementale, aussi modeste que possible, reprend les éléments de langage habituels dans ce type de situation. La présomption d'innocence est au coeur des éléments de langage, pour lui faire dire qu'un ministre doit rester au gouvernement tant qu'il n'a pas été déclaré coupable par un juge.

 

Le problème est que c'est faux. La présomption d'innocence ne s'applique qu'en droit pénal et droit disciplinaire. Il n'est pas contesté que Messieurs Dupont-Moretti et Abad sont, dans l'état actuel des procédures, ou de l'absence de procédures, juridiquement innocents, dès lors qu'ils n'ont pas été condamnés par une juridiction pénale. Mais cette règle s'applique à leur situation pénale, pas à leur situation politique. Elle ne permet, en aucun cas, d'affirmer qu'ils doivent conserver leurs portefeuilles ministériels.

 

Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen « Tout homme [est] présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ». La Convention européenne des droits de l’homme énonce, quant à elle, dans son article 6 § 2 que « toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Une culpabilité "légalement établie" est celle qui est décidée par un juge indépendant et impartial.  Aucune jurisprudence, ni française ni européenne, n'affirme qu'un ministre est fondé à réclamer le maintien dans ses fonctions jusqu'à son procès.  

 

Messieurs Abad et Dupont-Moretti sont donc effectivement présumés innocents au regard de la procédure pénale. Mais ce principe n'a aucun effet sur leur maintien aux affaires, ou non. Leur situation ressemble bien davantage à celle des fonctionnaires poursuivis disciplinairement. La présomption d'innocence n'interdit en aucun cas à l'administration de prononcer leur suspension ou leur mutation avant que le conseil de discipline se soit prononcé sur une éventuelle sanction. Ces mesures en effet reposent exclusivement sur l'intérêt du service et non pas sur la procédure à venir.

 

Et précisément, ce discours sur la présomption d'innocence oublie totalement l'intérêt général. Il oublie totalement que les ministres sont d'abord soumis à une responsabilité de nature politique, qui n'a rien à voir avec leur éventuelle responsabilité pénale.

 


 De Rugy aussi. Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2019


La responsabilité politique


Les principes gouvernant la responsabilité collective du gouvernement sont inscrits dans la Constitution. Le parlement peut en effet engager la responsabilité du gouvernement sur le fondement de l'article 49. Si la confiance est refusée au Premier ministre, si une motion de censure est votée, c'est l'ensemble du gouvernement qui doit démissionner. De même, la pratique de la Vè République a conduit à une responsabilité du gouvernement devant le Président de la République. S'il est vrai que la Constitution ne prévoit que la "démission" du gouvernement, il est désormais de pratique courante que cette démission peut être contrainte, si le Premier ministre n'a plus la confiance du Président. Le Président de la République peut librement décider de se séparer du Premier ministre, et, également dans ce cas, il est mis fin aux fonctions du gouvernement tout entier.

 

La responsabilité individuelle des ministres est engagée avec une souplesse beaucoup plus grande. Le ministre exerce des fonctions à la discrétion du gouvernement, ce qui signifie concrètement qu'il peut être remercié à tout moment par une décision du Premier ministre, prise en accord avec le Président de la République.

 

La "Jurisprudence Bérégovoy-Balladur"

 

La Constitution ne prévoit pas les motifs gouvernant les motifs de la révocation d'un ministre. La question a donc été posée de savoir un membre du gouvernement mis en cause dans une affaire pénale ou susceptible d'être rapidement mis en cause devait être contraint à la démission.


Une tentative de réponse a été apportée, sous le nom de "Jurisprudence Bérégovoy-Balladur" une pratique consistant, pour le Premier ministre, à imposer la démission de tout ministre mis en cause dans une affaire pénale. Dès mai 1992, Bernard Tapie, alors ministre de la Ville dans le gouvernement Bérégovoy, démissionna de ses fonctions après l'ouverture d'une enquête préliminaire portant sur différentes malversations financières. 

 

Edouard Balladur, Premier ministre en 1993, fit de cette règle un principe cardinal de l'organisation gouvernementale. Tout membre du gouvernement mis en cause devant la justice devait démissionner sans attendre la suite de la procédure, et sans pouvoir invoquer la présomption d'innocence.  C'est ainsi qu'Alain Carignon, ministre de la Communication dut démissionner après avoir été mis en examen pour complicité et recel d'abus de biens sociaux. En 1999, Dominique Strauss-Kahn en fit de même après sa mise dans différentes affaires liées notamment à la gestion de la MNEF. 

 

Cette pratique s'est étendue au cas de membres du gouvernement qui, sans être précisément poursuivis devant les tribunaux, étaient au coeur de différents scandales. Ils ont  été contraints à la démission, sans attendre une éventuelle mise en examen. Ce fut le cas de Thomas Thévenoud, qui fut secrétaire d'État chargé du commerce extérieur dans le gouvernement de Manuel Valls, en septembre 2014. Il dut se retirer, après avoir exercé ses fonctions pendant neuf jours, une phobie administrative l'ayant empêché de déclarer ses impôts durant au moins les trois dernières années fiscales. Cette fois, le maintien au gouvernement était rendu impossible par le ridicule de la situation et l'agitation médiatique qui a suivi la révélation de cette étrange pathologie.

 

La "jurisprudence Bérégovoy-Balladur" avait le mérite d'être claire, mais elle s'est peu à peu effritée, d'abord sous l'ère Sarkozy. André Santini, Claude Guéant et Christine Largarde ont conservé leurs portefeuilles respectifs alors qu'ils étaient mis en cause dans différentes affaires. Mieux, Brice Hortefeux, ministre de l'Intérieur, est resté au gouvernement, alors même qu'il avait été condamné à deux reprises devant le tribunal correctionnel, pour injure raciale et atteinte à la présomption d'innocence. Rappelons qu'un ministre démissionnaire a, à la même époque, été autorisé à retrouver son siège de parlementaire, un mois après qu'il ait quitté le gouvernement. Le principe est donc simple : un ministre mis en examen devient rapidement un parlementaire mis en examen.


Les errements du quinquennat Macron

 

Dès lors, toutes les barrières sont tombées, et le quinquennat Macron a été marqué par une pratique pour le moins fluctuante. En 2017, Édouard Philippe avait annoncé reprendre à son compte la jurisprudence Bérégovoy-Balladur. Les membres du MODEM, dont François Bayrou alors Garde des Sceaux, ont ainsi été contraints de renoncer à faire partir du gouvernement Philippe II, après les législatives de 2017. Une enquête avait en effet ouverte dans l'affaire des assistants parlementaires européens. Laura Flessel et François de Rugy furent aussi contraints à la démission, avant même d'être l'objet d'enquêtes judiciaires.

 

Mais cette pratique a bientôt cédé la place à un choix purement discrétionnaire du Président de la République et du Premier ministre.  Pour la première fois, un ministre en exercice, Alain Griset, a été jugé en correctionnelle, et condamné en décembre 2021, pour avoir oublié de déclarer une partie de son patrimoine à la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique. Il n'a démissionné que le jour où le jugement a été rendu.


Aujourd'hui, dans le gouvernement Borne, nombreux sont les ministres en délicatesse avec la justice. Olivier Dussopt est toujours l'objet d'une enquête du Parquet national financier (PNF) pour une sombre affaire de lithographies offertes par une entreprise qui a ensuite obtenu un marché public dans sa commune, de même que Sébastien Lecornu, pour prise illégale d'intérêts lorsqu'il était président du conseil départemental de l'Eure. La Cour de justice de la République (CJR), quant à elle, a ouvert une instruction sur la gestion de l'épidémie de Covid-19, notamment par l'ancien ministre de la Santé, Olivier Véran. Cette situation n'a pas empêché sa reconduction dans le gouvernement Borne, cette fois comme ministre chargé des relations avec le parlement. Enfin, rappelons qu'Éric Dupont-Moretti, mis en examen devant cette même CJR pour conflits d'intérêts, a tout simplement été reconduit dans ses fonctions. 

 

On devrait sans doute oublier charitablement le cas de Gérald Darmanin, au profit duquel un non-lieu a été obtenu, et celui de Damien Abbad, accusé de plusieurs viols mais qui n'a fait l'objet d'aucune plainte. 

 

Il conviendrait plutôt de parler d'irresponsabilité politique, par une extension illégitime de l'immunité des politiques. Historiquement, la responsabilité politique a découlé de la responsabilité pénale. Elle a même tendu à s'y substituer et, sous la Terreur, la responsabilité politique se résumait à la guillotine. Se contenter de la démission a été un progrès. Par une curieuse involution, la responsabilité politique tend désormais à s'effacer devant la responsabilité pénale. Elle est pour ainsi dire évanouie. Pour les favoris du Président, pas question de la mettre en oeuvre avant une condamnation judiciaire ! Et l'on connaît les procédures dilatoires qui permettent de la retarder jusqu'à la fin des temps. Les ministres n'ont finalement de comptes à rendre qu'au Président. L'opinion, le parlement, la justice même sont tenus en lisière, voire en suspicion. Cet abandon de la responsabilité politique conduit finalement à tolérer des corruptions diverses jusqu'au plus haut niveau de l'État.

 

dimanche 22 mai 2022

Permis de communiquer : Comment court-circuiter la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel ?


La décision M. Mohammed D., rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 20 mai 2022 déclare conformes à la Constitution les dispositions de l'article 115 du code de procédure pénale. Celui-ci est ainsi rédigé : " Les parties peuvent à tout moment de l'information faire connaître au juge d'instruction le nom de l'avocat choisi par elles ; si elles désignent plusieurs avocats, elles doivent faire connaître celui d'entre eux auquel seront adressées les convocations et notifications ; à défaut de ce choix, celles-ci seront adressées à l'avocat premier choisi". Ces dispositions n'interdisent donc pas au juge d'instruction d'accorder un permis de communiquer, c'est-à-dire une autorisation de visite, au seul avocat nominativement désigné par la personne mise en examen et placée en détention provisoire.

C'est précisément ce qui est reproché à ces dispositions par le requérant, rejoint par le Conseil national des Barreaux, l'association des avocats pénalistes et le Syndicat des avocats de France. En effet, certains juges d'instruction ont cru bon d'appliquer la loi à la lettre. Ils ont donc délivré des permis de communiquer au seul avocat désigné par la personne qui a besoin d'être défendue. Ces pratiques ont suscité l'ire des avocats qui souhaitent que l'ensemble des collaborateurs et associés du cabinet puissent bénéficier de ces permis de communiquer. Autrement dit, si le ténor du barreau n'est pas disponible, il doit pouvoir envoyer au client un collaborateur lambda, quand bien ce dernier n'a pas été formellement choisi. Le problème est que les personnes placées en détention provisoire sont rétives à toute évolution dans ce domaine et refusent de désigner l'ensemble des collaborateurs du cabinet. L'un des avocats intervenant à l'audience de la QPC a ainsi volontiers reconnu que "les clients rechignent à désigner les collaborateurs". Ils tiennent à leur ténor du barreau, et n'ont pas envie que leur affaire soit traitée par le stagiaire.

Tous les moyens ont été mis en oeuvre par la profession pour obtenir une modification des textes, qui permettrait aux avocats de solliciter des permis de communiquer pour tout le cabinet, et d'imposer cette situation aux clients. 

Le Conseil constitutionnel est donc saisi d'une QPC qui porte plus spécifiquement sur le passage de l'article 115 qui impose à la personne de faire connaître au juge d'instruction "le nom de l'avocat choisi par elle". Le moyen reposant sur le non-respect des droits de la défense est écarté avec une certaine sécheresse. 

 

La liberté de choisir son avocat

 

Le Conseil rappelle en effet que ces dispositions ont d'abord pour objet de "garantir la liberté de la personne mise en examen de choisir son avocat". Le choix est donc intuitu personae. Le client ne choisit pas un cabinet mais un avocat, avec lequel il entretient une relation personnelle et qui doit lui inspirer confiance. Sur ce point, la décision du 20 mai 2022 présente l'intérêt de rappeler l'existence d'une liberté de choix de l'avocat. Dans sa décision QPC du 17 février 2012, Ordre des avocats du Barreau de Bastia, le Conseil s'était déjà fondé sur cette liberté pour déclarer inconstitutionnelle une disposition qui obligeait les personnes gardées à vue pour des faits liés au terrorisme à choisir leur conseil sur une liste d'avocats dûment habilités à intervenir dans le domaine par le bureau du Conseil national des Barreaux.

Surtout, la personne mise en examen peut toujours, à la demande de son avocat ou même spontanément, désigner d'autres conseils au sein du même cabinet, qu'ils soient collaborateurs ou associés. Si elle "rechigne à désigner des collaborateurs", c'est à son avocat de la convaincre ou d'assumer la charge des visites. Rappelons en effet que le juge d'instruction est tenu de délivrer un permis de communiquer à l'avocat ou aux avocats désignés par la personne en détention provisoire. C'est donc à l'avocat de convaincre son client. S'il n'y parvient pas, il n'appartient pas au juge d'instruction d'imposer au client une organisation de sa défense à laquelle il n'adhère pas.

 


Les avocats. Danse bretonne. 2011

 

L'arrêt du 15 décembre 2021

 

La décision du Conseil constitutionnel se situe ainsi dans la ligne de l'arrêt du 15 décembre 2021, rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. En l'espèce, M. C. était poursuivi pour assassinat, destruction de bien d'autrui, recel, association de malfaiteurs et autres infractions diverses. Il a désigné deux avocats qui, dès le lendemain, ont sollicité du juge d'instruction la délivrance de nouveaux permis de communiquer comportant leurs deux noms, mais aussi ceux de leurs collaborateurs et associés respectifs. Hélas, le juge d'instruction a refusé de faire droit à cette demande, en s'appuyant précisément sur l'article 115 du code de procédure pénale.

La colère des avocats s'est manifestée en l'espèce d'une étrange manière, bien peu respectueuse des intérêts de leur client. Ceux qui avaient été choisis par le prévenu ne se sont pas déplacés, et le placement en détention provisoire a été décidé par le juge de la liberté et de la détention (JLD), en leur absence. M. C. a ensuite pu faire un recours en invoquant le fait qu'il avait été privé de l'exercice des droits de la défense. Et la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence lui a donné satisfaction, ordonnant en même temps la mise en liberté d'une personne poursuivie pour assassinat.

La Chambre criminelle casse cette décision, car le non-respect des droits de la défense n'est pas imputable aux juges, mais aux conseils qui ne se sont pas déplacés. Dans son arrêt de décembre 2021, elle affirme tout simplement que, conformément à l'article 115 du code de procédure pénale," le permis de communiquer est délivré aux seuls avocats désignés par la personne mise en examen". C'est exactement le raisonnement du Conseil constitutionnel.
 
 

Éric Dupont-Moretti, au secours de ses anciens confrères 


 
Doit-on en déduire que le principe de liberté du choix du défenseur a prévalu ? Certainement pas, car lorsque la jurisprudence se montre rétive, le ministre, lui, sait intervenir rapidement pour venir au secours de ses anciens confrères. Le calendrier était particulièrement serré. Il fallait obtenir une modification des textes après la décision du 15 décembre 2021 et avant que la QPC soit examinée par le Conseil. Son rejet risquait en effet de rendre plus délicate l'intervention par la voie réglementaire.

Le Garde des Sceaux, à l'écoute des désirs des avocats, a donc obtenu du Premier ministre, six semaines après la décision de la Cour, la signature du décret du 31 janvier relatif au permis de communiquer délivré à l'avocat d'une personne détenue. De manière très concrète, il s'agit d'ajouter au code de procédure pénale un article D 32-1-2 qui précise les modalités de remise aux avocats du permis de communiquer avec les personnes en détention provisoire. Ce permis de communiquer est établi par le juge d'instruction, à la demande de l'avocat qui l'assiste. Le décret du 31 janvier 2022 précise que les avocats et collaborateurs de celui qui a été formellement saisi pourront également bénéficier de ce permis de communiquer, à la seule condition que l'avocat saisi demande qu'il soit aussi établi au nom de ses associés et collaborateurs. La personne en détention ne saisit donc plus un avocat, mais un cabinet.
 
Sur le plan formel, le décret se présente comme organisant simplement la mise en oeuvre de l'article 115 du code pénal. Du moins c'est ainsi qu'il a été présenté par le Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti. Mais le Conseil constitutionnel semble offrir une piste à ceux qui envisageraient de contester ce décret. En effet, il est clair que l'article 115 du code de procédure pénale a valeur législative parce qu'il traite des droits de la défense, et le Conseil n'a pas manqué de le rappeler. Et le nouvel article D 32-1-2, quant à lui, a valeur réglementaire, alors même qu'il porte atteinte à la liberté de choisir son avocat. Or, l'article 37 de la Constitution énonce que les règles relatives à "la procédure pénale" font partie du domaine de la loi. Ce décret pourrait-il être annulé pour incompétence ?

Ce n'est pas tout-à-fait impossible, mais, pour cela, il faudrait un recours par voie d'exception, le délai de recours pour excès de pouvoir étant expiré. Pour être fixé sur la légalité de ce décret, il faut donc attendre qu'une personne en détention provisoire estime avoir été mal défendue par le collaborateur chargé de remplacer le ténor du barreau qu'elle avait choisi, retenu par d'autres activités plus importantes. Certes, mais pourra-t-elle trouver un avocat pour l'assister dans cette démarche ?

 

 

jeudi 19 mai 2022

La légitime défense d'un gendarme, devant la CEDH


L'usage de son arme par un membre des forces de police donne souvent lieu à contentieux. A-t-il ou non agi en légitime défense ? La réponse à cette question repose souvent sur une enquête minutieuse, donc relativement longue. Pendant qu'elle se déroule, des accusations de violences policières sont souvent formulées, reprises par les médias, parfois au point qu'elles viennent polluer la sérénité les investigations. L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à l'unanimité le 18 mai 2022, Bouras c. France, précise à la fois les conditions de la légitime défense et les obligations imposées à l'État dans ce domaine. Elle affirme en effet qu'un gendarme qui a tiré sur une personne détenue durant un transfèrement alors qu'elle agressait sa collègue, agissait en légitime défense, et que l'enquête menée par les autorités françaises était satisfaisante au regard des contraintes imposées par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le drame s'est déroulé en juin 2014, dans le véhicule qui conduisait le détenu de la prison de Strasbourg au tribunal de Colmar. Le détenu a tenté de s'emparer de l'arme de la gendarme qui l'accompagnait et qui était assise à côté de lui, à l'arrière d'une Renault Clio. Celle-ci a résisté et une bagarre a suivi, qui a continué alors que le véhicule était arrêté sur la bande d'arrêt d'urgence de l'autoroute. Alors que sa collègue était immobilisée par le détenu, le second gendarme a sorti son arme, tenté d'intervenir pour mettre fin à la bagarre. Après sommation, il a finalement tiré, blessant mortellement le détenu agresseur. Après l'enquête interne diligentée par l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), le juge d'instruction prit finalement une ordonnance de non-lieu, contestée par les parents du détenu décédé. Ce non-lieu ayant été confirmé par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de Colmar, puis par la Cour de cassation. Ils saisissent donc la CEDH, en invoquant la violation du droit à la vie. 

 

Le recours à la force absolument nécessaire

 

L'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme énonce que la mort peut résulter « d’un recours à la force absolument nécessaire », lorsqu’elle s’inscrit dans la poursuite d'objectifs qu'il définit et surtout «empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ».  Il ne fait aucun doute que l'agression à laquelle s'est livré le détenu sur la personne de la gendarme qui l'accompagnait avait pour but son évasion.

Selon une jurisprudence inaugurée avec l'arrêt McCann et autres c. Royaume‑Uni du 27 septembre 1995, le recours à la violence létale, même si il poursuit un objectif licite, doit être à la fois nécessaire et proportionné à la menace pour l'ordre public. Il appartient donc à l'État défendeur de démontrer qu'il essayé de mettre en oeuvre d'autres moyens de contrôler la situation avant de recours à cette mesure extrême. En d'autres termes, il s'agit de montrer que l'homicide n'est pas le résultat d'un acte arbitraire.

 


 La serpe d'or. René Goscinny et Albert Uderzo. 1962

 

L'enquête

 

Le contrôle de la proportionnalité exercé par la CEDH s'exerce toutefois essentiellement sur les procédures internes, les enquêtes qui ont été diligentées par l'État pour s'assurer que les conditions de la légitime défense étaient réunies. Elle affirme ainsi régulièrement, par exemple dans l'arrêt Camekan c. Turquie du 28 janvier 2014 qu'elle n'a pas pour mission de jouer "le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits" . C'est seulement lorsque les procédures internes n'ont pas été menées que la CEDH s'autorise à substituer sa version des faits à celle des juges internes, principe affirmé dans l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie du 25 août 2009. En tout état de cause, la Cour ne s'intéresse qu'à la responsabilité de l'État et non pas à la responsabilité pénale des auteurs de l'acte.

Dans le cas de l'affaire Bouras, la Cour observe que l'enquête de l'IGGN a clairement établi les faits, et que les juges internes ont très soigneusement motivé la décision de non-lieu. Il n'a pas été contesté que le gendarme qui a tiré a agi avec la "conviction honnête" que la vie de sa collègue était directement menacée. Sur ce point, il convient d'observer que le tireur était un gendarme adjoint volontaire (GAV) qui, à l'époque des faits, n'était pas soumis à la réglementation sur l'usage des armes applicables aux autres gendarmes, officiers et sous-officiers. Bien qu'ayant été formé à leur utilisation, il demeurait soumis au droit commun de la légitime défense. Celui-ci s'incarne donc tout entier dans l'article 122-5 du code pénal qui était alors ainsi rédigé : "« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte".

La  CEDH, dans l'arrêt Armani da Silva c. Royaume-Uni du 30 mars 2016, précise les éléments à prendre compte pour s'assurer que l'enquête est "effective". Elle doit reposer sur une analyse impartiale et objective des évènements, être transparente, communiquer ses résultats aux victimes, et enfin être achevée dans un délai raisonnable. En l'espèce, la Cour constate que l'opération de transfèrement avait été organisée de manière conforme au règlement en vigueur, et que rien ne permettait de prévoir l'agression qui s'est déroulée durant le transport. Elle ajoute que le tir mortel, unique, a été effectué après sommation et après d'autres tentatives de défense de la gendarme attaquée. Pour toutes ces raisons, la CEDH considère donc qu'il n'y a donc pas violation de l'article 2, le recours à la force étant proportionné à la menace.

 

La menace contre des personnes

 

L'affaire Bouras ne doit pas toutefois laisser penser que la CEDH hésite à sanctionner un usage de la force létale qui lui semble disproportionné à la menace. Dans l'arrêt Toubache c. France du 7 juin 2018, elle sanctionne ainsi l'État pour avoir admis la légitime défense dans le cas de forces de gendarmerie qui avaient fait feu sur un véhicule occupé par des délinquants en fuite. Mais il s'agissait de cambrioleurs qui n'exerçaient aucune menace directe sur les personnes. Tel n'était évidemment pas le cas dans l'arrêt Bouras, la menace sur la vie de la gendarme étant évidente. La loi du 28 février 2017, sans attendre l'issue de l'affaire Toubache, a d'ailleurs tenu compte de cette jurisprudence européenne en imposant aux forces de police et de gendarmerie de ne faire usage de leurs armes létales "qu'en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée".

La décision Bouras a pour intérêt de constituer un cas d'école de la légitime défense, à partir d'une situation d'agression dans laquelle elle n'était guère contestable. Si les parents de la victime y ont vu une violence policière, la fragilité de leur position était très visible. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt montre l'importance de l'enquête, puisque son honnêteté est finalement l'élément essentiel apprécié par la Cour. Si l'État diligente une enquête à charge et à décharge, si les faits sont clairement établis et si la menace physique était grave, la Cour laisse finalement aux juges internes une large autonomie pour apprécier la légitime défense. A cet égard, la revendication de présomption de légitime défense mise en avant par certains, et notamment par des syndicats de police, apparaît d'un intérêt finalement très limité. Une enquête honnête, au sens où l'entend la CEDH, saurait rapidement, si nécessaire, renverser la présomption.

 Sur le droit à la vie : Chapitre 7  Section 2 du Manuel


mardi 17 mai 2022

Burkini grenoblois : Quel déféré ?



Le maire de Grenoble, Éric Piolle (EÉLV), a obtenu du conseil municipal le vote, à deux voix de majorité, d'une délibération du 16 mai 2022 autorisant le port du burkini dans les piscines municipales. On observe toutefois que le mot n'est pas prononcé, et l'article 10 du règlement des piscines interdit les shorts et les tee-shirts flottants et impose "des tissus spécifiques à la baignade, ajustés près du corps". Autrement dit, on peut se baigner en burkini ou en combinaison d'homme-grenouille, mais pas avec un short un peu large.

La médiatisation du débat a surtout témoigné de la formidable aptitude de l'élu à trouver des sujets clivants et à aborder les questions sous un angle communautaire. C'est ainsi que les membres de "l'Alliance citoyenne", association musulmane militant pour le burkini, ont pu suivre les débats dans une salle municipale obligeamment prêtée par la mairie, alors que les méchants opposants se sont vus refuser un local et ont dû se contenter de les suivre dans la rue.

 

Le référé-laïcité

 

Quoi qu'il en soit, la question qui se pose aujourd'hui est celle de la contestation juridique de cette délibération. L'opposition municipale a déjà annoncé un recours devant le juge administratif. Le préfet, quant à lui, avait révélé son intention avant le vote : "Cette délibération, dont l’objectif manifeste est de céder à des revendications communautaristes à visées religieuses, paraît contrevenir au principe de laïcité posé par la loi de 1905 ainsi qu’aux dispositions de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le maire, dans le cadre de ses compétences, s’il doit garantir la liberté religieuse de ses administrés, doit également s’assurer du respect de ces règles. Ainsi, conformément aux instructions qu’il a reçues du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, le préfet de l’Isère saisira le tribunal administratif de Grenoble en cas d’adoption de cette délibération par le biais d’un référé laïcité en vue d’en obtenir la suspension, en complément du déféré d’annulation."

Rappelons que le déféré est, en fait, un recours pour excès de pouvoir ouvert au préfet pour contester devant le tribunal administratif la légalité d'un acte émanant d'une collectivité locale. Cette procédure est toutefois relativement lente et le préfet a donc tout intérêt à accompagner son déféré d'une demande de référé, c'est-à-dire d'une demande de suspension de l'acte litigieux. En l'espèce, il annonce se fonder sur l'article 5 de la loi du 24 août 2021 qui prévoit en effet un référé-laïcité, "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021.

Le préfet doit alors déposer sa demande de référé dans le mois qui suit la décision contestée, et le juge des référés a 48 heures pour statuer. La brièveté de ce délai a pour but d'éviter "que les effets produits par l'acte ne se prolongent, en particulier lorsque des atteintes graves portées aux principes de laïcité et de neutralité affectent des services publics qui accueillent des usagers dans leurs locaux (équipements sportifs, cantines, bibliothèque)". Le texte de l'instruction du 31 décembre semble ainsi viser particulièrement la situation grenobloise. En l'espèce, le préfet de l'Isère doit donc faire un déféré au fond, et accompagner son référé-laïcité de la démonstration de l'atteinte portée aux principes de laïcité et de neutralité.

 

Un résultat aléatoire

 

Certes, mais la situation grenobloise est loin d'être aussi simple, car la délibération du conseil municipal ne mentionne pas le principe de laïcité, ni la liberté religieuse. Elle reste purement factuelle sur la tenue que les baigneurs, et surtout les baigneuses, doivent porter dans les bassins.

Le burkini a déjà donné lieu à des revendications militantes des mouvements communautaristes. Durant l'été 2016, une première offensive avait été organisée, à l'époque sur les plages. Cet épisode avait suscité l'intervention du juge administratif, appelé à statuer sur la légalité des arrêtés municipaux interdisant le port de ce vêtement sur les plages de leur commune. La situation n'est pas tout-à-fait identique, car une piscine municipale est un service public et les baigneuses ont la qualité d'usager. Or la neutralité dans les services publics, en l'état actuel du droit, s'impose aux agents, mais pas aux usagers.

Quoi qu'il en soit, les décisions portant sur le burkini à la plage constituent tout de même un précédent dont il faut tenir compte. Dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés.

Même si des ordonnances de référé ne sauraient, en soi, faire jurisprudence, force est de constater que ces principes risquent d'être appliqués au référé-laïcité engagé par le préfet. En effet, la délibération litigieuse ne mentionne pas une fois la liberté religieuse. Au contraire, on feint de considérer que le port du burkini est un simple choix vestimentaire, sans aucun lien avec les convictions religieuses. De fait, le juge administratif pourrait être tenté d'opérer un repli vers ces principes classiques. En l'absence d'atteinte directe à l'ordre public, la délibération du conseil municipal de Grenoble pourrait donc ne pas être suspendue. On ne peut qu'observer le danger de cette jurisprudence qui risque d'inciter les opposants au burkini à susciter eux-mêmes des désordres pour créer une atteinte à l'ordre public. Ne serait-il pas tentant de transformer les piscines municipales en camp de nudistes ou en bal costumé ? 

Certes, mais la mise en oeuvre d'une stratégie aussi transgressive est assez peu probable, venant de personnes attachées au principe de légalité. Le préfet aurait donc tout intérêt à recourir au référé-liberté ordinaire. 

 

Tout nu et tout bronzé. Carlos. 1993


Le référé-liberté

 

Deux moyens peuvent être développés par le préfet.

D'une part, l'égalité des sexes, qui est apparu dans notre système juridique avec la Constitution de 1946. L'alinéa 3 de son Préambule fait ainsi figurer parmi les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" celui selon lequel  "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Dans une décision du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel confirme que cette disposition peut fonder un recours dirigé contre une loi de finances accusée de favoriser le mari au détriment de la femme. Depuis cette date, la portée de ce principe a considérablement évolué. La décision du  16 mai 2013 qui affirme ainsi qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Certes, les mandats électoraux n'ont pas grand chose avec voir avec le port du burkini, mais la décision de 2013 est intéressante, dans la mesure où elle attribue en ce domaine une double mission au législateur. D'une part, la loi doit faire en sorte que le droit positif ne soit pas porteur de discrimination. D'autre part, elle ne peut cantonner qui que ce soit dans un rôle social sexué. Or le burkini cantonne les femmes dans leur "nature féminine". C'est parce qu'elles sont des femmes qu'elles doivent porter le symbole de leur soumission, à Dieu, mais aussi aux hommes, puisque c'est de leur regard qu'elles doivent se protéger.

L'argumentaire est séduisant, mais repose largement sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il n'est pas certain que le Conseil d'État, traditionnellement prudent en matière de laïcité, le reprenne à son compte.

D'autre part, le préfet pourrait aussi invoquer le principe de dignité, grand absent des décisions de 2016. A l'époque, il avait été soulevé devant le juge, mais le moyen était demeuré sans réponse. Depuis, le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge de 1995, le principe de dignité est pourtant consacré comme l'une des composantes de l'ordre public. Il s'agissait, à l'époque, de sanctionner une attraction consistant en un "lancer de nain", attraction organisée dans une discothèque de la commune. Le Conseil d'Etat en avait alors admis l'interdiction par le maire en s'appuyant sur le principe de dignité. Or, le "nain" était parfaitement consentant, et il était même rémunéré pour participer à ce spectacle humiliant. Le préfet de l'Isère peut ainsi tenter d'utiliser le fait que le principe de dignité n'a aucun rapport avec l'éventuel consentement de la victime de cette humiliation. L'éternel argument des partisans de la soumission des femmes, selon lequel elles ont consenti à porter le vêtement symbole de leur infériorité, tombe à l'eau, ce qui n'est pas fâcheux dans une histoire de piscine. 

 

Le référé-suspension

 

Reste l'argumentaire moins risqué, qui peut être utilisé un référé-suspension ordinaire. Il s'agit de s'appuyer tout simplement sur l'ordre public, dont l'hygiène et l'ordre public sont des composantes. On sait que le port d'un short par les hommes est généralement interdit dans les piscines municipales pour des motifs d'hygiène, et le port d'un vêtement qui couvre une femme de la tête aux pieds pourrait être considéré comme respectant les règles de l'hygiène la plus élémentaire ? En outre, et c'est sans doute le plus important, pompiers et maîtres nageurs insistent sur le fait qu'en cas d'accident, il serait bien difficile de soigner une femme ainsi empaquetée. De précieuses minutes seraient gâchées pour la désincarcérer de son burkini, avant, par exemple, de pouvoir utiliser un défibrillateur. L'argument est puissant, et peut permettre de fonder la condition d'urgence exigée pour le référé-suspension. Au demeurant, puisque les élus grenoblois présentent le port du burkini comme un simple vêtement que chacune est libre de porter, refusant d'y voir l'affichage de convictions religieuses, pourquoi ne pas faire comme eux ? Le burkini pourrait fort bien être contesté au regard du seul danger qu'il présente pour les baigneuses.

Le recours du préfet de l'Isère est donc loin d'être simple. Son succès est loin d'être garanti, mais il dépend, au moins en partie, de l'aptitude de l'administration de sortir d'une position dogmatique. Le but de la démarche n'est pas de faire la promotion de de la loi "séparatisme" du 24 août 2021, mais bien davantage d'obtenir la suspension d'une délibération qui méprise l'égalité entre les hommes et les femmes, qui ramènent ces dernières à une "nature féminine" qui implique soumission et infériorité. La municipalité de Grenoble a fait le choix du développement séparé, en laissant les femmes musulmanes à l'écart des standards de l'égalité hommes-femmes. Développement séparé... A une époque, cela s'appelait l'Apartheid.

Sur le port de signes religieux : Chapitre 10 Section 1 § 2 du Manuel

 



samedi 14 mai 2022

#Balance ton porc devant la Cour de cassation


La 1ère chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux décisions le 11 mai 2022 écartant deux actions en diffamation engagées par des hommes qui avaient été accusés d'atteintes sexuelles dans le cadre du mouvement #MeToo ou #Balancetonporc. L'une avait été initiée par M. P. J., aujourd'hui âgé de quatre-vingt-six ans, contre Mme A.F.. Celle-ci, elle-même fille de ministre, avait accusé, en octobre 2017 un «ancien ministre de Mitterrand» de s'être livré à des agressions sexuelles lors d'une soirée à l'Opéra. L'autre action avait été engagée par M. E. B., ancien responsable de la chaîne Equidia, contre la journaliste S. M., celle-là même qui avait lancé le hashtag #Balancetonporc. Pour illustrer sa démarche dénonciatrice, elle avait alors diffusé un tweet qu'elle avait reçu de M. E. B., à l'évidence d'un goût exquis : "«Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit". En première instance, devant la 17è chambre du tribunal de Paris, les deux femmes avaient été condamnées pour diffamation, les juges ayant considéré que les faits n'étaient pas clairement établis. 


Deux décisions d'espèce

 

La Cour de cassation confirme les deux décisions de la Cour d'appel qui avaient annulé les jugements de première instance et écarté le caractère diffamatoire des dénonciations rendues publiques par les deux femmes. Ces décisions consacrent-elles pour autant une liberté d'expression totale en faveur des femmes dénonçant des violences sexuelles sur internet ? Certains commentateurs l'ont pensé et ont salué une sorte de reconnaissance judiciaire des mouvements  #MeToo et #Balancetonporc.

La portée de ces décisions est cependant plus modeste et l'on observe d'emblée que la Cour n'a pas entendu leur assurer une large diffusion. Au contraire, aucun communiqué de presse n'a été publié. Autant dire qu'il s'agit de décisions d'espèce, d'autant qu'elles sont rendues sur conclusions contraires de l'avocat général. Elles donnent toutefois des éclaircissement utiles sur la diffamation.

 

La définition de la diffamation

 

Il convient de revenir à la définition de la diffamation, telle qu'elle figure dans l'article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881  : "Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Quatre éléments de définition peuvent donc être distingués. D'abord, le caractère public des propos tenus, ce qui, en l'espèce, n'est guère contestable : l'une des deux femmes s'est exprimée sur un blog, l'autre sur Twitter. Le deuxième critère impose la mention de faits précis et là encore,  les attouchements durant la représentation de l'Or du Rhin et le message salace s'analysent comme des faits précis. Les troisième et quatrième éléments ne se heurtent pas non plus à de sérieuses difficultés, les deux hommes étant parfaitement identifiables, et la dénonciation dont ils ont fait l'objet portant évidemment atteinte à l'honneur et à la considération. 

 


 Piggies. Beatles. 1968

 

La bonne foi

 

Les personnes poursuivies pour diffamation disposent de deux moyens de défense, l'exception de vérité et la bonne foi. La Cour de cassation estime que les deux femmes peuvent difficilement s'appuyer sur l'exception de vérité, car elles se heurtent à une difficulté de preuve. Les faits relatés sont anciens et aucune des deux victimes n'a porté plainte. Certes, mais la Cour aurait tout aussi bien pu dissocier les deux affaires sur ce point. S'il ne fait guère de doute que la preuve des faits se révèle délicate dans le cas de l'ancien ministre, ne serait-ce qu'en raison des failles dans les souvenirs de l'intéressée, la preuve des faits ne pose guère de problème dans le cas d'E. B. Il a lui-même reconnu avoir envoyé le tweet dénoncé. L'exception de vérité aurait donc sans doute pu être utilisée par la destinataire du message.

Quoi qu'il en soit, la Cour décide d'appliquer le même raisonnement aux deux affaires et de s'appuyer sur la bonne foi. Elle exige que l'auteur du propos ait poursuivi un but légitime, en l'espèce l'information du public et la volonté de diffuser la parole des femmes, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits, et enfin qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité. 

Dans l'affaire E. B., la modération du propos pourrait largement être débattue. L'association du nom de l'intéressé avec le hashtag #Balancetonporc conduisait en effet à le traiter comme un parfait spécimen de la race porcine, ce qui est parfaitement compréhensible, mais pas précisément modéré. La Cour de cassation observe cependant que l'intéressé avait déjà admis, sur Facebook, avoir tenu ces propos, ce qui leur conférait une base factuelle suffisante. Certes, mais la modération reste une question non résolue. 

Quant à P. J., il ne fait pas de doute que le propos de la dénonciatrice est moins violent, car elle se borne à rappeler les faits. Mais précisément, la Cour observe que les souvenirs de l'intéressée comportent de nombreuses erreurs factuelles. Contrairement à ce qu'elle affirme, l'Or du Rhin ne montre pas la "mort des Dieux" et est joué à l'Opéra sans entracte, peut-être pour que les spectateurs ne soient pas tentés de fuir. Mais la Cour reconnaît que la mémoire peut-être infidèle, plus de sept années après les faits. 

 

Le débat d'intérêt général

 

S'écartant de ce terrain mouvant, la Cour de cassation se fonde finalement sur la notion de "débat d'intérêt général" issue de la jurisprudence de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'homme et largement reprise par les juridictions internes. Elle affirme en effet que les dénonciations effectuées dans le cadre de #Balancetonporc relèvent du débat d'intérêt général, et que ce seul élément suffit à démontrer la bonne foi des accusatrices.

Déjà, dans une décision du 11 décembre 2018, la chambre criminelle avait considéré comme relevant du débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais l'injure raciale a pourtant été écartée car la suite de la chanson montrait qu'elle s'inscrivait dans le débat d'intérêt général : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésent, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Pour les juges, les propos tenus "pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", entendaient dénoncer le racisme dans la société. A ce titre, ils s'intégraient dans un débat d'intérêt général. Il en est de même d'un dessin publié par Charlie-Hebdo , particulièrement insultant à l'égard d'une candidate à l'élection présidentielle, mais dont la Cour de cassation considère dans un arrêt du 25 octobre 2019 qu'il s'intègre dans la campagne électorale et dans le débat d'intérêt général. 

Le débat d'intérêt général apparaît ainsi comme une sorte de couteau suisse du contrôle juridictionnel qui permet de faire prévaloir la liberté d'expression, quand le juge en a besoin.

On pourrait objecter que cette jurisprudence porte sur l'injure et non sur la diffamation. Mais précisément, cette référence au débat d'intérêt général a pour conséquence de rapprocher le régime juridique de la diffamation de celui de l'injure. Celui-ci, rappelons-le, n'exige pas une référence à des faits précis, et les décisions du 11 mai 2022, portant pourtant sur deux actions en diffamation, ne s'intéressent guère à la précision des faits, pourvu qu'ils soient rapportés de bonne foi.

C'est sans doute la raison pour laquelle il n'est pas possible de les analyser comme développant une jurisprudence nouvelle. En tout état de cause, la Cour de cassation a entendu affirmer qu'elle entendait conférer un label d'intérêt général au mouvement #Balancetonporc, à la condition toutefois que cette sorte de bénédiction judiciaire qui lui est ainsi donnée demeure, du moins pour le moment, sans conséquence. C'est bien le cas dans ces deux affaires, dans lesquelles aucune plainte pénale n'a été déposée, d'ailleurs jugées par la première chambre civile de la Cour. Il ne fait aucun doute que les choses pourraient être totalement différentes si des procédures pénales avaient été engagées.

 

 Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8, section 4 § 1, C du Manuel