« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 6 octobre 2021

Le Fact Checking de LLC : Le secret de la confession n'est pas supérieur aux lois de la République


Le rapport de la Commission indépendante sur les abus de l'Église (CIASE) présidée par Jean-Marc Sauvé risque fort d'avoir les effets d'une sorte de bombe à fragmentation. Pour le moment, chacun salue la qualité du travail accompli, mais le sentiment qui domine est la sidération à l'annonce du chiffre de 330 000 victimes de pédocriminalité dans l'Église entre 1950 et 2020.  Le constat est accablant et ne pourra rester sans suite, affirme Jean-Marc Sauvé. 

Selon le rapport, ce phénomène massif a pu exister parce qu'il a été "longtemps recouvert par une chape de silence". Et précisément, le rapport invite l'Église à lever l'omerta, à affronter avec courage cette triste réalité, et à réparer les dommages causés aux victimes. Certaines réactions de religieux sont encourageantes, d'autres le sont beaucoup moins. Il est un peu inquiétant, en effet, d'entendre le porte-parole des évêques de France, Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort, affirmer sur France-Info que "le secret de la confession est plus fort que les lois de la République". Une telle assertion repose sur l'idée que le droit de l'Église est supérieur au droit de l'État. De tels propos visent précisément à justifier et à protéger cette "chape de silence". Le problème est que cette affirmation manque cruellement d'un fondement juridique sérieux. Elle va d'ailleurs directement à l'encontre du rapport Sauvé qui affirme, page 48, que "le secret de la confession ne peut permettre de dérogation à l'obligation de signaler aux autorités compétentes les cas de violences sexuelles"


Le droit canon


Le secret de la confession trouve son origine dans le code de droit canonique, plus précisément le canon 983, § 1 : "Le secret sacramentel est inviolable; c'est pourquoi il est absolument interdit au confesseur de trahir en quoi que ce soit un pénitent, par des paroles ou d'une autre manière, et pour quelque cause que ce soit". Certes, mais le droit canon ne s'impose pas au droit positif, contrairement à ce que semble croire Monseigneur de Moulins-Beaufort. La Cour de cassation a réaffirmé ce principe dans un arrêt du 21 janvier 2012, à propos d'une affaire un peu moins grave que les crimes aujourd'hui mentionnés. L'Église voulait en effet reculer les droits à pension d'un religieux à la "première tonsure", c'est-à-dire au moment où il quitte le séminaire et est ordonné prêtre, norme édictée par le droit canon. La Cour de cassation réintègre les religieux dans le droit commun, en affirmant que le droit à pension est ouvert dès l'entrée au grand séminaire, dès lors que l'élève est déjà considéré comme "membre d'une congrégation ou collectivité religieuse". Le droit canon est donc écarté, pour faire prévaloir le principe d'égalité devant la loi.

 

Le secret professionnel 

 

On doit reconnaître toutefois que les juges admettent volontiers l'existence d'un secret professionnel des religieux. Il dépasse le seul secret de la confession pour s'étendre à toutes les informations obtenues dans le cadre de la fonction ecclésiastique, principe acquis dès la décision du 4 décembre 1891. Les religieux peuvent donc invoquer l'article 226-13 du code pénal qui punit la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire. Au nom du principe d'égalité, cette garantie du secret professionnel s'étend à l'ensemble des représentants des différentes églises. Le 27 avril 1977, le tribunal correctionnel de Bordeaux a ainsi sanctionné un pasteur protestant trop bavard qui avait révélé des informations confidentielles apprises lors d'une préparation au mariage. 

Le secret professionnel qui protège les religieux n'a donc rien de religieux. Il ne s'appuie pas sur le droit canon, mais sur le droit commun qui estime que les professions qui reçoivent certaines confidences peuvent invoquer le secret professionnel. Les religieux sont donc liés par la même norme juridique que les notaires ou les médecins.

 


Chappatte. 2 mars 2019


La barrière du droit pénal


Monseigneur de Moulins-Beaufort n'a peut-être pas vu que l'article 226-13 du code pénal est immédiatement suivi d'un article 226-14 qu'il convient de citer : "L'article 226-13 n'est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret", en particulier " à celui qui informe les autorités judiciaires (...) de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique".  La loi prévoit donc une exception spécifique au secret professionnel dans le cas où il s'agit de dénoncer un acte de pédocriminalité.

Cette exception permet ainsi de diligenter une enquête pénale. Dans un arrêt du 17 décembre 2002, la Chambre criminelle de la Cour de cassation juge ainsi qu'un juge d'instruction peut ordonner une perquisition dans un tribunal ecclésiastique, une "officialité", dans le but de saisir les pièces d'un dossier d'enquête canonique concernant des faits de viol reprochés à un prêtre lyonnais. 

 

La non-dénonciation

 

La non-dénonciation d'agressions ou d'atteintes sexuelles infligées à un mineur est réprimée par l'article 434-3 du code pénal. Elle est punie d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende, peine qui peut être à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende, si le mineur a moins de quinze ans. Certes, le dernier alinéa de cette disposition mentionne que "sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l'article 226-13". Mais cela ne signifie pas qu'un religieux puisse invoquer le secret professionnel pour se soustraire à cette obligation de dénonciation d'un acte de pédocriminalité. Car précisément, "la loi qui en dispose autrement", c'est l'article 226-14 qui écarte précisément le secret dans ce cas particulier. La loi spéciale déroge clairement à la loi générale. 

Le juge a fait application de ces dispositions, lorsque l'évêque de Bayeux a été condamné, le 4 septembre 2001, par le Tribunal correctionnel de Caen à trois mois de prison avec sursis pour ne pas avoir signalé à la justice les actes pédophiles commis par un prêtre de son diocèse, dont il avait eu connaissance.  Le jugement écarte formellement le secret professionnel, pourtant invoqué par les avocats de la défense.

Cette jurisprudence a été indirectement confirmée par la Cour de cassation, dans sa décision du 14 avril 2021 concernant les poursuites diligentées contre l'ancien archevêque de Lyon, accusé de ne pas avoir dénoncé des faits d'agressions sexuelles commis par un prêtre de son diocèse. En l'espèce, il n'est pas contesté que l'évêque était tenu de procéder à cette dénonciation, et il n'obtient la relaxe qu'en raison de la prescription et du fait que les victimes, devenues majeures, étaient elles-mêmes en mesure de dénoncer les traitements subis. 

Au regard du droit positif, le secret de la confession n'existe pas et ne saurait donc être "plus fort que les lois de la République". Seul existe un secret professionnel qui cède devant la nécessité de dénoncer des crimes graves. Les propos de Monseigneur de Moulins-Beaufort apparaissent ainsi comme une tentative maladroite d'affirmer que l'Église est au-dessus des lois, combat d'arrière-garde parfaitement inapproprié dans le cas des faits dénoncés par la Commission Sauvé. Surtout, le porte-parole des évêques de France donne ainsi une image catastrophique d'une Église incapable d'assumer sa responsabilité. Il ne reste plus qu'à attendre que ses propos soient rapidement désavoués par la hiérarchie ecclésiastique.

 

dimanche 3 octobre 2021

Les états d'urgence : le Conseil d'État content de lui


Le 29 septembre 2021, le Conseil d'État a mis en ligne son étude annuelle, intitulée : "Les états d'urgence : la démocratie sous contraintes". Préparée par une série de conférences organisées à la fin de l'année 2020 et rédigée par la section des études et du rapport, elle veut proposer "une grille de lecture et d'emploi de ce régime d'exception", avec une série de propositions concrètes destinées à en améliorer l'utilisation. 

Une partie du rapport est ainsi consacrée à la présentation de l'état d'urgence comme une politique publique globale qu'il convient d'améliorer. Il est suggéré de donner un rôle plus grand au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et d'organiser une véritable planification des catastrophes prévisibles. Tout cela n'est pas nouveau, et le SGDSN a déjà cette compétence. On observe toutefois que le rapport reste muet sur le Conseil de défense, alors même que cette institution a eu un rôle prépondérant durant l'état d'urgence sanitaire.

 

Une vision englobante

 

La vision englobante adoptée par le Conseil d'État peut d'abord être questionnée. L'état d'urgence "terrorisme" déclaré en 2015 n'a pas le même fondement que l'état d'urgence sanitaire de mars 2020. Après une longue étude historique, l'étude mentionne pourtant les deux états d'urgence comme le point d'aboutissement d'une évolution commencée avec Saint Thomas d'Aquin et Machiavel. Sans doute, mais cette perspective historique, longuement développée, masque une réalité contemporaine bien différente. L'état d'urgence "terrorisme" trouve en effet son fondement dans la loi du 3 avril 1955 que le législateur n'a fait que modifier, alors que l'état d'urgence sanitaire a été créé ex nihilo par la loi du 23 mars 2020

Le Conseil d'État peine à justifier cette assimilation entre les deux états d'urgence. C'est ainsi qu'il écrit que les déclarations d'état d'urgence en France ont été "cantonnées à la lutte contre les troubles à l'ordre public jusqu'en 2015, étendues au terrorisme puis aux épidémies". Il a peut-être oublié que la loi de 1955 visait aussi à lutter contre le terrorisme, arme déjà employée dans le conflit algérien. De fait, la situation de 2015 n'implique aucun changement de nature de l'état d'urgence. En revanche, la loi de 1955 n'envisageait pas du tout l'hypothèse d'une pandémie, nécessitant une loi nouvelle. Surtout, les deux états urgence n'ont pas le même champ d'application et n'emportent pas les mêmes ingérences dans les libertés publiques. Quand l'assignation à résidence concernait quelques individus, le confinement touchait toute la population.

Il n'empêche que le Conseil d'État est fondé à noter des similitudes procédurales entre les deux états d'urgence. Il s'agit à chaque fois, en effet, de renforcer les compétences de l'Exécutif pour permettre une action à la fois plus centralisée et plus rapide. 

 





Qu'elle est belle la liberté

Heureux qui comme Ulysse. Georges Brassens. 1970

 

La constitutionnalisation

 

Cette démarche englobante permet au Conseil d'État de se prononcer clairement en faveur d'une intégration dans la Constitution d'un état d'urgence unique. On se souvient qu'un projet de révision constitutionnelle avait été initié par le Président François Hollande à la fin de l'année 2015, mais elle n'avait pu aboutir en raison d'une double opposition, des partis de droite et des "frondeurs" du PS. A l'époque, une partie de la doctrine juridique s'opposait également à cette réforme, estimant que la Constitution n'était pas faite pour accueillir des normes restreignant les libertés.

C'était oublier que la Constitution de 1958 a été rédigée pour accueillir un droit "des temps de tempête". Y figurent déjà l'état de siège (art. 36) et le célèbre article 16. Le problème est que ces deux dispositions ne guère applicables aux crises d'aujourd'hui. L'état de siège protège le territoire. Il donne le pouvoir aux militaires, et ne peut être mis en oeuvre qu'en cas de péril imminent du fait d'une insurrection armée ou d'une guerre. Quant à l'article 16, il protège l'État. Il ne peut être appliqué que si deux conditions sont réunies. D'une part, "les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution (des) engagements internationaux" doivent être menacés d'une manière grave et immédiate. D'autre part, "le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels" doit "être interrompu". Ni les attentats terroristes de 2015 ni la Covid-19 n'ont présenté de telles caractéristiques. Dans les deux cas, il s'agit en effet de protéger la société.

Le Conseil d'État va au-delà de ce qu'était le projet de révision de 2015. A ses yeux, la Constitution devrait non seulement intégrer l'état d'urgence, mais aussi encadrer son usage, par exemple en précisant clairement le délai dans lequel la prorogation par le parlement est exigée et en prévoyant une éventuelle saisine préalable du Conseil constitutionnel avant cette prorogation.

Ce dernier point soulève la question du contrôle des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence et c'est sans doute l'élément de faiblesse du rapport. 

 

Le contrôle parlementaire

 

Le Conseil d'État envisage la question du contrôle parlementaire de l'état d'urgence. Il fait à ce propos des propositions qui constituent autant d'ingérences dans la pouvoir législatif. Il suggère ainsi de "permettre au parlement d'exercer un contrôle renforcé des mesures qu'il estime importantes", formulation peu claire qui semble renvoyer à l'idée d'une confirmation parlementaire de certaines mesures prises par ordonnance. En tout état de cause, une telle modification du régime des ordonnances suppose une révision constitutionnelle. 

En même temps, le Conseil d'État suggère de conférer à une assemblée parlementaire permanente un pouvoir de contrôle identique à celui d'une commission d'enquête. Une telle possibilité existe déjà dans le règlement de l'Assemblée nationale, et a d'ailleurs été mise en oeuvre en 2015. Ce choix relève de l'autonomie de l'assemblée parlementaire et il était possible de l'utiliser de nouveau durant l'état d'urgence sanitaire. Mais l'Assemblée n'a pas mis en oeuvre ce contrôle, parce que la majorité parlementaire s'est très bien accommodée d'une prise de décision centralisée par le Président de la République, éclairé par un Conseil de défense.

 

Le contrôle du juge

 

Le contrôle du juge, quant à lui, ne soulève aucune réserve. Le Conseil d'État, à propos de la procédure des états d'urgence, affirme ainsi que ces "schémas institutionnels (...) se déroulent tous deux sous le regard attentif du juge". Nul n'a oublié, pourtant les motivations stéréotypées des décisions du juge des référés durant les premiers mois de l'application des deux états d'urgence. En matière sanitaire, ont ainsi été systématiquement écartées toutes les demandes demandant au juge d’enjoindre à l’administration de déployer des moyens dont elle ne disposait pas encore, distribution de masques aux professionnels de santé, utilisation systématique des tests de dépistage, etc. En revanche, le juge des référés, dans une ordonnance du 30 avril 2020, a suscité une formidable avancée dans la protection des libertés en jugeant que les sorties autorisées pendant le confinement pouvaient se dérouler à bicyclette

Certes, les décisions se sont faites plus nuancées avec le temps, et le Conseil d'État s'est ensuite montré plus attentif aux libertés. A dire vrai, la liberté la mieux protégée a sans doute été la liberté de culte. Deux décisions successives sont intervenues. La première, du 18 mai 2020, suspendait le décret maintenant l'interdiction de tout rassemblement dans les lieux de culte, lors du premier déconfinement. La seconde, du 29 octobre 2020, suspendait le décret limitant ces rassemblements à trente personnes, estimant que le texte ne tenait pas compte de la surface des locaux et de leur capacité d'accueil. 

Il n'en demeure pas moins le Conseil d'Etat devrait peut-être se montrer plus discret dans l'auto-satisfaction. Personne n'a oublié que, dans une ordonnance du 3 avril 2020, le juge des référés avait parfaitement admis, sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire, la prorogation par l'autorité administrative de la détention provisoire, pour une durée allant jusqu'à six mois en matière criminelle. Il a ensuite été désavoué par la Cour de cassation qui, le 26 mai 2020, a décide que « la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire », principe ensuite confirmé par le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 3 juillet 2020. Avouons que le "regard attentif" du juge administratif était surtout fixé sur les intérêts de l'Exécutif.

Précisément, le grand absent du rapport est sans doute le juge judiciaire, pourtant gardien des libertés individuelles au sens de l'article 66 de la Constitution. Il est le juge naturel des libertés, et, contrairement au Conseil d'État, il n'a pas de proximité étroite avec l'Exécutif. Or, il n'est qu'à peine évoqué dans le rapport, à travers une proposition de création d'un "comité de liaison" entre les deux ordres de juridiction, lorsque l'état d'urgence est mis en oeuvre. Il reste à se demander si la Cour de cassation appréciera cette idée. De toute évidence en effet, le Conseil d'Etat entend, comme toujours, se présenter comme "le gardien des libertés". Sur ce point, le rapport apparaît certes comme un instrument de proposition mais aussi comme un outil de communication.


 Sur les états d'urgence : Chapitre 2 section 2 § 2 du Manuel


jeudi 30 septembre 2021

Avis du CSM : Contrôle disciplinaire des magistrats, ou contrôle politique de la justice


Le 24 septembre 2021, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a remis au Président de la République l'avis qu'il lui avait demandé le 17 février, sur la responsabilité des magistrats et leur protection. Rappelons que cette procédure est prévue par l'article 65 de la Constitution qui énonce que "le Conseil supérieur de la magistrature se réunit en formation plénière pour répondre aux demandes d'avis formulées par le Président de la République". Il s'agit donc de conseiller celui-là même qui, selon l'article 64, est le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Dans le cas présent, le Président de la République fait état du faible nombre de saisines du CSM en matière disciplinaire et du faible nombre de sanctions prononcées, sept en 2020. D'autres auraient peut-être déduit de ces chiffres que les magistrats faisaient bien leur travail, mais le Président privilégie, lui, une vision plus quantitative de la discipline. 

 

La protection des magistrats, à peine évoquée


La lecture de l'avis laisse penser que le CSM s'est concentré sur la responsabilité des magistrats, au détriment de leur protection. Celle-ci n'est évoquée qu'à la fin, à travers des propositions, largement cosmétiques, comme celle de "renforcer la communication judiciaire institutionnelle" ou d'"élaborer une politique ministérielle de poursuites des infractions dont les magistrats sont victimes". Le code pénal prévoit déjà des sanctions aggravées lorsque des magistrats sont victimes de certains faits. Il suffirait de poursuivre systématiquement leurs auteurs, solution sans doute plus satisfaisante que la création d'une commission chargée de définir une politique ministérielle. Ajoutons la création souhaitée d'une "cellule de prévention des risques psycho-sociaux", dispositif indispensable si l'on considère que les magistrats ont besoin d'un soutien psychologique lorsqu'ils prennent connaissance du budget de la Justice.

L'essentiel de l'avis porte donc sur la "responsabilité", et l'idée est de faciliter les plaintes des justiciables et de développer les poursuites disciplinaires contre les magistrats. 

 

De la procédure au fond

 

L'état actuel du droit a l'avantage d'être précis. Il figure dans l'article 43 alinéa du statut de la magistrature : "Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision de justice devenue définitive". Des poursuites disciplinaires peuvent donc être diligentées en cas de manquement à une règle de procédure. En excluant les règles de fond, cette disposition interdit toute pression sur le contenu de la décision de justice. 

Précisément, Emmanuel Macron s'est montré très clair dans sa demande d'avis, indiquant qu'il s'agit désormais de sanctionner "l'insuffisance dans l'acte juridictionnel". Certes, on doit pouvoir sanctionner un magistrat qui a pris une décision grossièrement illégale, par exemple empreinte de partialité, ou qui s'est trouvé au coeur d'un conflit d'intérêt. Mais le droit autorise déjà de telles poursuites, et l'on se souvient que trois magistrats de la Cour de cassation ont été mis en cause pour ne pas s'être déportés dans un contentieux mettant en cause un éditeur juridique qui les rémunérait pour rédiger des articles.

 

 


 

 Représentants de la loi. Adrien Barrère. 1927

La déontologie, sans définition

 

L'avis du CSM se montre beaucoup plus imprécis.  Il ne donne aucune définition de ce que pourrait être un manquement disciplinaire dans un domaine où la frontière entre la sanction et la pression peut se révéler extrêmement délicate à définir. Il emploie ainsi la notion de "déontologie", indiquant qu'elle devrait "être placée au coeur de la fonction de magistrat". Au-delà de cette formule aussi accrocheuse que vide, il est précisé qu'elle pourrait devenir un élément de l'évaluation des magistrats.

Sans doute, mais de quoi s'agit-il ? On comprend bien que la déontologie se définit généralement comme un ensemble de règles qui gèrent et guident une activité professionnelle. Dans le cas des professions de santé, les codes de déontologie ont valeur réglementaire et sont intégrés au code de la santé publique. Pour les avocats, le code de déontologie est issu de normes définies par le Barreau, solution logique si l'on considère qu'il s'agit d'une activité privée. 

L'avis du CSM se réfère, à ce stade, à une "déontologie" dont les fondements juridiques sont très imprécis. Il existe certes un "Recueil des obligations déontologiques des magistrats", rédigé par le CSM lui-même et actualisé en janvier 2019. Dès lors qu'il en est l'auteur, le CSM ne peut pas ignorer que ce "Recueil" est un bel exemple de "droit mou". Il est d'ailleurs clairement précisé que "ce Recueil ne constitue pas un code de discipline mais un guide pour les magistrats (...)". Or c'est le seul document déontologique concernant les magistrats, et voilà que ce texte qui n'est pas un "code de discipline" devrait être utilisé pour fonder des poursuites disciplinaires ! 

 

L'évaluation à 360°

 

Pour s'assurer de son respect, le CSM envisage une "évaluation à 360°". Une telle procédure a déjà été mise en place dans bon nombre d'administrations, et notamment au Quai d'Orsay. Elle repose généralement sur un questionnaire anonyme rempli d'une part par l'agent concerné qui procède ainsi à son auto-évaluation, et par les personnes avec lesquelles il travaille, ses collaborateurs directs. Un magistrat pourrait ainsi être accusé de "comportement inapproprié" ou de "management inadapté" sans savoir d'où vient l'accusation, qui demeure anonyme, du moins pour lui. Il pourrait donc aussi être sanctionné sur la base de témoignages anonymes. Ajoutons que l'on imagine mal le justiciable participer à cette évaluation du magistrat qui a jugé son affaire. Cette mesure est donc totalement inadaptéeFrémun à l'objectif affiché qui est d'établir un contrôle sur la manière dont la justice est rendue.

Encore faut-il que ce contrôle soit efficace, et l'avis se propose donc d'améliorer la procédure de mise en cause disciplinaire. Depuis la révision constitutionnelle de 2008, les justiciables peuvent saisir le CSM pour se plaindre du comportement d'un magistrat lors d'un procès, réforme mise en oeuvre effectivement depuis 2011. Il est exact que ces procédures ne prospèrent guère, parce que les justiciables se heurtent à des difficultés de preuve. 

 

L'IGJ et l'atteinte à la séparation des pouvoirs

 

Pour résoudre ce problème, le CSM propose la pire des solutions, permettant à la Commission d'admission des requêtes de recourir aux pouvoirs d'investigation de l'Inspection générale de la justice (IGJ). Le CSM a-t-il oublié la séparation des pouvoirs, pourtant consacrée constitutionnellement par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Créée par un décret du 5 décembre 2016, l'IGJ est une commission administrative placée sous l'autorité du ministre de la justice qui peut lui confier "toute mission d'information, d'expertise et de conseil ainsi que toute mission d'évaluation des politiques publiques, de formation et de coopération internationale". En termes très généraux, elle est chargée d'apprécier "l'activité, le fonctionnement et la performance des juridictions".  Rappelons qu'en invoquant la séparation des pouvoirs, la Cour de cassation a obtenu de n'être pas soumise au contrôle de cette commission. Les autres juridictions, relevant pourtant également de l'autorité judiciaire, n'ont pas eu cette chance.

Le CSM envisage ainsi, sans déceler aucune difficulté constitutionnelle, de confier l'enquête sur l'activité des magistrats à une autorité purement administrative. Doit-on en déduire que les magistrats ont eux-mêmes oublié la séparation des pouvoirs, ou qu'ils ont des tendances suicidaires ? La réponse à cette question doit être nuancée, si l'on considère que les magistrats sont minoritaires dans la formation plénière du CSM. 

 

Du contrôle disciplinaire au contrôle politique

 

Il reste évidemment à s'interroger sur le fondement réel de cette proposition de réforme. Le Président de la République invoquait, dans sa lettre de saisine, le faible nombre de sanctions disciplinaires prononcées à l'encontre de magistrats. Le Figaro, dans un article signé par Paule Gonzales le 28 septembre 2021, mentionne au contraire une tendance à la hausse des saisines et des condamnations disciplinaires de magistrats. Situation plutôt cocasse, si l'on considère que ces éléments proviennent du rapport d'activité du CSM pour 2020. Le CSM aurait-il des positions différentes quand il dresse le bilan de son action et quand il répond aux demandes d'avis du Président de la République ? Si l'on considère que la procédure disciplinaire ne fonctionne pas si mal dans l'état actuel du droit, on doit alors s'interroger sur la finalité de cette demande d'avis. On ne peut tout de même pas imaginer que la menace de poursuites, reposant sur des incriminations floues, pourrait être utilisée pour placer sous contrôle une magistrature jugée un peu trop indépendante, ou un peu trop sévère avec les politiques.


Sur l'indépendance des juges : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1

 

dimanche 26 septembre 2021

Le bracelet anti-rapprochement est rétroactif


Le bracelet anti-rapprochement est rétroactif. La Cour de cassation en a décidé ainsi dans un avis rendu le 22 septembre 2021. La demande d'avis portait sur l'application dans le temps de la loi du 28 décembre 2019 "visant à agir contre les violences au sein de la famille". Ce texte prévoit un bracelet anti-rapprochement, dispositif de surveillance électronique qui permet de géolocaliser l'auteur de violences conjugales. L'autorité judiciaire, civile ou pénale, décide d'un périmètre de protection qu'il ne doit pas franchir. S'il pénètre malgré tout dans cette zone, la victime peut ainsi être avertie et mise en sécurité, pendant que l'auteur est interpelé. Cette violation de l'interdiction peut ensuite donner lieu à des poursuites pénales.

 

Le bracelet anti-rapprochement

 

Ce dispositif, dont la mise en oeuvre a été précisée dans le décret du 23 septembre 2020, peut être ordonné en matière civile, avec l'accord de l'intéressé. En matière pénale, il peut être utilisé avant jugement, pendant le contrôle judiciaire ou après le jugement, à titre de peine. Dans ce cas, il peut intervenir pendant le sursis avec mise à l'épreuve, ou la détention à domicile sous surveillance électronique. La question posée à la Cour de cassation porte sur l'application, ou non, de ce dispositif nouveau à une personne qui a été condamnée pénalement avant la loi du 28 décembre 2019, le bracelet anti-rapprochement étant alors utilisé dans le cadre d'un aménagement de peine intervenu postérieurement. La question posée est donc celle de la rétroactivité de ce dispositif.

La Cour de cassation refuse de considérer que le bracelet anti-rapprochement s'analyse comme une peine et pourrait donc être soumis au principe de non-rétroactivité. L'avis s'appuie au contraire sur un principe général, selon lequel le principe de non-rétroactivité n'est pas d'application absolue, Il ne s'applique pas, en effet, aux lois pénales plus douces et aux lois de procédure.

 

Une loi de procédure

 

En l'espèce, le dispositif anti-rapprochement est considéré comme trouvant son fondement dans une loi de procédure. Dès sa décision du 5 juillet 1983, la Chambre criminelle considérait ainsi que la période de sûreté imposée au cours de la détention était immédiatement applicable à ceux dont la condamnation a été prononcée après la mise en vigueur du texte, quand bien même les faits à l'origine de celle-ci étaient antérieurs. L'article 112-2 du code pénal confère un fondement législatif à ce principe en affirmant que "sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur (...) les lois de compétence et d'organisation judiciaire (...), les lois fixant les modalités des poursuites et les formes de la procédure (...) et enfin "les lois relatives au régime d'exécution et d'application des peine". Dans ce dernier cas toutefois, il est précisé que le principe de non-rétroactivité retrouve sa puissance lorsque les nouvelles dispositions ont pour résultat de rendre plus sévères les peines prononcées.  

 

Hippodrome de Longchamp. Prix de l'Arc de Triomphe. 2009
 

 

Une mesure de sûreté

 

Plus précisément, le dispositif anti-rapprochement est présenté comme une mesure de sûreté, c'est-à-dire une mesure préventive prise par le juge. Une jurisprudence bien établie considère qu'une telle mesure peut être appliquée aux auteurs d'infractions antérieures. La question a été posée au Conseil constitutionnel, à propos de la loi du 12 décembre 2005 qui inscrit dans le code pénal un régime de "surveillance judiciaire". Il permet de soumettre les condamnés, à leur libération, à diverses obligations, parmi lesquelles le placement sous surveillance électronique, dispositif à peu près identique au bracelet anti-rapprochement. Or la loi de 2005 prévoit l'application de la "surveillance judiciaire" aux personnes condamnées avant son entrée en vigueur. Cette disposition a été jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 8 décembre 2005.  

L'analyse de la décision montre que le Conseil constitutionnel ne se fonde pas sur l'idée qu'une loi instituant une mesure de sûreté est nécessairement une loi de procédure. Il s'appuie sur les motifs qui sont ceux du législateur, et il affirme ainsi que "la surveillance judiciaire repose non sur la culpabilité du condamné, mais sur sa dangerosité". Le but n'est pas de punir, mais de prévenir la récidive. Certes, le raisonnement pourrait être discuté, car une mesure de sureté se veut également dissuasive, exactement comme une peine. Elle est aussi, sans doute, perçue comme une sanction par celui ou celle qui se voit notifier une telle décision. Mais précisément, il appartient au législateur de prendre des mesures destinées à assurer la protection des tiers.

Mutatis mutandis, l'avis de la Cour de cassation est dans la ligne de cette jurisprudence. Le dispositif anti-rapprochement est perçu comme un instrument destiné à prévenir les violences familiales et non pas comme une sanction, d'autant que la mesure peut intervenir au civil, ou avant le jugement. C'est donc la protection des personnes qui justifie l'ordonnance d'éloignement, et le bracelet électronique n'est qu'un moyen de garantir le respect de cette mesure. Alors que les violences familiales connaissent une croissance considérable, il aurait été bien délicat pour la Cour de cassation de prendre une autre décision. Limiter le dispositif anti rapprochement aux seuls condamnés postérieurement à la loi de 2019 aurait en effet réduit considérablement son efficacité. Alors que les plaintes et les poursuites pour violences familiales connaissent une croissance considérable, cette solution était tout simplement inenvisageable.


 

Sur le principe de non-rétroactivité : Chapitre 4 section 1, § 1, C du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,




 

mercredi 22 septembre 2021

Les "décrocheurs" devant la Cour de cassation


Dans trois décisions du 22 septembre 2021, la Chambre criminelle de la Cour de cassation examine les pourvois distincts déposés par trois militants de la cause environnementale qui avaient décroché la photographie du président de la République, exposée dans la salle des mariages de la mairie du IIe arrondissement de Lyon. Le portrait dérobé a ensuite été brandi lors d'une manifestation. 

Poursuivis pour vol en réunion, les "décrocheurs" avaient d'abord bénéficié d'une jurisprudence "de combat" du tribunal correctionnel de Lyon qui avait prononcé une relaxe le 16 septembre 2019. Le parquet avait évidemment fait appel, et la Cour d'appel avait prononcé des condamnations d'ailleurs symboliques à 500 € d'amende, avec sursis. La Cour de cassation, quant à elle, répond de manière différenciée selon les pourvois.

Deux d'entre eux sont purement et simplement rejetés. Ils reposaient sur une analyse militante reprenant l'état de nécessité invoqué par le tribunal correctionnel. Les auteurs du troisième pourvoi, et surtout leur avocat, ont pensé à invoquer un autre moyen portant sur l'étendue du contrôle des juges du fond. Leur pourvoi est accueilli en effet, sur leur motif que les juges ont omis d'apprécier si la condamnation portait une atteinte excessive à leur liberté d'expression. 

 

L'état de nécessité

 

Le tribunal correctionnel, sans doute présidé par un magistrat nostalgique de l'illustre Président Magnaud, avait prononcé une relaxe en se fondant sur l'état de nécessité. La notion est d'origine purement jurisprudentielle. Le 4 mars 1898 en effet, le "Bon Juge Magnaud", président du tribunal de Chateau-Thierry, avait acquitté Louise Ménard, une jeune femme qui avait dérobé un pain dans un boulangerie, car son enfant et elle n'avaient rien mangé depuis deux jours. Clemenceau reprit ensuite l'histoire dans L'Aurore, et le juge Magnaud, depuis lors, incarne l'état de nécessité.

Depuis cette date, l'état de nécessité a intégré l'article 122-7 du code pénal : " N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace". L'état de nécessité permet ainsi, non pas d'atténuer la peine, mais de supprimer la culpabilité elle-même.

Devant la Cour de cassation, les auteurs du pourvoi reprennent l'analyse du tribunal correctionnel. S'appuyant sur l'"urgence climatique", ils affirment que le dérèglement climatique est un fait qui affecte gravement l'avenir de l'humanité. Le vol du portrait du président Macron est alors un moyen de lutter contre ce dérèglement. 

 

Les conditions de l'état de nécessité

 

Aucune des conditions exigées dans l'état de nécessité n'est remplie en l'espèce. La première réside dans le caractère actuel ou imminent du danger. La personne qui accomplit l'acte ne doit pas avoir d'autre ressource que de violer la loi pour écarter un danger. Dans l'affaire Louise Ménard, une femme et son enfant risquaient de mourir de faim. Les "décrocheurs" invoquent, quant à eux, une "urgence climatique". Mais si le dérèglement climatique est dangereux, ce danger n'est tout de même pas "imminent"

La seconde condition réside dans la proportionnalité de la riposte à la menace. Dans deux arrêts, du 19 novembre 2002 d'abord, puis du 7 février 2007 ensuite, la Chambre criminelle avait déjà écarté l'état de nécessité dans le cas de condamnations prononcées contre des militants écologistes qui avaient détruit des cultures d'OGM. Elle avait alors affirmé que le fauchage de ces végétaux génétiquement modifiés n'était pas l'unique moyen de lutter contre ce type de culture. Peut-être même les auteurs auraient-ils pu envisager quelques recours contentieux pour contester les autorisations d'essais de ces cultures.

Dans le cas des "décrocheurs", la situation est encore plus étrange au regard du principe de proportionnalité, qui fait entièrement défaut. Devant la Cour de cassation, ils auraient dû démontrer que le décrochage du portrait du président de la République a un impact sur le dérèglement climatique, preuve qui s'est révélée plutôt délicate. Devant l'impossibilité d'une telle preuve, deux des trois pourvois sont écartés.

 

 

Macron in the sky with diamonds. Les Goguettes. Mai 2020

 

L'atteinte éventuelle à la liberté d'expression


Reste le troisième. La décision de la Cour de cassation prend un tour plus sérieux lorsqu'elle admet le moyen reposant sur l'absence de contrôle des juges du fond : ils auraient dû examiner le bien-fondé de la condamnation au regard de la liberté d'expression des prévenus.

Sur ce plan, la Cour de cassation adopte une vision large de la liberté d'expression, directement inspirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). A ses yeux en effet, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ne protège pas seulement l'expression orale ou écrite au sens étroit du terme mais aussi tout comportement visant à affirmer une opinion, ou une protestation. Encore faut-il que cette expression symbolique s'inscrive dans un débat d'intérêt général. Dans un arrêt du 12 juin 2012 Tatar et Faber c. Hongrie, la CEDH a ainsi considéré que l'accrochage de linge sale sur les grilles du parlement hongrois pour protester contre le corruption était un message symbolique relevant d'un débat d'intérêt général. 

De son côté, la Cour de cassation a repris exactement cette analyse dans une décision du 26 février 2020. Elle justifie alors la relaxe d'une Femen poursuivie pour exhibition sexuelle, parce qu'elle s'était dénudée devant la statue V. Poutine au musée Grévin, son torse portant l'inscription "Kill Putin". Son comportement s'inscrivait dans une démarche de protestation politique. De fait, les juges du fond ont alors considéré que cette condamnation constituait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression.

La Cour d'appel devra donc se pencher de nouveau sur la situation du troisième condamné. Les juges devront se demander si la condamnation à une amende de 500 € avec sursis ne porte pas une atteinte excessive à sa liberté d'expression. A dire vrai, les chances de succès sont relativement modestes. D'une part, l'amende prononcée est vraiment d'une grande modestie, dans la mesure où elle assortie du sursis. D'autre part, il est clair que les juges ne manqueront pas de se souvenir que deux autres personnes ont été condamnées pour les mêmes faits et que leur condamnation a été confirmée, tout simplement parce que leur avocat n'avait pas eu l'idée de développer un moyen efficace. Mais quel que soit son issue, cette affaire aura eu le mérite de permettre à la Cour de cassation d'affirmer une nouvelle fois une vision large de la liberté d'expression et son attachement au débat d'intérêt général.

 

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 section 2 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,



samedi 18 septembre 2021

Remontées d'information : L'immobilisme du Conseil constitutionnel


Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 14 septembre 2021, le Conseil constitutionnel réaffirme son refus de voir émerger dans notre pays un véritable pouvoir judiciaire indépendant. Saisi par la Ligue des droits de l'homme, il déclare conforme à la Constitution l'article 35 alinéa 3 du code de procédure pénale. Il énonce : "Outre les rapports particuliers qu'il établit soit d'initiative, soit sur demande du ministre de la justice, le procureur général adresse à ce dernier un rapport annuel de politique pénale sur l'application de la loi et des instructions générales ainsi qu'un rapport annuel sur l'activité et la gestion des parquets de son ressort". 

 

Les remontées d'information 


La QPC porte précisément sur ces "rapports particuliers" dont le statut juridique se révèle pour le moins incertain. C'est vrai que la circulaire du 31 janvier 2014 énonce que le Garde des Sceaux, afin de pouvoir répondre aux questions des autorités indépendantes ou des parlementaires, doit « être renseigné sur les procédures présentant une problématique d’ordre sociétal, un enjeu d’ordre public, ayant un retentissement médiatique national (…) ».  Certes, mais nul n'ignore que ces "remontées d'information" sont fort nombreuses et qu'elles portent souvent sur des affaires en cours. La situation est donc juridiquement complexe. D'un côté, la loi du 25 juillet 2013 interdit au Garde des Sceaux d'adresser aux membres du ministère public des instructions dans les affaires individuelles. De l'autre, la circulaire du 31 janvier 2014 autorise "la transmission hiérarchique de l'information". Concrètement, cela signifie que le procureur va devoir rendre compte d'une information en cours au procureur général, information transmise ensuite au supérieur hiérarchique, le ministre de la Justice

On se souvient que, dans l'affaire Fillon, ces remontées d'information avaient été perçues comme particulièrement pesantes par Eliane Houlette, responsable du Parquet national financier.  Dans son avis du 15 septembre 2020, le Conseil supérieur de la magistrature avait reconnu que cette procédure pouvait être source de "tensions" et "être source de stress". Il préconisait alors une réforme du statut des magistrats du parquet confiant le pouvoir de nomination au CSM, comme pour les juges du siège. De même demandait-il une clarification juridique de ces remontées d'information. Cette demande a été réitérée par le procureur général près la Cour de cassation François Mollins dans son allocution du 12 mars 2021.

Mais rien ne bouge, alors même que les remontées d'information sont organisées par une simple circulaire de politique pénale. M. Dupond-Moretti, qui se dit attaché à l'indépendance de la justice, n'aurait donc qu'à supprimer un paragraphe dans la circulaire de 2014 pour modifier le système. Il se garde bien de le faire, et, au contraire, il fait preuve du plus grand acharnement contre les magistrats du parquet financier, alors même que le CSM avait donc conclu à l'absence de comportement fautif. 

 

Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo, 1972
 


Un exercice de langue de bois


La décision du Conseil constitutionnel révèle une pratique identique d'immobilisme. La décision du 14 septembre se présente comme un bel exercice de langue de bois. L'association requérante invoquait une atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Faute d'encadrer les transmissions d'information, le droit permet aujourd'hui au ministre de la Justice d'intervenir dans le déroulement des procédures et d'exercer une pression sur les magistrats du parquet, à l'égard desquels il détient le pouvoir de nomination et de sanction. Peut-on imaginer en effet qu'un procureur ne considère pas comme une pression l'accumulation de demandes de remontées d'information, auxquels peuvent parfois se joindre quelques "conseils" donnés par le procureur général ? 

Mais le Conseil se borne à réciter la Constitution. L'article 64 de la Constitution garantit "l'indépendance de l'autorité judiciaire » dont le Président de la République est garant. Il ajoute que le parquet appartient à l'autorité judiciaire, ce qui suffit, à ses yeux, à garantir son indépendance. Il reprend donc la formulation de sa décision QPC du 22 juillet 2016, selon laquelle "le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, son action devant les juridictions".

Il exerce ensuite son contrôle de proportionnalité en feignant d'ignorer que les "rapports particuliers" peuvent être utilisés à d'autres fins que celles de la politique pénale. Pour lui, "ces dispositions ont pour seul objet de permettre au ministre de la justice, chargé de conduire la politique pénale déterminée par le Gouvernement, de disposer d'une information fiable et complète sur le fonctionnement de la justice au regard, notamment, de la nécessité d'assurer sur tout le territoire de la République l'égalité des citoyens devant la loi". Il ajoute que le procureur est un juge impartial, et déduit de l'ensemble que ces dispositions ne portent pas atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire ni à la séparation des pouvoirs, à peine mentionnée.

Cet aveuglement n'est pas sans danger. Alors que les parquets spécialisés tendant aujourd'hui à se développer, avec d'abord le Parquet national financier (PNF), puis le Parquet national antiterroriste (PNAT), ces structures risquent d'être perçues comme le bras armé de l'Exécutif, le simple instrument d'une politique. Pour ce qui est du PNF, sur lequel nous disposons de suffisamment de recul, la lutte contre la corruption qu'il a engagée est une formidable succès. Le maintien de ces remontées d'information pourrait nuire à sa crédibilité. A moins qu'il s'agisse au contraire de saboter le dispositif de lutte contre la corruption ? 


Le monologue du juge constitutionnel


Cette décision fort sommaire sur le plan juridique réduit le dialogue des juges, tant vanté par le Conseil constitutionnel, à un monologue. La Cour européenne des droits de l'homme considère, notamment dans l'arrêt Moulin c. France du 23 novembre 2010, que le procureur français "ne présente pas les garanties d'indépendance requises" pour être qualifié de "magistrat" au sens où l'entend l'article 5 § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour de cassation a repris exactement la même formule moins d'un mois plus tard, dans un arrêt du 15 décembre 2010.

Certes, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision du 12 décembre 2019, a considéré que le parquet français remplissait la condition d'indépendance attachée à l'autorité juridictionnelle, et pouvait donc émettre un mandat d'arrêt européen. Mais cette solution semble fragile car la CJUE insiste en même temps sur la nécessité de garantir l'indépendance des membres du parquet. Le procureur général Français Molins a même considéré que cet arrêt était surtout "guidé par des enjeux politiques, dans un climat de défiance à l'égard de l'Union".

La situation est donc complexe. Le Conseil constitutionnel refuse de voir les atteintes à l'indépendance de l'autorité judiciaire et à la séparation des pouvoirs. La CEDH estime que le procureur n'est pas un magistrat, mais s'accommode des bricolages juridiques qui consistent à confier une partie des compétences du procureur au juge des libertés et de la détention (JLD) pour éviter la sanction européenne. La CJUE enfin préfère mettre la poussière sous le tapis, en tolérant un statut du procureur français qui va pourtant à l'encontre du principe d'indépendance auquel elle se dit attachée. Quant au droit français, il se caractérise par une alliance entre le président de la République qui n'a engagé aucune révision constitutionnelle, le Garde des Sceaux qui n'envisage pas de modifier la circulaire de 2014, et le Conseil constitutionnel qui déclare cet immobilisme conforme à la Constitution.

 

Sur l'indépendance du parquet : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1 § 1, D